Revue dramatique - 31 mai 1894
- Comédie-Française. Le Bandeau de Psyché, un acte on vers par M. Louis Marsolleau. — Le Voile, un acte en vers par M. Georges Rodenbach. — Les Romanesques, trois actes en vers par M. Edmond Rostand.
Il convient d’honorer les poètes — de temps en temps — et d’encourager — parfois — la jeunesse. C’est dans cette intention deux fois louable que la Comédie-Française a composé son dernier spectacle. Elle a réuni sur son affiche les noms de trois auteurs qui tous trois sont encore à l’âge où l’on écrit en vers. Elle a choisi pour cela l’époque de l’année où finit la saison des théâtres et commence celle des distributions de prix. Et c’est en effet à une sorte de divertissement scolaire qu’elle nous a conviés, voulant récompenser le jeune Rodenbach, le petit Marsolleau qui a été bien sage, et ce Rostand, écolier laborieux et farceur. Il se trouve que la soirée a été très agréable et de nature à intéresser d’autres familles encore que celles des lauréats. Elle n’aura pas été inutile, ayant servi tout au moins à faire connaître en dehors d’un petit cercle de lettrés un poète d’une originalité réelle quoiqu’un peu mince et fort maniérée, M. Georges Rodenbach, et à signaler aux amateurs de théâtre un écrivain bien pourvu, semble-t-il, des qualités spéciales qui leur sont chères, M. Edmond Rostand.
Jadis, il y a de cela bien longtemps, quand l’art n’était pas encore une industrie, on voyait des peintres, précieux et gauches, ayant mis leur pinceau au service de leur foi, traiter avec un entêtement naïf un sujet toujours le même et recommencé toujours, image de Dieu le père ou portrait de quelque sainte. M. Rodenbach est tel que ces Primitifs. Il a passé son enfance et sa première jeunesse dans Bruges, sa ville natale. Or il était doué d’une aptitude originelle à être affecté profondément par la nature extérieure ; c’est en quoi consiste l’espèce particulière de sa sensibilité et par là qu’il est devenu poète. Dans ces villes d’où la vie s’est retirée, où l’on ne voit pas comme ailleurs s’agiter les hommes ni l’on n’entend les passions humaines faire leur bruit, la vie semble s’être retirée toute dans les choses. Elles existent seules, et la pensée que rien ne vient distraire, s’absorbe en elles, sans recours contre l’oppression du milieu. Ce sont dans Bruges des maisons gothiques, des quartiers d’hospices et de couvens, des quais où dorment des eaux inutiles, des paysages souffrans, des banlieues attristées, une atmosphère où traînent des brouillards comme des écharpes, une atmosphère de silence où se prolonge et s’élargit la voix des cloches, appel de prière et l’appel de mort. L’âme se sent libre dans un air léger ; mais elle est comme prisonnière dans une nature fermée, sous un ciel bas. Et qui ne sait que la mélancolie a des liens plus subtils et plus forts que tous les autres ? Peu à peu la ville s’imposait à son poète. Il a eu beau s’en éloigner, les impressions qu’elle lui avait laissées étaient en lui trop avant : elles ont continué d’obséder son imagination devenue insensible à tout ce qui n’était pas elles. Docilement il s’est appliqué à les traduire. Il s’y est essayé plus d’une fois. Par la prose et par les vers, — dans l’Art en exil et Bruges la Morte qui sont de vagues romans, dans Musée de béguines qui ressemble à une série de nouvelles, dans le Règne du silence qui est une sorte de poème, — c’est la même œuvre qu’il recommence avec conscience, avec patience, avec persévérance. Sans doute on pourrait lui dire qu’il risque de nous lasser en ne se lassant pas que ses émotions sont d’ordre trop spécial pour intéresser beaucoup de gens, et que, s’il lui plaît d’habiter parmi les choses défuntes, nous sommes des vivans et qui aimons la vie. Je crains que le conseil ne lui fût inutile et que la remarque ne le troublât point. Cette fois encore ce Voile a été tissé avec le même rêve, identique et obstiné.
La pièce de M. Rodenbach est-elle tout à fait une pièce de théâtre ? C’est plutôt un petit poème dialogué, une œuvre d’art valant par des qualités qui sont proprement des qualités d’art : choix de la former juste adaptation des moyens à la fin, intensité du rendu, et délicatesse du coloris qui s’harmonise avec le sentiment général de l’œuvre. Ce que voulait M. Rodenbach, c’était évoquer devant nous sa ville, nous en faire respirer l’air et goûter la saveur de cet air, et c’était surtout exprimer l’âme de la cité. Il y est arrivé par des procédés très subtils, et ce sont eux qu’il nous semble intéressant d’étudier. Les images qui sont la trame même de tout style poétique lui ont été d’abord d’une précieuse ressource. Ses personnages empruntent toutes leurs comparaisons aux spectacles qui se déroulent ordinairement sous leurs yeux, aux aspects de nature et aux objets qui leur sont familiers. De la sorte, et peu à peu, c’est tout le décor de Bruges qui se dessine, qui se précise et devient présent à notre imagination. La maison où il nous introduit est deux fois silencieuse : c’est la maison d’une malade, et celle qui l’a longtemps habitée est arrivée à l’extrême déclin de ses jours. La saison choisie est celle de l’automne, l’heure est celle de la nuit commençante. Agonie de la lumière, agonie de l’être, le crépuscule, la vieillesse et la mort, c’est de quoi est faite l’atmosphère dont nous nous sentons à mesure enveloppés. Nous sommes préparés à comprendre que les êtres qui vont se mouvoir et prendre forme dans cette ombre soient différens de nous.
Un jeune homme, Jean, a vécu là des années monotones et décolorées. Il a passé de l’enfance à la jeunesse sous la tutelle d’une gardienne rigide et douce. Ç’a été pour lui une existence trop paisible, aux occupations réglées, coupée de rares distractions et de plaisirs dont la fadeur l’a par avance dégoûté du plaisir. Pas d’événemens : l’imprévu soigneusement écarté. Autour de lui rien que de vieilles choses et de vieilles gens. Des souvenirs d’autrefois, du temps vers lequel sont tournés les regards des portraits. Des sentimens fanés comme les étoffes des meubles, des reflets d’émotions disparues, sans plus de consistance que n’en ont les reflets que les glaces renvoient. Des idées figées. Une crainte de tout ce qui est inconnu, et de l’inconnu de l’âme autant que de celui du monde. Une habitude d’être recueilli, replié sur soi et défiant des autres. Solitude et silence du cœur dont s’entendent les battemens, — tels que ceux de l’horloge ancienne marquant les divisions toutes pareilles de la durée inutile et vide.
Une femme de chair apparaissant dans ce cadre n’y serait pas à sa place. Ce qui parle aux sens et qui éveille la convoitise ne mettrait ici qu’une note discordante. Mais au contraire on ne s’étonnerait pas, on trouverait presque naturel de voir entrer par la porte, marcher et vivre telle de ces saintes au visage diaphane qui, dans les verrières déteintes, s’agenouillent et joignent pour la prière leurs longs doigts effilés. Sœur Gudule est l’une d’elles, point une religieuse tout à fait et restée femme, puisque les béguines ne font pas de vœux perpétuels, mais n’ayant gardé de la femme que le charme immatériel. Ses cheveux disparaissent sous l’aile blanche de la cornette, et la robe toute droite cache les formes de son corps. Sa démarche est glissante comme il arrive quand les pas sont habitués aux dalles des églises ; sa voix est sans timbre ; ses yeux d’une eau limpide et profonde regardent de très loin ; et les fleurs dont elle porte une gerbe dans ses bras sont des fleurs sans parfum. On dirait d’une âme qui, s’étant dégagée de la ville mystique, aurait pris cette forme à peine individuelle.
Entre Jean et sœur Gudule un amour peut naître, amour du reclus pour la béguine, fait des aspirations vagues de l’un et de l’attrait indéfinissable de l’autre. C’est un amour sans désirs, tout cérébral, venu de l’attirance du mystère et qui durera juste autant que lui. Jean, dès qu’il a vu la couleur des cheveux de sœur Gudule, cesse d’éprouver aucun trouble auprès de celle qui maintenant lui est connue. L’esprit avait été séduit, le cœur n’avait pas été remué. Tel est cet amour d’un homme devenu inhabile a la vie, amour incapable d’aller jusqu’au bout de lui-même, qui s’évanouit au moment de se préciser et meurt pour avoir été près de saisir son objet.
On voit comme ici tout est en accord et concourt pour aboutir à cette impression finale et décevante. Le style pareillement. La langue que parlent les personnages de M. Rodenbach est lente avec quelque chose peu à peu de pénétrant. Elle est tout en nuances, avec des recherches de mots pâles, quintessenciée dans le gris. De temps en temps des tournures nous y arrêtent incorrectes et plus souvent surannées. Ce sont aussi des locutions peu usitées ou tombées en désuétude, et qui dénotent l’exotisme ou plutôt encore le provincialisme. Avec ses mièvreries et ses gaucheries, ce style trop embarrassé pour l’action, trop énervé pour la passion, hésitant et morbide, contribue encore à nous entraîner dans un rêve de langueur loin de la vie.
Le Voile est monté sans aucun soin, présenté dans une mise en scène quelconque. Le rôle de sœur Gudule est joué dans la perfection par Mlle Moréno qui réalise pleinement l’idéal entrevu par le poète. M. Paul Mounet fait des efforts méritoires pour se composer un air de rêveur septentrional. Ce n’est pas sa faute si l’interprétation qu’il donne du rôle de Jean introduit dans la pièce une antithèse imprévue : Midi contre Nord et Tarascon dans Bruges.
Après la pièce de M. Rodenbach, celle de M. Rostand, pleine de lumière, de mouvement et de bruit, a été comme une revanche du rire. On a fait fête aux Romanesques. J’ai plaisir à constater ce joli succès, et je m’y associe volontiers, quoique pour des raisons un peu différentes peut-être de celles du public. — Percinet et Sylvette ont l’imagination romanesque ; leurs parens, voulant qu’ils s’épousent, feignent une hostilité de Montaigus et de Capulets… Le sujet est ingénieux sans être neuf. M. Rostand l’a traité dans une forme parodiste et funambulesque, d’après des procédés connus. Et donc ce qui me paraît tout à fait intéressant dans les Romanesques, c’est moins la pièce elle-même, si agréable soit-elle, que les indications qu’elle nous donne sur le tour d’esprit de l’auteur et les espérances qu’elle nous fait concevoir. Elle est, cette pièce, tout éclatante de jeunesse. M. Rostand est jeune, ce qui n’est pas si facile qu’on pourrait croire, et il n’a pas honte de l’être. Avant de songer à révolutionner le théâtre, et au lieu de se séparer d’abord de ceux qui l’y ont précédé, au contraire c’est d’eux, et je dirais presque d’eux tous, qu’il se recommande. Il y a dans les Romanesques de tout un peu, des ressouvenirs du théâtre italien, de la comédie de Marivaux, de l’idylle de Florian, mais surtout un pastiche de la manière de Banville et de celle même de M. Richepin. M. Rostand sait qu’il faut commencer par imiter. Sa pièce est comme un salut aux maîtres, charmant de courtoisie et de gentillesse. Comme les jeunes gens il aime les morceaux à effet, développemens, tirades et couplets, sur un vieux mur croulant, sur un système nouveau d’enlèvemens pour rire, sur le linon d’une robe de jeune fille. Il prodigue les vers qui chantent, les mots qui sonnent, les épithètes imprévues et les clowneries de la rime. Et cette abondance facile a quelque chose en soi de très séduisant. M. Rostand est gai, non d’une gaieté factice « d’auteur gai », ni d’une gaieté lugubre d’humoriste, mais véritablement gai. Il s’est amusé lui-même en faisant manœuvrer ses pantins. Il a de l’esprit, de la verve, de la fantaisie, de la gaminerie. Il incline vers la bouffonnerie ; et ce serait inquiétant. Mais il a des passages de délicatesse et d’élégance qui rassurent. Son vers a de la souplesse. Il sait trouver le mot qui porte et l’effet qui passera la rampe. Il a cet instinct qui fait voir les choses au point de vue du théâtre et sous leur forme scénique. Pour toutes ces raisons nous sommes disposés à croire que ce brillant début est celui d’un écrivain qui pourra fournir une carrière au théâtre.
C’est avec une sorte d’allégresse que les acteurs de la Comédie-Française ont joué les Romanesques. Ils y trouvaient à employer tous les procédés et replacer tous les jeux de scène qui leur sont familiers. Ils ont fait merveille. Il faut louer surtout Mlle Reichenberg pour sa déconcertante jeunesse, M. Le Bargy pour son élégance, et M. de Féraudy pour l’éclat et l’ampleur de son jeu.
Dans le Bandeau de Psyché, M. Marsolleau a exécuté sur un thème classique des variations qui ne sont ni sans adresse ni sans grâce. Il a été remarquablement desservi par ses interprètes, Mlle Muller et M. Dehelly.
RENE DOUMIC.