Revue dramatique - 31 mai 1898

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Revue dramatique
Jules Lemaître

Revue des Deux Mondes tome 147, 1898


REVUE DRAMATIQUE

Au VAUDEVILLE ; Zaza, comédie en cinq actes, de MM. Pierre Berton et Charles Simon. — Au THEATRE ANTOINE : Les Amis, comédie en deux actes de M. Abraham Dreyfus ; l’Épidémie, un acte de M. Octave Mirbeau ; Julien, un acte, de M. Pierre Veber. — Au PALAIS-ROYAL : Le Boulet, comédie en trois actes, de M. Pierre Wolf. — A L’ODEON : Mon enfant ! comédie en trois actes, de M. Ambroise Janvier.


Que tout le monde l’ait dit, cela n’est pas pour m’empêcher de le redire : Zaza est « une pièce pour Mme Réjane » et d’ailleurs très adroitement appropriée à son objet.

Une pièce pour Mme Réjane, c’est d’abord une histoire d’amour brutalement sensuel. Puis c’est une pièce qui nous montre « l’étoile » dans toutes les postures où le public a coutume de l’admirer. Elle comporte donc un certain nombre de scènes prévues. Il y a la scène où la grande comédienne est gamine et fait rire ; la scène où elle se déshabille, largement ; la scène où, les yeux chavirés, elle s’abandonne à des étreintes furibondes et colle sa bouche sur celle de son amant ; la scène attendrissante et généreuse où elle nous découvre la délicatesse de son cœur ; la scène de jalousie et la scène de rupture, où, parmi les sanglots et les hoquets, elle crie (du nez) sa souffrance, sa rage, son désespoir et, par surcroît, son mépris de l’humanité ; la scène philosophique où elle se révèle femme supérieure et experte aux ironies désenchantées… Et enfin il y a la scène non prévue, celle où elle fait ce qu’on ne l’avait pas encore vue faire. Dans le Partage, elle sautait à la corde : ici, elle époussète les meubles, avec ses jupes relevées jusqu’au ventre. Et autour de l’étoile, rien, ou presque rien.

Zaza est strictement conforme à ce séduisant programme. Zaza, fille de fille, est chanteuse dans un « beuglant » de Saint-Étienne. Elle « se toque » d’un voyageur de commerce qui traverse la ville, un nommé Dufresne, et l’allume de son déshabillage et de ses frôlemens ; et c’est le premier acte. — Au second, Zaza et Dufresne se possèdent avec frénésie. Zaza a « sacqué » ses anciens amans ; elle est « toute changée », — comme Marguerite Gautier, — car tel est l’effet des grandes passions. Mais elle n’est pas sans inquiétude : Dufresne est souvent appelé à Paris pour ses affaires et sera prochainement obligé de partir pour l’Amérique. Là-dessus Cascart, camarade et ancien amant de Zaza, pas jaloux, mais sensé, dit à la bonne fille : « Ma fille, tu perds ton avenir. Dufresne n’est pas riche, et puis il a un ménage à Paris. » Zaza répond : « J’y vais. » Et elle y va. Elle tombe chez Dufresne et y trouve, en l’absence de madame, une petite fille de huit ans qu’elle fait bavarder. Elle constate, avec fureur et attendrissement à la fois, que Dufresne est bon mari et bon père ; sent malgré elle que le vrai bonheur de son amant est là, qu’elle ne peut pas lutter contre « la Famille », et s’en va comme elle était venue. De retour à Saint-Étienne, elle laisse échapper, dans une conversation avec son amant, le secret de son voyage à Paris ; comprend, à la colère de Dufresne, que c’est, au fond, sa femme qu’il aime ; éclate en imprécations forcenées, et le chasse. — Cinq ou six ans après, Zaza est devenue une étoile de café-concert de la plus haute distinction, de celles qui portent l’esprit français à travers le monde, qui ont les appointemens de vingt généraux de division, qui envoient des lettres aux journaux et qui ont des opinions sur la littérature. Attiré par la vedette de l’affiche, Dufresne l’attend, un soir, à sa sortie des Ambassadeurs. Il ne serait pas fâché de s’offrir l’étoile en exploitant les anciens souvenirs : mais, douce et grave, un peu solennelle et faisant paraître dans ses discours la hautaine mélancolie d’une âme supérieure, la grue arrivée lui explique qu’il y a des souvenirs si poétiques, si frais, si « ailes de papillon » qu’il ne faut pas commettre ce sacrilège de les dévelouter.

Bref, Zaza, c’est la sempiternelle histoire de la courtisane amoureuse, une variation de plus sur le thème de Manon Lescaut, de la Dame aux Camélias et de Sapho (avec un dénouement « philosophique », à l’instar d’Amans). Mais Manon parlait une langue décente et jolie ; Marguerite ne redoutait pas l’élégance du style, une élégance aujourd’hui un peu surannée ; et Sapho s’exprimait, en général, comme une fille intelligente qui s’est frottée à des écrivains et à des artistes. Pour Zaza, ce n’est plus « courtisane amoureuse » qu’il faudrait dire, mais quelque chose comme « gigolette échauffée ».

Ce qu’il y a de relativement nouveau dans la pièce de MM. Pierre Berton et Charles Simon, c’est que l’amour de Zaza est bien, dans son « fond, la grande passion », celle qui s’ennoblit, à ce qu’on assure, par « le désintéressement » et la souffrance, mais que cette passion, égale en « dignité » à celle des amoureuses tragiques de la plus haute littérature, s’exprime ici de la façon la plus bassement vulgaire, et, tranchons le mot, la plus canaille. Par exemple, dans l’une des scènes où Zaza est le plus torturée, Cascart lui ayant dit : « Tu souffres, hein ? » elle répond à travers ses larmes : « J’t’écoute ! » Et il vous est loisible d’estimer ce mot aussi tragique qu’une réplique de Roxane ou d’Hermione, de vous sentir aussi émus par cette exclamation ultra-familière que par un hémistiche de Racine, et de vous en émerveiller. En réalité, c’est là un procédé que nous connaissons déjà. Il est en germe dans la Chanson des Gueux et notamment dans Larmes d’Arsouille ; et c’est lui qui fait le prix de la Lettre de Saint-Lazare et autres chansons, sentimentales dans l’ignominie, de l’astucieux ex-directeur du Mirliton.

Ce procédé me laisse assez froid pour ma part. En dépit des poètes, des romanciers et des dramaturges, je n’ai jamais clairement conçu pourquoi l’amour jouissait, entre toutes les passions humaines, d’un privilège honorifique, ni comment il confère, à ceux qui en sont possédés, une supériorité morale, ni en quoi c’est une façon plus relevée et plus estimable que les autres d’aller fatalement à son plaisir. A mes yeux donc, l’amour, dans le roman ou sur les planches, ne vaut pas par lui-même, mais par l’analyse des sentimens qu’il engendre et par l’expression qu’il revêt. Et cette expression, je l’aime mieux subtile et belle que sommaire et ravalée ; voilà tout.

Or la canaillerie de la forme s’ajoute, ici (et cela, je le confesse, était inévitable), à celle du « milieu ». L’entourage de Zaza est digne d’elle. Laissons Dufresne, qui n’est qu’un pleutre. Mais Malartot, tenancier du beuglant, et ses pensionnaires ; Mme Anaïs, mère de Zaza, une Mme Cardinal, sans aucune tenue et adonnée à la boisson ; le bon Cascart, si soucieux de l’avenir de Zaza et qui conspire si cordialement avec la mère pour sauver la fille en la livrant au bon gâteux Dubuisson ; tous ces gens-là, — dont chacun, pris à part, ne serait peut-être que comique et pourrait même exciter en nous une sorte de sympathie veule et amusée, — ne laissent pas de former, tous ensemble, une société par trop uniformément crapuleuse et autour de qui flotte pesamment une atmosphère par trop épaisse de vice tranquille. Et, sans doute, je loue en quelque manière la véracité des auteurs, et j’accorde que, ayant voulu peindre le monde des coulisses d’un bouiboui, ils ne pouvaient guère le peindre autrement. Je veux simplement dire qu’il y a des peintures qui ne me touchent plus à l’âge que j’ai, qui me paraissent inutiles ou qui même me dégoûtent… On emporte de ces cinq actes une impression de basse humanité vraiment accablante. (Je le dis d’autant plus librement que je suis sûr, en le disant, de ne faire aucun tort à la pièce, mais plutôt d’y envoyer du monde.)

Je n’ignore pas, d’autre part, qu’une des façons de renouveler, si c’est possible, « l’histoire de la courtisane amoureuse » (en supposant qu’il soit absolument nécessaire de la renouveler), c’est d’en changer le « milieu ». Toutefois, je souhaiterais que les auteurs l’eussent choisi un peu moins bas, car vous ne trouverez, au-dessous, que la maison Tellier. Mais, au reste, je constate avec équité que, plus le « milieu » est bas, et mieux Mme Réjane y déploie son immense talent. Elle a été, dans Zaza, tout bonnement admirable. Le seul moyen qui lui restât de nous paraître plus admirable encore, c’eût été de nous laisser respirer de temps en temps et de nous laisser entendre un peu ses camarades.

Car M. Huguenet, entre autres, est vraiment bien bon à entendre et à voir. Dans le rôle de Cascart (le moins banal de la pièce), avec sa lourde face romaine de bel homme rasé et son triangle de cheveux luisans et plats entre les yeux, il est, de pied en cap, le chanteur de café-concert, le chanteur avantageux et gras ; et, en même temps que l’extérieur et l’allure du personnage, il en exprime avec plénitude l’âme molle et paisible, l’expérience toute spéciale et qui ne saurait avoir d’étonnemens, le doux cynisme totalement inconscient, cordial, bonhomme, et dont la bassesse n’admet pas un grain de méchanceté. Oui, il est bien le « moraliste » de cette pièce-là. Nommons aussi, avec M. Magnier, adroit dans son rôle ingrat, Mmes Daynes-Grassot, Mégard, Carlix, Duluc, et MM. Thorin, Lagrange, Galipaux, Peutat, apparitions fugitives et diversement aimables.

Telle qu’elle est, Zaza est une pièce amusante, au sens un peu humble du mot, mais enfin amusante. Elle est redevable à M. Porel d’une mise en scène vivante et ingénieuse, et à M. Jusseaume de deux décors pittoresques et divertissans : le premier et le dernier.


Passons au théâtre Antoine. — La pièce de M. Abraham Dreyfus, les Amis, refusée par le comité de lecture du Théâtre-Français, est une comédie plus qu’aimable, d’un dialogue souple et gai et d’une observation, à mon avis, très finement pénétrante.

Gilard, haut fonctionnaire retraité, vit à Montargis avec son excellente femme. Il est inquiet, grincheux, amer. Il souffre de sa retraite même, ne trouvant dans son ménage que des occasions médiocres et insuffisantes d’exercer ses facultés administratives et sa manie de réglementation. Il est mélancolique comme un organe sans emploi, comme un moulin qui n’a rien à moudre. Il souffre, en même temps, de n’avoir plus auprès de lui son ami Roger, son intime, son inséparable, marié depuis un an avec une trop jeune femme. Ces deux souffrances s’aggravent chez lui l’une par l’autre. Et rien n’égale l’ingéniosité de Gilard à se rendre malheureux, sinon l’ingéniosité de Mme Gilard à se faire petite, soumise, apaisante, consolatrice, inutilement d’ailleurs.

Là-dessus, l’ami Roger tombe à la maison. Gilard le reçoit d’abord fraîchement, parce qu’il l’aime et que le cher ami s’est vraiment trop fait attendre. Mais Roger confie à son vieux camarade que sa femme le trompe, qu’il a surpris entre ses mains une lettre suspecte qu’elle n’a pas voulu lui laisser lire. Et, toujours parce qu’il l’aime, Gilard est parfaitement heureux de la mésaventure de Roger (« Je te l’avais bien dit ! ») et se précipite chez un avoué pour préparer le divorce. Et cela est très bien vu.

Car, je le répète et c’est ainsi que l’auteur l’entend, Gilard est véritablement l’ami de Roger, un ami passionné, ce qui est terrible. L’amitié passionnée a souvent quelques-unes des démarches de l’amour. Écartons la maxime de La Rochefoucauld, qu’ « il y a dans le malheur de notre meilleur ami quelque chose qui ne nous déplaît pas ». Ce n’est là qu’une cause très accessoire de la satisfaction de Gilard, Gilard aime sincèrement Roger, en ce sens que la personne de Roger, sa figure, son esprit, ses manières, le son de sa voix lui sont réellement fort agréables. Mais, s’il l’aime, c’est à condition qu’il pourra jouir et profiter de cette providentielle accommodation de la personne de Roger à ses propres goûts ; c’est à condition qu’il sera pour Roger ce que Roger est pour lui ; et c’est à condition, enfin, que Roger sera toujours là, à sa disposition. Bref, Gilard aime son ami avec un égoïsme tendre et féroce, comme on aime la plupart du temps. Certes il le veut heureux, mais dans des conditions qui impliquent son propre bonheur, à lui Gilard, puisque, au surplus, il est persuadé qu’ils ne peuvent être heureux l’un sans l’autre. Il se réjouit, non pas de la douleur de Roger, mais de l’occasion que cette douleur lui offre de reconquérir son ami et d’assurer ainsi leur félicité à tous deux. L’amour et l’amitié, à part des exceptions rares et prodigieuses, ne vont pas sans jalousie ; et la jalousie ressemble à une haine qui s’ignore et qui se prend pour de l’amour. On hait ce qu’on aime, en tant que ce qu’on aime peut vous échapper… Et c’est pourquoi Gilard court chez l’homme de loi.

Pendant son absence, Mme Roger elle-même se présente au logis et y rencontre Mme Gilard. Cette Mme Roger n’est point insignifiante. Elle n’a pas de peine, tant sa sincérité éclate aux yeux, à convaincre la bonne dame de son innocence. La lettre suspecte, qu’elle n’a pas encore décachetée, porte sans doute une adresse écrite de la main d’un monsieur élégant qui lui faisait un doigt de cour, mais n’est, en réalité, qu’une lettre de fournisseur. — « Alors, pourquoi n’avez-vous pas voulu la montrer à votre mari ? » demande Mme Gilard. Mme Roger en donne une raison délicate et fine (ou peut-être est-ce ailleurs qu’elle la donne ; n’importe) : « Mon mari, dit-elle, avait près de cinquante ans quand il m’a épousée : mais j’en avais vingt-huit et je n’étais donc pas une petite fille. Notre mariage a été, avant tout, un pacte de bonne amitié et de confiance. Quand mon mari m’a violemment demandé de lui montrer cette lettre inoffensive, il m’a semblé qu’il rompait ce pacte ; j’ai été offensée de me voir traiter par lui comme une petite femme coquette et fragile. Mais ma résistance a eu des conséquences si tristes que je suis prête à lui en demander pardon. » La scène est fort jolie.

Et la dernière est délicieuse. Mme Roger affronte le terrible Gilard, sous couleur de le consulter. Elle lui expose son cas avec une franchise habile et de l’air d’attendre son salut de lui seul. Elle chatouille en lui le haut fonctionnaire, l’ancien chef de service, l’homme qui a gardé le pli et le besoin de conseiller, de régenter, de débrouiller les affaires litigieuses et d’y chercher des solutions ingénieuses et conciliantes… Elle flatte aussi ce qu’il y a, dans son amitié pour Roger, d’impérieux et de protecteur ; elle n’ignore point, dit-elle, ce que Roger doit au grand ami dont il fut le disciple et comme le fils spirituel ; et elle est désolée des nécessités qui ont momentanément interrompu leurs relations… Gilard la croit, Gilard raccommode le ménage et ne se souvient même plus d’avoir voulu le défaire ; et l’on entrevoit qu’à l’avenir c’est de la femme de son ami que Gilard ne pourra plus se passer. Mais elle est assez fine pour ne pas se laisser opprimer au-delà d’une juste mesure. Tout est donc bien.

Seulement… Oui, il y a un seulement : que penseriez-vous d’un critique qui ne critiquerait pas ? Certes je ne demandais point à M. Abraham Dreyfus de faire une comédie « rosse » (genre démodé) ni de pousser à des conséquences irréparables l’implacable amitié de Gilard. Mais ce dénouement, que j’approuve et que je goûte, vient un peu trop tôt, à mon gré. La jalousie en amitié est une passion assez forte pour que les effets n’en soient pas épuisés si vite. Il ne m’eût pas déplu que Gilard s’entêtât dans son illusion féroce et ne voulût rien entendre jusqu’à ce que le divorce fût sur le point d’être prononcé. À ce moment il s’apercevrait, avec une immense surprise, du désespoir de Roger ; et comme, après tout, il n’est pas un méchant homme, cela lui donnerait à réfléchir. Roger, exaspéré, pourrait alors lui dire son fait, et aussi la bonne Mme Gilard, dans une minute de courage. La pièce aurait ainsi, à ce qu’il me semble, un développement plus logique. Car ce ne serait plus, ou presque plus, le haut fonctionnaire, flatté dans sa vanité, qui céderait aux adroites gentillesses d’une femme : ce serait le brave bomme, à qui l’égoïsme inconscient de sa jalouse amitié se révélerait par ses effets eux-mêmes, et qui, effrayé, reculerait devant son œuvre et comprendrait, la sérénité de la vieillesse aidant, qu’il y a une meilleure manière d’aimer que celle dont il a pris l’habitude… Mais peut-être que ce que je propose serait un peu banal. Et quelle insupportable manie ont les critiques de refaire les pièces qu’ils ont à apprécier !

La comédie de M. Abraham Dreyfus est excellemment jouée par M. Antoine et Mlle Kolb. Je veux nommer aussi Mlle Luce Colas, savoureuse dans un rôle de servante campagnarde.


Julien n’est pas un ingrat, de M. Pierre Veber, est une pochade qui ne prête guère à des considérations. M. Veber y fait mouvoir, avec un sang-froid ironique, de petites âmes rudimentaires et un peu falotes. Le résumé vous en amusera peut-être, à la façon d’une anecdote que l’on vous conterait.

Julien reçoit pour la première fois sa maîtresse, qui est la femme d’un de ses amis, juste le jour où ses meubles doivent être vendus par ministère d’huissier : Julien, jeune homme distrait, avait oublié ce détail. Des hommes à tricot rayé viennent donc enlever tour à tour le piano où la jeune femme tapote une rêverie, le canapé où les amoureux échangent des propos d’amour sans aucune importance, et la table où ils attaquent un foie gras de chez l’épicier. Julien trouve, pour tous ces déménagemens, des raisons simples et saugrenues ; mais la petite femme comprend enfin, et dit avec beaucoup de naturel : « Pourquoi ne m’as-tu pas avertie ? Je t’aurais donné l’argent. — Oh ! » fait Julien révolté, sans bien savoir pourquoi. Mais on frappe, et voici que reviennent (mystère ! ) sur le dos des déménageurs, la table, le canapé et le piano. On frappe encore ; la petite femme se cache ; son mari entre. Il a vu ce mobilier dans la cour, s’est informé, et a généreusement racheté les meubles de son bon ami Julien. Julien ne peut plus, en conscience, tromper cet homme-là, du moins tout de suite. « Toi, mon bonhomme, murmure-t-il en aparté, je te surveille ; et, à ta première indélicatesse avec moi, je ne te rate pas. »


La bile ardente et le beau style passionné de M. Octave Mirbeau éclatent dans cette autre pochade (une pochade à la Daumier, celle-là) : l’Epidémie.

Un conseil municipal apprend que la fièvre typhoïde sévit dans les casernes de la ville. « Ce ne sont que des soldats ; qu’est-ce que ça nous fait ? » Mais on annonce qu’un bourgeois a succombé à l’épidémie. Le conseil s’affole, entonne le panégyrique du défunt, et vote un emprunt de cent millions pour mesures de salubrité. La donnée est donc fort simple, mais elle est développée avec une rare puissance verbale et une outrance étonnamment soutenue.

Et ce serait une satire farouche, si ce n’était, plutôt, un truculent exercice littéraire. Cela, pour deux raisons, je crois : l’artifice presque constant de l’exécution, et une certaine difficulté à saisir nettement l’objet même de cette « charge » furibonde.

L’artifice consiste d’abord à mettre dans la bouche des personnages de hideuses paroles, conforme s’peut-être à leur hideuse pensée secrète, mais que jamais, dans la réalité, ils ne prononceraient. Ainsi le maire, excusant l’absence du conseiller Barbaroux, boucher de son étal : « Notre honorable collègue aurait été arrêté pour avoir vendu à la troupe de la viande corrompue, ou soi-disant telle. Nous n’avons pas, je pense, à nous prononcer sur cet incident purement commercial. » Et le docteur Triceps : «… Dois-je ajouter que notre collègue Barbaroux s’est toujours montré un boucher d’une loyauté parfaite envers ses cliens civils et que, s’il est vrai qu’il a vendu des viandes corrompues, ce n’a jamais été qu’à des militaires, dont je m’étonne que les estomacs soient devenus tout d’un coup si intolérans, et à des pauvres, ce qui n’a pas d’importance. » Ainsi encore le maire : « L’épidémie n’a pas atteint d’officiers, heureusement ! Le mal s’arrête aux adjudans. » Et les conseillers : « Si les soldats n’ont pas d’eau, qu’ils boivent de la bière ! — Plaignons-les, je le veux bien, mais les soldats sont faits pour mourir ! — C’est leur métier ! — Leur devoir ! — Leur honneur ! — Aujourd’hui qu’il n’y a plus de guerre, les épidémies sont des écoles, de nécessaires et admirables écoles d’héroïsme. » etc.

Vous sentez la convention, d’autant plus déconcertante ici que ces manifestations invraisemblables de vraisemblables pensées s’entremêlent çà et là à des traits de vérité comique. En sorte qu’on ne sait plus bien ce qu’on a devant les yeux. Si ces personnages sont des abstractions et des symboles, au moins qu’ils le soient sans interruption ! (Ajoutez que, dans la vie réelle, un conseil municipal peut bien être uniquement composé d’âmes médiocres et viles, mais est composé aussi de pères de famille dont le fils est astreint au service militaire, et qu’ainsi, la salubrité des casernes ne saurait être tout à fait indifférente à leur égoïsme.)

L’artifice consiste encore à faire célébrer par les bourgeois eux-mêmes, en style livresque et d’une ironie énorme, l’ignominie du type dont ils s’avouent les représentans. «… Un bourgeois est mort… Nous ignorons son nom, qu’importe ? Nous connaissons son âme ! Messieurs, c’était un bourgeois vénérable, gras, rose, heureux !… Son ventre faisait envie aux pauvres… Sa face réjouie, son triple menton, ses mains potelées étaient pour chacun un vivant enseignement social… » Et chaque conseiller exalte à son tour le défunt en strophes et antistrophes harmonieusement balancées. Et le plus vieux conseiller chante la dernière strophe : « Oui, ce fut un héros ! Un héros modeste, silencieux et solitaire !… Comme il sut écarter de sa maison les amis, les pauvres et les chiens !… Comme il sut préserver son cœur des basses corruptions de l’amour, son esprit des pestilences de l’art !… Il détesta, ou, mieux, il ignora les poésies et les littératures, car il avait horreur de toutes les exagérations, étant un homme précis et régulier… Et si les spectacles de la misère humaine ne lui inspirèrent jamais que le dégoût, en revanche, les spectacles de la nature ne lui suggérèrent jamais rien… » Je cite pour ma démonstration, mais pour mon plaisir aussi, car toute cette oraison funèbre du bourgeois est, en soi, un bon morceau de rhétorique.

Mais (j’arrive ainsi à mon second point) ce « bourgeois » que M. Mirbeau prend pour tête de Turc, ce bourgeois qui, chose étrange, se flétrit, s’insulte, se piétine et s’étripe lui-même avec une ironie atroce, qu’est-ce donc au juste ? Un type moral ou une classe sociale ?

Les bourgeois, disait Flaubert, sont ceux qui pensent bassement. Ce sont encore ceux qui à la fois sont peu intelligens et manquent de générosité et de bonté. On pourrait dire d’un seul mot, inélégant, mais expressif et qui est à la mode aujourd’hui, que les bourgeois ce sont les « mufles ». Mais, de ces gens-là, il y en a évidemment dans toutes les classes de la société sans exception ; il y en a parmi le peuple et les ouvriers, comme parmi les gens du monde, et même parmi les littérateurs, les artistes, les esthètes et les socialistes. Il y a, en ce sens, des « bourgeois » même parmi ceux qui font profession de « tomber » les bourgeois. Au reste il faut ici rendre justice à M. Octave Mirbeau. Dans sa pièce, le bourgeois ce n’est pas seulement le « petit rentier » pleuré comme un frère par les conseillers municipaux ; ce n’est pas seulement le conservateur égoïste, obtus et dur. Bourgeois aussi, le « membre de l’opposition », radical avancé qui tient un cabaret « fréquenté de tous les souteneurs et de toutes les filles de la ville » ; bourgeois, le péremptoire docteur Triceps, homme de progrès et de science, quelque chose comme le docteur Homais, et de la race horrible des « médecins-députés »…

Si donc le « bourgeois » n’est, au bout du compte, qu’un type moral, pourquoi la-t-on appelé de ce nom de bourgeois, qui est celui d’une classe sociale, flottante, à vrai dire, et elle-même assez malaisément définissable ? C’est une petite question historique, que je n’ai pas la prétention d’élucider.

Le romantisme de 1830, en opposant les poètes et les artistes aux « bourgeois, » commence de déshonorer, si je puis dire, ce dernier vocable. Le mauvais renom s’en aggrave encore quand on s’aperçoit que c’est presque uniquement l’ancienne bourgeoisie qui a profité des « conquêtes de la Révolution », et qu’elle en abuse. Il arrive enfin que, sous la monarchie de Juillet, et grâce au régime censitaire, le nom de bourgeois s’applique réellement à une classe distincte du reste de la nation ; et, comme cette classe se montre en effet égoïste, cupide et pusillanime, on conçoit assez la défaveur croissante du mot dont elle est étiquetée.

Cette défaveur se conçoit moins et ne parait plus guère fondée en raison depuis le suffrage universel, et surtout après vingt années de République démocratique. L’emploi flétrissant du mot « bourgeois » serait donc, en somme, une réminiscence politique et littéraire. Ou plutôt, le mot ne signifie plus, à aucun degré, une classe, mais un état d’esprit inférieur et ignominieux. Et quand l’amère fantaisie de M. Mirbeau nous laisse finalement entendre que cet état d’esprit est, aujourd’hui encore, le propre d’une catégorie sociale, on flaire un anachronisme gênant et qui fait un peu tort à la limpidité de sa conception.

Cette catégorie sociale est, en réalité, infiniment diverse. Quelle dureté l’on y voit ! quelle avarice ! quel agenouillement devant l’argent ! quelle sottise ! quelle incompréhension de la poésie et de l’art ! quelle durasse de préjugés stupides ! Mais quelle générosité aussi ! Quelle liberté d’esprit ! quel sentiment de l’art ! quel héroïsme ! Presque tous nos grands écrivains ont été bourgeois ; bourgeois, la plupart des premiers rôles de la Révolution. Bourgeois, Auguste Comte, Proudhon, Fourier, Leroux, et les vieux de 48. Le noble dessein d’affranchir et d’élever le peuple, d’établir le règne de la justice, de fonder la cité idéale, et de tuer la bourgeoisie, est presque toujours né dans des cervelles de bourgeois. Le socialisme est lui-même une invention bourgeoise. La bourgeoisie est une zone sociale aux limites indéfinissables et incessamment traversées par de nouveaux venus. C’est le peuple arrivé. C’est la partie de la nation où la vie est le plus intense, où fonctionnent les plus gros appétits et s’étalent les plus durs égoïsmes, mais où fleurissent aussi les aristocraties intellectuelles. Tel esthète ou tel rêveur humanitaire est fils du « petit rentier » de l’Épidémie, ou neveu du boucher radical Barbaroux. Et tous sont bourgeois.

C’est contre un mot que M. Octave Mirbeau a l’air de se ruer. Ou plutôt, c’est contre un type littéraire : M. Prudhomme, M. Hornais, M. Vautour. Cela ôte un peu de consistance à cette satire éperdue. C’est dommage. Car cet écrivain d’une violence si folle est un écrivain très pur, et dont l’outrance est respectueuse du génie de la langue et des règles de la rhétorique. Il a l’imagination burlesque et tragique, un don remarquable de grossissement et de déformation caricaturale et souvent, par suite, de très belles colères contre des fantômes. Il a une espèce de générosité vague, d’autant plus effrénée dans son expression que les mobiles et l’objet en demeurent un peu confus.

Mais ces fureurs laissent parfois deviner un envers de sensibilité souffrante, inquiète, et même cette sorte d’humilité qui fait que le pessimiste ne s’excepte point lui-même de son dégoût et de son universelle malédiction. M. Octave Mirbeau est dans le fond un « impulsif » sentimental, et un impulsif dont la forme est très volontiers celle d’un rhéteur : arrangez cela ! Au reste, je ne reçois de lui, je l’avoue, que des impressions incohérentes et mêlées, et, quoique je l’essaye ici pour la seconde fois, je vois bien que je n’ai pas réussi à le définir. Je crains aussi de m’être trop appesanti sur une petite pièce qui n’est sans doute, dans l’esprit de son auteur, qu’une fantaisie un peu véhémente.


L’Odéon a donné un vaudeville et le Palais-Royal une comédie, desquels je n’ai gardé dans ma mémoire que quelques traits épars.

Comment un littérateur s’est laissé protéger et pousser par une femme du monde enragée de lettres et déjà mûre ; comment il lui fait accepter son mariage avec une jeune fille qu’elle croit insignifiante ; comment il continue d’être adoré et opprimé par sa protectrice, et comment sa jeune femme l’en débarrasse enfin, tel est le sujet de Mon enfant. C’est, dans un milieu spécial, une petite étude de ce que l’amour d’une femme de quarante-cinq ans enferme de maternité. La chose est, à mon gré, trop tournée au vaudeville, avec quelque lourdeur, mais non sans une verve assez drue.

La comédie du Palais-Royal s’appelle le Boulet.

Au premier acte, Dubreuil a une maîtresse, Éva, qui le quitte pour un de ses amis, plus riche que lui, Fronsac. Mais ce n’est pas le sujet de la pièce. Au deuxième acte, Fronsac et Dubreuil se rencontrent et ont un duel amené fort comiquement. Mais ce n’est pas encore le sujet.

Le sujet est au troisième acte. C’est celui du Grappin, de M. Salandri, mais beaucoup moins poussé au noir. Fronsac a épousé Éva, qui est furieuse de n’être pas reçue dans le monde de son mari. Ici, une jolie idée : Éva, pour se venger, reçoit une femme de son « monde » à elle, une de ses anciennes amies, une petite cocotte, qui, toute confuse du rôle qu’on lui fait jouer, se retire d’elle-même gentiment et presque respectueusement… Fronsac et Éva restent en tête à tête. Ils tâcheront de se suffire.

A travers l’action circule un bien bon type de moraliste cynique et doux, dont tout le rôle est en réticences et en silences ironiques. C’est, je crois, la vraie trouvaille de la pièce, qui est spirituelle et quelquefois savoureuse.


JULES LEMAITRE.