Revue dramatique - 31 mars 1900

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Revue dramatique - 31 mars 1900
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 698-707).
REVUE DRAMATIQUE


THÉÂTRE SARAH-BERNHARDT : l’Aiglon, drame en six actes en vers, par M. Edmond Rostand. — VAUDEVILLE : la Robe Rouge, pièce en quatre actes, par M. Eugène Brieux.


Le nouvel ouvrage de M. Edmond Rostand est sans doute moins bien venu, moins harmonieux que le précédent. La différence est-elle si grande pourtant qu’elle explique la sévérité des jugemens portés sur l’Aiglon ? La critique d’aujourd’hui a toute sorte de mérites ; mais il lui arrive de manquer de sang-froid ; je veux dire qu’elle en manque au point de sembler parfois s’être donné tout exprès pour mission d’affoler l’opinion. Lorsque parut Cyrano, on s’empressa partout, sauf peut-être ici, d’entasser les hyperboles sur les flagorneries. Trop est trop : on fait payer cher aujourd’hui au délicat poète cet enthousiasme disproportionné ; mais quoi ! ce n’est pas sa faute si nous nous sommes montrés, à son occasion, très ridicules. Qu’y avait-il dans Cyrano qui ne fût déjà dans les Romanesques, et qui ne se retrouve dans l’Aiglon ? M. Rostand reste ce qu’il était : un écrivain merveilleusement doué. Son talent aimable, léger, aisé, ailé, est fait de fantaisie, d’ironie persifleuse et gamine. Ses défauts mêmes sont de ceux pour lesquels il nous est difficile d’être sévères, puisqu’ils sont, en quelque manière, consacrés chez nous par la tradition. Il est précieux, et la préciosité dont on retrouve des traces chez quelques-uns de nos plus grands écrivains est le péché où nous inclinons sitôt que quelque rude censeur ne vient pas nous ramener dans le droit chemin. Il est sentimental, et de M. d’Urfé à Florian nous avons en France une bien jolie veine de littérature sentimentale. Il a le tour d’esprit burlesque, et le burlesque chez nous a fait ses preuves à l’époque Louis XIII comme à l’heure du romantisme. D’heureux défauts sont pour une forte part dans le succès d’un auteur. Les vers de M. Rostand, qui ne sont pas faits pour être lus, mais pour être entendus, sont vraiment des vers de théâtre, avec la dose exacte de lyrisme que comporte la scène. De sa veine facile, comme d’une source claire et pure, les images souriantes coulent intarissablement. C’est un poète. Nous n’en avons pas tant. On lui reproche de n’avoir pas apporté une prosodie nouvelle et d’écrire trop dans la langue de tout le monde. Il écrit en français. C’est un mérite, et devenu si rare aujourd’hui, qu’il peut bien tenir lieu d’originalité et qu’il distingue suffisamment M. Rostand de la plupart des écrivains de sa génération. Toutes ces raisons font qu’il ne m’est guère possible de parler d’une œuvre de M. Rostand sans complaisance. Certes les meilleures de ses qualités semblent peu appropriées au sujet qu’il s’est choisi cette fois. Mais c’est donc qu’il a essayé de se renouveler ; il faut lui tenir compte de cet effort.

C’est pour ce qu’elle a d’énigmatique que la figure du duc de Reichstadt pouvait tenter un poète. Que se passa-t-il dans l’âme obscure et vague de ce jeune homme, mort trop tôt pour avoir pris une conscience nette de lui-même et démêlé les aspirations confuses qui peut-être se pressaient en lui ? Ce prince français, transplanté tout enfant dans une cour étrangère, eut-il la nostalgie de la terre natale ? Le « fils de l’homme » connut-il la souffrance de plier sous un héritage de gloire trop lourd ? Eut-il des rêves d’ambition et fut-il, au réveil, étreint par le sentiment de son impuissance ? Les historiens ont étudié la question avec minutie : le résultat de leurs savantes recherches a été que les témoignages sont contradictoires et la conclusion douteuse. Napoléon II reste donc un prince de légende, entrevu à travers la mélancolie de l’exil et la tristesse des existences inutiles. Le poète est libre d’interpréter à son gré le mystère de cette destinée. L’interprétation que nous donne M. Rostand est des plus séduisantes. Elle consiste à nous montrer le duc de Reichstadt atteint de ce mal du siècle dont souffrirent les jeunes hommes de sa génération. N’est-il pas l’un d’eux, en effet, et n’est-ce pas sur lui qu’ont dû tout particulièrement agir quelques-unes des causes par lesquelles on explique leur mélancolie vague et leur vaine rêverie ? Venus au lendemain d’une période de transformation violente et de bouleversement social, ils portaient en eux ce germe maladif, cette faiblesse que laissent après elles les grandes crises. Élevés dans le tumulte des batailles, ils se sentaient mal à l’aise dans une société pacifique dont le cadre emprisonnait leur imagination avide d’espace. Tout éblouis encore par les mirages dont s’était enchantée leur enfance, ils épanchaient l’amertume de leurs regrets en effusions sentimentales. Ils étaient impétueux et alanguis, héroïques et puérils, passionnés de grands mots et incapables d’action. Si tels étaient les fils de l’Empire, tel dut être aussi le fils de l’Empereur.

Donc il va, à travers le drame de M. Rostand, tantôt persiflant les gens et tantôt les étonnant du bruit de ses déclamations. Le malheur est que, le duc de Reichstadt n’ayant rien fait dans l’histoire, il était difficile qu’il fît rien au théâtre. Nous ne nous intéressons pas un instant au semblant de conjuration par lequel on a essayé de donner à la pièce une apparence de trame. D’autre part, le caractère étant établi, dès les premières scènes, tel qu’il restera jusqu’à la fin, on ne peut dire que l’action qui n’est pas dans les faits soit dans le progrès de l’étude morale. Hésitant au premier acte, le prince hésite encore au cinquième. Ces alternatives d’enthousiasme et d’abattement, d’élan et d’irrésolution, ce mouvement de va-et-vient est d’une monotonie fatigante. Il ne suffit pas d’être un prince qui hésite pour être, à quelque titre que ce soit, comparable au prince Hamlet. Nous sommes au théâtre, et bien obligés de convenir que c’est pour une pièce de théâtre un défaut de piétiner sur place. Libre d’esquisser à son gré les traits indécis du duc de Reichstadt, le poète était tenu d’user de moins de fantaisie vis-à-vis de figures que l’histoire a mises dans tout leur jour. Vraiment il a dépassé la mesure, en faisant de Metternich le dernier des imbéciles. Mais au fait, ce Metternich, qui a peur, dans la nuit, d’un déguisement de mardi gras, ce n’est pas Metternich, c’est le traître de tous les mélodrames, et la convention du mélodrame veut que le traître soit à la fois d’une perversité diabolique et d’une simplicité enfantine. Il faut de la drôlerie dans un mélodrame : c’est ici la part du nommé Flambeau, dit Flambard. Ce grognard de l’Empire avait fait une belle entrée. Le morceau où, interprète du sentiment populaire, il exprime l’enthousiasme des soldats pour l’Empereur, est d’une réelle grandeur. Puis le grognard dégénère en farceur. C’est la touche de Raffet qui manque ici, comme aussi bien à la méditation nocturne sur le champ de bataille de Wagram. Les bruits de coulisse y remplacent désavantageusement le souffle de l’épopée. Tout cela fait une pièce peu cohérente, où les parties de vigueur laissent trop à désirer, mais dont on se rappelle des passages agréables, de jolis vers et de jolis mots.

A quoi bon insister sur des défaillances trop visibles ? Ce qui me semble beaucoup plus intéressant, parce que c’est une indication que M. Rostand pourrait mettre à profit, c’est de montrer comment l’écrivain a été cette fois dupe de son propre talent et victime de ses dons. L’un de ces dons, c’est l’ingéniosité. Apparemment, M. Rostand ne demanderait pas mieux que d’aller droit devant lui, menant son drame d’une allure rapide et décidée. Mais à peine s’est-il mis en route, il voit venir à lui toute sorte d’idées de détail, dont il ne repousse aucune, mais pour lesquelles il trouve tout de suite un arrangement curieux et amusant. Ces scènes, qui sont des trouvailles d’invention habile, abondent dans l’Aiglon. C’est la scène du tailleur déballant ses costumes et, au cours de son boniment, faisant comprendre au duc qu’il apporte dans son ballot un plan d’évasion tout prêt pour le prince après qui soupirent les Jeune-France. C’est la leçon d’histoire où l’élève, interrompant ses maîtres ébahis et apeurés, leur récite toute une année d’exploits de son père l’Empereur. C’est l’arrivée de Fanny Essler, qu’on a mise auprès du prince pour le distraire, et qui lui apporte les bribes qu’elle a pu recueillir de l’histoire de Napoléon. Ce sont les lettres d’amour que le prince déchire d’un si joli geste lassé. Ce sont les soldats de bois que Flambeau a peints en grenadiers, en vélites, en hussards. C’est Flambeau tirant de sa poche, de ses poches, de toutes ses poches, les objets fabriqués à l’image du roi de Rome : le mouchoir, la pipe, l’assiette, le coquetier. C’est la glace du fond de laquelle les princes de la maison d’Autriche regardent le fils de Marie-Louise. C’est le berceau du roi de Rome, qu’une antithèse rapproche du lit où agonise le colonel autrichien. Peut-être y avait-il des choses plus significatives, plus profondes, plus graves dont nous eussions aimé qu’on nous parlât. Attendez que le duc ait fini de compter, en les rangeant, ses soldats de bois. Attendez que Flambeau ait fini de tirer de ses poches à surprise le mouchoir et la pipe, l’assiette et le coquetier. Nous attendons si bien que le moment est venu de finir la pièce, qu’on ne nous a donné presque rien de l’essentiel, mais qu’en revanche, on nous a amplement gratifiés de bibelots curieux, de menus bijoux et d’objets d’étagère du plus joli travail.

Un autre don qu’on ne songe guère à refuser à M. Rostand, mais duquel on ne saurait trop lui signaler le danger, c’est son abondance verbale. Rappelez-vous de combien de manières différentes Cyrano s’avisait tout de suite pour déguiser cette simple phrase : « Vous avez un grand nez. » Ces ressources d’expression tiennent vraiment du prodige, et elles constituent pour l’écrivain qui en est à la fois doué et affligé une sorte de piège contre lequel il faut sans cesse qu’il se tienne en défiance. La tirade partout embusquée le guette. Tirade sur un prince prisonnier ou sur les parfums d’une nuit de printemps, sur un champ de bataille, sur un drapeau, sur un berceau, tirade à propos de n’importe quoi dans la bouche de n’importe qui. La tirade de Metternich sur le petit chapeau est l’exemple le plus frappant de cette sorte de tirade qui ne choisit pas et qui sévit où elle veut. L’auteur de la Samaritaine nous montrait jadis Jésus s’amusant à décrire en des vers délicieux l’anse que fait sur le ciel le bras des femmes à la fontaine ; et celui de l’Aiglon nous montre les victoires de Napoléon qui dégringolent du haut d’un ciel de lit et s’accrochent aux glands des rideaux. Dans tant de mots et dans tant d’images, il n’est pas possible que tout soit de même valeur et qu’il ne se glisse trop de romances sur des airs connus. Cela barre la route à l’émotion.

M. Rostand a beaucoup d’esprit. Raison de plus pour qu’il soit sévère sur la qualité de cet esprit ! Il y a tout un ordre de facéties qu’il ne devrait pas se permettre. On peut soutenir que le rôle de Flambeau dit Flambard est le mieux venu de la pièce et le seul même qui se tienne ; j’avoue que ce rôle m’afflige. Flambeau montant la garde à Schœnbrunn en uniforme de la garde impériale, Flambeau sortant d’une cachette souterraine, la pipe à la bouche, ce sont des bouffonneries énormes et médiocrement gaies.

C’est ainsi de lui-même et des moyens qui jusqu’ici avaient fait son succès que M. Rostand doit se garder. Il possède un don redoutable : tout ce qu’il touche se convertit en vers faciles. Certains improvisateurs méridionaux peuvent habiller tout sujet d’une poésie qui fait d’abord illusion. M. Rostand n’est pas l’un d’eux, mais il faut qu’il songe à eux avec une espèce d’horreur. Jusqu’ici, il s’est abandonné à l’ivresse heureuse de son jeune talent, il s’est laissé aller à la griserie des mots, il s’est amusé aux effets de scène, aux jongleries de style et de versification, et l’art a été pour lui un jeu. Il a pris pour ses maîtres Scribe et Banville. Ce sont des maîtres dangereux. Le moment est venu pour M. Rostand d’échapper à leur influence et de renoncer à des procédés dont la tyrannie compromettrait l’œuvre que nous devrons attendre de sa maturité. Tableaux pittoresques, scènes joliment filées, mots spirituels, enfilade d’images claires et frêles, c’est l’extérieur du théâtre et de la poésie. Il ne faut pas que M. Rostand devienne le prisonnier de cette manière tout artificielle. Il ne faut pas qu’il se rende lui-même incapable de nous donner un théâtre où il y ait plus d’âme, plus de pensée, plus de vie intérieure, un accent plus personnel. Il a tout juste un peu plus de trente ans : avec l’expérience qu’apporte la vie, un jour peut venir où il aura quelque chose à nous dire. Il faut qu’alors il soit en mesure de le dire avec vigueur, avec sobriété, avec originalité. Voilà pourquoi nous souhaitons qu’il ne compromette pas, en versant du côté où il penche, les ressources dont il est si abondamment pourvu. Et voilà pourquoi nous souhaitons que le demi-succès, encore très honorable, de l’Aiglon lui soit un avertissement dont il sache profiter afin de justifier quelque jour les grandes espérances que nous continuons de mettre en lui.

L’Aiglon est monté avec beaucoup de soin, d’élégance et de goût. Mme Sarah Bernhardt a obtenu, dans le rôle du duc de Reichstadt, un succès très grand entrés mérité. Elle porte avec une belle vaillance le poids de ce rôle écrasant. Il est fâcheux qu’elle soit obligée trop souvent de forcer sa voix et de crier. Mais, dans les passages de rêverie, de mélancolie, d’impertinence, elle est exquise. C’est une évocation ravissante de jeunesse et de poésie. Le personnage de Flambeau dit Flambard est tenu au rebours du bon sens par M. Guitry. Le rôle n’est pas fameux ; mais l’interprète contribue puissamment à le rendre insupportable. On oublie tout à fait qu’il s’agit d’un vieux grognard de l’Empire : on n’a sous les yeux qu’un bon blagueur boulevardier d’aujourd’hui. M. Calmette a bien interprété le rôle, tout conventionnel d’ailleurs, et sans nuances, de Metternich. M. Pierre Magnier a de la verve dans la scène du tailleur Jeune-France. Mlle Legault est charmante dans le rôle de Marie-Louise. Les autres rôles, nombreux et à peu près insignifians, sont très convenablement tenus.


Et voici enfin une œuvre fortement conçue, sévèrement exécutée, qui achève de classer son auteur et qui renoue la chaîne de la comédie de mœurs telle que l’avaient comprise Augier et Dumas. Car tenir assemblés les gens pendant toute une soirée, les faire rire ou pleurer, secouer leurs nerfs, amuser leurs yeux, puis, le feu d’artifice étant tiré, les lumières étant éteintes, et la fête étant finie, les renvoyer sans qu’ils emportent matière à réfléchir, c’est une duperie. Il ne s’agit pas de demander à l’écrivain de théâtre qu’il soit un penseur à la manière des philosophes de profession. Il n’a pas à résoudre les questions qu’il soulève. On n’attend pas de lui qu’il nous apporte un système tout fait et savamment coordonné : la pièce à thèse, si intéressante ou curieuse qu’elle puisse être, a presque toujours cet inconvénient de substituer à l’expression souple et concrète de la vie la raideur de combinaisons algébriques. Mais on veut qu’il se soit intéressé au spectacle de la vie, qu’il ait aperçu quelqu’un des problèmes sans nombre dont est faite l’atmosphère d’une époque, en dehors même de ceux de l’adultère, qu’il en ait ressenti et qu’il en éveille en nous l’inquiétude.

C’est le mérite de M. Brieux d’avoir de tout temps compris de cette manière son devoir d’auteur dramatique. Dans les pièces qu’il nous donne depuis tantôt dix ans, il a abordé avec franchise, traité avec honnêteté et bon sens des questions morales et sociales qui valaient la peine d’être mises à la scène. Naguère, en rendant hommage à un ensemble de mérites si estimable, nous regrettions que chez M. Brieux l’exécution fût trop souvent insuffisante, et qu’il ne sût pas mettre au service d’une pensée noble, généreuse, hardie, des moyens de traduction d’une plus grande valeur artistique. Réjouissons-nous donc de n’avoir pas à constater dans sa nouvelle pièce la même disproportion. La Robe rouge marque dans la carrière de M. Brieux une étape considérable. Jamais il n’avait rien écrit qui fût d’une allure si ferme. Jamais il n’avait serré son sujet de si près ; on ne lui connaissait pas encore cette façon d’aller droit à ce qui est essentiel et de suivre son dessein sans se laisser distraire et sans s’échapper. Il semble que désormais il soit en pleine possession de son talent ; on a plaisir à constater un succès dû à beaucoup de probité et de consciencieux labeur.

La Robe rouge est une satire sociale. Dans l’Évasion, M. Brieux s’attaquait aux médecins, il s’attaque cette fois aux magistrats. Cette satire est mordante, souvent cruelle. Encore faut-il reconnaître que M. Brieux y a fait preuve de mesure, de discernement : et c’est ce qui en fait la force. D’autres n’auraient pas résisté à la tentation de représenter notre magistrature comme profondément corrompue et capable de commettre pour de l’argent toutes les iniquités. M. Brieux a soin de rendre à notre magistrature cet hommage qu’elle n’est pas vénale. Même il donne à entendre qu’on n’en pourrait pas dire autant de la magistrature de tous les pays. D’autres auraient représenté nos magistrats comme des tortionnaires et de sombres maniaques, prenant plaisir à des souffrances dont ils sont les auteurs et qui réjouissent en eux un instinct de férocité. Tout au contraire, les magistrats de M. Brieux sont, dans l’exercice de leurs fonctions, d’assez honnêtes gens qui s’efforcent de faire leur métier de leur mieux et de remplir en conscience leur devoir professionnel. Mais ce sont les conditions mêmes où s’exerce leur profession qui arrivent à fausser chez eux la conscience, à altérer les sentimens de pitié et d’humanité.

Le mal de la magistrature, c’est d’abord la fièvre de l’avancement. Le magistrat est un fonctionnaire. Attaché à quelque parquet de province, il est peu rétribué, et sa charge ne lui rapporte qu’un honneur médiocre. Devant ses yeux passe en rêve la robe rouge de conseiller. C’est à la conquérir un peu plus vite que tendent tous ses efforts. C’est vers ce but que, sans s’en rendre compte, il laisse converger toutes ses pensées. Le souci de ne pas compromettre son avancement se mêle à toutes ses démarches, influe sur tous ses actes. Encore s’il était seul ! Mais il a une femme, et celle-ci, comme c’est la règle, est plus ambitieuse ou plus vaniteuse que son mari. Mais il a des enfans. D’ailleurs, cela n’est-il pas irritant, de voir passer devant soi tel collègue qui ne vous vaut pas, et attribuer à un autre tel poste auquel on avait tous les droits ? Celui-ci est un idiot notoire ; et il avance ! Celui-là est d’une moralité douteuse ; et il avance ! Cependant on continue de se morfondre dans un humble poste de procureur de la République à Mauléon. La robe rouge dont on avait fait par avance l’acquisition se mange aux vers. On n’ose plus ouvrir l’Officiel, de peur d’y trouver un sujet nouveau d’humiliation et de déconvenue. On s’ennuie, on s’aigrit, on vieillit. Telle est la situation de M. Vagret. Le premier acte, où elle nous est exposée, est excellent d’observation minutieuse et juste. C’est un tableau de mœurs provinciales remarquablement tenu dans une tonalité grise.

Il y a ensuite une déformation professionnelle. La pratique du métier fait contracter certaines habitudes dont on ne peut plus se déprendre. L’esprit s’accoutume à passer par certains chemins, qu’il suit docilement, comme s’il avait des œillères. Un vieil homme a été assassiné. Les soupçons se portent sur des bohémiens. L’enquête commencée dans cette direction ne donne pas de résultats. Le juge Mouzon, poussé à son insu par l’esprit de contradiction, désireux de se signaler, jeune, hardi, se fait fort de trouver le coupable en suivant une piste justement opposée à celle que son collègue a dû abandonner. Il échafaude dans sa tête un système tout à fait plausible d’ailleurs et qui est en son genre un chef-d’œuvre de probabilité ingénieuse et d’enchaînement logique. Ce système, une fois entré dans son esprit, s’interposera entre lui et les faits et faussera définitivement sa vision. Mouzon a fait arrêter le paysan basque Etchepare : celui-ci a beau protester de son innocence, il faut qu’il soit le coupable. La femme d’Etchepare a beau confirmer la déposition de son mari, il faut qu’elle en soit la complice. Un témoin à décharge a beau dire ce qu’il sait, il faut qu’il mente. Les racontars les plus insignifians et les témoignages les plus dépourvus de fondement prennent une importance d’autant plus grande qu’ils confirment l’hypothèse du juge. Et celui-ci est si parfaitement convaincu de la valeur de son « inspiration, » si assuré des droits que lui confère son rôle de justicier, qu’il en vient à ne plus s’apercevoir de l’infamie de quelques-uns des moyens qu’il emploie. Tour à tour insinuant, violent, bonhomme, ingénieux, captieux, Mouzon met en œuvre toutes les ressources de son esprit fertile et joue « le grand jeu » afin de tirer à Etchepare et à sa femme l’aveu d’un crime qu’ils n’ont pas commis. Les scènes de l’interrogatoire sont d’une telle intensité de rendu, et, semble-t-il, d’une réalité si effroyable, que le spectateur en est dans sa stalle angoissé et tenaillé. — Le rôle du président des assises consiste à ne pas laisser passer un seul cas de cassation. Son honneur professionnel y est engagé. Donc, tandis que le débat porte sur la culpabilité d’un homme, tandis que sa liberté, son existence même est en question, un seul point absorbe toute la puissance d’attention de ce président soucieux de prouver qu’il sait son métier : c’est de ne pas laisser passer ce maudit cas de cassation qui le déshonorerait. — Le rôle du procureur est d’obtenir la condamnation du prévenu. Il insiste donc sur tout ce qui est de nature à perdre celui-ci : il laisse dans l’ombre tout ce qui serait en sa faveur. Ainsi a fait lui-même l’honnête Vagret, jusqu’au moment où, dans une révolte de sa conscience, il se redresse, se ressaisit, et trouve enfin l’énergie de sacrifier son métier de magistrat pour faire son devoir d’homme.

Enfin, si la magistrature n’est pas vénale, ce n’est pas à dire qu’elle soit indépendante. Hélas ! elle est capable de complaisances. Cette intrusion des influences politiques dans le domaine de la justice est un grand scandale. Il faut savoir gré à M. Brieux de l’avoir dénoncé avec tant de vigueur. Le procureur de la République dépend du procureur général, qui dépend du ministre. Et celui-ci dépend de ses électeurs. Mouzon connaît bien ce ricochet de dépendances. C’est pourquoi, puisqu’il est déterminé à « arriver, » il a eu soin de se mettre dans les bonnes grâces du député de l’arrondissement, qui lui-même est intime avec le garde des sceaux, dont il a jadis été le camarade dans la « Commune. » Une scène tout à fait remarquable est celle où le procureur général demande compte à Mouzon de certaine frasque un peu vive. Mouzon est jeune. Mouzon n’est pas ennemi d’une gaieté crapuleuse. Mouzon s’est fait ramasser en état d’ivresse dans les rues de Bordeaux où il déambulait de nuit en compagnie de filles de joie. Il y a eu scandale. Le procureur demande à Mouzon sa démission. Très calme, Mouzon déclare qu’il ne la donnera pas. Très digne, le procureur déclare qu’il sévira. Mais lui-même ce procureur ne demande-t-il pas son changement ? Le poste d’Orléans lui conviendrait à merveille. Ce n’est pas le moment de commettre une maladresse et de desservir ses propres intérêts par un excès de zèle. C’est pourquoi, au lieu de poursuivre Mouzon, ami du député, qui est ami du ministre, il lui fera obtenir ce poste de conseiller, cette robe rouge qu’une fois de plus le naïf Vagret aura méritée et vue passer devant lui décevante et ironique.

Les trois actes où sont ainsi étalées les misères de la profession de magistrat sont presque de tous points excellens. A vrai dire, la pièce était terminée. Il est regrettable que M Brieux y ait cousu un quatrième acte, qui non seulement n’ajoute rien à la satire si bien menée jusque-là, mais même en diminue la portée. Etchepare a été acquitté, grâce à l’attitude de Vagret, qui a abandonné l’accusation. Mais, au cours de l’instruction, il a appris sur le compte de sa femme des détails qui révoltent son honnêteté, exaspèrent sa jalousie, en sorte que maintenant il repousse la malheureuse. Celle-ci, pour se venger, tue le juge Mouzon. Conclusion de mélodrame, mais qui, en outre, nous réconcilie en quelque manière avec l’affreux Mouzon, devenu une victime du devoir. Ce dernier acte gâte la pièce. On eût souhaité aussi que, dans certaines parties, le style s’élevât et traduisît par l’éloquence des mots l’éloquence de la situation. Et il manque encore cette largeur de touche qui eût donné à un personnage tel que Mouzon, si habilement dessiné dans sa réalité individuelle, les proportions d’un type. Il n’en eût pas fallu davantage pour imprimer à cette œuvre si distinguée un caractère de maîtrise.

Dans l’excellent ensemble de l’interprétation, il faut faire une place à part à M. Huguenet, chargé du rôle de Mouzon. Il y est absolument remarquable. On ne pouvait y mettre plus de simplicité, d’aisance, de naturel, de justesse, de souplesse. C’est la vérité et c’est la vie. Cette création est de tout premier ordre et met M. Huguenet hors de pair. M. Lérand a eu dans le rôle de Vagret de beaux accens d’émotion. M. Nertann est plein de gravité dans le personnage du procureur général, et M. Numès a été tout à fait amusant sous les traits du député bon garçon et joyeusement cynique. Le rôle d’Etchepare n’est pas des mieux venus. M. Grand lui a donné tout au moins une silhouette pittoresque. Il va sans dire que Mme Réjane n’était pas désignée pour un rôle de paysanne, et il est naturel qu’elle parût elle-même étonnée de s’y voir. Un juste tribut d’éloges revient à Mme Daynes-Grassot (la mère d’Etchepare) et à Mlle Caron (Mme Vagret).


RENE DOUMIC.