Revue dramatique - 31 octobre 1894

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Revue dramatique - 31 octobre 1894
Revue des Deux Mondes4e période, tome 126 (p. 223-228).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française, Vers la joie, conte bleu ou cinq actes on vers, par M. Jean Richepin. — Gymnase, Pension de famille, comédie on quatre actes, par M. Maurice Donnay.

La naïveté est à la mode, dans les livres et sur les planches. Les légendes nous plaisent, les histoires où il y a des ogres et des fées, les récits merveilleux, les contes populaires et les chansons paysannes, toute une littérature de nourrices et de petits enfans. Nous en aimons la simplicité par contraste avec nos complications. Il ne nous suffit pas de rechercher les vieux motifs et les airs d’autrefois, nous nous efforçons d’en composer de pareils. Des auteurs à la langue déliée rapprennent l’art de balbutier… Si l’échec de Vers la joie ! pouvait contribuer à nous guérir de ce goût pour de laborieuses puérilités, M. Richepin n’aurait pas fait une œuvre inutile, et nous devrions des remerciemens à la Comédie-Française.

C’est pour un conte bleu que M. Richepin nous donne ses cinq actes de vers. Nous savons assez bien ce qu’on entend par là, et nous ne sommes pas si barbares que nous nous refusions à goûter le charme d’une fiction légère. Nous ne demandons pas mieux que d’accueillir ces personnages irréels qui s’en iront dans un décor de rêve tenant des propos chimériques. Est-ce notre faute si, le rideau à peine levé, déjà nous sommes déçus ? Car nous reconnaissons tout de suite le palais où gouverne le grotesque Truguelin flammé de ce bélître d’Agénor ; et nous connaissons bien que ce n’est pas le palais du Prince charmant. Nous avons déjà vu ces ministres solennels et muets : nous avons entendu ces plaisanteries foraines dont le coq-à-l’âne fait tous les frais. S’il nous semble qu’il y manque quelque chose, c’est que de coutume ces paroles ont pour accompagnement des musiques d’Offenbach ou de Lecocq : nous aspirons aux flonflons de l’orchestre. Tout d’un coup nous sommes transportés en plein roman champêtre. Des paysans de George Sand y vivent heureux dans l’air pur et dans la pratique de toutes les vertus. Le rossignol y chante et l’amour y soupire auprès d’une bergère innocente. Cependant, pour justifier le titre qui nous invite à être joyeux, les deux fantoches Agénor et Truguelin promènent au milieu de ces inventions aimables leurs pitreries, et leurs gaietés égrillardes. Brusquement l’idylle tourne au drame. Une ardeur belliqueuse s’empare de tous les personnages, que nous retrouvons bientôt transformés en autant de héros. Dans une mascarade finale le prince couronne la bergère Jouvenette affublée du manteau royal. Autour de lui, le berger Bibus, Bruin le vigneron, et son beau-père, le fermier Nanet, et Paulin et Lucas, ses beaux-frères, forment un tableau risible et touchant. Car le prince fait bravement les choses. Il va jusqu’au bout de la sottise : il épouse toute la famille… Rien de plus incohérent. Dans cette lourde fantaisie, le bleu du conte se perd et disparaît sous le bariolage des couleurs.

Ce conte bleu est un conte philosophique. La fantaisie y sert à faire passer une leçon de sagesse et la fiction y recouvre une idée de morale. Cette leçon au surplus n’est pas très enveloppée. Voici à peu près comment on résumerait la « thèse » de Vers la joie. « Les temps sont venus de la vieillesse du monde. L’humanité, en vieillissant, s’est attristée. Nous périssons par trop de culture. Nous avons été sans cesse développant l’esprit et raffinant sur les sentimens. L’analyse dissout les sentimens auxquels elle s’applique. A force de regarder en nous-mêmes, nous sommes devenus impropres à l’action ; à force de subtiliser l’amour nous sommes devenus incapables d’aimer. Le mal dont nous souffrons et qui vient d’un abus de l’intelligence, s’appelle impossibilité de vivre. Afin d’y remédier il n’est qu’un moyen : c’est de défaire l’œuvre à laquelle les hommes imprudens n’ont cessé de travailler, depuis qu’il y a des hommes et qui pensent. Il faut rompre avec la civilisation et opposer à ses conseils les inspirations de la nature. Il faut prendre modèle sur ceux-là que leur ignorance a tenus à l’abri de la contagion. Il faut aller aux champs pour y apprendre comment on travaille et comment on fait l’amour. »

Tels sont les principes qu’expose avec complaisance et avec assurance le philosophe Bibus. Car celui-ci peut bien se faire passer pour berger, et passer même, auprès des simples, pour être un peu sorcier ; il a beau s’être armé d’un bâton et accoutré d’une peau de bique, son déguisement n’est pas si complet que nous ne retrouvions sous ce costume d’emprunt une de nos vieilles connaissances : le raisonneur de théâtre. Bibus, c’est Desgenais en hoqueton. Il a conservé même tour d’esprit, même manie dissertante et même tempérament dogmatique. Il n’est pas devenu moins insupportable, et son impertinence pour s’exprimer en patois n’en est pas moins pédantesque. Il est paradoxal et prudhommesque, fécond en aphorismes et en truismes ; et chaque fois qu’un oracle tombe de sa bouche infaillible, les comparses saluent. Toute la sagesse humaine tient dans sa dure caboche. Cette sagesse ne doit rien à l’éducation : Bibus affirme qu’il n’a lu aucun livre, attendu qu’il ne sait pas lire. Mais nous ne l’en croyons pas. Il a lu les philosophes du dernier siècle, ou peut-être les modernes théoriciens de la vieille gaîté française. Il a ramassé dans les journaux les argumens par lesquels on a coutume de réfuter victorieusement le pessimisme. Même il est plaisant de voir comme il se travaille à traduire en jargon des campagnes ces argumens citadins. Le vieux drôle fait beaucoup d’affaires pour nous livrer un secret fort éventé. Être homme, cela pour lui consiste principalement à se sentir excité aux approches du printemps. Le prince reste calme quand le bois reverdit et que le bocage n’est plus sans mystère : le grand air et une nourriture fortifiante sont des remèdes tout indiqués ; un vin généreux serait également très efficace. Bibus célèbre avec enthousiasme les bienfaits de la dive bouteille. Et, j’y pense, Bibus vient de bibere, qui signifie boire.

Cette morale, on le voit, n’a rien de trop quintessencié. C’est celle que sous des formes plus ou moins déguisées beaucoup de gens aujourd’hui nous recommandent. Peut-être à ce point de vue faut-il se réjouir qu’en l’exposant avec une candeur si dépouillée de tout artifice, M. Richepin ait contribué à montrer ce qu’elle a de vulgaire et de dangereux. Conseiller aux hommes de revenir à la simplicité du premier âge et de reprendre par un effort de volonté un cœur d’enfant, cela semble d’abord une utopie séduisante. Il est fâcheux qu’une des lois de cette nature même qu’on invoque rende impossible le retour en arrière. Tout développement antérieur est un développement acquis ; rien du passé ne s’anéantit. Ce qui est vrai des individus l’est aussi des sociétés : on ne revient pas à l’enfance, on y retombe. On sait de reste ce que c’est pour des civilisés que de vivre conformément à la nature : cela consiste à faire la bête. Ce n’est ni très difficile ni très rare. Mais pourquoi décorer des noms de bonté, d’innocence et de vertu ce qui n’est que la brutalité ?…On dira que voilà de grands mots et que nous discutons gravement la fantaisie. M. Richepin nous y invite lui-même, et aussi bien il serait difficile de ne pas traiter l’auteur des Blasphèmes en penseur.

M. Richepin est en outre un homme de théâtre ; et puisque Vers la joie ! est une comédie, c’est du point de vue de la scène qu’il faut la juger. Au théâtre, la valeur d’une œuvre ne se mesure pas à la profondeur de la pensée, et nous ne serions pas embarrassés pour en citer parmi les plus fameuses qui sont dénuées de tout contenu philosophique. Si l’idée est médiocre ou si elle est fausse, il se peut qu’elle reçoive des moyens par lesquels on la traduite un prix tout nouveau. Or la nouveauté des moyens, c’est ce dont M. Richepin semble s’être le moins soucié. Il a puisé dans le répertoire tant ancien que moderne les procédés le plus ordinairement usités et garantis par l’usage. Il y a dans Molière des médecins ignares et solennels : les voici avec même robe et même bonnet, et tout pareils, à cette différence près qu’ils ne nous font plus rire. Il y a dans Molière un paysan à qui on persuade à coups de bâton qu’il est un savant docteur : voici parallèlement des chambellans qui seraient, s’ils en voulaient convenir, de fins bergers. Les intrigues de Marivaux reposent sur un travestissement romanesque : l’auteur de Vers la joie ! n’a pas essayé de trouver autre chose. Musset écrit :


Spadille a l’air d’une oie et Quinola d’un cuistre,


et M. Richepin :


L’un a l’air de Jocrisse et l’autre de Gribouille.


On se souvient ici de la Grande-Duchesse et là de Coquin de printemps ! Le quiproquo, cher aux vaudevillistes, a fourni plus d’une scène à M. Richepin ; et celui-ci n’a dédaigné ni le « truc » du puits qui parle, ni les gentillesses des féeries. Il a eu recours à tous les moyens réputés pour être d’un effet sûr. Mais il arrive que ces sûrs effets, pour avoir été trop souvent répétés, aient perdu leur vertu et qu’ils n’opèrent plus.

Enfin M. Richepin est un poète. Il est de ceux pour qui le langage des vers n’a pas de secrets. Le cynisme des gueux et leurs fiertés, les mœurs des gens de mer et celles des terriens, les sentimens d’aujourd’hui et ceux des âmes d’autrefois, l’athéisme et le mysticisme, la révolte et la résignation, il a tout mis en vers, indifféremment et furieusement. Il a joué avec le rythme et jonglé avec la rime. Il est un virtuose. Il s’en est souvenu dans Vers la joie ! Même il s’en souvient trop. Cet étalage d’habileté et ce grand renfort de prouesse ne sont pas faits pour nous disposer à l’indulgence. On pardonne aisément à une erreur, quand c’est une erreur sans malice et bon enfant. Mais la prétention porte en soi quelque chose d’irritant. En ce sens, dans Vers la joie, certain couplet sur le vin est très significatif. Delille lui-même, les jours où il était le plus en verve, n’a pas trouvé mieux. Supposez qu’on vous demande de trouver une périphrase pour désigner la vigne sans employer les termes de ceps ni de grappes : vous n’inventeriez jamais, quoique subtils, les belles choses dont M. Richepin s’est avisé. Inversement supposez qu’on propose à la quatrième page d’un journal cette énigme :


On sème
A ras de terre, autour d’un petit vieux serpent
Qui se tortille avec des bras verts en grimpant,
On sème, écoutez bien, quoi ? De la sueur d’homme…
Le petit vieux serpent tortillant ses bras verts,
Il lui pousse partout des mains aux doigts couverts
D’ampoules noires qui sont pleines d’une eau claire…

Ceux-là seuls qui s’amusent à deviner les charades et les mots en losange goûteront cette poésie de logogriphe. C’est du lyrisme à l’usage de l’Œdipe du café du Commerce. — Ailleurs, quand le prince décrit le trouble qui l’emplit :


Comme si tout en moi dans le même moment
L’horizon s’avançant cependant qu’il recule,
Une aurore naissait au fond d’un crépuscule,

nous avouons ne pas comprendre, et ne rien distinguer dans cette obscurité plus que crépusculaire. Ce n’est pas que M. Richepin ne se résigne parfois à être banal, comme dans tel couplet sur le chant du rossignol et dans tout le duo d’amour du troisième acte. Et quand enfin nous lisons des vers tels que ceux-ci :


Oui, depuis le matin qu’on court dans la forêt,
On a faim. Je me sens un appétit d’ogret,

cet « ogret » sorti tout exprès des taillis pour rimer avec « forêt » nous aurait tout l’air de ressembler à une cheville, si nous ne savions par ailleurs que M. Richepin est un versificateur sans reproche.

M. Richepin, que nous avons eu plus d’une occasion d’applaudir au théâtre, avait sans doute le droit de se tromper. Il saura réparer son échec. Il nous semble cependant que son cas est assez instructif et que de sa pièce une leçon se dégage à laquelle apparemment il n’avait pas songé : c’est que les plus habiles ont tort de se fier uniquement à leur habileté, et c’est qu’en littérature le triomphe du métier aboutit à la déroute de l’art.

L’interprétation de Vers la joie ! contribue pour une forte part à nous donner l’impression d’une œuvre sans cohésion et sans unité, chacun des acteurs ayant tiré de son côté et prodigué ses effets coutumiers. M. Got prête au personnage de Bibus sa carrure triviale et la lenteur puissante de son jeu. M. Le Bargy, dans les passages à effet, prend l’habitude de chanter les vers au lieu de les réciter et change les tirades en cantilènes. MM. Coquelin cadet et Leloir jouent franchement en acteurs de farce. Mme Baretta a des grâces exquises d’opéra-comique. M. Paul Mounet fait vibrer comme dans tous ses rôles de drame sa basse monocorde. Mme Pierson est une fermière qui reste très femme du monde. M. Laugier travaille consciencieusement à être gai.

Si par hasard nous prenions Pension de Famille pour une pièce de théâtre, M. Maurice Donnay serait en droit de nous accuser de mauvaise foi, et de dire que nous l’avons fait exprès. Le spirituel écrivain a pris toutes ses précautions afin que nous ne nous y trompions pas. Dans une pièce de théâtre il faut, — je ne dirai pas une intrigue, afin de ne pas m’attirer de désagrémens, — mais une certaine suite. Le décousu des scènes n’est pas seulement la marque de ces quatre actes : l’auteur a voulu que c’en fût le charme. C’est de lui qu’on peut dire que « ses nonchalances sont ses plus grands artifices. » Il faut un lien entre les personnages : il ne saurait y en avoir entre les hôtes passagers d’une station balnéaire. Le professeur de martingale, la vieille joueuse, les petites « rastas », le lord anglais, la grande dame russe, le chérubin de collège, le mari trompé, la femme coupable, l’amie entremetteuse, l’un ou l’autre de ces types pourrait être supprimé ; nous ne nous en apercevrions même pas. Dans Pension de Famille tous les acteurs sont des comparses ; tous les rôles sont inutiles ; cela est très curieux. Les personnages d’une comédie doivent avoir une apparence d’êtres vivans. Ceux-ci semblent nous dire : « Vous savez, n’est-ce pas, que nous n’existons pas. » Un tableau de mœurs suppose quelque observation de la société. Mais il y a, pour une certaine littérature mondaine et pimpante, une convention qui dispense de regarder ou qui empêche de voir. C’est cette convention qui défraie les romans de Gyp, les dialogues de Manchecourt…et aussi les fantaisies de Lysis. C’est elle que Lysis-Donnay a une fois de plus mise en œuvre, dans Pension de Famille. Il l’a fait de la façon la plus agréable. Que d’esprit ! de cet esprit facile et léger qui ne laisse pas de traces après lui. Que de mots ! de ces mots dont on n’a pas idée en province et qui déconcertent la rive gauche. Quelle espièglerie et quelle gaminerie ! quelle jolie perversité pour rire ! quelle ironie résolument superficielle I C’est le dernier cri de la blague. Ne pas goûter Pension de Famille, c’est avouer qu’on n’a pas le goût parisien. Il faut qu’on le sache dans les départemens.

Pension de Famille est très joliment encadrée et jouée avec ensemble. Mlle Legault y est particulièrement remarquable.


RENE DOUMIC.