Revue dramatique - 31 octobre 1910

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Revue dramatique - 31 octobre 1910
Revue des Deux Mondes5e période, tome 60 (p. 218-228).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : Comme ils sont tous, comédie en quatre actes par MM. Adolphe Aderer et Armand Ephraïm. — Les Marionnettes, comédie en quatre actes par M. Pierre Wolff. — VAUDEVILLE : Le Marchand de bonheur, pièce en trois actes par M. Henry Kistemaeckers.


L’année théâtrale commence bien pour les familles. La crise du mariage, qui, dans les pièces de la saison dernière, avait atteint un degré d’acuité si inquiétant, semble en voie d’arrangement. Certes, il y a encore des difficultés dans les ménages, surtout à l’époque des débuts. Les maris pour 1910-1911 ne sont pas devenus tout à coup des modèles de maris ; ils n’acceptent pas tout de suite la loi de leur existence nouvelle : il y a des habitudes prises, presque des droits acquis, d’anciennes maîtresses auxquelles on retourne. Je n’approuve, ni n’excuse ces coupables revenez-y. Mais voici la très réelle amélioration. Au premier soupçon d’infidélité, les femmes de l’autre année couraient chez l’avoué et réclamaient le divorce. Celles de cette année sont plus patientes, plus diplomates, moins nerveuses, et, à mon avis, mieux inspirées. Au lieu de se laisser aller au dépit et de faire de l’irréparable, elles se défendent. Elles luttent pour le mari. Chacune a sa manière en accord avec son humeur et ses moyens. Celle-ci s’arme d’une résignation touchante, celle-là a plus de confiance dans l’arsenal de la coquetterie. Mais toutes estiment que le mari, qui a été bon à prendre, est bon à garder. Elles sont récompensées de leur persévérance. Le calme succède à la tempête. Le bonheur va renaître. Un esprit de conciliation souffle sur nos âmes inquiètes. La politique de l’apaisement l’emporte dans les affaires domestiques.

Ainsi en est-il du moins dans les deux pièces que vient de représenter coup sur coup la Comédie-Française. La première, Comme ils sont tous, est une comédie des plus agréables, qui a obtenu à la fin de cet été et conserve au courant de cet automne un très joli succès dû à un ensemble de qualités fort goûtées du public, — et qui en outre contient tout au moins les indications d’une étude intéressante, originale et même hardie.

Entre Ginette Ménars, jeune fille de bourgeoisie cossue apparentée au monde officiel, et le comte Robert de Latour-Guyon, capitaine de cuirassiers, une marieuse professionnelle, dont la République a fait une préfète, bâcle un mariage d’autant plus facile à « réussir » que Ginette est éperdument éprise du beau capitaine, et que le capitaine est réellement amoureux de la charmante Ginette. Latour-Guyon a mené jusqu’ici joyeuse vie : de très bonne foi, il liquide son passé, une demi-douzaine de liaisons sans conséquence et une beaucoup plus sérieuse avec une femme du monde : la Baronne. On célèbre le mariage. Dix-huit mois se passent. Ginette est la plus heureuse des femmes ; Robert n’a pas la plus petite frasque à se reprocher. C’est en toute sincérité qu’il a pris la résolution d’être fidèle à sa femme. Cependant la Baronne, qui avait disparu, revient, ramenée par la préfète, dont on se demande si elle est plutôt imprudente, ou plutôt complaisante, et dont la maladresse en l’occurrence est si énorme qu’on est tenté de la croire voulue. Cela va tout gâter : il ne faut pas tenter le pécheur. Ginette, mise en défiance par certains propos, renseignée par des tas de mensonges où s’embrouille son mari, découvre la trahison de celui-ci. Désespoir. Colère. Elle veut divorcer. Mais une pièce qui finit par un divorce est une pièce qui finit mal. Une pièce qui finit bien doit finir par une réconciliation. Donc le ménage se raccommode. Et nous sommes libres de croire que les morceaux en seront bons. — Tout cela est très acceptable, très plausible, ne soulève aucune objection, ne bouscule aucune des opinions reçues au théâtre, ne casse pas les vitres et n’y prétend pas, et aurait plutôt le défaut de manquer un peu d’imprévu.

Seulement, dans cette analyse, j’ai négligé un trait essentiel. En constatant que la vie de Ginette a failli être brisée, j’ai omis, — volontairement, — de mentionner l’influence qui a travaillé et presque réussi à amener ce désastre. J’ai laissé de côté, — intentionnellement, — un rôle auquel il ne manque que d’avoir été plus développé et mieux mis en valeur, celui de Laure Ménars, la sœur de Ginette. Ce personnage exprime, vaille que vaille, cette puissance de malfaisance qui réside en certains êtres, méchans ou non, peu importe, mais néfastes certainement et dont la seule excuse, s’ils en ont une, réside dans leur inconscience. Or la présence de ce personnage dans la pièce en change et en accroît singulièrement la portée.

Laure Ménars a été mal mariée. C’est elle qui le dit. Mais il y a des femmes qui auraient pu épouser un saint, un héros, un martyr, elles auraient toujours été mal mariées, du moment qu’elles étaient, elles, la mariée. Malheureuse en ménage, elle a divorcé. Désormais, avec cette force de généralisation où se reconnaissent les esprits faibles, elle fait de son infortune particulière une loi universelle, affectant, comme toute loi naturelle, un caractère de nécessité. Parce qu’elle a été trompée par son mari, il faut que toutes les femmes soient trompées par leur mari. Il n’y a pas, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais un mari fidèle à sa femme. Tel est l’arrêt rendu par Laure Ménars.

C’est inepte. Mais enfin, acceptons la façon dont raisonne cette désabusée. Et demandons-nous quelle conclusion elle en devrait honnêtement tirer. Elle a une sœur, jeune, jolie, vive, gaie, aimable, aimante et riche ! Cette sœur se mariera, c’est sûr ; étant mariée elle sera trompée, c’est immanquable. Rien ne servirait de s’essayer à conjurer cet accident nécessaire ; du moins peut-on tâcher d’en atténuer les effets ; et l’unique moyen sera de tenir Ginette, le plus longtemps et le plus complètement qu’il sera possible, dans l’ignorance de son infortune. Elle sera trompée : du moins qu’elle n’en sache rien ! Des femmes, grâce à une faculté d’illusion restée intacte et grâce aussi à une conspiration du silence qui a été faite autour d’elles, ont gardé leur foi jusqu’au bout, et cru que leur mari n’était pas pareil aux autres, qu’on en avait fait un exprès pour elles. Celles-là ont été heureuses. C’est pour une femme la seule façon d’être heureuse. Veillons au bonheur de Ginette !

Au contraire, dès avant le mariage de sa sœur, Laure Ménars fera en sorte de souffler sur les illusions de la jeune fille, de tarir en elle les sources de la confiance, de lui inculquer son propre désenchantement. A peine a-t-elle flairé un projet de mariage, elle fait retentir l’air de ses cris de mauvais augure et redouble de prophéties lugubres. Ginette, sur le moment, n’y prête pas attention, parce qu’elle aime et parce que le désir qu’elle a d’épouser son beau capitaine prime chez elle tout autre souci. Toutefois, les propos désolans ont été entendus. Elle les retrouvera un jour dans sa mémoire. C’est la flèche empoisonnée que lance à Othello le père de Desdémone : « Elle a trompé son père, elle pourra bien tromper son mari. » Tout l’aigre bavardage de Laure revient à dire : « Mon mari m’a trompée, le tien pourra bien te tromper. » Peut-être croit-elle rendre ainsi service à sa sœur en l’avertissant. Elle est assez sotte pour cela. Car Laure est une sotte. On l’étonnerait bien en le lui disant, mais c’est la vérité pure. Le premier trait de son caractère est précisément cette sottise foncière et cette maladresse innée qu’on découvre à l’origine de beaucoup d’infortunes.

En dépit de ses prédictions sinistres, le mariage de sa sœur semble bien tourner. Est-ce possible ? Une autre, et si près d’elle, réussirait dans l’aventure matrimoniale où elle-même a si piteusement échoué ! Allons donc ! Le spectacle de ce bonheur lui est pénible ; car une misère qu’on partage avec tout le monde est supportable, mais celle qui vous est particulière est deux fois plus lourde. Elle se console, comme elle peut, en songeant : « Cela ne durera pas. Cela ne peut pas durer. Attendons ! Sachons écouter et sachons voir !… » Vous me direz : C’est de la méchanceté. Mais oui, sûrement oui. On a coutume de n’en vouloir qu’à la méchanceté agressive, nettement déterminée, classée et cataloguée. Outre celle-là, qui n’est pas toujours la plus nuisible, il court par le monde et chemine dans le secret des cœurs beaucoup de méchanceté mal définie, dissimulée, fuyante et sournoise, et qui vaut bien l’autre.

Enfin Robert a trompé sa femme !… Sitôt informée de la nouvelle, escomptée depuis tant de semaines, quel parti va prendre Laure Ménars ? Elle pourrait aller trouver son beau-frère et lui faire peur. Je sais bien qu’il est capitaine de cuirassiers. Mais quand une honnête femme, de son clair regard, lit dans vos yeux de mensonge, on a beau être cuirassier et capitaine, on n’en mène pas large. Elle pourrait aller trouver la Baronne et la sommer de disparaître. Elle a plus d’un moyen de la tenir à sa merci ; et, au surplus, la lâcheté se rencontre souvent avec l’inconduite. Elle pourrait… A vrai dire, on peut discuter sur ce qu’elle pourrait faire. Mais il y a pour elle, sans discussion possible, une chose à ne pas faire, c’est d’aller tout découvrir à sa sœur. Elle n’y va pas seulement, elle y court ! Elle est de passage, elle n’a que deux jours devant elle ; mais c’est effrayant ce qu’on peut faire de mal en deux jours, ou en deux heures, quand on a le don ! Renseignée par elle, Ginette prend son mari en mépris, son union en horreur. Voilà un ménage brisé. Voilà un bonheur gâché. Tous mes complimens, madame : vous avez fait de joli travail !

Après cela, il restera que Laure s’emploie à réparer le mal où elle a une si belle part de responsabilité. Elle versera d’insipides larmes. Elle se répandra en consolations banales. Elle disculpera Robert. Elle détournera Ginette de faire un coup de tête. Elle balbutiera : Sois raisonnable !… En vérité elle est peu à sa place dans ce rôle de bonne conseillère, et ses conseils manquent d’autorité.

C’est la préfète que MM. Aderer et Ephraïm ont chargée de prononcer les paroles décisives et de faire triompher les idées de sagesse et de conciliation. J’avoue qu’elle non plus, cette gaffeuse, ne nous paraît pas investie d’une grande autorité morale. Et j’ai subi, avec un certain malaise, la pluie douceâtre de ses propos bénisseurs. Ah ! que j’aurais mieux aimé une scène, — scène logique, attendue, désirée, — qui eût mis aux prises les deux sœurs ! A sa divorcée de sœur Ginette aurait crié dans un bel emportement de violence : « Fais-moi grâce de tes vains apitoiemens ! C’est toi, la sonneuse d’alarme, qui m’as éveillée de ma quiétude. Tu n’as eu de cesse que tu ne m’eusses prouvé, par mon propre exemple, le bien fondé de tes propos désolans. Tu as détruit mon bonheur, après le tien, car pour ce qui est de détruire, tu t’y entends. Tais-toi, et va-t’en. Tu es une ratée du mariage, comme il y a des ratés de la vie. Il faut les fuir comme la peste. Je reprends mon mari, d’abord parce que, l’ayant aimé, je l’aime toujours et que vivre sans l’être qu’on aime ce n’est plus vivre, et puis parce que c’est assez d’une Laure Ménars dans la famille, et que j’aurais trop peur de te ressembler. » Cette « scène des deux sœurs » ne nous aurait pas laissés indifférens. Elle aurait « porté, » comme toutes les fois qu’une scène sort des entrailles du sujet, exprime au vrai une situation et d’ailleurs évêque chez le spectateur des souvenirs ou des rapprochemens. Elle aurait achevé de peindre ce type de femme qui n’est pas la femme fatale des romantiques, ni le traître du mélodrame, ni la belle-mère de la tradition comique transposée dans un rôle de belle-sœur, mais, tout uniment et en bonne prose, l’être malfaisant dont nous connaissons tant d’exemplaires.

Je trouve pour ma part cette étude tout à fait intéressante. Elle est, dans la pièce de MM. Aderer et Ephraïm, indiquée plutôt que très poussée. Mais c’est qu’en poussant l’étude et donnant au personnage l’importance que je viens de lui prêter, les auteurs auraient détruit l’équilibre de leur pièce et en auraient changé la tonalité. Ils auraient fait une pièce âpre et sombre, et leur projet, où ils ont réussi, était d’écrire une comédie aimable.

Comme ils sont tous est très joliment joué. Mlle Piérat a fait de l’héroïne, Ginette, une de ses meilleures créations ; elle y est tour à tour gracieuse et émouvante. Mlle Dussanne s’est tirée à son honneur du rôle de Laure, difficile parce que le dessin en est un peu flou, et Mlle du Minil, de celui de la Préfète, peu avantageux surtout lorsqu’il tourne au rôle de raisonneur. Mlle Berthe Bovy s’est taillé un franc succès dans le bout de rôle de Mme Leloutre. M. Grand, en Robert de Latour-Guyon, a montré plus de légèreté et d’agrément qu’à son ordinaire. Tous les autres rôles sont très convenablement tenus.


Les Marionnettes offrent avec Comme ils sont tous d’assez frappantes analogies soulignées par ce fait que les mêmes emplois y sont tenus par les mêmes acteurs. Encore une fois, Mlle Piérat a des ennuis dans son ménage et M. Grand a tous les torts. Toujours gentilhomme, M. Grand, qui cette fois encore a élevé jusqu’à lui une petite bourgeoise, s’appelle maintenant le marquis Roger de Montclars. Robert… Roger… pourvu que nous n’allions pas embrouiller ces prénoms également aristocratiques ! Donc Roger a mené si joyeuse vie qu’il est complètement ruiné. Sa mère, qui l’a mandé au manoir familial, lui tient à peu près ce langage : « Tu as deux cent mille francs de dettes. Je consens à les payer et en outre à t’entretenir largement, à une condition : c’est que tu épouseras une jeune fille de la région, qui vient justement de sortir de son couvent. Elle s’appelle Fernande. Elle est la nièce de M. de Ferney. Tu ne la connais pas, mais je la connais ; elle me plaît, ça suffit. Si tu refuses, deux cent cinquante francs de pension. Choisis. » C’est tout choisi, et vous n’en doutez pas. Se marier pour payer ses dettes, même quand c’est votre mère qui les paie, ce n’est jamais très reluisant. Et se marier, par ordre, avec la petite provinciale que vous a choisie votre maman, pour don Juan c’est diantrement humiliant. Roger de Montclars en a la sensation très nette. Mais il s’est avisé d’un moyen pour mettre sa dignité à couvert. Ce moyen qu’un autre n’aurait probablement pas inventé, et dont il se montre justement fier, est celui-ci. Il épousera la jeune fille imposée ; c’est entendu : il n’y a pas moyen de faire autrement : les dettes crient. Mais d’ailleurs il ignorera la marquise. Il continuera de vivre comme par le passé. Il adressera la parole à Mme de Montclars moins souvent qu’à ses domestiques et surtout avec moins d’égards. Ainsi fait-il. Il avait prévenu Fernande. Il tient ses engagemens. Il est loyal. — Il dit : Je suis loyal, en toutes lettres. Il ne va pas jusqu’à exalter sa délicatesse, mais il proclame sa loyauté, je vous assure. — Telle est l’histoire du marquis Roger de Montclars, le loyal gentilhomme, ainsi qu’il la raconte à son ami Pierre Vareine. Nous nous flattons d’abord qu’il exagère, qu’il se vante, qu’il en ajoute. Mais pas du tout. Le voici en présence de sa femme, et il en faut bien croire nos yeux, il en faut bien croire nos oreilles. Elle arrive, avec son air de province et de couvent, modeste dans sa robe étriquée, timide, les yeux baissés, la parole en sourdine. Tout de suite, les poings crispés, l’œil mauvais, la voix rugissante : « Je ne vous aime pas… Je vous ai prévenue… Je suis loyal. » Mieux encore : il reproche à la malheureuse de l’avoir épousé par intérêt ! ! « Je lis dans votre jeu. Bourgeoise, vous avez, voulu être marquise. Provinciale, vous avez voulu vivre à Paris. Vous avez circonvenu ma mère. » Ce gentilhomme a des trouvailles de grossièreté.

Il en a trop. À ce point, cela devient invraisemblable. Un homme, qui a fait ce marché, se croit tenu à certains devoirs qui sont précisément dans les termes du marché ; il témoigne certains égards à la femme qui porte son nom, à moins d’être le dernier des goujats… Mais, me direz-vous, pourquoi le marquis Roger de Montclars ne serait-il pas, si l’auteur l’a voulu ainsi, le dernier des goujats ?… Prenons-le donc tel qu’il est. Tel qu’il est, Fernande l’aime : le cœur a ses raisons.

Cette situation est exposée dans un premier acte, très clair et bien agencé, où nous faisons incidemment connaissance avec les autres personnages : Mme de Jussy, l’inévitable ancienne maîtresse ; le vieux de Ferney, l’oncle de Fernande, un brave homme, honnête et indulgent, qui a été pour sa nièce le meilleur des éducateurs et restera pour elle le plus prudent des conseillers ; un autre vieux, Nizerolles, un « vieux marcheur » celui-là, que tout le monde trouve délicieux et dont le rôle est d’ailleurs aussi inutile qu’il est déplaisant ; Pierre Vareine, l’ami du mari, qui tâchera de jouer son rôle d’ami — complètement.

Deuxième acte. Un bal dans le grand monde. Un mois s’est écoulé. Roger de Montclars l’a passé à Montreux auprès de sa maîtresse. Ce soir, le hasard d’une fête mondaine va le mettre en présence de sa femme. Il retrouve Fernande dans ce salon, mais il a peine à la reconnaître, tant elle est différente d’elle-même. Est-ce elle, la petite couventine d’il y a un mois, qui est devenue cette mondaine brillante et hardie, entravée et décolletée au point de causer quelque scandale, même dans un salon d’aujourd’hui ? Roger en demeure stupide, et nous-mêmes, nous sommes un peu étonnés. La métamorphose a été bien rapide. Tant d’assurance ne s’acquiert pas si vite. Pour apprendre à porter un minimum de robe, il faut plus de temps qu’à la couturière pour exécuter ce chef-d’œuvre d’indécence. Là encore il y a de l’invraisemblance. Les auteurs d’aujourd’hui ont délibérément pris le parti de ne plus tenir aucun compte des possibilités de la vie réelle. C’est un défaut dans une comédie d’observation. Voilà donc la toute récente marquise de Montclars dans le rôle de femme en vue, adulée, courtisée, et même serrée de près par Pierre Vareine, l’ami du mari. Nous disons bien : c’est un « rôle » qu’elle joue. Nous le devinons tout de suite ; nous lui en faisons compliment ; nous lui reprochons seulement de le jouer en comédienne de trop d’expérience. Elle aime son mari. Donc, pour le conquérir, elle a recours à ce moyen, un moyen classique, un moyen de répertoire : la coquetterie. Ce moyen est en train de réussir. Ahuri par la transformation de sa femme, excité par la vue de ce qu’elle montre à tous, grisé par ce parfum de galanterie qui flotte autour d’elle, ce mari dont la tête est faible et la chair est prompte, se jette avec des yeux de convoitise sur cette femme dont la loi a fait sa femme… Fernande trouve le mot de la situation : « Vous agissez comme une brute. »

Au troisième acte, — quelques semaines après, le soir, — nous voyons que Roger, repoussé une première fois par un geste de dégoût de Fernande, s’est épris sérieusement d’elle. Parallèlement, Pierre Vareine devient auprès de celle-ci de plus en plus pressant. Nous savons bien que la marquise aime toujours Roger et n’aime que lui, qu’en entendant des mots d’amour, elle les imagine dits par lui ; tout de même, ces mots dits par un autre, elle les entend, elle les écoute ; la griserie monte : elle joue un jeu dangereux. Nous sommes inquiets, et nous trouvons que Roger ne l’est pas assez, qu’il a eu tort d’aller ce soir chez sa maîtresse… Un coup de téléphone. C’est Pierre Vareine, plus amoureux que jamais. Signalons, au passage, cette curieuse nouveauté théâtrale : la conversation coupable par téléphone. Le moyen n’est pas de tout repos : Roger surprend sa femme à l’appareil. Accès de jalousie furieuse. Vous devinez tout ce que la fureur et la jalousie peuvent mettre d’outrages dans cette bouche : « Hypocrite ! menteuse ! etc. Je vous hais. » Fernande ne se connaît plus de joie. Elle appelle son oncle. Elle lui jette ce cri d’allégresse : « Mon mari vient de me dire qu’il m’aimait ! »

Désormais nous n’avons plus aucun doute sur l’heureuse tournure que vont prendre les événemens. Il y aura encore quelques tiraillemens, comme il se produit dans les fins de grève quelques sabotages attardés. Roger cherchera à savoir s’il a eu ou s’il n’a pas eu un sort, — qu’il n’aurait pas volé ! Il fera mine de partir. Fernande sera près de se jeter dans ses bras, d’avouer qu’elle a joué la comédie. Mais la sagesse parlera par la voix du vieil oncle. Ce bon vieillard conseille à sa nièce de ne pas perdre, par une minute d’oubli, le fruit de si longs efforts. « Ton mari, lui dit-il, est un homme d’une psychologie particulière. Il a regardé sa femme quand il l’a vue désirée par d’autres. Il l’aime parce qu’il croit qu’elle l’a trompé. Ne lui enlevons pas ses illusions !… » Cet oncle me paraît assez bien connaître son neveu et lui accorder toute l’estime qu’il mérite. Mais l’important est que Roger soit devenu amoureux de Fernande. Voilà encore un ménage qui nous donne les meilleures espérances.

La pièce de M. Pierre Wolf a obtenu un vif succès. Elle est agréable, chatoyante, bien mise en scène, rapide de dialogue, savamment dosée en rire et en larmes, d’une grande dextérité. Elle ne donne pas beaucoup à penser ; mais, au théâtre, cela vaut quelquefois mieux. Facilement écrite, elle sera écoutée facilement. Le sujet est la conquête d’un mari par sa femme, comme le Maître de Forges était la conquête d’une femme par son mari. Je n’y ferai qu’une objection, c’est le caractère décidément trop répugnant du mari. Les auteurs de maintenant continuent à mettre des comtes, des marquis et des ducs à la scène. Ils leur donnent libéralement tous les vices, mais ils leur retirent l’air et le langage de la bonne éducation. Cela ne fait pas compensation. Le marquis de Presles se mariait lui aussi pour payer ses dettes et revenait, lui aussi, à une ancienne maîtresse. Mais il était élégant, spirituel et gai : impertinent avec M. Poirier, mais toujours très poli avec Antoinette Poirier, il n’admettait pas que personne, à commencer par lui-même, traitât la marquise de Presles autrement qu’en marquise. Dépourvu de sa légèreté et de ses grâces, comme d’un brillant plumage, le marquis de Presles, devenu Roger de Montclars, est vraiment un trop vilain oiseau. L’objection a une certaine importance parce que la vilenie du mari éclabousse forcément la femme. Je sais bien que l’amour est l’amour et ne se discute pas. Mais pourtant ! Il y a des distinctions à faire. L’amour d’un homme qui tantôt vous injurie comme un portefaix et tantôt vous convoite comme une bête en rut, c’est l’amour, mais au sens du mot le plus bas. Que voulez-vous que je pense d’une jeune femme éprise de cet amour-là ? Pour contenter son désir, ce n’est pas la peine de lui dénicher un marquis : il y suffit d’un charretier.

Les Marionnettes sont très joliment jouées. M. Grand est moins à son avantage que dans Comme ils sont tous. Il alourdit, appesantit, assombrit le rôle de Roger de Montclars, qui n’avait pas besoin de ce surcroît de disgrâce. Mlle Piérat, un peu larmoyante au premier acte, un peu trépidante au second, est très agréable. Voilà deux créations qui la mettent au premier plan. M. de Féraudy a dessiné avec sa finesse coutumière la physionomie du vieux de Ferney, un bonhomme sentimental et avisé, type un peu conventionnel mais si sympathique ! Les autres rôles sont très convenablement tenus.


Sous ce titre : le Marchand de bonheur, M. Kistemaeckers nous conte la déplorable histoire d’un jeune millionnaire. C’est un grand malheur d’être le fils d’un papa très riche ; on devrait se le dire, entre fils de papas pauvres ; cela contribuerait beaucoup à adoucir les conflits sociaux. La pièce de M. Kistemaeckers, — dont je m’empresse de constater le succès, — est destinée à mettre en lumière cette vérité désolante pour quelques-uns, mais consolante pour beaucoup d’autres. Je ne dirai pas que cela se dévide comme les couplets d’une complainte ; cela se déroulerait plutôt comme une série d’images d’Epinal, très perfectionnées par le moderne cinématographe.

Le jeune millionnaire fréquente les loges d’actrices. Lieu de séduction, mais aussi de perdition ! L’actrice s’appelle Monique Méran. Ce soir, qui est un soir de première, elle est en plein triomphe. Des flots d’admirateurs lui offrent des bouquets, des bonbons, des hommages. Le jeune René Brizay, connu dans le monde de la haute noce sous le sobriquet du « Petit Chocolatier, » lui offre son cœur et autre chose avec. Monique Méran accepte, non sans avoir fait quelques manières, qui ajoutent au don de sa personne l’apparence flatteuse d’une conquête. En cette soirée mémorable, René Brizay, qui a la veine, aura fait deux heureuses. L’autre, ce n’est pas, comme dans une poésie connue, la mère de l’aimable personne ; c’est une de ses petites camarades, une humble figurante, Ginette Dubreuilh, que son étoile a conduite dans la loge de Monique, au moment précis où il y pleut de l’or. Comme elle se plaint de sa triste condition de gamine jetée au vice par la misère, le Petit Chocolatier lui jette à la figure un petit hôtel tout meublé, un crédit chez la couturière, chez la corsetière, chez la modiste et divers autres fournisseurs, sans préjudice d’un compte ouvert dans un établissement de crédit des plus sérieux. N’en jetez plus, René !… Ahurissement de l’enfant de Montmartre et du spectateur.

Le jeune millionnaire est sujet à être « tapé » dans les grands prix. Je m’excuse de l’emploi de ce vocable que je considère comme trivial. Mais on m’assure qu’il a été consacré par un fréquent usage. René Brizay, d’un geste magnifique, a tendu à un aviateur en quête de fonds un chèque de cent mille francs. L’aviateur en profite pour s’élever à des hauteurs inouïes et pour tromper sa femme. Je n’ai pas bien compris ce jeu conjugué de l’adultère et de l’aviation. La galanterie en aéroplane, dirait Mme Cardinal, comme c’est probable ! Le second acte est consacré à attendre cet aviateur qui doit atterrir, cette nuit, dans le jardin de l’hôtel et sous les yeux d’une foule enthousiaste. Il ne me semble pas que l’aviation eût encore été appliquée à la littérature dramatique. Nous sommes en pleine actualité.

Le jeune millionnaire doit craindre de ne pas être aimé pour lui-même. Monique Méran, pour lui plaire, a renoncé au théâtre. Mais a-t-elle renoncé à sa liaison avec un camarade de planches, Barroy ? Tel est l’angoissant problème que retourne en tous les sens l’infortuné Brizay. Il n’y trouve qu’une solution, mais qui est précisément celle que devait trouver cet imbécile : c’est d’épouser Monique.

Le jeune millionnaire est exposé à passer à côté du bonheur. Car le bonheur est là, tout près : il s’appelle Ginette Dubreuilh. La petite fleur de trottoir, depuis qu’elle a été soudainement enrichie par Brizay, s’est éprise pour son bienfaiteur d’un amour désintéressé et pur. Afin de rester fidèle à ce culte idéal, elle refuse les propositions alléchantes et menaçantes du financier Mourmelon. Et aussi elle vilipende et calomnie son amie Monique. Elle fait de son mieux, la pauvre enfant ; elle fait tout ce qu’on peut attendre d’une grue vertueuse et passionnée. Mais Brizay préfère partir en voyage avec Monique qui déjà ne l’aime plus guère. Ginette, qui aime Brizay, deviendra la maîtresse de Mourmelon. Triste ! triste !

Le Marchand de bonheur est une pièce qui plaira. Elle est brillante, chatoyante, bien mise en scène : il y a, à mon gré, un peu trop de philosophie ; mais ce n’est qu’une nuance.

Le succès de l’interprétation, qui a été très vif, revient pour une bonne part à Mlle Lantelme, tout à fait remarquable dans le rôle pittoresque de Ginette. L’excellent comédien Lérand exprime à la perfection l’incurable tristesse qui convient à un auteur gai. M. Becman, chargé du rôle de René Brizay, le marchand de bonheur, est un nouveau venu. Il jouera bien les Werther. Mais la gaieté ne semble pas être de son emploi : il n’a pas le sourire.


RENE DOUMIC.