Revue dramatique - A propos du centenaire de Diderot

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Revue dramatique - A propos du centenaire de Diderot
Revue des Deux Mondes3e période, tome 64 (p. 449-465).
REVUE DRAMATIQUE

A PROPOS DU CENTENAIRE DE DIDEROT

Entretien d’un philosophe avec la maréchale de***. — Est-il bon ? est-il méchant ?

Voilà cent ans, le 30 de ce mois, que Diderot a rendu son âme à Dieu, — si tant est qu’il se soit aperçu, le 30 juillet 1784, que Dieu lui en avait prêté une. Voilà cent ans que ce turbulent athlète, souvent dressé contre l’église, repose sous une chapelle de la Vierge : paix à l’auteur de l’Oiseau blanc ! Il avait menacé, même couché là, de ne pas se tenir tranquille : on connaît sa lettre à Mlle Volland, où, pour la première fois, il ébauche, à titre de paradoxe, une doctrine sur la perpétuité de la vie et le chimérique de la mort : « La seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, c’est qu’à présent vous vivez en masse, et que, dissous, épars en molécules, dans vingt ans d’ici, vous vivrez en détail… O ma Sophie ! il me resterait donc un espoir de me confondre avec vous quand nous ne serons plus, si les molécules de votre amant dissous avaient à s’agiter, à s’émouvoir, et à rechercher les vôtres éparses dans la nature. » Il ne paraît pas que, du caveau de Saint-Roch, la poussière du philosophe ait pu s’échapper pour cette amoureuse recherche ; il est donc là, depuis un siècle, immobile : après tant d’agitations, ce n’est pas trop. Mais un pieux hommage ne trouble point les morts : quelques dévots du grand Denis, — l’Antéchrist aura les siens ! — ont résolu, à l’occasion de ce 30 juillet, de remuer un peu sa mémoire.

Il s’est formé un comité pour régler une cérémonie de centenaire : l’idée de cette fête, apparemment, ne déplairait pas à Diderot. Avec toute sa bonhomie et sa négligence, il ne laissait pas d’être glorieux. Glorieux de vertu d’abord, il s’en expliquait hautement : n’est-ce pas une condition pour être vertueux ? N’est-ce pas la première raison de l’être ? Aussi bien, lorsqu’on aime la vertu on veut qu’elle soit récompensée, et la. meilleure façon de l’affermir est de lui assurer sa récompense : « Il faut un salaire à l’homme ; montrez-lui sa statue quand il ne sera plus. » Voici la statue : elle s’élève déjà devant le Palais de l’Industrie ; elle entendra les applaudissemens. Enfin Diderot, enthousiaste en chambre, estimait à haut prix l’enthousiasme en plein air et les démonstrations publiques. L’idée du roi de Danemarck, un jour acclamé par ses sujets et jetant son chapeau en l’air, le faisait tressaillir de joie : « Ce chapeau jeté en l’air marquait une âme bien enivrée ! » Il n’est pas jusqu’aux pompes catholiques dont il n’admirât les beautés comme des occasions de s’émouvoir et de se sentir des larmes ; il faut voir comme il parle de « notre Adoration de la croix au vendredi saint, et de la procession de la Fête-Dieu. » Va donc pour un centenaire !

Nous le voudrions même, ce centenaire, sinon plus populaire qu’il ne sera, du moins célébré par un concours plus large d’amis. Diderot en a beaucoup, et c’est justice : n’a-t-il pas, de son vivant, assez sacrifié à l’amitié ? Il en a de plusieurs sortes et de plusieurs origines : il est si varié ! Je vois bien que dans le comité qui s’est donné le gouvernement de cette fête, quelques diversités ont des représentans. M. Sully-Prudhomme, sans doute, honore le saint que l’on chôme pour ce que sa philosophie a de plus solide et de plus pur, son caractère de plus généreux et de plus délicat. M. Renan le goûte à sa manière, qui n’est pas celle de tout le monde, et peut-être parce que M. Renan n’a le dégoût de rien ; il savoure Diderot, et ne montre pas qu’il le trouve rode : quelle différence pourtant de ce bourgogne à son délicieux lacryma-christi ! Mais Renan et Sully-Prudhomme ne sont ici que des noms et pour l’affiche : il ne paraît pas que ces messieurs aient pris grande part à l’organisation de la fête. Ils ne sont que du dehors et de la grande famille des fidèles ; les gens d’une communauté plus étroite ont mis la main sur le mort : M. Pierre Laffitte, qui tient un rang distingué dans le sacerdoce positiviste, est le président du comité. Il se conçoit, assurément, que les disciples d’Auguste Comte éprouvent une admiration particulière pour l’auteur de l’Interprétation de la nature, de l’Entretien avec d’Alembert, du Rêve et de certaine lettre à Landais ; plusieurs d’entre eux ont accepté du maître sa doctrine tournée en religion ; ils pratiquent, à son exemple, un culte de l’humanité représentée par les grands hommes ; on s’étonnerait que celui-ci eût échappé à leur piété. Ce qui nous affligerait seulement, ce serait que leur zèle fit d’une grande fête un exercice de superstition domestique et que le 30 juillet de cette année, au lieu d’être le 30 juillet, fut le seizième jour du Mois de Dante (épopée moderne) : convoqués selon le calendrier positiviste, il se pourrait que tous les amis de Diderot ne fussent pas au rendez-vous.

M. Pierre Laffitte, en ce jour solennel, fera une conférence au Trocadéro ; après quoi, si l’on ne s’est ravisé d’ici là, M. Coquelin aîné, assisté de Mlle Pierson, jouera l’Entretien d’un philosophe avec la maréchale de*** : c’est un projet, paraît-il, que M. Coquelin caressait depuis longtemps. Les conservateurs des reliques de M. Gambetta, qui ne nous laissent ignorer aucune de ses bonnes pensées, nous ont fait savoir que, d’après l’intention de cet illustre ami, le comédien devait risquer l’entreprise dans une des soirées du Palais-Bourbon. C’était, comme on sait, des soirées d’hommes ; la plupart connaissaient Diderot comme un des auteurs de l’Encyclopédie, et l’Encyclopédie comme une machine de guerre contre l’ancien régime : Diderot, en somme, était un adversaire du Seize-Mai. Danton n’ayant pas laissé de proverbes, on ne pouvait trouver mieux qu’un ouvrage de Diderot pour purifier la maison empestée par Monsieur Choufleuri. Tout de bon, ce devait être un divertissement curieux entre deux cigares : l’athéisme et le tabac seraient secs, aucun des invités ne s’en fâcherait. Cette recherche d’une pièce rare et de bonne qualité littéraire prouvait l’instinct artistique du méridional qui ne se cachait pas d’égaler Périclès ; point de meilleure occasion pour ce dialogue. Hélas lia mort a décommandé les acteurs. M. Coquelin pourrait donner la première représentation de l’Entretien pour un « bout de l’an » laïque de son ami ; ensuite il en trouverait l’emploi dans telle soirée de contrat précédant un mariage civil qui ne serait suivi d’aucune consécration religieuse. Si cette mode prenait, les catholiques en seraient quittes pour faire jouer en matinée, entre la mairie et l’église, la Partie de dames, de M. Feuillet, où l’on voit la bonne Mme d’Ermel convertir son vieil ami le docteur Jacobus : ce serait de franche guerre. Mais, pour commencer, M. Coquelin a trouvé de l’opportunité au centenaire de Diderot ; il l’a donc choisi ; et c’est sur la scène du Trocadéro que Mlle Pierson, désignée pour sa partenaire, lui donnera la réplique.

Cette publicité, pour l’Entretien d’un philosophe avec la maréchale de ***, est-elle bienséante ? Est-elle avantageuse ? Nous doutons sur le second point au moins autant que sur le premier. Que les positivistes aient pour ce dialogue une tendresse particulière, à la bonne heure ! Il est dirigé contre « un système d’opinions bizarres qui envoie le coupable demander pardon à Dieu de l’injure faite à l’homme, et qui avilit l’ordre des devoirs naturels et moraux en le subordonnant à un ordre de devoirs chimériques ; » si l’on veut le placer dans le bréviaire moderne, à merveille ! Mais le transporter sur la scène ! Le plus décidé libre penseur ose-t-il garantir que les convenances s’en accommodent ? Est-ce la religion, aujourd’hui, qui a perpétue dans la société entre les citoyens, et dans la famille entre les proches, les haines les plus fortes et les plus constantes ? » Est-ce le moment de lui reprocher son intolérance, ses ravages, ses habitudes d’extermination, et cela du haut d’un tréteau, dans une salle ouverte à tous venans, et remplie de gens qui, pour la plupart, ne rapporteront pas ces paroles à l’époque où elles furent écrites ? L’incrédule éclairé ne se fera-t-il pas scrupule de faire entendre à des illettrés le ton de cette impiété qui n’est plus la sienne ? Au risque d’être suspect de cléricalisme, nous protesterons au moins pour les dieux de la Grèce et de Rome, que Diderot traite comme M. Soury tout seul traite aujourd’hui Jésus-Christ : « Les dieux qu’adoraient les vieux Grecs et les vieux Romains étaient la canaille la plus dissolue : un Jupiter à brûler tout vif ; une Vénus, à enfermer à l’hôpital ; un Mercure, à mettre à Bicêtre. » O monsieur Renan ! laisserez-vous réciter devant la foule une pareille histoire des religions ? Et l’auteur entravé, traqué, persécuté de l’Encyclopédie, n’avait point de griefs contre les serviteurs de Jupiter, de Vénus et de Mercure : après cela, jugez comme il peut parler du Nouveau-Testament ! Est-il ‘opportun vraiment que sa voix trouve de l’écho dans une salle publique ?

Mais, à la rigueur, ce n’est pas notre affaire d’en juger, et, si l’Entretien d’un philosophe avec la maréchale de ***, tout en choquant de secrètes délicatesses, avait chance d’éclater sur la scène comme un chef-d’œuvre théâtral, nous en devrions prendre notre parti. Le malheur est que nous sommes persuadé du contraire. Quelqu’un assure que l’Entretien est aussi scénique, pour le moins, que le badinage de Musset : Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée ; nous ne saurions en convenir. La manière de couper le dialogue par certaines pauses est à peu près la même dans les deux ouvrages ; Crudeli s’interrompt pour demander si le maréchal est de retour, et la maréchale le prie de poursuivre ; le comte ouvre la porte pour s’en aller, et puis il revient auprès de la comtesse. Joignez à cela, ou plutôt prenez d’abord que Musset, comme Diderot, fait causer ensemble un homme et une femme : voilà toute l’analogie. Mais, chez le poète, les deux interlocuteurs ont un intérêt personnel en jeu ; une action court discrètement sous les paroles, qui a un principe, un milieu et une fin. Le comte, arrivant chez la marquise, lui tient des propos galans qu’elle reçoit assez mal ; peu à peu il nous est donné de voir qu’il l’aime plus qu’il ne pensait et qu’elle est plus près de le récompenser qu’elle ne paraissait d’abord ; à la fin, il l’épouse ; cela suffit à faire circuler d’un bout à l’autre du dialogue un mince filet de vie dramatique, le spectateur ne se distrait pas de l’aventure.

Au contraire, voyez Crudeli et la maréchale : quelle mise de sentimens exposent-ils dans cette affaire ? Aucune. Ils discourent pour le plaisir ; ni l’un ni l’autre n’engage sa personne. Ils se retrouvent à l’autre bout tels qu’ils étaient au départ : Crudeli n’a pas tenté de convertir la maréchale à l’irréligion ; encore moins la maréchale a-t-elle entrepris de catéchiser Crudeli. Un essai de prosélytisme introduirait là-dedans un semblant d’intérêt d’un ordre bien éloigné, bien peu théâtral ; il n’y est même pas. « Je ne me suis pas proposé de vous persuader, dit le philosophe. La religion, qui a fait, qui fait et qui fera tant de méchans, vous a rendue meilleure encore ; vous faites bien de la garder. » La maréchale, de son côté, quand le philosophe parle d’un autre monde, se borne à dire obligeamment : « Nous nous y revenons un jour, monsieur Crudeli. » Sur quoi il répond, avec un redoublement de politesse : « Je le souhaite, madame la maréchale ; en quelque endroit que ce soit, je serai toujours très flatté de vous faire ma cour. » Cette manière prouve l’impartialité de l’auteur, ou plutôt sa tolérance ; mais rien ne serait moins heureux pour animer sa pièce, s’il avait voulu en faire une. A vrai dire, il n’y a guère pensé. Donner pour telle cette dissertation par répliques, c’est l’exposer au reproche d’être froide, languissante, ennuyeuse, malgré tout l’esprit de Crudeli et ses ressources de raisonnement, malgré la bonne grâce de la maréchale, malgré la belle humeur de tous les deux, leur enjouement et leur promptitude à la repartie, « Quoi ! s’écrie la maréchale, vous ne volez point, vous ne tuez point, vous ne pillez point ? — Très rarement, répond l’autre. — Que gagnez-vous donc à ne pas croire ? — Rien du tout… Est-ce qu’on croit parce qu’il y a quelque chose à gagner ? .. — J’avoue que je prête à Dieu à la petite semaine. — Pour moi, je mets à fonds perdu. — C’est la ressource des gueux. — M’aimeriez-vous mieux usurier ? — Mais oui, on peut faire l’usure avec Dieu tant qu’on veut, on ne le ruine pas. » Tout ce début est charmant ; la discussion s’engage le plus brillamment du monde ; et maintes fois encore, de ci, de là, au choc des argumens, de pareilles étincelles y jailliront ; cela ne fait pas que le sujet soit scénique. « Est-il possible de séparer de la notion d’une divinité l’incompréhensibilité la plus profonde et l’importance la plus grande ? » Voilà, en deux lignes, de quoi assommer un spectateur. Le philosophe ne peut se dispenser, pour plus d’agrément, de traiter sa matière ; et par quelles raisons s’en aviserait-il ? Il ne sait pas qu’il est en scène, il n’y est pas, il ne prévoit pas que de maladroits amis l’y traîneront. Ce n’est pas sa faute si M. Pierre Laffitte invite les amateurs de spectacles à sa soutenance de thèse, à peu près comme Thomas Diafoirus invite sa maîtresse à venir voir, pour se divertir, la dissection d’une femme. A bon entendeur salut : après cela, si le comité passe outre, nous ne nous désolerons pas. Nous ne pensons pas que, pour ce manquement aux bienséances, le feu du ciel se dérange, ni qu’un grand nombre d’innocens soient affligés par ce scandale : Dieu est bien haut, et le Trocadéro bien loin… Nous ne craignons pas, d’autre part, que la gloire de Diderot périsse dans cette algarade : nous attendons le 30 sans trop d’émoi. Cependant les commissaires de la fête se sont aperçus que, tel quel, le programme des réjouissances était un peu maigre ; ils ont prétendu, pour le renforcer, que la Comédie-Française elle-même se mît de la partie. Aux grands jours de liesse nationale, on ne tire pas seulement un feu d’artifice au Trocadéro : il fallait que la place du Théâtre-Français eût le sien, et il convenait qu’ici la pièce montée fût d’importance. Une campagne a été menée pour décider M. Perrin à faire ce que ses prédécesseurs, ni en 1830, ni en 1854, n’avaient voulu hasarder, à jouer cette pièce de Diderot : Est-il bon ? est-il méchant ? qui n’a jamais été représentée sur un théâtre, et qui, retrouvée par M. Paulin vers 1830, fut publiée par M. Taschereau quatre ans plus tard dans la Revue rétrospective[1]. On a remis en avant, pour ébranler l’administrateur, les opinions de M. Taschereau, de M. Champfleury, de M. Laugier (examinateur à la Comédie-Française sous le règne de M. Arsène Houssaye), l’opinion de Baudelaire, assez inattendue en cette enquête, et celle de M. Assézat ; on a fortifié le tout de quelques jugemens aussi favorables que les autres, et l’administrateur ne s’est pas laissé vaincre : faut-il l’en blâmer ? D’après M. Taschereau, voici « une comédie comme on n’en fait plus depuis Beaumarchais. » M. Champfleury, qui, pendant cinq ans, a pressé M. Arsène Houssaye de jouer la pièce, accuserait volontiers M. Taschereau de froideur. M. Laugier, dans son rapport, déclare que c’est « une peinture de mœurs pleine de verve en même temps qu’une excellente comédie de caractères. » Baudelaire y voit un des rares exemplaires « du théâtre que rêvait Balzac ; » il en loue hardiment « la merveilleuse portée. » M. Assézat n’a garde de contredire à aucun de ces éloges ; il remarque « un air de famille entre M. Hardouin et Figaro. » M. Fouquier, bien que plus tiède, renchérit sur ce point spécial ; il admet les deux personnages pour tout à fait semblables. Enfin M. Joseph Reinach certifie que l’œuvre est « profonde, » et, sans marchander, il la traite de « chef-d’œuvre. » À ce concert de panégyriques M. Perrin résiste ; apparemment, il s’est fait attacher au mât de son navire : a-t-il tort ? a-t-il raison ?

Une petite phrase mal tournée du rapport de M. Laugier fait de l’ouvrage si vanté un éloge plus juste que les autres. L’examinateur encourage la Comédie-Française à « remettre Diderot en lumière dans des conditions tout à fait contraires au Père de famille. » C’est en effet le mérite de cette comédie qu’elle tranche sur tout le théâtre de l’auteur, et non-seulement sur le Père de famille, mais sur le Fils naturel et sur ces tentatives de pièces qu’une récente publication nous a fait connaître : le Shérif et les Pères malheureux. Ici, par une chance extraordinaire, Diderot ne prétend pas donner un exemple qui réforme le théâtre, ni « concourir avec les lois pour nous faire aimer la vertu et haïr le vice. » Il ne cherche pas à donner un modèle du genre nouveau, honnête et sensible, une comédie sérieuse, ni une tragédie bourgeoise, ni rien d’édifiant et de larmoyant. Ce n’est point ici une de ces productions mémorables pour lesquelles il se guinde sur le trépied et « bouillonne comme l’eau thermale qui sort des volcans. » Ce n’est qu’une bagatelle, un amusement de société, fait pour le plaisir de fauteur et de quelques intimes : à peine s’il en parlera une fois dans son Paradoxe sur le comédien, et seulement pour rappeler la manière dont il y tenait son rôle ; nulle part ailleurs il n’en souffle mot ; personne des contemporains, sinon un Allemand, Méister, ne parait en avoir connaissance : il y a loin, en effet, de ce modeste ouvrage au Père de famille, qui remplit de son importance plusieurs lettres de l’auteur, plusieurs de ses essais, tant de controverses entre ses partisans et ses détracteurs, — et la Dramaturgie de Hambourg !

Un jour, Diderot a jeté sur le papier le Plan d’un divertissement domestique : une suite de scènes indiquées en quelques lignes, décousues, qui seraient mêlées de couplets et de danses et serviraient, comme l’étiquette l’annonce, de passe-temps à une réunion d’amis : ce serait une charade ou plutôt une parade. Sur ce canevas pourtant une idée comique était marquée. Le chevalier veut obtenir pour Mme de ***, veuve d’un officier de marine, une pension réversible sur la tête de son enfant ; que fait-il ? Parlant au premier commis, il se donne pour le père de l’enfant. Mme de ***, enchantée du succès, remercie le premier commis et lui présente son fils ; le premier commis « fait l’horoscope de ce fils d’après le père qu’il lui croit ; » la mère demande si ce digne homme n’a pas « une fibre dérangée dans la tête ; » le chevalier, alors, déclare le moyen dont il a usé : indignation de la mère.

L’origine de cette idée ? Une aventure de Diderot, de ce Diderot qui disait ingénument : « On ne me vole point ma vie, je la donne, » toujours engagé, souvent fourvoyé dans l’entreprise de quelque service à rendre, et dévoré par les inconnus presque autant que par ses amis. Entre combien de bons offices, pour peu que l’on feuillette sa correspondance ou l’histoire de sa vie, ne le voit-on pas partagé ! Le souvenir de celui-ci est conservé dans une lettre à Mlle Volland : « M. Rodier paraît aussi fâché que moi de prolonger à mes dépens la petite pension de cet enfant que j’ai fait à une femme que je n’ai jamais vue, par l’opération du Saint-Esprit ; » dans une seconde lettre il nomme cette femme : une madame Du Bois. La chose était assez plaisante pour qu’il la mît, cinq ans après, dans le Plan d’un divertissement. C’est tout ce qu’il garda de ce plan lorsqu’il écrivit, en effet, pour Mme de M… (sans doute Mme de Meaux) le divertissement désigné sous ce titre : la Pièce et le Prologue. « Cette pièce est l’ouvrage d’un jour, dit-il dans la dédicace ; on a mis à la composer moins de temps qu’à la transcrire. » A l’histoire de Mme Du Bois, pour corser l’ouvrage, il joint l’anecdote d’un procès où figuraient, d’une part, un parent de Mlle Volland, qui avait perdu sa femme, un habitant de Gisors, à qui elle avait légué une chaise à porteurs, et Mme Geoffrin qui avait aidé à la délivrance du legs ; d’autre part, les héritiers naturels de la morte. Ce ragoût d’une affaire d’héritage avec une supposition d’enfant, sans que l’une soit liée à l’autre, c’est la matière principale de la Pièce et le Prologue, ou Celui qui les sert tous et n’en contente aucun.

Est-il bon ? est-il méchant ? n’est que la Pièce et le Prologue mise en quatre actes au lieu d’un seul. C’est le même sujet remanié, réconforté d’une troisième action, assez analogue à la première : de même que, pour obtenir la pension de la veuve, il se prétend le père de son fils, de même, pour décider une mère récalcitrante à marier sa fille avec l’homme qu’elle aime, le héros de la comédie prête aux amoureux un enfant. Aucun lien, d’ailleurs, entre la troisième action et les deux autres, pas plus qu’entre celles-ci ; aucun absolument, sinon l’obligeance du personnage qui mène toutes les trois. A bien compter, il en mène encore une quatrième, qui ne se rattache guère davantage au reste, mais celle-ci tient peu de place : pour être agréable à cette mère qu’il inquiète si fort sur sa fille, il fait donner à un abbé galant le bénéfice destiné à un tartufe morose, et comment ? En attribuant à l’un les qualités de l’autre, et vice versa, aux yeux d’un vieux dévot. Je ne fais pas mention d’une action générale, qui serait la cinquième, et qui enveloppe toutes les autres : est-ce une action dans les Fâcheux, que la promenade d’Éraste à la poursuite d’Orphise ? Une fable de ce genre n’est qu’un prétexte à faire défiler les incidens isolés des ouvrages de cette sorte : c’est le cadre où glissent les tiroirs. Dans Est-il bon ? est-il méchant ? comme dans la Pièce et le Prologue, l’auteur feint qu’une dame demande au héros d’écrire un divertissement pour la fête d’une de ses amies. Après quelques difficultés, notre homme s’y engage ; il est empêché de tenir sa promesse par une série d’embarras, on sait lesquels : une pension à obtenir, un procès à arranger, etc. ; .. voilà le train de l’ouvrage ; à la fin, le divertissement se trouve fait sans que le public y ait pris garde. Entre temps, le héros a prié un poète de le suppléer ; il lui a présenté cette suppléance comme une faveur qu’il lui faisait ; au dénoûment, le poète apporte sa pièce, on la refuse ; faut-il marquer cet accessoire pour une sixième action ? Au moins devons-nous constater que la liste des épisodes s’allonge, l’aventure du poète est déjà dans la Pièce et le Prologue, mais point celle des abbés, non plus que celle de la mère, de la fille, et de l’amoureux. De même s’allonge le titre ; une fois seulement, citons-le en entier : Est-il bon ? est-il méchant ? ou l’Officieux persifleur, ou Celui qui les sert tous et qui n’en contente aucun.

Aujourd’hui que les noms des collaborateurs prennent toute l’affiche, un titre pareil nous semble exagéré. C’était alors la mode, au moins pour ce genre d’ouvrages. Voyez plutôt les Amusemens de société ou proverbes dramatiques, par M. de Carmontelle ; » cela s’intitule : le Petit Maître par philosophie, ou, que Chacun fasse son métier et les vaches seront bien gardées ; la Rose rouge, ou Qui dit ce qu’il sait, qui donne ce qu’il a, qui fait ce qu’il peut, n’est pas obligé à davantage… Diderot jugeait sévèrement ce pauvre Carmontelle ; il ne trouvait dans ses opuscules « ni chaleur ni verve ; » l’un d’eux, cependant, obtient grâce devant son goût : les Époux malheureux, ou le Diable n’est pas toujours à la porte d’un pauvre homme : « C’est le fond d’une comédie charmante et du plus grand pathétique. Ah ! si ce sujet fût tombé dans la tête d’un poète, il y a de l’étoffe pour cinq bons actes bien conditionnés et bien chauds. » Dans la Pièce et le Prologue, Diderot a trouvé de l’étoffe pour quatre actes ; à vrai dire, ces quatre actes ensemble sont à peine plus longs d’un tiers que l’unique de l’origine. De quelque façon qu’ils soient « conditionnés, » grâce à Dieu ! ils n’ont point de « pathétique : » on sait quel est le pathétique de l’auteur ! Mais, avec toute « la chaleur et la verve » qu’on y peut trouver, ils appartiennent bel et bien à l’espèce des « proverbes dramatiques ou amusemens de société : » Est-il bon ? est-il méchant ? n’est rien de plus. C’est encore, si l’on veut, — et l’auteur lui-même dans le courant de sa pièce en introduit la remarque, — « une de ces facéties telles qu’on en joue aux Palais-Royal ou Bourbon, » une improvisation dans le goût de Laujon ou de Collé ; il y faut « l’esprit et la facilité » de l’un, ou la « verve et l’originalité » de l’autre. Admirons-y la facilité, la verve et le reste de Diderot, qui valent cent fois mieux, d’accord ! Mais l’espèce est la même. Est-il bon ? est-il méchant ? prendrait place auprès de la Femme, la Fille et la Veuve, sous ce titre : la Veuve, l’Avocat et la Mère, sans que l’auteur des A-propos de société eût quitté son genre. De même, dans le Théâtre de société, Est-il bon ? Est-il méchant ? deviendrait Gilles officieux ; ou l’Officieux corrigé, sans que le fond dût changer. Diderot n’a rien prétendu faire de plus considérable, et lui-même, sans doute, à ceux qui veulent tirer la pièce de cet ordre, opposerait, avec une liberté que je ne prendrai pas, le titre exact d’un proverbe de Carmontelle : il les prierait de ne pas faire de lui l’Auteur avantageux, — et de ne pas le faire parler plus haut que la bouche.

C’est justement le mérite ou le bonheur de cette comédie que Diderot l’a faite sans y attacher d’importance. — Mais il y est revenu, trois fois, dira-t-on, ou quatre (une version intermédiaire paraît s’être perdue). — Soit ! Il a donc improvisé trois fois ou quatre ; et c’est tant mieux : ne fut-il pas surtout et en toutes choses un improvisateur merveilleux ? Une improvisation recommencée trois fois et même quatre n’est pas une œuvre méditée : par la méditation, l’auteur du Père de famille et du Fils naturel eût peut-être gâté la chose. La seconde version n’était que « l’ouvrage d’un jour ; » la première, sans doute, avait été l’ouvrage d’une heure : la troisième ou quatrième dut occuper une heure et un jour. Est-il bon ? est-il méchant ? c’est l’împromptu de chez Madame de Malves ou de chez Mme de Meaux, ou plutôt c’est le jeu de tiroirs des Fâcheux dans le cadre de l’Impromptu de Versailles, et c’est vraiment un impromptu : celui de Molière aussi pourrait s’appeler la Puce et le Prologue ; tout bref qu’il soit, il exigea sans doute plus de réflexion. Aussi bien il faut en venir là : le singulier avantage de cet opuscule, c’est que Diderot, cette fois, ne se mettant pas en quête d’ingrédiens pour composer une pâte lourde, prit pour sa pâte feuilletée ce qu’il avait sous la main ; il se mit au feu lui-même, — et le gâteau leva si bien que c’est un régal !

Sans doute aussi est-ce pour cette raison qu’il revint avec complaisance à cette donnée. Dans la Pièce et le Prologue, dans Est-il bon ? est-il méchant ? Diderot s’est campé en scène sous le nom du héros, M. Hardouin. Il y était invité naturellement, puisque plusieurs des aventures qu’il expose en action, sinon toutes, lui étaient arrivées. Il en fait si peu de mystère qu’il place dans la bouche du premier commis une allusion à la générosité de l’impératrice Catherine envers lui : « Voilà, en effet, une belle récompense pour un homme de lettres qui a consumé les trois quarts de sa vie d’une manière honorable et utile, à qui le ministère n’a pas encore donné le moindre signe d’attention et qui, sans la magnificence d’une souveraine étrangère… » D’ailleurs, même sans de telles marques, le personnage se reconnaît à son caractère. Meister ne s’y est pas trompé : « Est-il bon ? est-il méchant ? tel est le titre d’une comédie où ce philosophe voulut se peindre lui-même… » Hé ! le moyen de s’y tromper ?

Il convient cependant de s’expliquer là-dessus. Quelqu’un disait à Diderot ; « Vous avez l’inverse du talent dramatique : il doit se transformer dans tous les personnages, et vous les transformez tous en vous. » M. Caro, dans son étude sur la Fin du XVIIIe siècle, a développé ingénieusement cette parole ; il a montré que tous les personnages du Fils naturel « représentent une qualité de Diderot » ou du moins « une de celles qu’il s’imagine avoir : Rosalie, c’est sa sensibilité ; Clairville, c’est sa fougue et son tempérament ; Dorval, c’est sa générosité ; la jeune veuve, c’est sa vertu ; tous les deux, c’est son amour pour la prédication laïque. Et de même dans le Père de famille, Germeuil, c’est Diderot bienfaisant, se sacrifiant à ses amis, prêt à immoler même l’apparence de l’amitié pour les mieux servir ; Saint-Albin, c’est Diderot amoureux ; .. M. d’Orbesson, c’est le père édifiant, bénissant, pontifiant, comme Diderot ne l’a jamais été, et comme il a toujours rêvé de l’être. » On ne saurait mieux dire : tous ces personnages, qui furent abstraits de Diderot, sont abstraits en effet, et partant ne vivent pas ; cet homme si chaud s’est découpé en tranches froides. Mais Hardouin, notre héros, n’est pas une tranche de l’auteur, c’est l’auteur ; c’est au moins une ébauche de Diderot, mais de Diderot tout entier, reconnaissante à plusieurs de ses traits caractéristiques : c’est donc une ébauche vivante.

L’écrivain, sans doute, n’a pas acquis pour cela « le talent dramatique ; » mais pour que ce héros fût animé, il n’a pas eu besoin de a s’y transformer, » il n’a eu qu’à « le transformer en lui, » ou plutôt il n’a fait que s’y produire. Diderot ne pouvait fournir qu’un seul personnage de théâtre, et justement le voici : c’est lui-même, tel qu’on se le figure dans sa « vieille robe de chambre » et sans rien qui le « mannequine. » Or, comme l’a fort bien dit M. Scherer, « ce qu’il y a de plus intéressant dans les œuvres de Diderot, c’est Diderot lui-même. » Voilà précisément ce qui fait la valeur unique de celle-ci, sa vertu dramatique, ou du moins ce qu’elle en a, et l’intérêt familier que nous y prenons ; c’est le monstre en personne, que nous regardons se démener et que nous entendons crier : comment ne serait-ce pas un plaisir ?

Voyez Hardouin : « il perd son temps et son talent peut-être un peu plus agréablement que la plupart des gens de lettres. » N’est-ce pas là ce Diderot, dissipé en tant de distractions et de besognes, qui écrivait un jour : « Je n’ai pas la conscience d’avoir employé la moitié de mes forces ; jusqu’à présent, je n’ai que baguenaudé ? » N’est-ce pas ce Diderot qui, plus tard, vers la fin de sa vie, en marge d’un chapitre de Sénèque sur le nombre des années perdues, écrivait mélancoliquement : « le n’ai jamais lu ce chapitre sans rougir, c’est mon histoire ? » Hardouin, comme on l’interroge en face sur l’usage de son temps et de son talent, répond avec douceur : « Ma foi, je les donne à tous ceux qui en font assez de cas pour les accepter. » N’est-ce pas ce Diderot qui s’écriait : « Qu’ai-je de mieux à faire que d’accorder une portion de ma vie à celui qui m’estime assez pour solliciter ce présent ? » Hardouin, même accablé d’affaires, reçoit un inconnu : « Si c’était quelque jeune auteur qui eût besoin d’un conseil et qui vînt le chercher de la porte Saint-Jacques ou de Picpus ? un homme de génie qui manquât de pain ! Cela peut arriver. » A cette réflexion, je retrouve l’auteur des Salons, cette merveille, — commencés pour « fourrer la boutique de Grimm ; » et l’auteur d’un Avis au public sur une pommade à faire pousser les cheveux, dont l’inventeur, apparemment, menaçait de mourir de faim ! Je le retrouve aussi, à cette promesse qu’Hardouin fait à M. de Surmont, le poète : « Si nous réussissons, le succès sera pour votre compte ; si vous tombez, la chute sera pour le mien. » Je le retrouve encore à cette description d’une vie écartelée par tant de soucis : « Je suis obsédé d’embarras : j’en ai pour mon compte, j’en ai pour le compte d’autrui ; pas un instant de repos. Si l’on frappe à ma porte, je crains d’ouvrir ; si je sors, c’est le chapeau rabattu sur les yeux. Si l’on me relance en visite, la pâleur me vient. Ils sont une nuée qui attendent après le succès d’une comédie que je dois lire aux Français ; ne vaut-il pas mieux que je m’en occupe ? » En regard de chacune de ces répliques, c’est plusieurs passages de la Correspondance de Diderot qu’il faudrait transcrire ; en tête du commentaire et des citations, on mettrait celle-ci : « Ne point faire de projets ? .. Ma foi, j’en ai tant fait qui se sont évanouis que ce serait le mieux ; mais on fait des projets comme on se remue sur sa chaise quand on est mal assis. »

Avant qu’il paraisse, on nous présente Hardouin comme irascible et bon ; il s’est jeté hors de son lit à la poursuite du valet qui a enfoncé sa porte en y frappant ; il s’est précipité « en chemise, écumant, sacrant, jurant, » et, comme le valet, par la force du contrecoup, avait roulé dans l’escalier, Hardouin l’a relevé bien vite : « Mon ami, ne t’es-tu point blessé ? » Lui-même fait son examen de conscience : « Moi, un bonhomme, comme on le dit ! Je ne le suis point… Je suis touché jusqu’aux larmes de la tendresse de cette mère pour son enfant, de sa sensibilité, de sa reconnaissance ; j’aurais même du goût pour elle, et malgré moi, je persiste à la désoler… Hardouin, tu l’amuses de tout ; il n’y a rien de sacré pour toi ; tu es un fieffé monstre ! .. » Et, à la fin, Mme de Chépy, baptisant la pièce, demande : a Est-il bon ? est-il méchant ? » La soubrette, Mlle Beaulieu, répond : « L’un après l’autre… » Diderot ! voilà Diderot ! C’est son regard « vif et doux, » que M. Poultier reconnaît chez le fils de Mme Bertrand ; c’est par ses « folies » qu’il juge de celles que fera ce garçon ; par son bavardage et par son éloquence, par son étourderie et par son courage qu’il devine « la fureur » qu’aura Binbin « de dire tout ce qu’il est de la prudence de taire ; » c’est en souvenir de l’Encyclopédie qu’il annonce à l’enfant « une nuée de jaloux, de calomniateurs, d’ennemis ; » en mémoire de la Lettre sur les aveugles, qu’il lui prédit « la Bastille ou Vincennes. »

Bon et méchant, « l’un après l’autre, » ou plutôt ensemble, Hardouin met sa bonté à servir toujours ses amis, et souvent par de méchans moyens. A-t-on le choix des coups, lorsqu’on a tant de pions à pousser ? Il est vrai que, si l’on échoue, on ne risque à cela que des invectives : « J’y suis fait, dit notre homme. Je marche depuis vingt ans entre les plaintes de mes amis et mes propres remords. » Et, par le fait, il s’y expose délibérément : « Je crains les reproches de ma conscience, les vôtres, dit-il ; mon âme est devenue timorée, je ne m’y reconnais pas. Ah ! si j’étais ce que je fus autrefois ! » Qu’était-il donc ? Certes, un fier meneur d’intrigues, au moins pour le bon motif, un officieux hardi à se moquer de gens, un effronté persifleur, à juger par ce qu’il est encore ! « Il ne voit, dit-il, que des gens qui veulent la chose et qui ne veulent pas les moyens. » Ses moyens à lui, sont d’inventer la mort de sa sœur, la faute d’une honnête femme, la séduction d’une jeune fille. Il convient ensuite de ses impostures avec une aisance, avec une bonne grâce d’étourderie singulières : « Moi ! j’ai perdu ma sœur ! et qui est-ce qui vous a fait ce conte-là ? — Pardieu, c’est vous ! — Chansons ! chansons ! » Et quand la reconnaissance des gens qu’il a servis par ces expédiens hésite, quand la rancune des gens qu’il a dupés murmure, il s’étonne et se justifie : « J’ai causé une peine cruelle à madame, j’en conviens ; mais j’en ai fait cesser une longue et plus cruelle. J’ai ramené madame à l’équité, à sa bonté naturelle ; et sous quelque face que mon procédé soit considéré, s’il en résultait à l’avenir son propre bonheur, celui de mademoiselle sa fille… » D’ailleurs, en toutes ses fictions, échauffé par le désir du succès, il est presque sincère : « Qui est-ce qui n’y aurait pas donné ? s’écrie le premier commis de la marine. Il en avait les larmes aux yeux ! » C’est bien les larmes de Diderot que nous voyons dans les yeux de M. Hardouin.

Toujours généreuses, toujours faciles à couler, ces larmes, toujours au service de la vertu. Aussi bien, saluons ici le Diderot amoureux des cas de conscience, qui soumettait volontiers à Mlle Volland des questions comme celles-ci, et répondait par l’affirmative : Une femme qui a « six enfans, peu de fortune, un amant, un mari, » et qui sollicite un emploi pour ce mari, (peut-elle payer cet emploi d’une minute de complaisance ? Une fille « qui a le sens assez droit pour sentir que le mariage est un sot et fâcheux état, et qui a le cœur assez bon pour vouloir être mère, » peut-elle se faire faire un marmot par le philosophe ? C’est encore ici le casuiste de l’Entretien d’un père avec ses enfans, qui prononce qu’en certaine occurrence, et pour le bien des pauvres, on peut supprimer un testament, et « qu’à la rigueur, il n’y a g point de lois pour le sage. » A quoi le père, plus sage en vérité, répond spirituellement : « Je ne serais pas fâché qu’il y eût dans la ville un ou deux citoyens comme toi ; mais je n’y habiterais pas s’ils pensaient tous de même. » Enfin, et surtout, c’est l’entrepreneur de bienfaits qui écrivait à son ami : « J’ai trouvé toutes sortes de protections auprès de M. Dubucq ; c’est lui dont le sort de mon petit cousin dépend. Quelqu’un de ces jours je dresserai un placet, rempli de mensonges les plus honnêtes et les plus pathétiques, il sera présenté, et je vous chargerai de chercher mon absolution dans Suarez et dans Escobar. Ces gens-là auront apparemment décidé qu’il est permis de faire un petit mal pour un grand bien, et ma conscience sera tranquille. » Habemus confitentem

Hardouin est galant : comment ne le serait-il pas ? S’il promet une pièce à Mme de Chépy, c’est par égard pour sa femme de chambre, Mlle Beaulieu, qu’il trouve « fort aimable : et pourquoi pas ? Aucun état n’a le privilège exclusif de cet éloge. » Mme de Vertillac, la mère qu’il « met à la raison, » naguère il l’a mise à mal. Mais ce qu’il faut admirer, c’est son attitude et son style auprès de Mme Bertrand, la veuve du marin, cet accord de compassion et de passion en sourdine, ce flux de sensibilité où la sensualité se coule, et cette manière d’être humain où se trahit, en effet, l’homme. Son valet vient prévenir Hardouin que plusieurs visiteurs le demandent : « Au diable ! » Et puis une femme : « Une femme ! » il prend un visage gai. Une femme en deuil, sans doute une veuve. « Jolie ? — Triste, mais assez bonne à consoler. » Après cela, le valet peut annoncer d’autres quémandeurs ; Hardouin, à chaque annonce, répète seulement : « Faites entrer la veuve. » La voici ; elle a le pied petit et des mains ! .. « Parlez, madame, parlez. — Vous voyez la créature la plus malheureuse. — Vous méritez un autre sort, et avec les avantages que vous possédez, il n’y a point d’infortune qu’on ne fasse cesser. » Elle vante le mari qu’elle a perdu, un martyr du devoir, qui mit son équipage dans la chaloupe et se laissa couler avec son vaisseau. « C’était un brave homme, conclut Hardouin, et je n’ai jamais rien vu de plus intéressant que sa veuve. — Si je venais à mourir, que deviendrait mon pauvre enfant ? — Vous êtes jeune, vous êtes fraîche… » Elle s’en va, fort assurée du zèle de Diderot,.. pardon ! de M. Hardouin ; mais plus que jamais, cette fois, on peut s’y tromper. Elle revient une heure après : « Si je vous importune, ne vous gênez point… — Non, madame, les malheureux et les femmes aimables ne viennent jamais à contretemps chez celui qui est bienfaisant et qui a du goût. » Elle se récrie que souvent, à sa seconde visite, elle a été mal reçue par les gens qu’elle sollicitait ; il proteste ! « Vous me parlez là de gens sans âme et sans yeux. » Elle a rencontré des hommes pires encore : « On n’ose dire à quel prix ils mettent leurs services : cela fait horreur. » Et lui, qui, dans l’intervalle, s’est attribué la paternité que l’on sait, ne peut s’empêcher de sourire : « Malgré leur peu de délicatesse, je les conçois plus aisément. — Ah ! monsieur, vous êtes presque le seul bienfaiteur honnête que j’aie rencontré. — Hélas ! madame, peu s’en faut que je ne rougisse de votre éloge. » Le brevet de la pension arrive ; suffoquée de joie, Mme Bertrand se trouve mal. Hardouin ne manque pas « d’écarter son mantelet » et de « la mettre un peu en désordre ; » elle ne s’en aperçoit qu’un moment après et parait confuse ; il la rassure : « Vous n’avez jamais été de votre vie aussi touchante ! .. » En vérité, n’est-ce point ici, à la fois, de bonne comédie et de bonne histoire ? L’auteur ne se connaît-il pas lui-même de façon plaisante, et ne met-il pas à se confesser une bonne humeur parfaite ? Ces quelques touches auraient manqué au portrait du peintre. On voit, même, tandis que le rayon de la charité luit sur son front, passer sous sa robe de chambre le « pied de satyre » signalé par Sainte-Beuve. Au moins retrouve-t-on l’homme qui écrivait à Falconet : « J’ai une amie. Entre ses bras, ce n’est pas mon bonheur, c’est le sien’ que j’ai cherché ; » et à cette amie : « Qu’il est doux d’ouvrir ses bras, quand c’est pour y recevoir et pour y serrer un homme de bien ! » Diderot ici paraît en déshabillé ; il y parle comme dans la vie, et non comme sur la scène, avec une aisance, une verve, un esprit naturel et prompt qui se communiquent à l’entourage. Quelle différence de ce dialogue à la phraséologie du Fils naturel et du Père de famille ! Diderot ici cause pour son compte et veut qu’on lui réplique de même ; il ne souffle pas des tirades ou des sentences par un porte-voix à des fantômes abstraits de sa personne. Ses partenaires sont esquissés seulement : est-il achevé lui-même ? On n’oserait l’assurer ; Hardouin n’est pas un Diderot parfait, mais ses interlocuteurs, tels quels, participent de sa vie : au moins la mère, la veuve, l’avocat et le premier commis ont des semblans de caractère, et tous, sans exception, jusqu’aux laquais, parlent une bonne langue de comédie. Mme de Chépy, qui met la pièce en branle (c’est elle qui demande un divertissement) pourrait bien être la grand’mère de Mme de Léry du Caprice : elle l’annonce par la verdeur, le bon sens et l’agilité de ses ripostes. Son laquais se donne une entorse au moment de faire des courses : « Au lieu de se donner une entorse aujourd’hui, s’écrie-t-elle, que ne se cassait-il la jambe dans quatre jours ! » Hardouin repousse une demande de Mme de Chépy comme frivole : « C’est à moi, fait-elle, à juger si la chose est frivole ou non ; cela tient à l’intérêt que j’y mets. — C’est-à-dire que s’il vous plaisait d’y en mettre dix fois, cent fois plus qu’il ne faut… — Je serais peu sensée peut-être., mais vous n’en seriez que plus désobligeant. » Mme de Vertillac déclare à Mme de Chépy qu’elle ne veut pas consacrer le choix de sa fille ; elle reconnaît cependant que le jeune homme est tout plein de qualités ; son amie l’interrompt : « Ce n’est donc pas votre fille qui est folle ? — Non. — C’est donc vous ? »

Après cela, peut-être, on nous approuvera de ne pas juger l’opuscule aussi durement que M. Scherer : par représailles contre certains enthousiasmes, il ne voit là qu’une « platitude, » et « des conversations sans un grain de sel. » Nous n’y voyons, comme lui, « qu’une bagatelle étendue en quatre actes » et une esquisse, ; mais, dans cette esquisse, nous apercevons un personnage central, qui est l’auteur, peint de verve et ressemblant ; dans ces quatre actes, nous reconnaissons, d’un bout à l’autre, un dialogue d’une qualité rare, quelques indications de caractères, et, ça et là éparses, plusieurs scènes de bonne comédie ; j’entends celles où se file, à trois ou quatre reprises, l’aventure de Mme Bertrand.

Est-il besoin de dire que nous ne donnons pas dans les excès d’admiration que nous avons signalés ? Si l’œuvre est « une peinture de mœurs et une comédie de caractères, » nous avons marqué dans quelle mesure ; qu’elle soit « profonde » et d’une « merveilleuse portée, » c’est ce qu’il nous est impossible de découvrir. Quelqu’un nous a bien juré qu’on y trouvait toute la morale positiviste ; apparemment, parce que les procédés de M. Hardouin supposent la négation de l’absolu et des vertus inutiles, la prééminence du relatif, des vertus échangeables et de la bienfaisance mutuelle. En effet, cette doctrine est celle de l’auteur : elle soutient donc ce petit ouvrage aussi bien que ses plus importans ; mais la tirer de là ! Si l’on est un abstracteur de quintessence assez résolu pour cette besogne, on peut aussi bien en tirer toute la morale des jésuites : la fin justifie les moyens, — encore de quoi rajouter au titre ! — et ce n’est pas à tort que Diderot, comme nous l’avons vu, invoque les noms d’Escobar et de Suarez. Contempler dans ce proverbe l’éthique d’Auguste Comte, c’est au moins regarder la lune dans un seau d’eau : jeu d’innocent ! Quant à prétendre, comme Baudelaire, que ce divertissement est le signe précurseur « du théâtre que rêvait Balzac, » c’est vouloir intéresser un directeur qui a monté la Marâtre, et ce n’est rien davantage ; si quelque pièce de Balzac a du rapport avec les œuvres et les théories de Diderot, c’est, en effet, la Marâtre, drame domestique ; mais de notre « amusement de société » à l’auteur de la Comédie humaine, aucune liaison ne peut s’établir.

De là encore à Beaumarchais le passage est-il plus facile ? Oui, sans doute, si l’on veut remarquer seulement quelque analogie dans le tour du dialogue, si franc et si leste, et dans la manière de donner le coup de raquette ; aussi dans le ton de quelques boutades. Le laquais, à qui Mme de Chépy défend d’aller chez sa femme, s’écrie a parte : « Si l’on nous ôte la douceur de caresser nos femmes, qu’est-ce qui nous consolera de la dureté de nos maîtres ? » Cela sent son Figaro. Mais Hardouin-Figaro ! Passe encore de noter entre les deux cette similitude qu’ils se mêlent volontiers de beaucoup d’intrigues ; mais prenons garde qu’ils ne sont ni de même condition ni de même caractère, et que c’est la condition de Figaro, servie par son caractère, qui fait la portée du personnage. Certaine tirade de « l’officieux, » dans sa scène avec le commis, est bien frondeuse : « Ah ! si l’état n’avait pas fait et ne faisait pas d’autres injustices que celle que je vous propose ! Mais des prostituées, des proxénètes, des chanteuses, des danseuses, des histrions, une foule de lâches, de coquins, d’infâmes, de vicieux de toute espèce épuiseront le trésor, pilleront la cassette… » Veut-on que ce passage suffise pour donner un air de parenté avec Figaro ? J’y consens ; n’allez pas dire pourtant qu’Hardouin et Figaro soient identiques.

N’allez pas surtout insinuer une fausse idée de la pièce en avançant que, depuis Beaumarchais, on n’a point fait de comédie pareille. N’allez pas la traiter de « chef-d’œuvre, » et sans ajouter mot : un retour offensif de M. Scherer vous serait imputable ; au moins dites que c’est le chef-d’œuvre de Diderot, qui l’a fait sans y penser, et que la lecture n’en sera pas ennuyeuse ni la représentation ridicule, comme seraient celles du Fils naturel et du Père de famille. Pourtant cette représentation serait-elle avantageuse ? Nous ne le pensons pas. Les parties de vraie comédie sont trop rares dans ce long dialogue et les actions multiples trop peu liées, trop gauchement et lourdement ; malgré toutes les qualités du style, une seule chose, à vrai dire, soutient pour nous ! l’intérêt d’un bout à l’autre, et c’est le perpétuel rapport que nous faisons du personnage central à l’auteur. Ce rapport, une assemblée de théâtre en suivrait-elle les détails ? Il est permis de le contester. Même avertis et mis sur la piste, la plupart seraient vite déroutés et perdus. Ceux à qui cet ouvrage peut plaire s’en donneront plus à l’aise le spectacle dans un fauteuil : à quoi bon le proposer aux autres ?

A quoi bon ? Oui, sans doute, à fournir la fête du centenaire ! .. Eh bien ! que les organisateurs rassurent leurs consciences : ce n’est pas leur faute si le grand homme n’offre pas de quoi le faire triompher comme grand auteur dramatique. Ses idées sur le théâtre, au moins pour une bonne part, ont eu raison dans notre siècle ; il est fâcheux que ses prédications par l’exemple, en cette matière, aient décidément tort ; personne n’en peut mais, et le plus sage est que tout le monde s’y résigne : Diderot, sans cette gloire, en a bien assez d’autres. Selon le mot de MM. de Goncourt, tandis que Voltaire est « le dernier esprit de l’ancienne France, » Diderot est « le premier génie de la France nouvelle. » Parmi ces « idées enivrées, » qui étaient les siennes, et s’étaient « mises à courir les unes après les autres, » combien sont parvenues à des buts inespérés ? En philosophie naturelle, en science, en littérature romanesque, en critique de toute sorte, combien de nouveautés Diderot n’a-t-il pas aperçues ! Il s’est plaint d’avoir été « forcé toute sa vie de suivre des occupations auxquelles il n’était pas propre, et de laisser de côté celles où il était appelé par son goût. » Parmi celles-ci, je ne doute pas qu’il ne comptât le théâtre, pour lequel il se croyait né. Sainte-Beuve s’est demandé finement « s’il ne s’abusait point en parlant ainsi, et si cette diversité d’objets sans cesse renaissans n’était point selon ses goûts mêmes. » A quoi, en effet, n’a-t-il pas touché ? Sur beaucoup de point, sa faculté de divination ne fut-elle pas prodigieuse ? Mais surtout, même avec ses défauts d’esprit et de caractère, avec son emphase, d’une part et, d’autre part, certaine surabondance de tempérament qui déborde en trivialité, voire en ordure, ce fut, qu’on me passe l’expression, un bel animal, et si généreusement doué par la nature qu’on ne peut l’admirer sans l’aimer. C’est pourquoi la meilleure manière de célébrer Diderot est de le chercher où il a mis le plus de sa personne, et le 30 juillet, sans bouger de chez moi, je relirai quelques-unes de ses lettres à Mlle Volland.


LOUIS GANDERAX.

  1. Elle se trouve dans le tome VIII des Œuvres complètes de Diderot, éditées par M. Assézat, chez Garnier frères. Paris, 1875.