Revue dramatique - Comédie-Française, Barberine - Odéon, Mon Fils
Le 1er août 1835, la Revue des Deux Mondes publiait, à la place d’honneur, en tête de son numéro, un article sur Érasme signé de M. Nisard. Ensuite venait, en plus petits caractères, une correspondance de Londres, intitulée « le Parlement anglais en 1835 » et signée : Andrew O’Donnor. En troisième lieu seulement, et imprimée tout juste avec les mêmes caractères que la correspondance de Londres, paraissait une pièce en deux actes, la Quenouille de Barberine, par M. Alfred de Musset. Six semaines plus tard, le 15 septembre, la Revue donnait sous ce titre : Fragment d’un livre à publier, l’admirable commencement de la Confession d’un enfant du siècle, et le morceau était suivi de cette note : « Le fragment qu’on vient de lire appartient à un livre, la Confession d’un enfant du siècle, qui paraîtra dans les premiers jours d’octobre. M. Alfred de Musset est un jeune poète auquel l’opinion n’a pas fait encore toute la place qu’il mérite. Nous espérons que cette nouvelle production, ne contribuera pas peu à faire mieux apprécier ce talent si fin et si élevé. »
Si le directeur de la Comédie-Française, M. Jouslin de la Salle, avait eu, en 1835, l’idée de jouer au pied levé cette petite pièce sans importance, la Quenouille de Barberine, par M. Alfred de Musset, quel succès eût-il obtenu ? M. Perrin n’en sait rien. Ce qu’il sait bien, par exemple, c’est qu’il est en ce moment malmené par le public et molesté par la critique pour avoir fait représenter en grande pompe, le 27 février 1882, Barberine, comédie en trois actes d’Alfred de Musset, reçue à correction par messieurs les sociétaires, le 16 août 1851, et définitivement le 2 mai 1876. Ce que je sais, moi, c’est que j’ai la chance, avec deux ou trois de mes confrère et quelques autres personnes, de trouver ce spectacle simplement délicieux, et que j’acquitte une dette de reconnaissance en disant cela tout haut, avant aucune réserve, et comme je crois que les autres ont tort de trouver de l’ennui où j’estime que j’ai raison de trouver du plaisir, comme d’ailleurs je ne doute pas de leur sincérité, pas plus que je ne permettrais qu’on doutât de la mienne, j’entreprends d’expliquer cette différence de goûts et d’éclaircir le malentendu. La plupart, c’est convenu, se sont ennuyés sincèrement à Barberine ; quelques-uns, et qui ne tirent pas vanité de leur petit nombre, s’y sont plu sincèrement. Mais qui dit : sincèrement, ne dit pas toujours : naturellement. La sincérité, chez les uns comme chez les autres, est celle d’un sentiment acquis. Les uns, apparemment, n’étaient pas préparés de la même manière que les autres à entendre cette pièce. Si l’on pouvait, par des explications loyales, disposer ceux qui s’y sont ennuyés le plus à s’y plaire une autre fois, j’imagine qu’ils ne regretteraient pas leur ennui. D’ailleurs, j’estime qu’ainsi la chose ne tournerait pas seulement à leur avantage, mais aussi au bénéfice de l’art et de la vérité. Je n’ai pas remarqué sans chagrin que beaucoup de critiques s’étaient appliqués cette fois à justifier la méchante humeur du public. Je voudrais, selon mes forces, réparer leur tort.
« C’est long, » murmurent les gens qui s’ennuient à Barberine, sans s’inquiéter d’ailleurs des raisons de leur ennui ; et aussitôt les docteurs de leur fournir celle-ci : « Cela vous paraît long, parce que ce n’est pas du théâtre. » Qu’est-ce à dire, obligeans docteurs, et que vaut cette excuse ? Je me souviens de l’avoir entendu donner, il y a dix-huit mois, dans ces mêmes couloirs, par un vaudevilliste qui bâillait au Bourgeois gentilhomme : on m’accordera que j’ai le droit de la tenir pour suspecte.
Assurément je n’ai pas pour le théâtre contemporain le dédain superbe que professent M. Zola, d’une part, et, d’autre part, certaine coterie plus facile à désigner qu’à définir, formée de lettrés et surtout de poètes intolérans, où l’on croit avoir le monopole du style et, partant, le droit de prouver, chaque fois qu’on fait œuvre de critique, un pédantisme d’extrême gauche singulièrement plus étroit que celui des bonnes gens du centre. Je n’ai pas fait Bouton de rose ni les Héritiers Rabourdin : je ne suis pas induit à traiter M. Dumas fils, M. Augier, M. Sardou, comme de misérables manœuvres, inférieurs au dernier des jocrisses engagés dans cette troupe de romanciers que voici, inférieurs à M. Céard, — qui, d’ailleurs, ne voit dans Alfred de Musset qu’un « fat. » Je n’ai pas, d’autre part, la superstition du mot, ou, comme ils disent, du « verbe » pris uniquement selon sa valeur intrinsèque, et j’admets qu’on puisse être un bon auteur dramatique sans être un virtuose du vocabulaire et un clown de la syntaxe. Je reconnais non-seulement que l’art dramatique, est soumis comme tous les arts à certaines conventions nécessaires et que nul génie ne pourra jamais rompre, — mais encore que certaines formules d’intrigue, perfectionnées à l’envi dans la première moitié de ce siècle par les compagnons de M. Scribe et par les fabricans de mélodrames, ont servi longtemps et peuvent servir aujourd’hui même au plaisir du public, qu’elles y ont plus d’une fois suffi et qu’elles y peuvent contribuer encore ; que la plupart des Français ont à présent coutume de s’amuser et de s’émouvoir selon ces formules, et qu’il faut à un auteur, pour s’en dispenser avec succès, beaucoup d’imprudence, de talent et de bonheur. C’est de bonne foi que ces gens s’ennuient à Barberine : une des raisons de leur ennui, c’est peut-être en effet, que l’habitude de certains procédés a restreint pour eux les chances de plaisir au théâtre. Hé donc ! je vous le demande, faut-il déclarer que c’est un bien ? Non assurément ! Si Barberine n’est pas « du théâtre, » il vaudrait mieux cependant qu’on y trouvât son agrément comme au Demi-Monde, à Serge Panine, à Odette. Partant, c’est pour nous un devoir de charité que de restituer au public français les chances de plaisir qu’il s’est enlevées, et de lui rappeler que si les formules en usage chez nous depuis un demi-siècle sont moins abominables que certaines gens ne le disent, elles ne sont pas cependant nécessaires, universelles et éternelles ; qu’il peut exister et qu’il existe un théâtre construit en dehors de ces formules et qu’il n’est pas défendu de s’y divertir ; que Shakspeare, Calderon, Molière et Goethe n’ont pas attendu pour faire des pièces de théâtre qui fussent du théâtre les leçons de M. Scribe, et que la venue de ce révélateur n’a pas aboli leur mérite.
Tout cela, n’est-ce pas, serait excellent à dire, s’il était vrai que Barberine eût échoué proprement par cette raison que l’auteur y fait preuve d’un mépris trop impertinent pour ces usages de la scène, lesquels ont pris force de lois. Mais voici qui va mieux : je prétends que l’une des raisons, et la seule juste, du mauvais accueil fait à la pièce est que Musset ici a gâté son ouvrage par un trop grand souci de ces lois. Lisez la Quenouille de Barberine, comédie en deux actes, imprimée dans la Revue des Deux Mondes en 1835 et dans le volume unique des Comédies et Proverbes en 1840 ; lisez ensuite Barberine, comédie en trois actes ; comparez à la pièce écrite sans souci de la représentation la pièce remaniée pour la scène : celle-ci assurément vous paraîtra moins raisonnable et plus languissante que celle-là, et justement parce que l’auteur a voulu réduire son œuvre à ce respect recommandé des lois. Et, pour peu que vous regardiez tout le théâtre de Musset, vous comprendrez que cet événement, malgré les apparences, n’a rien de paradoxal ; si contraire qu’il soit à l’attente du poète, ce n’est pas un accident.
Quelles pièces de Musset ont réussi à la scène ? Un Caprice, Il ne faut jurer de rien, le Chandelier, les Caprices de Marianne, On ne badine pas avec l’amour. Laquelle de ces pièces était composée pour la scène ? Aucune. En regard, mettez ce que Musset a écrit expressément pour le théâtre : Louison et Bettine, c’est tout. Ni l’une ni l’autre n’a obtenu de succès, et, en vérité, c’est justice : Bettine peut compter parmi les ouvrages les moins scéniques de l’auteur ; quant à Louison, — la seule pièce en vers de ce très grand poète, — c’est une comédie Louis XV selon les règles du genre, telle qu’en peut tourner, pendant les vacances judiciaires, un substitut lettré. Ajoutez à ce léger bagage : On ne saurait penser à tout, un proverbe médiocre, composé par Musset pour une matinée mondaine, pour son public « des petits nez roses, » et qui n’a pas réussi au théâtre ; vous aurez la somme des ouvrages de Musset écrits avec cette pensée qu’ils seraient représentés. Il est vrai qu’à différentes époques il entreprit trois tragédies : une Servante du roi, une Alceste, et même un Songe d’Auguste, et nullement pour son seul plaisir ; mais aussi, comme on sait, n’en acheva-t-il aucune : son démon ne l’y poussait pas. J’ai omis à dessein la première pièce qu’il fit représenter, la première qu’il eût écrite (du moins de celles que nous connaissons) : la Nuit vénitienne, faite sur commande par l’auteur des Contes d’Espagne et d’Italie pour un directeur aventureux, en 1830. Ce petit ouvrage, assez obscur et incohérent, fut cruellement sifflé. Selon moi, ce fut un bonheur. C’est justement cette mésaventure qui dégoûta pour longtemps le jeune poète de la scène et le préserva des préoccupations de métier. Cinq ans après, comme son frère lui conseillait de penser à la représentation en achevant le Chandelier, dont le premier acte seulement était à peine écrit, il répondait avec négligence que son siège était fait : « Si quelque théâtre veut s’en accommoder, disait-il, on trouvera le Chandelier dans la Revue. » Sagement dit : ici la paresse de l’auteur s’accordait heureusement avec sa rancune et sa fierté. Treize années plus tard, en 1848, on trouva le Chandelier dans la Revue et le public s’en accommoda fort bien. Supposez que le poète eût suivi le timide conseil de son frère. Qu’en fût-il advenu ? Rien de meilleur, assurément, et peut-être rien de bon. En 1847, quand le Caprice, imprimé en 1837 dans la Revue, rapporté par Mme Allan d’un théâtre de Saint-Pétersbourg et accueilli à la Comédie-Française par M. François Buloz comme par son parrain désigné, eut révélé aux Parisiens le talent, et disons pour beaucoup le nom de l’auteur, il se trouva un critique, — il est vrai que c’était un poète, — pour déclarer qu’Alfred de Musset « en croyant écrire des pièces impossibles » avait formé un répertoire qui serait l’honneur et la fortune du Théâtre-Français : « André del Sarto, disait-il, Lorenzaccio, les Caprices de Marianne, Fantasio, On ne badine pas avec l’amour, la Nuit vénitienne, la Quenouille de Barberine, le Chandelier., Il ne faut jurer de rien, vont faire tour à tour leur apparition à la rue Richelieu : il y a là de quoi rajeunir le théâtre pour dix ans… » Et il ajoutait : « Mais, pour Dieu ! qu’on n’aille pas arranger ces pièces ; que le poète se garde bien d’y porter la main après coup ! » La Quenouille de Barberine, aussi bien que le Chandelier, est une des pièces citées par Gautier dans ce feuilleton du 29 novembre 1847. Pourquoi Musset a-t-il montré à l’endroit d’une de ces comédies moins de négligence ou moins de fierté qu’à l’endroit de l’autre ? Pourquoi n’a-t-il pas dit de celle-là comme de celle-ci : « On la trouvera, dans la Revue à son heure, lorsqu’un directeur et le public voudront s’en accommoder. » En 1851, lorsqu’il avait éprouvé déjà toute sa force au théâtre, après Un Caprice, Il ne faut jurer de rien, le Chandelier, André del Sarto et les Caprices de Marianne représentés avec quel succès, on le sait, dans un espace de moins de quatre ans, il eut cette faiblesse de s’inquiéter pour la Quenouille de Barberine ; il voulut donner du corps et de l’équilibre à cette petite pièce : il l’affaiblit et la détraqua. Il avait ouï dire sans doute, au temps de son adolescence, quand il jouait des charades chez M. Mélesville, devant M. Brazier et M. Scribe, qu’une pièce en deux actes est rarement bonne et que la coupe en trois actes, au contraire, a des vertus admirables ; il savait que la licence des changemens à vue est considérée par nos comédiens d’état comme scandaleuse et détestable : il s’avisa de rompre en trois actes la Quenouille de Barberine, sans voir que les morceaux pourraient n’en être pas bons ; et il réduisit chacun de ces trois actes à la parfaite unité de lieu, sans regarder aux suites funestes des violences qu’il fallait faire, pour obtenir cette unité, à la raison et au bon sens aussi bien qu’à la fantaisie. Naguère le premier acte commençait, ainsi que dans la pièce de Massinger dont celle-ci est imitée, par la scène des adieux, du comte et de sa femme, et cette scène délicieuse se passait, ainsi qu’il est naturel, dans le château du comte. Il se terminait, ce premier acte, par la scène du pari entre le comte et Rosemberg, laquelle est justement le point de départ du drame, si l’on peut voir un semblant de drame dans ce léger ouvrage : c’était donc bien un premier acte, un morceau d’exposition. Il fallut que de ce morceau l’auteur en fit deux. Il mit tout, le premier acte dans l’auberge où Rosemberg avait rencontré le chevalier Uladislas ; pour renforcer la scène des adieux ainsi déplacée, il la flanqua d’abord d’une scène banale entre Rosemberg, et l’aubergiste et. d’une première scène fort inutile entre Uladislas et Rosemberg, de façon qu’elle fût écrasée entre deux entretiens de ces personnages, et cela fit le premier acte. Il enfla son deuxième d’une scène qui se passait jadis entre Polacco et Ulric, tandis que Rosemberg était déjà chez Barberine ; il traîna en longueur d’une façon outrageuse les railleries de Rosemberg contre le comte Ulric : il obtint de la sorte un deuxième acte vide, flasque et boursouflé, qui laisse à la fin le spectateur mécontent de n’avoir pas plus de matière en deux actes qu’il n’en avait jadis en un seul ; ainsi le semblant d’action que le sujet comporte ne commence qu’aux deux tiers de la pièce. Pour le dénoûment, il se résolut à transporter comme d’un coup de baguette la reine et toute sa cour au château du comte Ulric ; mais comme il avait vidé ce troisième acte, naguère le deuxième, des scènes qui se passaient à la ville ou bien au camp, il le. rembourra d’un nouveau rôle, celui de Kalékairi. Ce personnage bizarre, mais non original, d’une turquerie qui sent bien sa pacotille romantique, acheva de détraquer, d’interrompre et d’alanguir étrangement la dernière partie de ce fabliau dialogué, si français d’esprit malgré les noms bohémiens et les costumes des héros. Ainsi fut menée à bien ou plutôt à mal Barberine, comédie régulière en trois actes, inférieure assurément à cette brève et simplette et libre petite pièce : la Quenouille de Barberine.
Mais, dira-t-on, si l’ouvrage nous déplaît, ce n’est pas parce que l’auteur cette fois a voulu « faire du théâtre, » c’est parce qu’il a fait de mauvais théâtre, et qu’en voulant « arranger » sa pièce, il l’a plutôt dérangée ! Soit ! j’y consens, et j’accorderai que cette comédie ainsi allongée paraît longue en maint endroit ; j’accorderai que ce n’est pas un chef-d’œuvre, — à condition toutefois qu’on me la passe pour une œuvre aimable et même tout à fait délicieuse en plusieurs points. La scène des adieux au premier acte, certaines répliques du comte et aussi de la reine au deuxième, tout le rôle de Barberine au troisième et sa lettre à la fin, sont des morceaux d’un art achevé ou plutôt d’une poésie naturellement exquise, et je vois peu de pièces où j’en trouve de tels, même au prix de longueurs pires que celles-ci. Enfin, même les scènes les plus languissantes, comme celles d’Uladislas et de Rosemberg, où l’auteur a prodigué imprudemment l’amphigouri, même ces scènes-là sont agréables, au moins à l’oreille. Que d’ouvrages, hélas ! représentés sur nos théâtres, où l’auteur, comptant sur d’autres avantages, n’a pas pensé à nous ménager ce futile agrément !
J’entends bien, d’ailleurs, que les partisans déterminés du théâtre, tel que le comprend aujourd’hui la majorité des Français, ne se tiennent pas pour battus et nous refusent toute concession. — « Si Barberine est de mauvais théâtre et nous a déplu par là, rien ne prouve que la Quenouille de Barberine, qui n’est pas du théâtre, nous eût agréé davantage ; et nous ne voyons pas que, dans la seconde version, tout ce qui provient de la première soit fort préférable au reste. » — Si vous ne le voyez pas, que vous dirai-je ? . tant pis pour vous ! C’est que vous ne consentez, par une fâcheuse habitude, à vous plaire au théâtre que dans de certaines conditions. Ajoutons, pour être juste, qu’à la Comédie-Française, il semble à présent que rien ne puisse plus être frivole. La Quenouille de Barberine est, dans la Revue, en 1835, le badinage d’un jeune poète ; en 1882, chez nos sociétaires, Barberine est un ouvrage qu’on attend avec solennité. Votre déconvenue a cette excuse ; mais je ne saurais en vérité lui accorder que celle-là. Vous vous plaignez que Barberine n’ait pas d’intrigue, et vous grondez Musset de n’avoir pas conservé celle que Massinger avait mise dans sa comédie le Portrait. Chez le dramaturge anglais, la reine de Hongrie, au lieu de présider impartialement à l’épreuve, était à la fois jalouse de la bonne renommée de la comtesse et piquée au jeu par l’impertinente fidélité du comte ; elle envoyait chez la femme deux courtisans chargés de la tenter en calomniant le mari. Soit ! c’est une autre pièce, et moins simple : est-elle pour cela meilleure ? Chez Massinger, la vertu de la comtesse est un moment chancelante, et cette péripétie émeut le spectateur : à merveille ! Cette émotion est-elle pour cela nécessaire ? Le comte Ulric, chez Musset, ne doute pas un moment de sa femme, comme font le Mathias de Massinger et la Cymbeline de Shakspeare, et le spectateur est aussi rassuré que lui : est-ce un mal ? Il faudrait le prouver. Nous ne goûtons point ici ce plaisir de l’incertitude qui, je le sais, est un des plus ordinaires au théâtre ; l’auteur, il est vrai, nous le refuse, mais qu’importe, s’il nous en procure un autre ? L’épreuve, dites-vous, n’est ni sérieuse ni valable, et si le poète a voulu prouver que les honnêtes femmes se gardent elles-mêmes, il devait choisir pour tenter celle-ci un diable plus malin et plus déterminé que Rosemberg. Assurément, mais de quel droit lui prêtez-vous cette ambition ? Justement il fait dire par son héroïne elle-même : « Ce garçon-là n’est pas bien méchant. » Il n’a pas entrepris de soutenir une thèse ni de démontrer une vérité morale, mais seulement de narrer en un joli dialogue une historiette du temps passé. L’a-t-il fait, oui ou non ? Oui sans doute ; et, comme moi, vous auriez pris plaisir à l’entendre si vous n’étiez venu au théâtre assez mal disposé.
La morale de tout cela, c’est qu’il ne faut pas faire aux auteurs, même de génie, l’honneur de réclamer d’eux autre chose que ce qu’ils vous offrent. Barberine, je le sais, ne contient guère qu’un bon rôle : celui de la comtesse. Non que le personnage de Rosemberg soit aussi trouble et mystérieux qu’on le dit : ce jouvenceau étourdi, à peine déniché, un peu sot mais point grotesque, en somme, ni méchant ni déplaisant, est un personnage qui ne demande qu’à être joué avec naïveté par un jeune comédien de visage et de voix agréables ; mais Rosemberg tout seul n’a qu’une valeur médiocre, il n’est bon qu’à donner la réplique à Barberine. Pour celle-ci, je ne sache pas que personne ait méconnu son prix. Barberine est une perle, et bien nôtre, j’entends purement française, et donnée à la France par Musset qui l’a trouvée.
Certes je ne veux pas médire de la Sophia de Massinger, et j’admire l’Imogène de Shakspeare, pour sa chasteté courageuse, douce et passionnée ; même je fais cas, ainsi qu’il sied, de la femme de ce Bernard de Gênes, que Musset apparemment (avait entrevue dans Boccace, fort ressemblante à Barberine, car elle était, au dire de son mari et « par grâce spéciale de Dieu, — qui peut un peu plus que l’empereur, — de beau corsaige et encore fort jeune, dextre et agile de sa personne ; .. Il ne se trouvoit escuyer ou serviteur qui mieulx servist, m plus adroict a la table d’un seigneur qu’elle faisoit, comme celle qui estoit de bonne grâce, saige et fort discrette, » et sachant « très bien manier, picquer et chevaucher un cheval, porter un oyseau, et davantaige lire et escrire, et tenir un papier de raison comme si elle eust été un marchant… ; » et son mari affirmait « par serment qu’on n’en sçauroit trouver une autre plus honneste et plus chaste qu’elle, au moyen de quoy il croyoit certainement que s’il demouroit dix ans, ou bien toute sa vie, hors de sa maison, qu’elle n’entendrait jamais à telle meschanceté avec un autre homme. » Barberine, et pour cause, a toutes ces vertus et toutes ces grâces ; mais elle a, par surcroît et pour mieux défendre le reste, cette malice, cet enjoûment, cette gaîté raisonnable et cette bravoure mutine qu’on ne trouve guère qu’aux femmes de France, peut-être « par grâce spéciale de Dieu. » Elle est de la même race que cette Francéza de Kerjean, qui dans la légende bretonne, joue au sire d’Aiguillon le même tour que Barberine à Rosemberg : « Il commença, — ce d’Aiguillon, — — par dire à Francéza qu’il la trouvait plus belle que toutes les beautés de la cour, et cela fit rire la dame ; il ajouta qu’on ne pouvait la voir sans l’aimer, et elle rit toujours ; il avoua enfin qu’il était sûr de mourir si elle ne le prenait en pitié, et elle rit plus fort que jamais. » Avec sa cornette moyen âge, elle est de la même race, — et de quelle autre serait-elle ? — que Mme de Léry, du Caprice, sous sa guirlande de bal ; elle a, par grâce spéciale du poète, ce même bon sens aiguisé, cette même vertu sans pédanterie, avec plus de tendresse et de sérieux, comme il convient à une dame dont le seigneur est en guerre. Et surtout elle parle cette même langue française d’une mélodie si légère, si vive et si nette, avec je ne sais quoi de plus gracieux encore, de plus aimable et de plus touchant. Volontiers je consentirais à passer deux heures au théâtre pour n’écouter que ces deux couplets de prose récités simplement d’une voix fraîche : « Dieu m’est témoin que je me contenterais toute ma vie de ce vieux château et du peu de terres que nous avons, s’il te plaisait d’y vivre avec moi. Je me lève, je vais à l’office, à la basse-cour, je prépare ton repas, je t’accompagne à l’église, je te lis une page, je couds une aiguillée et je m’endors contente sur ton cœur… Je suis un ange, mais un ange-femme ; c’est-à-dire que, si j’avais une paire de chevaux, nous irions avec à la messe. Je ne serais pas fâchée non plus que mon bonnet fût doré, que ma jupe fût moins courte et que cela fît enrager les voisins. Je t’assure que rien ne nous rend légères, nous autres, comme une douzaine d’aunes de velours qui nous traînent derrière les pieds ! »
En vérité, je ne conçois pas que l’on puisse être assez ennemi de son plaisir pour raisonner si l’intrigue est vraisemblable ou forte et si tel caractère a toute la consistance qu’il faut, dans une comédie, où de pareille mélodie coule des lèvres des personnages. Je ne pense rien de bon, à coup sûr, du livret de la Flûte enchantée, mais je n’en pense rien : je me laisse aller sans défense au charme de La musique. Un dilettante me disait, l’autre soir, à la Comédie-Française : « J’aime Barberine comme un ballet. » Il était dans le vrai. Et le même ajoutait avec un sourire : « Que pensez-vous de Mlle Feyghine ? Elle ne me déplaît pas. Beaucoup de gens la trouvent mauvaise, parce qu’ils se demandent si ensuite elle pourra jouer Andromaque ! .. » Le tour était subtil, mais je ne jurerais pas que la remarque ne fût pas juste. Nous, critiques, après la pièce, nous devons chercher quel sera l’emploi de la débutante dans la maison, mais après la pièce seulement. Quelle manie s’empare donc de la plupart des spectateurs, au cours de la représentation, d’administrer le théâtre par la pensée ? Dans tous les coins de la salle, on trouve des sous-secrétaires d’état des beaux-arts, et ces gens-là ne peuvent s’empêcher de chicaner sur leur amusement. Rosemberg n’est pas un caractère : faut-il, pour cela, quand il dit de jolies choses, se boucher les oreilles ? Mlle Feyghine n’est pas une Mars, ni une Rachel ; mais, de grâce, est-elle une Kalékairi ? Oui, sans doute ; elle est charmante, cette jeune fille, dans ce détestable rôle. Mettons qu’elle ne soit pas capable, à présent, d’en jouer un meilleur : lui défendrez-vous de le devenir ? Elle est fort belle, originale, toute gracieuse avec son air grave, sa gaucherie et ses mouvemens vifs de jeune animal sauvage. Sa voix est bien timbrée, son accent russe peut disparaître et sa diction se débrouiller. — D’accord, mais nous pensions que tout ce travail était fait. On nous avait fait d’elle un éloge extraordinaire et nous sommes déçus… — Pour avoir été crédule, a-t-on le droit d’être injuste ? Non, non, la badauderie d’hier n’excuse pas la mauvaise humeur d’aujourd’hui.
Mlle Baretta fait Barberine. Elle joue le rôle justement selon l’esprit que j’indiquais tout à l’heure : en bonne Française, aimable femme et fine bourgeoise. M. Truffier, ce jeune comique, représente Rosemberg : le personnage, à mon avis, n’était pas de son emploi ; il le joue avec zèle et comme un homme qui l’a composé avec trop d’inquiétude : il y faudrait, si je ne me trompe, un peu plus de naïveté. M. Leloir était chargé du rôle pesant d’UIadislas : il en a « déblayé » les tirades avec assez d’art ; mais pourquoi prend-il cette philosophie picaresque au sérieux ? M. Coquelin cadet a créé d’une façon fort précise la figure de Polacoo, à peine esquissée dans le texte. Si M. Delaunay, plus jeune, eût joué le rôle de Rosemberg et M. Coquelin aîné celui d’Uladislas, si Mlle Croizette eût prêté à Barberine sa triomphante beauté, peut-être le succès eût été différent. Mais quoi ! la vieille garde a refusé de marcher cette fois, et peut-être elle a bien fait : il a donc fallu faire avancer les pupilles. Si la bataille est perdue, l’honneur est grand de l’avoir livrée. C’est bien le moins que la Comédie-Française, à défaut d’autres théâtres, use du prestige et des libertés qu’elle a pour faire de telles expériences à la gloire des lettres. Nous remercions M. Perrin d’avoir monté Barberine.
Une bonne action rachète un péché, surtout un péché par omission ; je ne chicanerai pas M. Perrin sur ce qu’il a négligé de recevoir avec l’indulgence qui lui était due la comédie en trois actes et en vers de M. Emile Guiard, Mon Fils, représentée maintenant et applaudie à l’Odéon. Sera-t-il, ce succès, durable et fructueux ? Je l’ignore : Dieu est bien haut et le public est bien loin. Cependant M. Guiard, sans faire fi des recettes, est un homme de lettres et non un marchand de pièces : je gage qu’il a déjà pardonné à MM. les sociétaires. Sa pièce, en effet, est fort bien jouée à l’Odéon par Mlle Tessandier d’abord et par M. Chelles, par M. Porel ensuite, par M. François et par Mlle Malvau. M. Emile Guiard est le neveu d’Emile Augier ; il y paraît : l’ouvrage est solide et franc. Le sujet est de plus simples et les sentimens fort honnêtes. La pièce est nettement coupée ; comme on dit, elle tient les planches. Qu’un auteur de plus d’expérience l’eût développée davantage, M. Guiard, j’en suis sûr, en conviendra le premier : la dernière scène du deuxième acte, où se décident le sacrifice de la mère et le mariage du fils, est un peu écourtée ; au troisième, le drame tourne un peu brusquement, et l’auteur n’a pas pris soin de nous faire assez attendre cette justice distributive qui ne manque jamais aux récits de la Morale en actions. Mais je viens de lâcher un mot qui peut vous induire en erreur : n’allez pas croire au moins que les héros de M. Guiard soient empruntés au personnel de Bouilly ou de Berquin. Cette mère paysanne, furieuse d’ambition pour l’un de ses fils, dévouée à sa passion jusqu’au sacrifice de sa tendresse ; auprès d’elle, ce fils, mal parvenu et mécontent, faible et n’ayant de désirs que ceux que sa mère lui souffle, et cet autre, dont l’abnégation ne va pas sans révoltes, — ce trio fait honneur à la psychologie dramatique de l’auteur, comme deux personnages comiques, chargés de nous divertir dans les intermèdes, font honneur à son esprit. M. Guiard, décidément, est bien le neveu de son oncle. Mais où la parenté se reconnaît surtout, c’est à la qualité de la langue, saine, virile, honnête et de bonne bourgeoisie. Les beaux vers abondent dans chacun de ces trois actes ; non pas, vous m’entendez, des vers de poète lyrique et qui s’envolent vers les frises, mais des vers d’auteur dramatique, bien frappés et pleins de sens. Auprès de ceux-là sans doute, il s’en trouve de faibles et même de plats : c’est la rançon des autres dans une comédie moderne. Je reprocherai à M. Guiard quelques inversions qu’il aurait dû s’épargner ; mais il ne pouvait faire qu’une servante annonçât poétiquement des visites, ni qu’un facteur, même rural, distribuât de beaux vers avec le courrier. Nous connaissons de longue date ces inconvéniens du genre, et notre droit là-dessus va seulement jusqu’à dire à M. Guiard que si, d’une part, il est capable de composer de bons alexandrins, d’autre part, il nous semble assez fort pour se passer à l’occasion des avantages que donne cette forme, pour sacrifier ces avantages aux inconvéniens qui les suivent, et pour faire, quand il voudra, une belle comédie en prose.
Que si des gens malicieux prenaient cet avis à l’auteur pour une injure à son talent de poète, je les prierais de se rappeler que Musset, de qui nous parlions tout à l’heure, n’a écrit qu’une seule de ses comédies en vers, et la moins bonne assurément, et la moins poétique de toutes : j’ai nommé Louison. Pourquoi, sinon parce que l’emploi du vers dans la comédie, et surtout dans la comédie moderne, est un artifice de métier et peut-être un des pires ? Musset fut toujours ce Fantasio qui dit à son ami : « Remarques-tu une chose, Spark ? c’est que nous n’avons point d’état, nous n’exerçons aucune profession. » Comme son ami lui demande : « C’est là ce qui t’attriste ? » il répond simplement : « Il n’y a point de maître d’armes mélancolique. » Mais sa mélancolie lui est chère, et, si le métier doit l’en guérir, il ne veut pas la quitter à ce prix. Il s’écrie : « Quelle misérable chose que l’homme ! Être obligé de jouer du violon pendant dix ans pour devenir un musicien passable ! Apprendre pour être peintre, pour être palefrenier ! Apprendre pour faire une omelette ! » Et quand la princesse, à la fin, lui propose la place de bouffon : « J’aime, répond-il, ce métier plus que tout autre ; mais je ne puis faire aucun métier. » Musset garde cet avantage sur presque tous les écrivains de ce siècle, où la littérature est une industrie, quand elle n’est pas un sacerdoce, — et sur les dramaturges de tous les temps, car le théâtre en fut toujours une, — qu’étant doué de génie, il fut un amateur : son génie ne porte pas les marques ignobles du métier.
Auteur dramatique, Alfred de Musset l’était aussi bien que poète : d’une part, il a fait des vers ; de l’autre, des comédies en prose ; dans ses comédies comme dans ses vers, il n’a servi que sa fantaisie. Peut-être il vaudrait la peine de montrer qu’en ses libres allures il a touché aussi bien que d’autres, moins capricieux et moins légers, à la véritable comédie moderne, et qu’il n’a pas attendu pour cela qu’on lui donnât l’exemple. On surprendrait bien des gens, qui accordent que Lorenzaccio est un caractère shakspearien et On ne badine pas avec l’amour un charmant poème, si l’on venait leur prouver que le Chandelier est, en même temps qu’une délicieuse complainte, une comédie non moins pénétrante que d’autres plus pédantes et plus cruelles. On les surprendrait davantage encore si on leur rappelait tel détail comme la mention de certains gants « en daim, de couleur verdâtre, trop larges et décousus au pouce, » que Valentin, dans Il ne faut jurer de rien, ne veut pas ganter en se mariant, détail d’une précision aussi réaliste et « moderne » que la mention des bottes de Charles Bovary, lesquelles ne faisaient pas un pli du cou-de-pied à l’orteil. On les étonnerait si on leur apprenait qu’avant cette fin d’acte du Demi-Monde, d’une simplicité si nouvelle, où l’on voit Olivier de Jalin et Hippolyte Richond sortir de scène en se disant : « As-tu faim ? allons dîner, » — ce même Valentin avait, lui aussi, terminé son premier acte en disant à l’oncle Van Buck : « Après un bon repas et une petite querelle, un tour de promenade fait grand bien ; venez aux Champs-Elysées ! » Que serait-ce donc si l’on insinuait que la comtesse, dans Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, donne de la galanterie mondaine une formule aussi spirituelle et rigoureuse, et peut-être à la fois moins solennelle et moins grossière que celle de Lebonnard dans une Visite de noces ? Que serait-ce si l’on insinuait qu’André del Sarto a autant de sérieux et de passion dramatique que Montaiglin et Claude et autres maris sublimes, et que Bettine est une figure de comédienne à marier aussi intéressante et « humaine » que la comtesse Romani ?
Ainsi ce fantaisiste, ce poète n’a ignoré ni les nouveautés de forme ni les nouveautés d’analyse de la comédie moderne. Mais, dramaturge aussi bien que poète, il est demeuré amateur, au propre sens de ce mot calomnié vainement : il n’a jamais écrit que pour l’amour de l’art ; il n’a pas connu le souci de l’intrigue « en feston, » ni du « dénoûment bien cuit ; » il a choisi « l’antique sobriété, — qui n’écrit que ce qu’elle pense, » — plutôt que « la moderne intempérance, — qui croit penser dès qu’elle écrit. » Il fut un amateur et prit le temps de vivre, au lieu de faire ce fâcheux métier de critique de la vie, ou celui-là plus fâcheux encore de montreur de fantoches ou de compilateur de documens. L’heure est bien choisie pour en glorifier sa mémoire, où des critiques lui reprochent de ne pas « savoir le théâtre » aussi bien que M. Sardou, tandis que de jeunes pédans grisés par M. Zola le traitent de « littérateur sans conscience et sans foi, » parce qu’il « saignait galamment du cœur au coin des cheminées de salon. » Que voulez-vous, messieurs ! on saigne d’où l’on peut et où l’on est : il n’est pas donné à tout le monde de saigner au coin d’une borne. Il saignait du cœur, et ne se répétait pas tout le jour qu’il était un littérateur plein de conscience et de foi. C’est peut-être pour cela que, seul des poètes dramatiques de ce temps, il n’a pas fait des « amoureux » — qui sont des personnages de théâtre, — mais des créatures qui aiment, et qui sont nos semblables ; et c’est pour cela peut-être que le théâtre de Musset durera tant qu’il se trouvera de jeunes hommes pour répéter d’une bouche sincère les simples paroles de Cœlio : « Pourquoi suis-je ainsi ? pourquoi ne saurais-je aimer cette femme comme toi, Octave, tu l’aimerais, ou comme j’en aimerais une autre ? .. »
Louis GANDERAX.