Revue dramatique - Gymnase, un Roman parisien

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Revue dramatique - Gymnase, un Roman parisien
Revue des Deux Mondes3e période, tome 54 (p. 217-226).
REVUE DRAMATIQUE

Gymnase : Un Roman parisien, pièce en 5 actes, de M. Octave Feuillet.

Un premier acte, où le drame est exposé avec largeur, avec franchise, avec force ; un dernier, qui le dénoue et fait couler bien des larmes ; entre ce point de départ et cette fin, un troisième acte qui renferme la substance psychologique de l’ouvrage, et celui-là encadré de deux autres qui l’éclairent comme des réflecteurs : telle est, en quelques lignes, la pièce nouvelle de M. Feuillet, un Roman parisien, si vivement applaudie l’autre soir au Gymnase. Si le troisième acte n’est pas le plus beau morceau de littérature dramatique, et proprement dramatique, qu’ait écrit M. Feuillet, il ne s’en faut de guère. C’est là que nous connaissons le caractère de l’héroïne, Marcelle de Targy, une digne sœur de la Petite Comtesse et de Julia de Trécœur.

Elle a grandi, cette jeune femme, elle s’est mariée dans le luxe. Sans dot, élevée par une tante riche, elle a épousé Henri de Targy. C’est au milieu d’une fête donnée par ces gens heureux que nous avons fait leur connaissance. Aux invités de cette fête, qui tient la moitié du premier acte, nous avons jugé dans quel monde les jeunes époux vivaient : dans « le monde » tout simplement, dans ce monde qui n’est, à vrai dire, ni noble, ni militaire, ni littéraire, ni artistique, ni politique, ni industriel, ni commercial, ni même financier ; mais qui est le monde à Paris, c’est-à-dire un assemblage d’individus sans communauté d’origine ni de fin, d’idées ni de passions, de travaux ni même d’intérêts, sans communauté d’aucune sorte, sinon de loisirs, de plaisirs et surtout d’ennuis. Marcelle de Targy est une des étoiles de ce monde ; son mari l’admire et ne conçoit pas qu’elle puisse briller dans un autre ciel, moins chargé de parfums riches. Et cependant, à peine la fête terminée, voici que la mère d’Henri, qui s’était tenue à l’écart, la mère d’Henri, sombre et farouche depuis la mort du père, pressée de questions et même de soupçons, laisse échapper son secret : et, comme Henri est homme d’honneur, ce secret révélé les ruine, lui, sa mère et sa femme. La fortune dont ils jouissent, la fortune qu’ils tiennent du père ne leur appartient pas, au moins selon le jugement d’une probité scrupuleuse : M. de Targy avait dissipé par imprudence une succession qui lui avait été confiée pour la remettre après un certain délai à la femme du baron Chevrial, un des invités de tout à l’heure, financier suspect, quinquagénaire sanguin, trop animé à la chasse des femmes. C’est trois millions qu’il faut rendre, et c’est toute la fortune des Targy.

Henri a rendu ces trois millions. Nous l’avons vu, au deuxième acte, les apporter dans le cabinet du baron Chevrial, qui se vante, après vingt années de travail et quinze millions gagnés, de n’avoir jamais habité Mazas. Le baron, ce jour-là, n’a pas perdu sa matinée ; après la visite de son médecin, à qui, deux fois la semaine, il demande le moyen de faire vivre ses vices, après la visite de Rosa Guérin, une danseuse de l’Opéra qu’il s’efforce de ruiner par ses conseils pour payer à la fin du mois, ses différences de Bourse, le baron a reçu Henri de Targy et ses millions ; il a même accepté ceux-ci, malgré la résistance de sa femme, Thérèse, une créature céleste qui repousse avec horreur cet accroissement de fortune, cette succession clandestine dont l’origine : est le déshonneur de sa mère. « On a toujours besoin de trois millions, » a prononcé le mari, qui ne partage pas la « sensiblerie » de sa femme. On a besoin aussi de cinq mille francs lorsqu’on tombe de cent cinquante mille livres de rente à rien ; et c’est pourquoi Henri a accepté une petite place dans les bureaux du baron. Que si l’on demande par quelle raison le baron la lui a offerte, on oublie apparemment que Marcelle de Targy est belle.

La voilà donc, la belle Marcelle, dans ce petit appartement dont une seule pièce sert de salle à manger et de salon, une pauvre pièce garnie de pauvres meubles d’acajou, et qu’une seule servante suffit à tenir propre. Elle a promis d’être brave, et, d’abord, elle l’a été ; elle s’est amusée de sa pauvreté comme d’un roman qu’elle aurait lu, comme d’un jeu héroïque où l’orgueil trouvait son compte. Mais, au jour le jour, son amusement décroît et son héroïsme se détend, ou, s’il se raidit, c’est en des crises plus dangereuses qu’un relâchement de courage. Au jour le jour, le détail de sa vie chétive la dégoûte et l’irrite. C’est le marché à faire le matin, avec le panier aux provisions, le marché et le marchandage ; c’est les courses à pied dans la boue, les stations au bureau de l’omnibus ; c’est les robes élimées par le bas, les corsages luisants aux coutures, les chapeaux d’été en hiver. On se passe de pain frais, à la rigueur ; mais de gants frais, c’est dur ! Toutes les menues ignominies, toutes les mesquineries de la pauvreté blessent et agacent les nerfs de cette Parisienne : n’est-elle pas accoutumée aux noblesses matérielles du luxe ? Ajoutez, — et c’est là que je reconnais l’imagination psychologique de l’auteur, — ajoutez que, dans cette âme de jeune femme, les bonnes passions conspirent avec les mauvaises, et que les bonnes plus que les mauvaises encore la poussent à sa perte. C’est la fierté, c’est le remords, c’est une généreuse colère d’être inutile, pendant que le mari peine au bureau et que la mère court le cachet. Marcelle a une voix de théâtre ; un talent de théâtre ; on le lui disait naguère encore, dans cette fête où nous l’avons connue. Qui le lui disait ? Juliani, le ténor, qui daignait lui donner des leçons et chanter des duos dans le monde avec elle, le ténor imprésario qui va exploiter les deux Amériques. Et Henri ne veut pas qu’elle entre au théâtre ni qu’elle chante dans les concerts, ni même qu’elle donne des leçons. Lorsqu’elle se plaint d’être inutile : « Toi inutile ! mais tu es notre luxe, » s’écrie-t-il tendrement. O le pauvre luxe ! Elle ne peut faire qu’elle ne s’irrite contre cette oisiveté forcée, qui n’est qu’une misère stagnante ; elle ne peut faire que peu à peu, dans son cœur qui s’aigrit, les meilleurs sentimens ne soient le levain des pires. Quand, au milieu de l’après-midi, ayant une course à faire dans le quartier, son mari vient les embrasser, elle et sa mère, et dit la joie qu’il aura le soir, lorsqu’en revenant au logis il apercevra du bout de la rue, derrière les minces rideaux de la fenêtre, la modeste lampe des veillées de famille, Marcelle reste silencieuse, et comme Henri l’interroge : « Oui, c’est charmant, dit-elle, nous devrions acheter un loto. Le soir, après le dîner, nous jouerions au loto ; ce serait complet ! »

Puis elle s’excuse et s’explique ; elle revient encore une fois à la charge : pourquoi ne pas lui permettre de tirer parti de son talent ? « Jamais ! Répond Henri ; c’est ce misérable Juliani qui te met ces idées dans la tête. Que je le retrouve ici, je lui parlerai nettement ! — Il est homme à vous répondre, vous savez ! » réplique Marcelle. Mais aussitôt elle veut reprendre ses paroles, elle demande pardon, elle pleure. Cependant Thérèse Chevrial vient lui offrir de faire un tour dans sa voiture ; elle refuse : « Je ne vous ferais pas honneur, madame, » dit-elle en montrant sa robe ; Mme de Targy, la mère, exempte de fierté mauvaise, accepte, elle, plus simplement, d’être conduite par Thérèse jusque la porte de son élève ; Henri retourne à son bureau, et la bonne sort pour acheter le dîner ; Marcelle reste seule. Un coup de sonnette : c’est Juliani. Il part tout à l’heure pour le Havre et de là pour l’Amérique. Jusqu’au dernier moment, sur le quai de la gare, il attendra son élève, sa future « étoile. » Qu’elle vienne, et dans un an, triomphante, adorée des deux Amériques, elle rapportera tout juste un million à son mari.

Marcelle, secoue la tête et reconduit l’impresario. Mais, sur le seuil, qui croise-t-il, le ténor en partance, qui sera demain pleuré des dames ? Mmes de Luce et de Valmery, deux amies de Marcelle, dont nous avons admiré les toilettes au bal du premier acte, deux amies des jours prospères, deux petites bêtes de luxe, — de quel luxe et combien bêtes ! — de celles qu’il y a quinze ans l’auteur de M. de Camors appelait négligemment « des animaux jolis qui suivent leur instinct. » Elles arrivent du concours hippique, accompagnées par le baron Chevrial. Et leur caquetage, leur indiscrétion, leur curiosité, même le froufrou de leur pitié, qui s’amuse complaisamment de tout le détail de la vie de Marcelle, jusqu’à leurs inflexions de voix larmoyantes qui plaignent ses douleurs quotidiennes, jusqu’à leurs gestes caressans qui viennent tâter sa misère, tout, de ces jolies perruches, irrite et froisse la jeune femme, si bien que le baron Chevrial est bien venu à les interrompre : « Eh ! mesdames, je ne trouve pas Mme de Targy aussi à plaindre que vous le dites, puisqu’elle garde dans son malheur de bonnes petites amies qui lui prodiguent des consolations comme les vôtres. »

Les perruches s’envolent, et Marcelle reste avec le baron. Elle le remercie d’abord de leur avoir parlé comme il a fait. Il la console : « Votre situation ne peut manquer de s’améliorer. — Comment ? Nous n’attendons rien. — Il y a peut-être des gens qui s’intéressent à vous. — Qui ? — Moi, par exemple. » On voit la scène. Elle est menée avec autant de sûreté que de délicatesse. Le baron, pied à pied, gagne du terrain sans brusquer l’entreprise, sans choquer les convenances. La jeune femme lui répond avec un tact, avec une prudence, avec une dignité où le plus fin comme le plus sévère ne trouverait rien à redire. « L’avenir de votre mari, dit le baron, dépend de lui et un peu de vous. — Comment ? — Je suis enchanté de ses services, mais je ne puis rendre l’amitié pour la haine ; or madame, vous avez toujours été mon ennemie. — Votre ennemie, monsieur ! je ne l’ai jamais été, et je la suis moins que jamais depuis que nous vous devons de la reconnaissance. — Je ne veux pas de reconnaissance. — Que voulez-vous ? — De l’amitié. — Notre amitié répondra, n’en doutez pas, à vos bons procédés. — Mais je parle de la vôtre en particulier. — Je n’ai pas fait d’exception pour la mienne. » Le traité d’alliance est signé : le baron baise la main de Marcelle et se retire. À peine est-il parti qu’elle se redresse, comme secouant un cauchemar : « Et je l’ai écouté jusqu’au bout ! J’ai feint de ne pas comprendre ! Misérable ! Mais, si je reste ici, je suis perdue ! Dans une heure de défaillance comme celle-ci, je succomberai… Pourquoi m’ont-ils empêchée de partir,.. de partir pour l’Amérique ? .. C’était le salut ! .. » Ainsi, par une de ces réfractions de sentimens si fréquentes dans un cerveau de femme et dans un cerveau saturé de l’air pestilentiel de Paris, — mais ces phénomènes de réfraction, quel observateur exquis ne faut-il pas pour les noter ! — c’est un mouvement d’honneur qui jette Marcelle de Targy hors des voies de l’honneur : par la porte resté ouverte derrière le baron Chevrial elle s’enfuit pour rejoindre l’imprésario Juliani.

Avais-je tort d’avancer que Marcelle était digne de venir, dans l’ordre des héroïnes de M. Feuillet, après la Petite Comtesse et Julia de Trécœur ? Mais elle a cet avantage sur la Petite Comtesse et Julia de Trécœur d’être un personnage dramatique ; et tout cet acte, où son caractère se révèle et se résout dans une crise, est distribué par scènes, avec une simplicité, une fermeté qui prouvent un maître ; l’ordonnance des scènes et l’ordonnance intime de chaque scène est logique et nécessaire, d’une logique et d’une nécessité morales ; le dialogue est habilement déduit, et coupé, quand il faut, avec une vigueur singulière. Pas de coup de théâtre plus pathétique que la rentrée d’Henri après le malheur de Marcelle ; le silence de sa mère, qui tire l’aiguille d’un geste machinal, les yeux fixes, sans pouvoir regarder sur son ouvrage, sans oser regarder son fils ; la révélation qu’elle lui fait, en chancelant, de son malheur ; la fureur d’Henri, son élan vers la porte, son retour vers sa mère évanouie, tous ces incidens pressés en l’espace de quelques secondes forment une fin d’acte des plus émouvantes que nous ayons vues depuis longtemps.

J’ai dit que le quatrième acte servait, comme le second, à encadrer le troisième, et que le cinquième dénouait le drame exposé dans le premier ; chacun, en sa place, prend sa valeur. Le quatrième n’est qu’un tableau, mais dont je veux dire tout le prix. La scène se passe chez Rosa Guérin, dans le somptueux hôtel que Chevrial lui a donné le jour même. On l’inaugure par un joyeux souper. Au Château-Yquem, on nous apprend que le navire qui portait Juliani et sa troupe a sombré dans les flammes, entre New-York et la Nouvelle-Orléans : Marcelle de Targy, qui, après de médiocres succès au théâtre, était devenue la maltresse de Juliani, a péri comme ses camarades. Au Château-Laffite, un valet annonce qu’Henri de Targy, est dans le salon voisin, qui apporte au baron des pièces à signer. Par un caprice de Rosa, on décide de faire entrer dans la salle du souper ce héros de l’histoire parisienne du jour, et cette face de galant homme paraît à la flambée des candélabres de cette table impudente. Henri se retire. La fête s’achève dans l’ivresse. Piqué au jeu par Tirandel, un échappé de club, un ataxique de trente ans, qui se déclare idéaliste après boire, Chevrial porte un toast à la matière ; il n’achève pas ce toast : sa langue devient épaisse, ses joues molles, ses yeux vitreux. Ce n’est rien : un malaise. La musique continue. Rosa Guérin, sa conquête, Rosa, qui « sait le prendre, » entraîne Chevrial jusqu’au balcon, où il s’affaisse sur un fauteuil. Soudain elle se penche sur lui, se redresse et se rabat vers nous avec un grand cri. Le docteur, qui vient d’entrer, se précipite vers le malade : « Faites taire la musique ! » Le baron Chevrial est mort. Henri de Targy et Thérèse Chevrial sont libres. Thérèse, nous le savons, enviait à Marcelle de Targy le bonheur d’être la femme d’un honnête homme, et plus d’une fois la présence de cet ange dans la maison Chevrial a consolé Henri de la dure vie qu’il y menait. Aucun des deux n’a deviné le secret de l’autre ; mais nous l’avons deviné, nous, et, sans doute bien avant nous Mme de Targy, qui voit une vie nouvelle, une vie de bonheur tranquille se rouvrir pour son fils. La voici à la campagne, dans le jardin de son vieil ami le docteur Chesnel ; Thérèse vient l’y trouver, et dans une scène d’une infinie délicatesse, par quelques phrases détournées, par un serrement de main, par un tremblement de voix, par un regard, les deux femmes s’avouent l’une à l’autre leur commune espérance, — hélas ! presque aussitôt brisée. Tandis qu’Henri reconduit Thérèse par le chemin le plus long, — celui qu’a indiqué sa mère, — le docteur Chesnel paraît, une lettre à la main : Marcelle est vivante ! « La misérable ! s’écrie la mère avec l’égoïsme farouche de l’amour maternel déçu. — Si vous la repoussez, elle se tuera. — Laissez donc ! elle ferait bien de se tuer ! mais elle ne le fera pas, allez ! — En tenterez-vous l’épreuve ? — Ha ! que voulez-vous que je fasse ? — Votre fils sera peut-être moins implacable que vous. — Mon fils ? Est-ce que je vais seulement lui parler de cela, à mon fils ! J’ai déjà fait une fois son malheur, par cette lâcheté que j’ai eue de lui dire un secret qui m’étouffait ! Cette fois, le secret restera mien ; je le garde ! Et s’il y a crime, eh bien ! je prends le crime sur moi ! » Et comme pour sonder ce cœur de mère devenu par un effet d’amour plus dur que le diamant, le vieux docteur, à qui Mme de Targy a reproché devant nous son incrédulité religieuse, le vieux docteur à bout de ressources lui montre le ciel et lui demande : « Et Dieu ? : — Hé ! qu’est-ce que cela vous fait, avons qui n’y croyez pas ? — Est-ce le moyen de m’y faire croire ? »

« Vous avez raison, a répondu Mme de Targy au docteur ; c’était la mère qui criait ; voici la chrétienne : je suis prête, allez chercher Marcelle. » Elle est là, la pauvre enfant prodigue, elle attendait à la grille ; elle s’agenouille, elle s’humilie, — elle pleure, elle est pardonnée ; mais par qui ? Pas encore par celui dont le pardon importe le plus. Voici qu’on entend son pas : il faut qu’on le prépare à la revoir. Qu’elle se cache dans ce pavillon ; elle l’entendra sans qu’il la voie. Henri reparaît. À cette nouvelle qui foudroie tant d’espérances naissantes, il demeure comme atterré ; cependant il fera son devoir. « Allez lui dire que je la reverrai, mais comme une étrangère ; me demander plus, c’est m’outrager. — Alors, s’écrient le docteur et la mère, à quoi bon la recevoir ? » Et ils se consultent, pendant que le jeune homme médite. Soudain il éclate : « Eh bien ! non, je ne peux pas ! Il y a un spectre entre nous. Je ne suis pas un saint, je suis un homme ! Je ne peux pas ! je ne peux pas ! » Sa voix, que la fureur étrangle, ne couvre pas le bruit que fait un corps en tombant sur « le plancher du pavillon. « Marcelle ! « Malheureuse ! elle était là ! » Il enfonce la porte et revient hagard, tenant dans ses bras Marcelle déjà pâle, « de la mort qu’elle a bue. » Il lui pardonne dans un baiser où il reçoit son dernier souffle.

Ainsi finit le drame, par l’élimination des personnages mauvais on que la contagion du mal a gagnés, — de Chevrial et de Marcelle, — mais sans qu’un moment la bonté des bons ait tourné, comme on dit, au type. C’est que les caractères des personnages sont aussi naturels et rendus avec autant de finesse, autant de sincérité qu’ils pourraient l’être dans le roman. Henri de Targy, cet honnête homme, hésite un moment, au premier acte, avant de ruiner sa mère et sa femme par un trait de rigoureuse probité, — comme au dernier, Mme de Targy, cette croyante, se révolte d’abord à l’idée de sacrifier le bonheur de son fils pour faire son devoir de chrétienne. Thérèse Chevrial, au deuxième acte, après avoir repoussé cette succession qui déshonore la mémoire de sa mère, se soumet en silence aux décisions de son mari, chef légal de la communauté. Ce Chevrial, par mille traits de caractère et de mœurs, est un des financiers les plus vivans qu’ait produits la scène contemporaine ; et, s’il est le plus récent, il porte bien sa date. Enfin, il n’est pas jusqu’aux personnages accessoires et comme dessinés en silhouette, à qui la justesse de coup d’œil et de coup de crayon de l’auteur ne donne une physionomie spéciale. C’est le docteur Chesnel, médecin de l’Opéra ; c’est Rosa Guérin, la danseuse ; c’est Tirandel, l’éclopé de la vie parisienne, — qui n’a plus que des « velléités. » Tous et toutes, ils ont leur certificat de vie psychologique et physiologique.

S’ils sont romanesques, en un certain sens du mot, c’est-à-dire dignes, à l’occasion, de figurer dans un roman qui se pourrait écrire après et d’après la pièce, — puisqu’il est de mode de croire qu’une psychologie un peu subtile n’appartient guère qu’au roman, — il est inutile, je pense, de prouver maintenant qu’ils sont dramatiques. Pas un d’eux, — je parle au moins des principaux, — qui n’aille de crise en crise, pas un chez qui les passions contraires fassent trêve plus que ne l’exige la conduite même de l’action, c’est-à-dire ailleurs qu’en ses points de repère. Au premier actes, crise de Mme de Targy : doit-elle révéler son secret à son fils ? « Crise d’Henri : doit-il restituer la fortune ? Crise de Thérèse au second : doit-elle l’accepter ? Crise de Marcelle ensuite : nous avons assez insisté sur celle-là. Crise de la mère, et crise du fils à la fin : doivent-ils pardonner ? C’est là proprement le drame, — dont le caractère, au gré de nos classiques, sinon de Pixérécourt et de M. Scribe, est moral et non matériel. Quant au style du dialogue, par des citations faites à l’aventure de la mémoire, dans le cours de cette rapide analyse, j’espère avoir fait juger qu’il est théâtral. Naturel et spirituel, ingénieux et sinueux, il atteint dans les grandes scènes à la haute éloquence des maîtres.

Que d’ailleurs les situations, qui sont, ainsi que le veut la saine doctrine, autant d’expériences faites sur les caractères des personnages, se trouvent en même temps être romanesques, au sens ordinaire du mot, — comme ces caractères le sont en un sens spécial, — c’est, j’imagine, ce qu’il est également inutile, après cette analyse, de prouver et de contester. S’il se trouve à la fois que des situations soient des occasions bien imaginées pour des caractères de se déclarer au public, et que ces épreuves naturellement choisies aient l’attrait de la fiction romanesque, c’est tant mieux pour l’auteur et pour nous ; je n’attends pas que personne s’en plaigne. On remarquera d’ailleurs que rarement M. Feuillet a mis dans un ouvrage plus de netteté, plus de vigueur, plus de force vraiment dramatique. Mais peut-être, sans qu’on s’en prenne à la matière romanesque de l’action, c’est-à-dire aux événemens eux-mêmes qu’a suscités l’auteur, on s’avisera de critiquer la liberté romanesque avec laquelle il les a distribués, et la marche de l’intrigue, sinon l’intrigue elle-même. On dira, on a déjà dit que ces événemens se ralentissent ou se pressent au gré d’une fantaisie qui sent bien son romancier ; que la pièce enfin pèche contre les lois de la composition dramatique !

Contre les lois, c’est bientôt dit : il s’agit de voir contre lesquelles. Assurément j’aperçois qu’un Roman parisien n’est pas composé comme une Chaîne ou comme le Demi-Monde, comme le Supplice d’une femme ou comme Julie… Mais, au fait, de qui donc Julie ? De M. Feuillet, si je ne m’abuse. C’est l’exemplaire le plus parfait de drame rapide et serré que le théâtre de cette époque ait produit : auprès de Julie, le Supplice d’une femme est traînant et relâché. On m’accordera donc que, si M. Feuillet a modifié cette fois le type de son ouvrage, s’il en a réglé l’économie selon des lois différentes, c’est à bon escient. J’ai indiqué, dès l’abord, comment il avait réparti son action ; j’ai dit que, si le premier acte et le cinquième contiennent, selon l’usage, l’exposition et le dénoûment, le troisième était placé entre le second et le quatrième comme entre deux réflecteurs ; ne pourrai-je pas dire que, le troisième étant le foyer lumineux du drame, le second et le quatrième en constituent l’atmosphère ? Cette distribution du drame est aussi raisonnable, aussi harmonieuse, aussi légitime selon les lois de l’art, — qu’il ne faut pas confondre avec les recettes d’une école, — aussi littéraire et peut-être aussi dramatique que celle du Supplice d’une femme ou de Julie. Quelqu’un objectera qu’on ne peut retrancher de Julie ou du Supplice d’une femme aucune scène sans que le drame devienne matériellement incomplet, tandis qu’on peut remplacer le second et le quatrième acte d’un Roman parisien par deux récits de cinquante lignes, et que la matière du drame resterait la même. D’accord, mais si le drame, après cette mutilation, demeure peut-être intelligible, demeurera-t-il aussi probable ? Si les événemens restent les mêmes, seront-ils aussi justifiés ? Si les caractères ne s’évanouissent pas, seront-ils éclairés du même jour ? Non pas ; ce sera le même roman, mais suspendu dans le vide, au lieu d’être enveloppé de son atmosphère. Et encore sera-ce le même ? ou plutôt n’est-il pas vrai que ce ne sera qu’une construction chimérique auprès de celle-ci, — comme est le phénomène de réfraction décrit par des lignes idéales sur le papier blanc ou le tableau noir, en regard du phénomène réel qui fait l’illusion de nos yeux ?

Pour disputer à M. Feuillet le droit de placer ce second et ce quatrième actes aux flancs de ce troisième, il faut avoir la vue bien courte ou la tolérance bien étroite ; il faut professer un goût singulièrement exclusif pour une certaine formule de mélodrame et de vaudeville. Que ne demande-t-on, du même coup, une édition réduite du Roi Lear, et d’Hamlet ? Je me fais fort de retrancher de ces chefs-d’œuvre un bon nombre de scènes, sans que la chaîne des événemens y soit rompue en un seul point. Je ne risquerais pas la même opération sur le Sonneur de Saint-Paul de Bouchardy ou les Dominos roses de M. Hennequin. M. Feuillet nous promet un Roman parisien, il nous le donne ; est-ce même un roman, et ce qu’il nous met sous les yeux, l’a-t-il imaginé ou n’en est-il que le témoin ? On pourrait hésiter là-dessus, tant l’histoire de ces gens qui tombent d’un capital de trois millions à un revenu de cinq mille semble un écho de ruines récentes ; que dis-je, récentes ? Quotidiennes ! C’est le roman d’hier, c’est le roman de demain. Il est vrai qu’à la ville on se ruine plutôt par imprudence, et que le héros de M. Feuillet se ruine par probité : c’est qu’au théâtre il faut que la question d’argent soit doublée, pour nous émouvoir, d’une question de sentiment ; il faut que la chute, plutôt que d’être un accident, soit l’effet d’un ressort moral, pour nous intéresser davantage ; mais c’est toujours la même chute, dont le bruit nous remplit encore les oreilles. L’événement est parisien, les héros le sont aussi : nous avons, dans cette étude, assez marqué leurs caractères ; il est superflu, je pense, d’insister sur ce que Marcelle de Targy n’est pas une provinciale ni une Viennoise. Nous avons vu qu’elle se perd par une déviation de ses meilleurs sentimens : cette déviation ne pouvait se produire que dans un certain milieu ; l’auteur même a pris soin de le marquer légèrement : « Ah ! s’écrie Marcelle au troisième acte, pourquoi n’avoir pas changé de ville ? Ailleurs je serais moins froissée, moins mortifiée qu’à Paris ! » Marcelle de Targy ne serait pas ce qu’elle est, ne penserait pas ce qu’elle pense, ne sentirait pas ce qu’elle sent, si elle ne respirait pas le même air que le baron Chevrial, que Rosa Guérin, que Tirandel. Isolez donc ce troisième acte, où elle se meut, du second et du quatrième : Marcelle de Targy sera un monstre, ou plutôt elle ne sera plus.

D’ailleurs, M. Feuillet n’est pas seulement un témoin, mais un juge. Le second acte et le quatrième sont également d’un homme qui connaît son Paris ; mais le second n’est que la déposition d’un observateur, rédigée d’une façon scénique ; le quatrième est la conception théâtrale d’un moraliste servi par un poète. Hé oui ! sans doute ce quatrième acte a sa poésie, sa morale, sa philosophie lyrique, si l’on veut ; nous convenons de ces singularités, et l’auteur ne s’en défend pas. Mais cette poésie, cette morale, cette philosophie lyrique est-elle théâtrale ? Est-elle extraite de la pièce ? ou, pour mieux dire, n’en est-elle pas l’âme ? Le malheur des personnages que voici est le crime de la société où ils vivent ; le poète qui nous les a montrés, connaît cette société mieux que personne, il la dépeint, il la juge ; — il la juge avec l’autorité d’une métaphysique dont on pourrait disputer, mais avec le prestige d’un lyrisme qui n’est pas pour nous déplaire. Quand Chevrial s’affaisse, foudroyé d’apoplexie, après un toast au dieu million, après un toast à la matière, ce n’est pas seulement un homme qui meurt en scène, par un accident auquel l’auteur dramatique nous a préparés, c’est le représentant d’une société coupable, ou plutôt cette société elle-même représentée par un homme qui suit enfin le conseil du marquis d’Auberive : « Crève donc, société ! »

Le public parisien ne s’est pas fâché de cette dure, hardie et magnifique leçon. Il a respectueusement applaudi ce quatrième acte, après avoir acclamé le troisième, avant de pleurer au dernier. S’il est vrai que « la grande règle de toutes les règles soit de plaire et qu’une pièce de théâtre qui a attrapé son but ait suivi un bon chemin, » il fait beau reprocher à ce drame de faire l’école buissonnière ! Au moins n’a-t-il pas fait buisson creux : longtemps on applaudira sous les noms de ces personnages Mme Pasca, Jeanne Brindeau, Marie Magnier et Volsy, MM. Marais, Saint-Germain, Landrol et Noblet. Si je ne fais pas en détail l’éloge de ces huit comédiens, c’est que la matière serait trop longue à traiter : chacun, dans son rôle, atteint presque à la perfection. Ajoutez que la mise en scène. est d’une justesse et d’une magnificence-où messieurs de la Comédie-Française ne trouveraient rien à reprendre. Pourquoi n’est-ce pas eux que nous en pouvons féliciter ?


LOUIS GANDERAX.