Revue dramatique - L'Ecole des femmes à la Comédie-Française

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Revue dramatique - L'Ecole des femmes à la Comédie-Française
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 705-709).
REVUE DRAMATIQUE


L’ECOLE DES FEMMES à la Comédie-Française


La Comédie-Française, pour les débuts des récents lauréats du Conservatoire, nous a conviés trois fois pendant cette semaine du de juillet, que d’autres événements devaient faire entrer dans Histoire. Le premier soir, Mlle Lagrange débutait dans l’École des Femmes, où elle joua le rôle d’Agnès avec toutes les grâces dont on l’entoure aujourd’hui, — à grand tort, comme j’essaierai de le montrer. Puis ce fut M. Escande, un Hippolyte élégant et tendre : peu de force, un geste emprunté, mais de l’intelligence et de la distinction, et même de la chaleur et de la sensibilité vraie dans la déclaration à Aricie. Enfin M, le Roseraie a joué le rôle de Frosine avec correction, mais sans ombre de cette vulgarité puissante qui nous avait frappés dans ses scènes de concours et qui s’est évanouie comme un rêve.

Nous retrouverons ces jeunes gens dans des épreuves plus significatives. Ce que je retiens de cette triple visite à la maison de Molière, c’est d’abord que M. de Féraudy est un merveilleux Harpagon, un de ceux qui auront marqué le personnage de leur empreinte. La trouvaille est d’avoir rendu sensible l’obsession qui isolé en quelque sorte l’Avare de tout ce qui l’entoure et tient sa pensé » ; comme absente : on n’oublie plus cette tremblante silhouette de vieillard soupçonneux que possède une perpétuelle inquiétude… Et maintenant je voudrais dire un mot de la façon dont on interprète l’Ecole des Femmes à la Comédie Française et qui me paraît en contradiction à peu près formelle avec le texte.

On a fait maintes fois cette remarque, que les chefs-d’œuvre continuent de vivre à travers les siècles et qu’ils ne sont pas immuables. Ils changent légèrement d’aspect en passant par des milieux différents et, d’une génération à l’autre, leurs admirateurs les admirent pour des raisons qui ne sont pas tout à fait les mêmes- : M. Henry Bidou nous le rappelait, cet hiver, avec ingéniosité, dans sa conférence sur la Dame aux Camélias. A vrai dire, c’est nous qui changeons et non… pas eux ; nous leur appliquons une intelligence et une sensibilité qui se modifient sans cesse. Encore faut-il prendre garde de les dénaturer, et c’est à maintenir les pièces de théâtre dans leur vrai jour, à rappeler leur sens d’origine et leur signification initiale, que servent les fameuses « traditions, » très décriées parmi nous, comme chacun sait. Peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt de rechercher ici comment on en est venu à jouer les deux rôles d’Agnès et d’Arnolphe à peu près au rebours des intentions que pourtant Molière a inscrites d’un bout à l’autre de sa pièce en caractères bien lisibles.

Le rôle d’Agnès, tel qu’on le conçoit aujourd’hui, est un rôle piquant où l’ingénuité est assaisonnée de malice, la simplicité relevée d’espièglerie et l’innocence agrémentée de rouerie. Agnès baisse les yeux par modestie, mais aussi pour nous y dérober une fugitive lueur d’ironie. Et-dans la façon dont, elle débite ses plus-authentiques-naïvetés, passe un imperceptible accent de moquerie… Eh bien ! le voilà le contresens et dans toute sa beauté ! Car Agnès est une ignorante et n’est pas autre chose. C’est un esprit qu’une culture attentive a empêché de se développer et tenu en enfance. Il n’y a en elle, pas un grain de malice et, pour que nous n’en puissions douter, elle prend soin de le dire et de l’écrire. Comme elle ne reconnaît pas quand on se moque, elle ne se moque point aussi ; ni des autres ni d’elle-même. Elle est telle que l’a faite la nature, qui physiquement l’a très bien faite : égoïste, insensible à tout ce qui n’est pas son plaisir, dissimulée et secrète. Elle suit uniquement son instinct. Cela même est le sens du rôle : Agnès est un petit être selon l’instinct, une « fille sauvage, » comme dirait M. de Curel, l’éternel féminin à l’état de nature. Et le rôle est simple, uni, dans la manière large et directe du XVIIe siècle, dans la grande manière qui est celle de Molière.

Le XVIIIe siècle a changé tout cela ; C’est le siècle de Favart et de Greuze, de la Chercheuse d’esprit et de la Cruche cassée. Il s’est avisé qu’un petit air candide est parfois-une suprême coquetterie et qu’il peut y avoir dans la naïveté bien de l’esprit. Il a raffiné, compliqué, mis des mouches aux plus purs visages et des sous-entendus aux dialogues les plus limpides. Longtemps, cet art avec ses grâces mièvres fut tenu pour inférieur à celui du siècle précédent qui était robuste et sain. Puis la mode s’en empara : ce fut un engouement, et on se souvient quelle vanité tiraient les frères de Goncourt d’y avoir été pour quelque chose. À la tranquillité des lignes on préféra les élégances contournées. On ne fit plus la différence entre le classique selon Molière et le classique selon Marivaux et Beaumarchais. On emprunta à celui-ci quelques-uns de ses agréments pour en orner la franchise de celui-là. Agnès devint une « fausse Agnès. » — Au goût pour le XVIIIe siècle ajoutez une invention qui date du théâtre d’Henry Becque et de ses imitateurs du Théâtre-Libre. Dans ce théâtre, apprêté et tendu et d’où le naturalisme avait banni le naturel, il était convenu que les personnages devaient faire au public les honneurs de leur propre caractère, dont ils s’instituaient les ciceroni et les commentateurs, s’ingéniant à le mettre en formules laborieusement expressives. Par une sorte de dérision, ces mots forgés et qui sentaient l’enclume furent dénommés : mots de nature. Molière fut annexé à l’école, cela va sans dire, et Agnès se mit à souligner chacune de ses répliques d’un : « Voyez jusqu’où va ma simplicité ! » Alors il ne resta plus rien du rôle. — C’est cette contrefaçon d’Agnès qui est maintenant installée à la Comédie Française, celle que les chefs d’emploi nous présentent avec assurance, et celle où s’essaient plus timidement les débutantes empressées à les suivre dans une erreur consacrée par le succès.

Pour ce qui est du rôle d’Arnolphe, dont on force d’abord le comique pour en exagérer ensuite le côté douloureux, la faute est aux romantiques. Dominé par le génie de Victor Hugo, notre romantisme a adopté la forme même de ce génie qui était l’antithèse. Il l’a appliquée à la psychologie, et c’était une erreur à la vicier totalement. Il a posé en principe que la nature humaine est toute en contrastes violents et que cela même est la réalité. Il a mis partout des oppositions tranchées, où il eût fallu voir ce qui y est : le mélange, la complexité, les transitions et les nuances. Il ne s’est pas douté que le propre signe de la vie, c’est la souplesse. Il a opposé dans une même pièce le rire et les larmes, dans un même rôle le tragique et le comique, et d’ailleurs, enflant et grossissant toutes choses, défini le comique par le grotesque et le tragique par le mélodramatique. Ainsi il a faussé toute l’interprétation de Shakspeare et une bonne partie de celle de Molière. Parce qu’Arnolphe est le ridicule de la pièce, il faudra, pendant les quatre premiers actes, que chacun de ses gestes et chacune de ses Intonations prête à rire ; et parce qu’il se trouble au cinquième, et que sa voix se mouille de larmes, il faudra que soudain nous soyons plongés en plein drame.

Ni l’un ni l’autre.

Pour saisir la nuance exacte où doit être tenu le rôle d’Arnolphe, dans sa partie comique, — en admettant pour un instant que le rôle ne soit pas uniquement comique et d’une parfaite unité, — il n’est que de se rappeler les déclarations mêmes de Molière et qu’il a faites justement à propos de l’École des Femmes. C’est dans la Critique qu’il définit la comédie, l’art « d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes et de rendre agréablement les défauts de tout le monde… Lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature. On veut que ces portraits ressemblent… » Arnolphe est l’un d’entre nous, fait comme tout le monde, et qui a son ridicule comme nous avons les nôtres. Fort honnête homme, au surplus, et qui a du mérite, généreux, entouré d’estime et d’amitié ; mais sur un point il raisonne mal, parce qu’il raisonne trop. Une idée le hante, celle du risque que l’on court dans le mariage : s’il est parvenu jusqu’à quarante-deux ans sans se marier, c’est par crainte d’être trompé. Ne nous en étonnons pas trop, s’il est vrai que beaucoup de célibataires au temps de Molière et beaucoup en notre temps n’ont pas eu d’autre motif de s’obstiner dans leur célibat. La mésaventure conjugale est chez lui à l’état de cauchemar : il en a sans cesse présents à l’esprit maints exemples dont il fait d’abondants et plaisants récits. C’est un conteur gaulois à qui sa gauloiserie a fait prendre peur. Curieux jusqu’à la manie de ce qui se passe dans le ménage du voisin, et toujours prêt à en faire des gorges chaudes, il a, pour se mettre lui-même à l’abri et préserver son Iront, ourdi la trame la plus savante et agencé la mieux concertée et la plus sûre des combinaisons. Et voilà son tort ! Il philosophe trop, il croit à la vertu des théories et à l’efficacité de l’artifice ; il a une « méthode » et il s’y entête ; il est dupe de son pédantisme. C’est un homme à idée fixe et à système ; la nature se rit de son idée fixe et déjoue son système : en cela consiste tout le comique du rôle.

Poursuivons. Poussons jusqu’au bout cette logique des choses qui s’achève en ironie. Arnolphe s’est pris à son piège : ce « redoutable seigneur et maître n’est plus, aux pieds d’Agnès, qu’un pauvre homme amoureux. Il souffre et nous le prenons en pitié. Mais nous n’avons garde de prendre sa souffrance au tragique : nous en savons de plus misérables. L’amour a de ces coups auxquels on ne s’attend pas. Arnolphe en sera quitte pour redoubler à l’égard des maris ses railleries de célibataire, à moins qu’il ne donne un démenti à ses quarante-deux années de prudence en faisant quelque sot mariage. Le cas non plus n’est pas rare. Et le monde ne s’arrête pas de tourner, pour si peu… Encore une fois, ce n’est rien : une peine d’amour perdue, la (in d’un rêve absurde. Mais les romantiques nous ont appris à transformer en affaire d’État, à tourner au sombre et pousser au noir le plus banal des dépits amoureux. Si nous nous reportons à la Critique, nous verrons que l’endroit de l’Ecole, des Femmes où Molière, qui jouait Arnolphe, se montrait le plus comique, est celui où nous voulons maintenant que l’acteur nous émeuve.

Ainsi le sens de la pièce se dégage de lui-même et elle prend sa place dans l’ensemble de l’œuvre. On a fait de Molière un apôtre de la nature, et « e n’est pas tout à fait exact, — un ennemi de l’instruction des femmes, et ce n’est pas vrai du tout. Molière a trop de bon sens et trop vigoureux pour ne pas savoir que tout n’est pas bon dans la nature, et que le meilleur naturel a beaucoup à attendre d’une culture intelligente : après quoi, fiez-vous à lui et laissez-le s’épanouir sans contrainte. C’est exactement la nuance indiquée par Rabelais : « En leur régie n’estoit que ceste clause : Fay ce que tu vouldras, parce que gens libères, bien nez, bien instruicts, conversans en compagnies honnestes, ont par nature un instinct et aguillon qui tousjours les poulse a faicts vertueux et retire de vice… » Ni Rabelais ni Molière n’ont cru à cette dangereuse chimère que la nature est parfaitement bonne et que l’instruction est seulement pour la gâter. L’esprit a besoin d’être ouvert, la raison développée, la sensibilité affinée : dans quelques-uns de nos meilleurs penchants et qui nous paraissent le plus naturels, il y a beaucoup d’appris. Mieux élevée, façonnée par une de ces éducations qui font à une jeune fille une jolie âme, reconnaissante à celui qui fut pour elle un bienfaiteur, Agnès eût hésité sans doute à le désespérer. Et qui sait ? Plus instruite et mieux renseignée sur le train du monde, peut-être eût-elle préféré à cet étourdi d’Horace, pour qui elle pourra bien n’avoir été qu’un caprice, l’affection lentement mûrie d’Arnolphe qui est dans l’âge de la passion.


RENÉ DOUMIC