Revue dramatique - L'Odéon et le Gymnase

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Revue dramatique - L'Odéon et le Gymnase
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 697-706).
REVUE DRAMATIQUE

L’ODÉON ET LE GYMNASE. — LÊA.

Après Œdipe roi, paulo minora... Mais peut-être il est temps de déclarer, pour rassurer nos lecteurs, que si je réclame chaque mois, à cette place, l’accord de la littérature et du théâtre, si je le souhaite et si je l’espère, je ne suis pourtant pas fou. Une fois le mois, je demande, — avec une constance dans la doctrine qui s’ingénie à s’excuser par la variété des exemples, — je demande, à propos d’Œdipe comme à propos du Voyage d’agrément, que les auteurs s’occupent un peu moins d’inventer des situations et de combiner des événemens, un peu plus d’étudier et d’exprimer des caractères ou de peindre des mœurs, en un mot que le souci de l’intrigue cesse de l’emporter, chez eux, sur les soucis plus nobles de la psychologie et du style. Je ne dis pas cependant qu’on puisse se passer de situations : il faut des planches où les personnages se tiennent; — ni d’intrigue : ces personnages ne peuvent défiler sur un même plan ; — je dis seulement que la situation ne doit être qu’une occasion choisie d’expériences sur des caractères ou d’observation sur des mœurs, et que l’intrigue ne doit être que le rapport nécessaire de ces expériences ou de ces observations.

Je dis qu’il n’est pas besoin d’accumuler les événemens pour nous émouvoir ou nous faire rire; mais je reconnais qu’il est sage, pour peu qu’on ne soit pas un génie, de disposer ces événemens selon certaines coutumes passées en lois au théâtre. J’avoue que je préfère au Duc de Kandos, l’Œdipe roi et même l’Assommoir, — auquel, par parenthèse, Mlle Massin et M. Montigny, un débutant, viennent de donner un regain de vogue. Pourquoi cette préférence ? Parce que Gervaise et Coupeau ressemblent par quelques traits à des créatures humaines, et que la marche de leurs aventures me laisse le temps de les reconnaître ; au contraire, les mannequins dont le drame de M. Arnould est peuplé se croisent, se heurtent, se meurtrissent et se bousculent, dans un désordre étudié qui ahurit mon attention. S’il ne s’agit que de ne pas comprendre, j’aime mieux quitter le Duc de Kandos et aller voir à la Renaissance l’Œil crevé de M. Hervé ; là je rirai sans fatigue, n’ayant pas le fol espoir de trouver la raison des choses, tandis qu’à ce drame « chargé de matière, » je peinais pour bâiller. En revanche, j’accorderai volontiers aux amateurs de vaudevilles bien faits que la Vente de Tata obtiendrait un succès plus solide si M. Hennequin avait mieux administré l’esprit de M. Wolff, s’il avait construit la pièce avec plus d’industrie et de conscience, d’api es les procédés consacrés par les vaudevillistes de l’âge d’or, et dont se souviennent, en cet âge de fer, les laborieux auteurs du Cabinet Piperlin. Êtes-vous contens, ô mânes de Scribe, et vous, lévites qui gardez l’arche sainte des lois et conventions du théâtre ? Bien que je préfère un chef-d’œuvre qui pèche contre ces règles et se moque de ces conventions au vaudeville le plus parfait selon ces conventions et ces règles, je reconnais que l’étude de ce répertoire qui vous est cher ne nuit pas aux jeunes auteurs et que même, bien employée, elle peut leur servir. Je tiens que le génie peut se passer d’orthographe et que l’orthographe toute seule ne fait pas le génie : dois-je pour cela dissuader d’enseigner l’orthographe et de l’apprendre, à défaut du génie qui ne s’enseigne et ne s’apprend pas ? Enfin, — et cette raison passe pour moi toutes les autres, — il est bon que les jeunes auteurs apprennent le « métier, » quand ce ne serait que pour acquérir le droit de le mépriser, comme il est bon parfois d’être de l’Académie pour pouvoir, à l’occasion, faire la nique au Dictionnaire.

Mais, pensez-vous, je suis plaisant de conseiller aux jeunes auteurs d’étudier, à titre d’exercice, tout ce moyen répertoire qui fit les délices de nos aînés. Où peuvent-ils les connaître, ces ingénieux ouvrages, sinon dans le silence et la paix des bibliothèques ? Or, c’est prendre une singulière leçon de mouvement scénique que d’examiner les ressorts d’un vaudeville au repos : la vue d’une seule scène vivement menée sur les planches en apprend plus que l’analyse minutieuse de trois ou de cinq actes. Mais aujourd’hui les directeurs, qui ne sont que les gérans responsables de sociétés financières, ne perdent pas leur temps à remonter ces vieilleries. Ils pensent comme Aristote que l’action est maîtresse du théâtre : aussi ne songent-ils qu’à distribuer de gros dividendes. C’est assez naturel, puisqu’ils sont pour cela dans cette place. Comment y réussir ? Non pas, vous le devinez, en jouant un jeu modéré qui leur donnerait sûrement un bénéfice médiocre, mais plutôt en risquant à l’aventure des mises considérables qui peuvent, la chance aidant, rapporter des gains énormes. Sur ces mêmes motifs, parmi les pièces nouvelles, on ne jouera que celles d’auteurs déjà connus. Des mécomptes inévitables dans la crise que traverse les théâtres ont appris aux directeurs à se défier de leur critique. Ils n’osent plus juger une pièce sinon d’après la signature. « Allez, ma chère, allez, disait une femme d’esprit à son amie qui la consultait sur un cas de conscience, les regrets sont souvent plus lourds que les remords. » Les directeurs sont de cet avis. Ils veulent, en cas de malheur, s’épargner au moins l’ennui de s’adresser des reproches. Ils n’admettent donc que les auteurs dont la marque est connue. Et notez que le public les excuse par sa badauderie : il se décide, après six mois, à fêter une opérette maintenue sur l’affiche pendant tout ce temps à grands frais. Pour bien faire, il faudrait qu’un auteur commençât par son dixième ouvrage, et que de cet ouvrage on donnât d’abord la deux-centième représentation. Hélas ! cela n’est possible que dans le monde imaginé par le maestro Hervé, où les héros commencent leur biographie en ces termes : « Né à douze ans. Espagnol à quatorze… » En attendant que ce monde-là devienne le réel, les jeunes gens qui se piquent d’écrire pour le théâtre peuvent aller à la chasse ; ils n’ont pas de place à perdre ; à quoi bon les pousser à des labeurs ingrats ? Pour conseiller aux jeunes auteurs d’aller voir de vieilles pièces, je choisis le moment où les directeurs n’admettent ni jeunes auteurs ni vieilles pièces !

Eh bien ! si fait ! depuis quelque temps, on admet les uns et les autres dans deux théâtres que je vais vous dire : l’Odéon et le Gymnase.

Le directeur de l’Odéon est M. de La Rounat. Vous vous rappelez, j’imagine, « la fameuse disgrâce » de l’altier Duquesnel, dont il occupe la place. Ce méchant fut précipité par les foudres de M. Ferry dans l’enfer du Châtelet, où il redora les Pilules du diable. Son successeur apparut comme un archange aux yeux des chérubins de la jeune littérature, et les Puissances, et les Trônes, et les Dominations de la presse entonnèrent à son aspect un cantique de bienvenue. Tout le monde se réjouit de cette révolution bénigne, — même M. Duquesnel, qui supputait déjà les recettes de Michel Strogof ; — et M. Ferry fut plus fier de ce service rendu à l’art que de l’invention de l’article 7, — absolument comme naguère M. le duc de Morny s’était enorgueilli dans son cœur d’avoir fait Monsieur Choufleuri beaucoup plus, dit-on, que d’avoir fait l’empire.

J’ignore si ce souvenir suffit à maintenir M. Ferry en joie ; mais le merveilleux dans cette affaire, c’est que notre confiance n’a pas été trompée ; c’est qu’après un an de charge, le directeur de l’Odéon se rappelle encore les engagemens pris avant qu’il fût nommé. J’entendais récemment, dans une réunion, publique, M. Henry Maret parler à peu près dans ces termes : « Vous avez devant vous deux groupes de candidats : les opportunistes et les intransigeans. Les opportunistes vous font des promesses qu’ils ne veulent pas tenir ; ne votez pas pour eux ! Votez pour nous ! Votez pour nous, même si notre programme vous effraie, car nos promesses, nous autres, nous ne pourrons pas les tenir. » À l’entendre ainsi, M. de La Rounat ne serait ni opportuniste ni intransigeant, mais simplement honnête homme ; si belles que fussent ses promesses, il faut croire qu’il voulait et pouvait les tenir, — car il les tient. Avant de renouer la série des représentations classiques, M. de La Rounat a rouvert la saison par deux pièces de jeunes auteurs : le Rival pour rire et le Voyage de noces ; puis il a repris, pour la donner de deux jours l’un, avec les Suites d’un bal masqué, — ce marivaudage empire, — la Belle Affaire, de M. Cadol, qui, sans dater de plus loin que d’une douzaine d’années, appartient justement à ce genre de comédie tempérée dont je recommandais tout à l’heure à mes contemporains les meilleurs modèles.

Le Rival pour rire est un badinage agréable, dû à un jeune comédien, M. Grenet-Dancourt. Le Voyage de noces a plus d’importance. Et d’abord ce n’est pas, comme vous pourriez le croire sur le titre, vous lecteurs français ou même étrangers, nés ou naturalisés malins, ce n’est pas l’histoire d’une lune de miel errant par les hôtelleries et dont les rayons épiés glissent par le trou des serrures. Non, non, c’est une pathétique et déplorable histoire, en quatre actes et en vers, que celle de Jean Desnoyers, le grand peintre français, courant les routes d’Italie avec sa jeune femme Hélène, et qui retrouve tout à coup son ancienne maîtresse et sa fille : Stefana, l’ancien modèle, et la petite Domenica. Pour n’être pas nouvelle, la situation n’en est pas moins embarrassante, et Jean Desnoyers doit s’estimer heureux que Stefana s’avise de se précipiter dans la mer en léguant son enfant à sa gentille rivale. Ajoutez que Mlle Tessandier représente cette malheureuse avec une vigueur de talent qui fait frissonner le public ; que la grâce de Mlle Suzanne Pic, qui débute dans le rôle d’Hélène, nous a tous attendris ; et que la voix grave de M. Chelles ne pouvait guère nous égayer.

Mais quittons cette question du titre : le Voyage de noces est un début honorable. M. Tiercelin connaît le manège du vers moderne ; il a cette période souple, élégante et sinueuse, qui se prête si heureusement à de jolis morceaux de bravoure ; il écrira, sans doute, d’un tout à fait bon style quand il se refusera certaines complaisances, certaines mollesses de langue ; quant au a métier » du théâtre, à ce fameux « métier, » s’il ne le possède pas encore, m’est avis du moins que telle scène pathétique de sa pièce, notamment du troisième acte, le désigne clairement comme capable de l’apprendre.

Tenez ! un bon morceau de « théâtre, » bien fraîchement, nettement, solidement « établi, » c’est la Belle Affaire, de M. Cadol. Comparez, je vous prie, l’ouvrage à Nos Fils, de ce même M. Cadol, que joue en ce moment le Théâtre-Déjazet. N’êtes-vous pas surpris que ces deux comédies soient du même auteur, l’une tellement simple, unie et peu « chargée de matière, » — pour revenir encore à l’expression de Racine; — l’autre encombrée d’une telle « multiplicité d’incidens! » Faut-il croire que M. Cadol vieillissant se réfugie dans la pièce d’intrigues, parce qu’il ne sent plus « dans son génie, ni assez d’abondance, ni assez de force pour attacher les spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté — ou de la vérité — des sentimens et de l’élégance de l’expression? » A vrai dire, je ne jurerais pas que, même dans la Belle Affaire, vous trouviez tous ces mérites. L’élégance de l’expression me paraît y faire défaut; j’entends la saine et pure élégance, car l’ordinaire vulgarité du langage et du ton n’exclut pas de ci, de là, dans ce dialogue laborieux, la préciosité d’un esprit à la fois facile et difficile, c’est-à-dire l’emploi de « mots » trouvés à peu de frais, mais péniblement amenés. Même, par ce double aspect, ce style convient à la fois au talent de Mme Raucourt, — une Brohan des halles, — et au jeu de M. Porel, ce bon comédien, un peu guindé par un séjour trop prolongé dans sa province de l’Odéon. Et c’est dommage, en vérité, que la qualité habituelle du style de M. Cadol ne soit pas meilleure; car il s’y trouve en maint endroit de l’esprit, du véritable et du plus bravement comique. Le rôle du père est fort bien tenu par M. Cornaglia, le personnage de ce Chrysale, qui n’est Chrysale qu’autant qu’il veut, qui abandonne à sa femme le gouvernement de sa maison, mais qui le reprend à la fin quand il voit la dignité de son gendre et le bonheur de sa fille compromis par l’égoïsme de cette tyrannie octroyée. Tout ce personnage est traité avec une bonhomie, une franchise, une verdeur d’allures qui plaisent nécessairement au public; et la figure de la fille, que Mlle Sisos représente avec beaucoup d’agrément et de finesse, est touchée délicatement.

Mais je reviens à mes moutons. Ce qu’il faut louer de cette pièce, surtout au regard d’un imbroglio comme Nos Fils, c’est sa carrure, sa netteté, c’est sa bonne assiette ; et c’est par là surtout que le spectacle en est plaisant : qu’il s’en rende compte ou non, le public n’aime guère ces édifices bizarres dont la construction inquiète l’œil ; il a plus d’agrément à contempler des lignes simples, dont la pureté le repose, dont la symétrie le dispense d’un certain effort d’attention et lui laisse le loisir de goûter comme il faut le détail de l’ouvrage. Quoi de plus clair en effet, que le sujet de la Belle Affaire? Il s’expose en deux lignes. C’est celui d’un Beau Mariage, de MM. Augier et Foussier, ramené adroitement de la haute comédie à la comédie bourgeoise. Un jeune homme pauvre épouse une jeune fille riche ; il est opprimé par sa belle-mère, qui peu à peu écarte de lui sa femme; il reconquiert à la fin sa femme et tous ses droits. Et puis? Et puis, c’est tout. Et je ne garantis pas que si la Belle Affaire a été mieux accueillie, en somme, qu’un Beau Mariage, c’est seulement par la raison qu’indique l’auteur dans sa préface : à savoir que le sujet est plutôt divertissant que pathétique. Le sujet, à mon avis, peut se tourner aussi bien au drame qu’à la comédie; mais M. Cadol ne s’est pas borné à le transposer comme il dit : il l’a simplifié beaucoup; il l’a dégagé d’intrigues parasites et d’incidens romanesques ; et voilà, selon moi, la meilleure raison de son succès. Maintenant est-ce à dire que je préfère de tout point la Belle Affaire à un Beau Mariage? Non certes, il faudrait, pour cela, préférer le style de M. Cadol à celui de M. Augier. Certaines scènes d’un Beau Mariage, notamment celles du deuxième acte, où le mari est trop humilié, la belle-mère et la femme invraisemblablement féroces, paraissent pénibles et sans doute ont nui au succès de la pièce. Mais, au retour de l’Odéon, où vous aurez pris, à voir la Belle Affaire, une leçon de simplicité d’intrigue, relisez un Beau Mariage pour prendre une leçon de dialogue, de bon langage et de mâle réplique; la lecture, assurément, ne vous sera pas moins agréable que le spectacle, et vous vous confirmerez dans cette idée que, si le style au théâtre est chose superflue, le superflu là comme ailleurs est chose nécessaire.

A l’occasion de cette reprise, sur la scène de l’Odéon, d’une pièce destinée à ce théâtre, — mais refusée là, puis au Vaudeville et ensuite au Gymnase, avant d’être jouée cent fois de suite en 1870, au Château-d’Eau, — M. Cadol a écrit, pour l’encouragement des jeunes auteurs, une préface où il raconte ses tribulations. « Faites sincère, leur dit-il, dans le jargon à la mode ; et soyez têtus !» Il a raison. Tout vient à point à l’auteur qui sait attendre. — même un directeur de théâtre, et même deux. Auprès de M. de La Rounat, voici M. Koning, que je vous donne pour animé des meilleures intentions. On vous dira, je le sais, que de ces intentions-là il pave son enfer, et que, depuis un an, il y cuit à petit feu. Qu’importe, sinon à lui, que sa première campagne n’ait pas été heureuse? Il est jeune, alerte, aventureux et gai : je vous donne ma parole qu’il prendra sa revanche. On l’accable sous le souvenir de M. Montigny : quel directeur me citerez-vous qu’on n’écraserait d’un tel poids, et qui voudriez-vous à la tête du Gymnase? M. Koning n’avait fait ses preuves que comme imprésario d’opérettes : depuis qu’il est au Gymnase, — dans cette année si malheureuse, — il a donné des gages à la bonne littérature en s’assurant pour un avenir prochain le répertoire de M. Feuillet; il a joué des auteurs qui n’étaient pas éligibles au sénat, et, si ces auteurs n’ont pas rempli sa caisse, il ne s’est pas pour cela dégoûté d’eux ni de leurs contemporains; maintenant il pelote en attendant partie, et, au lieu de jouer de ces gros coups dont la perte réduit un directeur à se jeter aveuglément dans les bras d’un auteur en vogue, il reprend, avant de monter le Serge Panine de M. Olinet, une série de vaudevilles ou plutôt de comédies-vaudevilles, bien choisies pour plaire à un public raisonnable et pour servir en même temps, comme je le disais plus haut, à l’instruction de ces jeunes auteurs qu’il laisse venir à lui.

La Joie de la maison, tout agréable que soit la pièce, n’avait guère réussi : le public n’avait goûté qu’avec des réserves maussades les grâces fanées de Mme Lagrange-Bellecour dans le rôle d’une ingénue de seize ans. Vite un autre spectacle a paru sur l’affiche, composé de deux pièces que notre génération ne connaissait guère et qui ne manquent pas d’intérêt : On demande un gouverneur, de MM. A. Decourcelle et Jaime fils, et Brutus, lâche César, de J.-B. Rosier. On demande un gouverneur appartient à cette littérature ingénieusement optimiste, qui, tout compte fait, valait bien un certain genre désabusé; cela n’était pas plus sot que tel ouvrage qui, de nos jours, se donne pour moins naïf parce qu’il est moins honnête et moins gai. Le héros, M. Frédéric, est un de ces excellens mauvais sujets qui se chargent volontiers, pour peu qu’on ait confiance en eux et qu’ainsi on les relève dans leur propre estime, d’arracher en moins d’une heure un honnête homme aux griffes d’un escroc, sa femme aux mains gantées d’un galant, son fils aux ongles roses d’une maîtresse; tout cela en riant, grâce à leur expérience joyeuse de la vie, et même sans l’arrière-pensée de la récompense qui cependant leur échoit à la fin de la pièce, — j’entends d’un mariage avec la fille, la charmante fille de l’honnête homme. Tout cela, dira quelqu’un, n’est guère vraisemblable : les mauvais sujets ne sont pas souvent si bons que cela, et d’ailleurs les pères sont rares qui font cette expérience de confier à un garnement inconnu l’administration de leur famille pour convertir ce garnement en le rehaussant à ses propres yeux. D’accord : je ne donne pas ce vaudeville pour une œuvre des plus fortes; mais il est agréable à voir, bien construit pour la scène, — sans excès d’artifice, — lestement mené par M. Frédéric Achard dans le rôle créé par Fechter; et il sert au début de Mlle Camille Linville, une aimable ingénue à qui M. Corbin donne gentiment la réplique.

Vous avez peut-être lu, ce printemps dernier, dans les journaux, la lettre d’un « adaptateur » ou d’un directeur anglais, à qui M. Sardou avait réclamé quelques droits sur une pièce imitée de la Papillonne. Malhabile à parer le coup droit de M. Sardou, cet industrieux voisin cherchait à faire un coup fourré. Plutôt que de se justifier d’être un larron de lettres, il accusait M. Sardou d’être lui-même un plagiaire ; et, pour trait du Parthe, il lançait une allusion à Divorçons, dont les bénéfices, à l’en croire, auraient dû revenir à l’auteur de Brutus, lâche César.

Vous n’imaginez pas, je pense, que Brutus, lâche César soit un drame historique : César n’est là qu’un chien de garde et Brutus qu’un portier, la pièce, — une comédie-vaudeville, — se passant sous le directoire. Le fait est que l’idée essentielle de cet ouvrage est proprement la même que celle de Divorçons. « Le mari n’est odieux que parce qu’il est le mari; l’amant n’est délicieux que parce qu’il est l’amant : la différence n’est pas dans l’individu, mais dans la fonction. » Ainsi peut se rédiger le théorème que J.-B. Rosier eut le premier la gloire d’entrevoir, et dont M. Sardou a trouvé la dernière démonstration. C’est que, dans un temps où florissaient les vaudevilles sans idée. Rosier avait cette prétention d’en mettre une dans les siens, et, s’il vous plaît, une idée morale. Parmi ses idées, il s’en trouvait de bonnes. L’histoire dira qu’il eut cette chance de mener le premier, au théâtre, le retour offensif des maris contre les amans. Brutus, lâche César, est de juin 1849, et Gabrielle, d’Augier, ne vint que le 15 décembre de la même année. Or, c’est Gabrielle, plus connue que la pièce de Rosier, qui marque d’ordinaire, pour le grand public, le commencement de ces représailles édifiantes. Assez longtemps sur la scène, grâce à la complicité du drame romantique et de la comédie bourgeoise, l’amant avait bafoué le mari. Le mari, simplement ridicule sous l’ancien régime, était devenu par surcroît, sous la restauration et la monarchie de juillet, maudit et honni, à mesure que l’amour était mis du rang des passions au rang des vertus. Arnolphe ou Bartolo, ayant épousé Agnès ou Rosine, s’était appelé Ruy Gomez, — et quelle triste mine il avait faite auprès de Hernani ! Enfin M. Augier parut, avec sa Gabrielle, qui déclara que le mari n’était ni si ridicule ni si vieux diable qu’on le faisait, et que partant il convenait de le décoiffer de sa traditionnelle coiffure et de remplacer ce croissant par l’auréole que l’amant, jusque-là, portait galamment sur l’oreille. Survint M. Dumas, qui arma en guerre sa petite escouade de maris, tandis que Flaubert, dans le roman, découvrait les vilenies de l’adultère : le comte de Lys, M. de Terremonde et Claude, ces maris à l’affût, ne prêtèrent pas à rire. Même ce parti de la revanche eut ses troupes légères, pour répondre à la plaisanterie par la plaisanterie, si bien que l’amant désormais ne fut pas exposé seulement au revolver et au fusil, mais au ridicule.

Parmi les ouvrages de campagne de cette contre-guérilla, il faut citer la Petite Marquise, de MM. Meilhac et Halévy, ce chef-d’œuvre de fantaisie exacte, d’ironie élégante et de moralité sceptique. Le succès de Divorçons vient prouver encore une fois que cette manière de combattre est la meilleure, qui met l’esprit et non pas seulement l’éloquence, la raillerie, plus encore que le sentiment, au service de la loi. Et voici que nous découvrons, en retrouvant la pièce de J.-B. Rosier, que ce mode de défense fut indiqué le premier, puisque Brutus, lâche César, je le dis encore une fois, est de six mois antérieur à Gabrielle.

Aussi bien, il était naturel que M. Sardou fût un jour tenté de bâtir sur ce terrain occupé d’abord par Rosier. Toujours M. Sardou fut l’allié des maris. Il a, comme il dit, « la dévotion de la femme, » mais une dévotion éclairée qui cherche l’intérêt de l’idole : il adore simplement la femme dans le mariage. Sauf de rares exceptions, ses héroïnes sont vertueuses, ou du moins ne se hasardent que pour se reprendre et désormais se mieux tenir dans la vertu; elles traversent une crise pour en sortir meilleures, et la tentation pour elles n’est que l’épreuve qui précède le retour définitif de la grâce. Quoi de plus séduisant, pour un auteur qui professe de telles doctrines et qui manie la plaisanterie, que de chercher une démonstration nouvelle du théorème aperçu par Rosier? Déjà MM. Meilhac et Halévy l’avaient fait, et la Petite Marquise était, comme Divorçons devait l’être, supérieure à la pièce de ce vaudevilliste précurseur; — elle reste même, à mon avis, supérieure à Divorçons, parce que le style en est d’une qualité plus une et plus rare. Mais pourquoi la Petite Marquise, pourquoi Divorçons valent-ils mieux et cent fois mieux que Brutus, lâche César? Sans parler de la différence du talent de MM. Meilhac et Halévy ou du talent de M. Sardou à celui de J.-B. Rosier, — et pourtant c’est déjà un des privilèges du talent que de savoir choisir le champ où il doit se mouvoir, — Divorçons et la Petite Marquise valent mieux que Brutus, lâche César, parce que M. Sardou, comme MM. Meilhac et Halévy, a circonscrit habilement, sur le terrain un peu vague découvert par Rosier, la place exacte où il lui convenait de manœuvrer.

Le théorème était tout entier, non pas tel que je l’ai formulé, mais à l’état d’idée flottante, dans la pièce de Rosier : il semblait que l’auteur même n’eût pas compris la valeur de son idée ; il la laissait éparse, au lieu de la ramasser pour l’éclairer mieux, soit d’un côté, soit de l’autre. C’est justement ce qu’ont fait MM. Meilhac et Halévy d’abord, M. Sardou ensuite: ils ont donné de l’air à l’intrigue en faisant trois actes au lieu d’un; en développant la pièce, qui d’ailleurs était bien faite, ils l’ont simplifiée, ils l’ont faite mieux; ils ont dégagé l’idée; ils l’ont considérée, les premiers sous un angle, et le second sous un autre ; et, de la sorte, celui-ci et celui-là ont trouvé deux démonstrations également élégantes : la Petite Marquise nous prouve que l’amant devient odieux en devenant le mari ; Divorçons nous fait voir que le mari devient délicieux en devenant l’amant.

Ainsi le sujet de Divorçons, comme celui de la Petite Marquise, est plus simple et plus net que celui de Brutus, lâche César! Et pourtant Divorçons, aussi bien que la Petite Marquise, a trois actes et non pas un. Comment donc M. Sardou occupe-t-il le spectateur pendant ces trois actes? O mon Dieu! c’est bien simple. En soutenant l’attention, en relevant l’intérêt par d’ingénieux détails de caractère et de mœurs, en filant jusqu’au bout, avec un art exquis de moraliste comique, une seule scène à deux personnages, en continuant une ligne sinueuse que nulle surprise ne rompt, un seul mouvement qui se ranime et se précipite aux bons endroits par des passages naturels, sans ressaut ni secousse. Et le public a d’autant plus goûté cette simplicité de l’intrigue, cette pureté du scénario, qu’il attendait ces malices, ces tours de passe-passe dont M. Sardou est coutumier. De tout cela que faut-il conclure, sinon que le fin du fin, en art, c’est de cacher l’artifice ? que M. Sardou le sait bien, et que d’ailleurs maintenant il connaît trop son métier pour n’en pas mépriser les habiletés faciles? Disons, en terminant, que M. Koning a bien fait de reprendre Brutus, lâche César pour montrer quelles ressources a le talent de M. Sardou; pour suggérer aux critiques un parallèle instructif et bon à mettre sous les yeux des jeunes auteurs; enfin pour confier à M. Landrol un rôle qu’il joue avec mesure et tact, à M. Jourdan un personnage qu’il représente avec bienséance, et pour donner à Mme Lagrange-Bellecour une occasion de faire agréer au public les finesses un peu surannées de son jeu.

Donc le souci des caractères, des mœurs et du style doit dominer celui de l’intrigue : Divorçons nous ramène au point d’où nous sommes partis. C’est justement de là que je veux adresser un salut de bienvenue à M. Jean Malus, l’auteur de Léa, ce drame applaudi à la Comédie-Parisienne. L’ouvrage « tient les planches, » comme un navire bien fait tient l’eau. M. Jean Malus a le don du mouvement scénique ; sa langue est souvent ferme et précise; enfin pas un moment sa pièce n’est ennuyeuse. Savez-vous qu’il a dû louer ses décors et ses comédiens, — qui d’ailleurs sont fort bons, M. Esquier, M. H. Richard et Mme Marie Colombier en tête ? Ce n’est que demi-mal, puisque le public rembourse M. Malus de ses avances; mais peu de jeunes auteurs pourraient fournir un pareil enjeu. Et maintenant apprendrai-je à M. Malus que l’action de sa pièce est mélodramatique, que les mœurs y sont mal peintes et les caractères grossièrement tracés? Ce demi-monde est le demi-monde tel que les innocens l’imaginent; cette Léa est un mannequin pour effrayer les sots moineaux, et non une créature vivante qui souffre et fait souffrir; ce Baskof, son acolyte, qui la poignarde à la fin, n’est qu’un fantoche au regard du coquin de même ordre que MM. Armand Silvestre et Bergerat avaient osé nous montrer dans Ange Bosani. Mais tout cela, M. Malus le sait aussi bien que moi. Doué comme il l’est, il nous doit de sacrifier dans sa seconde pièce aux mœurs, aux caractères, au style plus qu’aux situations et à l’intrigue, aux dieux de « Sophocle » plutôt qu’à ceux de « Pixérécourt. » Que s’il est embarrassé de placer une œuvre littéraire, je lui conseille d’aller voir M. Koning ou M. de La Rounat.


LOUIS GANDERAX.