Revue dramatique - La Condition des comédiens/02

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Revue dramatique - La Condition des comédiens
Revue des Deux Mondes3e période, tome 83 (p. 452-465).
REVUE DRAMATIQUE

LA CONDITION DES COMEDIENS

II.[1]
AU XVIIIe SIÈCLE, JUSQU’A LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.


Les Comédiens hors la loi, par Gaston Maugras, 1 vol. in-8o ; Calmann Lévy, éditeur.


En ce temps-là, — au XVIIIe siècle, — un comédien, chez nous, n’est pas notre semblable ; il faut croire que sa profession, comme le veut Rousseau, « le rend propre à toutes sortes de personnages, hors le plus noble de tous, celui d’homme, qu’il abandonne ; » son état dans la société est doublement un état d’exception : il est un ilote, il peut être une idole, mais un homme, non !

Ce n’est qu’en France, il faut l’avouer, que ce régime est en vigueur. « Pauvre nation, gémit Voltaire, qui n’existe actuellement en Europe que par les beaux-arts, et qui cherche à les déshonorer ! » Lekain n’a pas tort d’écrire à Garrick : « Vous êtes dans les bonnes grâces de votre clergé, et le nôtre nous envoie à tous les diables ; vous êtes votre maître et nous sommes esclaves. » Talma aurait eu raison, à cette époque, encore plus que sous la Restauration, d’exprimer le vœu plaintif qu’il adressait à Charles Young, avec son offrande pour le monument dédié à John-Philip Kemble dans l’abbaye de Westminster : « Pour moi, je serai bien heureux si les prêtres me laissent enterrer dans un coin de mon jardin. » Tandis que le corps d’Adrienne Lecouvreur, repoussé de Saint-Sulpice et du cimetière, n’est enfoui que par grâce ou plutôt par mesure de voirie, Anne Oldfields, après une exposition solennelle, partage la sépulture de ses rois, « Rome, » d’autre part, « de qui nous avons appris notre catéchisme, n’en use point comme nous. » Songez que, si la parole de Voltaire est parole d’évangile, « on a vu jusqu’à la pièce de Georges Dandin exécutée à Rome par des religieuses, en présence d’une foule d’ecclésiastiques. » Dans tous les cas, selon l’argument qu’il suggère à son abbé Grizel, et qui n’est pas des plus sots, « le pape est assez puissant en Italie pour n’avoir pas besoin d’excommunier d’honnêtes gens qui ont des talens estimables. » D’ailleurs, l’Église romaine, comme nous savons, n’a pas retenu ces fameux canons des premiers conciles. Aussi, même à Paris, et même Français, les acteurs de la troupe italienne ont-ils licence d’être chrétiens. Au XVIIe siècle, Arlequin et Pantalon, quelques années avant d’être expulsés pour l’incorrigible obscénité de leur répertoire et de leur mimique, ont figuré dans les processions et tenu les cordons du dais ; Scaramouche, plus heureux que Molière, a été honoré d’imposantes funérailles à Saint-Eustache. Mlle Camille, en 1768, meurt d’avoir mal vécu : honni soit qui mal y pense ! Aucune renonciation à son métier (c’est de son métier de comédienne qu’il serait question) ne lui a été imposée. Son âme s’envole, vers le purgatoire sans doute, munie de tous les sacremens ; ses restes, j’allais dire ses reliques, sont inhumés dans une église. Il fait bon relever de Rome !

Le clergé régulier, qui ne dépend pas d’un autre pouvoir, offre à nos Comédiens, il est vrai, certaines consolations pour tant de rigueurs gallicanes : Augustins, Récollets et Carmes acceptent à l’envi une aumône mensuelle, sans compter les Capucins, qui, à titre de pompiers du théâtre, reçoivent un subside hebdomadaire désigné par cette mention : « chandelles des religieux. » Les Cordeliers a supplient très humblement » la « chère compagnie » de les admettre parmi ses pauvres. Mais le clergé séculier lui-même ne dédaigne pas à l’occasion de toucher l’argent de ces excommuniés : lorsqu’il s’agit de libérer la fabrique de Saint-Sulpice, qui a des dettes criardes, l’hôtel de la Comédie a l’honneur d’être taxé à une jolie somme. Quand la maison souillée par un acteur doit fournir le pain bénit, on ne l’exclut pas de cette charge plus que les autres maisons de la paroisse : on avertit l’acteur que son tour est venu, et on lui permet de s’acquitter de son offrande, à la condition qu’il ne l’apporte pas lui-même. Aussi bien il paraît que de tout temps l’espèce des gens de théâtre a été charitable ; la Guimard s’en excuse gaîment, avec une gentillesse de bohème : « Je donne l’exemple, afin qu’on ne me refuse pas plus tard. » On la laisse faire. Madeleine Béjart, en son testament, avait légué à la paroisse de Saint-Paul une somme qui serait distribuée, chaque jour, à cinq pauvres, « en mémoire des cinq plaies de Notre-Seigneur. » Les marguilliers ne l’ont pas contrariée. Tout cela n’empêche que l’Église de France au XVIIIe siècle, aussi durement que jamais, retranche les acteurs de la communauté chrétienne. Hors les cas prévus par les canons reconnus dans le royaume, elle ne peut refuser les sacremens et la sépulture qu’aux criminels frappés de cette aggravation de peine au nom même de la loi civile ; soit ! mais justement les canons d’Elvire et d’Arles sont de ceux-là. Et puis, au besoin, on s’en passerait : à défaut de « l’excommunication de droit, » on aurait « l’excommunication ipso facto. » On bien, sans soulever de si grands mots, on invoquerait contre les acteurs « la qualité de pécheurs publics et scandaleux. » Elle « suffit, » dit l’abbé de Latour (1763). « Dieu l’a expressément ordonné : ne donnez pas les choses saintes aux chiens. » Voilà l’esprit de notre Église.

Des plaisans peuvent murmurer aujourd’hui que, si les rituels déniaient alors à une actrice, comme on disait déjà, « le droit de mentir à confesse, » la privation, pour elle, n’était pas si terrible ; ils peuvent douter qu’un grime, voire un premier comique, fût toujours en appétit de communier. Ils oublient qu’il est vexant, au moins, d’être écarté publiquement, par privilège d’infamie, d’une table mise pour tout le monde ; eux-mêmes, et en les supposant impies, comme sans doute on en a quelque droit, on voudrait les y voir : ils seraient tentés, probablement, parle goût de l’hostie défendue. Combien d’électeurs s’abstiennent de voter, qui jetteraient les hauts cris si quelque loi venait leur enlever le droit de suffrage ! Au reste, il faut bien admettre que la piété de Lekain était sincère : il ne serait pas-ailé ; chaque année, pour le seul plaisir de la contradiction, faire ses Pâques en Avignon, ville du saint-siège. Enfin, ce n’est pas seulement de pratiques dévotes qu’il s’agissait : on n’avait pas alors, — est-il besoin de le rappeler ? — la grande ressource du mariage ni de l’enterrement civil. Vingt années plus tôt seulement, les paroles de Bonaparte, premier consul, n’auraient pas en de sens ; comme on lui rapportait que le curé de Saint-Roch avait refusé de recevoir le cercueil d’une danseuse, Mlle Chameroi : « Pourquoi a-t-on présenté le corps à l’église ? s’écria-t-il. Le cimetière est ouvert à tout le monde, il fallait l’y porter tout droit. » Encore, sous Louis XV et Louis XVI, pouvait-on, à la rigueur, sans le secours du clergé, mourir et même pourrir ; mais se marier, point du tout.

Fallait-il que les comédiens et comédiennes fissent le vœu de chasteté ? Ce parti aurait en ses avantages : « Il serait à souhaiter, avait écrit l’abbé de Pure, que toutes les comédiennes fussent et jeunes et belles, et, s’il se pouvait, toujours filles, ou du moins jamais grosses. » Mais une des raisons qu’il en donnait, c’est que ce mal « dure plus depuis qu’il a commencé, qu’il ne tarde à revenir depuis qu’il est fini ; » apparemment, il avait eu l’occasion, au théâtre même, de faire cette remarque : si le vœu en question eût été prononcé, rien ne dû qu’une grâce d’état en eût assuré le respect. Que restait-il aux comédiens ? Le droit indéniable, sinon sacré, de faire des bâtards. C’était une compensation, s’ils regardaient au-delà des Alpes quelques-uns de leurs confrères admis à la sainte table, — « ces messieurs, » dont parle Voltaire, « qui chantent le dessus dans les opéras italiens. » — Il paraît cependant que cette licence ne leur suffisait pas. On n’oserait jurer, sans doute, qu’ils persévéraient tous dans ces mœurs édifiantes dont le naïf Chappuzeau avait témoigné : « De retour chez eux, ce ne sont plus les mêmes ; c’est un grand sérieux et un entretien solide, et dans la conduite de leurs familles on découvre la même vertu et la même honnêteté que dans les familles des autres bourgeois qui vivent bien. » ils prétendaient, du moins, avoir une famille : et voyez, pour y parvenir, quelle bizarre et mesquine comédie, justement, ils étaient forcés de jouer, à la ville, cette fois, et même à l’église. Ils renonçaient à leur état : l’archevêque, là-dessus, donnait permission de les marier ; après quoi, le premier gentilhomme de la chambre leur commandait de remonter sur la scène. Un jour vint que l’autorité ecclésiastique se lassa de ce rôle de dupe ou de complice : elle exigea, par surcroît, un engagement de MM. les gentilshommes de ne pas donner pareil ordre. Molé, pour épouser sa camarade, Mlle d’Épinay, dut employer la ruse : on mêla le permis avec d’autres papiers, que l’archevêque signait sans les lire. C’est une tromperie sur la personne qui réussit à Mlle Duclos, lorsqu’elle se passa le caprice, à l’âge de soixante ans, d’un mari de dix-sept ; — elle réussit même si bien que, peu après, désenchantés l’un de l’autre et saisis de scrupules, ils s’entendirent assurer que cette union était valide.

Au demeurant, une fin sans sacremens ni sépulture chrétienne, en ce temps-là, ne profitait à personne : elle n’attirait d’honneurs ni au défunt, ni à ses proches, ni à ses croque-morts. On usait donc d’humilité ou même d’artifice, dans ce mauvais pas, pour désarmer l’Église, comme lorsqu’on était en passe de se marier. Molé, à trente-deux ans, se voit très malade : il renonce au démon comique et à ses œuvres ; il se confesse, communie et reçoit l’extrême-onction. Mais, pas si bête que Floridor, il guérit : l’Église est volée à son tour ; jusqu’à soixante-huit ans, notre homme vengera son ancien. Quel homme, décidément, ce Molé ! En voilà un qui se passait de la Révolution française ! .. Mme Favart montra plus de conscience. Comme elle était à l’extrémité, son mari et son amant, l’abbé de Voisenon, la pressaient de se réconcilier avec Dieu ; elle commença par résister : c’est qu’il lui en coûtait de répudier son art ; il lui en coûtait, à son compte, 15,000 livres de revenu. Mais, l’abbé ayant fait décider que les appointemens de sa maîtresse lui seraient continués, si elle survivait, comme pension de retraite, elle se rendit à ses pieux conseils ; et, ayant signé la déclaration, elle mourut honnêtement. Pour Lekain, voici comment Bachaumont enregistre sa fin chrétienne : « Un Carme est venu nettoyer cette conscience sale, le comédien a fait la renonciation ordinaire, et il a été administré. »

Il faut convenir que dans une conjoncture où les Comédiens purent jouir, en plein XVIIIe siècle, des pompes funèbres ecclésiastiques, ils n’en jouirent pas avec simplicité : soit malice, ambition de revanche, soit naïveté, manque d’habitude, ils firent trop bien les choses. Je parle du service en l’honneur de Crébillon, célébré par leurs soins à Saint-Jean-de-Latran, église de l’ordre de Malte, où l’autorité de l’archevêque ne pénétrait pas. On sait que le décor de cette cérémonie et la mise en scène, les costumes même (le manteau de deuil de Mlle Clairon) et les accessoires (des missels tout neufs, on le croit aisément), l’appareil entier fut splendide. On imagine la colère de l’archevêque, provoquée par cette démonstration ; pour l’apaiser, on conçoit que les puissances de l’Ordre aient condamné le curé de Saint-Jean-de-Latran à trois mois de séminaire. — Trois mois de retraite, c’est précisément la punition qui fut infligée, moins de quarante ans après, au curé de Saint-Roch, pour avoir refusé ses prières à Mlle Chameroi. — N’importe : cette imprudence des comédiens, dont un accès de gratitude envers un auteur était le prétexte, on ne peut nier que ce fût une belle imprudence. Et quand même de pires maladresses auraient compromis leur cause, on ne réprimerait guère un sentiment de révolte contre la sévérité de ce prélat qui, en 1781, après l’incendie de l’Opéra, fit défense, — trop tard, — au curé de Saint-Eustache d’accorder les obsèques chrétiennes à des danseurs : ils étaient morts in flagrante delicto ! .. Flagrante ! On peut absoudre ce dignitaire de l’Église d’un horrible jeu de mots, plus facilement que de sa sentence. Récemment, après un désastre semblable, Notre-Dame a entendu d’autres paroles… Il y fallait je ne sais quelle grave mansuétude, quelle ferme délicatesse ; nous ne pouvions espérer qu’un miracle de tact et de charité : il n’a pas manqué à notre respectueuse attente. Pauvres danseurs d’il y a cent ans, soustraits à peine par l’empressement d’un prêtre à l’inclémence de son supérieur ! .. Nous avons aujourd’hui un autre archevêque.

Indignons-nous de ces rigueurs ecclésiastiques, à la bonne heure I Mais comment nous en étonner ? La loi civile était alors plus dure pour les comédiens que la loi religieuse… Et que parlé-je de loi ? Le Parlement n’avait cure de la déclaration de 1641 qu’il avait enregistrée : en 1738, il définissait les comédiens « ces hommes diffamés dont le crime est aussi public que la profession qu’ils exercent est solennellement défendue ; » en 1761, il condamnait au feu un mémoire écrit en leur faveur, et il ordonnait que l’auteur fût rayé du tableau des avocats. Est-il besoin de dire que ces infâmes ne pouvaient obtenir aucun emploi dans l’État, aucun grade dans l’armée ? Ils n’avaient même pas le droit de témoigner en justice. Pour les Comédiens du roi, français, italiens ou gens d’Opéra, il n’y avait qu’une loi, changeante et absolue : le caprice des gentilshommes de la chambre et du ministre de la maison du roi. Ils n’étaient pas soumis, comme leurs camarades des théâtres de la foire, ou comme les prostituées, au bon plaisir du lieutenant de police ; leur condition était plus douce : la preuve en est que beaucoup de femmes galantes, qui ne prétendaient pas chanter ni danser, demandaient à être inscrites sur les registres de l’Opéra. Ces acteurs favorisés, cependant, appartenaient à la maison du roi aussi complètement que la fille publique à la police. Et qu’on entende bien qu’il ne s’agit pas seulement ici d’administration et de gouvernement artistique. Tandis que l’Opéra, soumis particulièrement au ministre, était régi tour à tour selon divers systèmes, il est bien vrai que les gentilshommes de la chambre s’étaient arrogé la direction minutieuse et despotique de la Comédie-Française : disposant du choix des spectacles, de la distribution des rôles, de la répartition des fonds, ils voulurent même, un jour, que les pièces, avant d’être reçues, leur fussent communiquées ; s’ils n’allèrent pas jusqu’à se réserver le soin de les écrire, du moins ils décidèrent que « MM. les auteurs n’entreraient plus dans l’orchestre, mais à l’amphithéâtre seulement. » Bagatelles que tout cela ! .. Mais la personne même des Comédiens dépendait de MM. les gentilshommes, à peu près comme, deux mille ans plus tôt, la personne des histrions dépendait du préteur : je ne sais si toute l’histoire offre un aussi bel exemple de tradition.

Cette fille de quatorze ans promet une chanteuse : la voilà, malgré sa mère, attachée à l’Opéra. C’est le service obligatoire ou du moins la presse. Comment se nomme la débutante ? Sophie Arnould. Allons, pour une fois, l’enrôlement forcé est excusable ; mais l’usage ne laisse pas que d’être odieux. Encore, en 1784, un acteur du nom de Martin ayant réussi à Marseille, il est mandé à Paris par une lettre de cachet. Quant à voyager hors de France, un Comédien n’y doit pas songer sans une permission du premier gentilhomme : qu’il la demande, on la fut refusera. C’est le système protecteur dans toute sa beauté : l’art dramatique est protégé même contre les périls des tournées. Après l’incendie de l’Opéra, trois chanteurs, n’ayant rien à faire à Paris, complotent une campagne dans les Pays-Bas. l’art réussit à passer la frontière : on réclame son extradition. Un autre est arrêté en route et mis au cachot ; le troisième est assez bien surveillé pour ne pouvoir bouger. Il manque, à la vérité, qu’on dresse des chiens à la chasse des acteurs marrons. Mais, pas plus que du territoire, le comédien ne doit s’évader de son métier. Il y est quelquefois entré de force ; il n’est jamais libre d’en sortir. Pas de retraite, sous aucun prétexte, à aucun âge, à moins que MM. les gentilshommes n’y consentent ; ou bien, pour lieu de retraite, on aura la prison. Justinien autrefois avait permis aux convertis de ne pas reparaître sur la scène ; Louis le Bien-aimé n’est pas si miséricordieux. Voltaire a beau dire que « c’est une contradiction trop absurde d’être au For-l’Évêque si on ne joue pas, et d’être excommunié par l’évêque si on joue : » la contradiction, apparemment, n’est pas assez absurde pour ne pas durer. On sait l’aventure de Ramponneau, qui se dispensait de payer son dédit à un entrepreneur de spectacles en alléguant qu’il ne voulait plus s’occuper que de son saint. Même plus sincères et plus dignes d’intérêt, les Comédiens n’ont pas le droit, sans l’agrément de M. d’Aumont, de renoncer à Satan : ils demeurent, qu’on me passe la turlupinade, liés à la gueule des canons de l’Église.

J’ai lu dans une petite ville, qui n’était pourtant pas Yvetot, cette menace affichée : « Défense de déposer ici des ordures sous peine de recevoir un seau d’eau. » Et je n’ai pas vu que cette peine fût appliquée. Voilà de la bonhomie ! La menace du For-l’Évêque était plus inquiétante, et MM. les gentilshommes passaient maintes fois à l’exécution. Le temps de dire « non, » après qu’ils avaient commandé, ils vous signaient lestement une lettre de cachet. Je sais bien que le For-l’Évêque n’était pas l’ergastulum des beaux siècles de la république romaine : c’était plutôt quelque chose comme, à l’époque de nos pères, Clichy (on y mettait aussi les débiteurs insolvables) ou comme « l’Hôtel des haricots, » lieu de rêverie des gardes nationaux inexacts. Mais on avait mieux, au moins pour les comédiennes récalcitrantes : « l’Hôpital, » c’est-à-dire la Salpétrière, le Saint-Lazare d’alors. « A l’Hôpital ! » est un compliment que le parterre généreux criait volontiers à une actrice. Ce vœu, à vrai dire, fut rarement exaucé. Sophie Arnould, cependant, pour une impertinence envers Mme Dubarry, aurait connu ce séjour pendant six mois, sans la magnanimité de la favorite ; — six mois au pain et à l’eau, sur la paille, la tête rase, en robe de grosse toile et en sabots. — Le For-l’Evêque était une geôle moins farouche, et qu’on pouvait encore égayer. On en sortait le soir pour aller jouer la comédie, sous la conduite d’un exempt, qui ramenait le prisonnier ou la prisonnière après le spectacle : ainsi un collégien aux arrêts a ce divertissement d’aller en classe. On y recevait des visites, voire celles au plus beau monde ; on y donnait de grands dîners.

C’est qu’aussi la maison était presque une annexe du théâtre, un logis habituel aux justiciables de MM. les gentilshommes. Le soin de les y mener, pendant une certaine période, suffit presque à occuper un inspecteur de police, nommé Quidor ; — pour le reste de ses fonctions, c’était une sorte d’agent des mœurs. — Les plus illustres n’échappaient pas à ce traitement, et pour une peccadille ils étaient frappés. Lekain va passer à Ferney un temps de congé ; Voltaire demande pour lui un jour de plus, vainement ! Le congé expirait le 4 ; Lekain arrive le 5 : au For-l’Évêque ! Voyez-vous M. Mounet-Sully en prison, — à la Conciergerie, si vous voulez, dans l’appartement réservé aux princes, — parce qu’il serait resté un jour de trop à la campagne, chez Victor Hugo ? Une petite chanteuse, aux répétitions d’un opéra-comique, s’est habituée, par plaisanterie, à substituer à cette rime : « J’étais perdue, » quelque chose de plus énergique ; à la représentation, par mégarde, elle lâche le mot : un exempt la saisit aussitôt et va la mettre en pénitence. Imaginez-vous, dans ces conditions, qu’une ingénue accepte, par ordre, le rôle de « la Trouille » dans le prochain drame de M. Zola ?

L’épisode le plus caractéristique de ce Mémorial du For-l’Évêque, épars dans les récits du temps, c’est la tragi-comédie que Mlle Clairon, avec le concours de ses camarades et l’applaudissement de Voltaire, eut l’honneur de jouer au naturel. L’histoire est connue ; M. Maugras la raconte un peu longuement ; pour de nouveaux détails, il n’en faut guère attendre avant que M. de Goncourt se décide à publier sa monographie de la célèbre actrice. Quelques traits de l’anecdote valent pourtant que nous y insistions.

Mlle Clairon était préparée pour ce grand rôle. Cinq ans plus tôt, c’est elle qui avait commandé ce malheureux mémoire dont le parlement ne prit connaissance que pour le transmettre à l’exécuteur des hautes œuvres, allumeur public. Elle avait écrit d’un beau style à son avocat : « Née citoyenne, élevée dans la religion chrétienne catholique que suivaient mes pères,.. voyez, sans me flatter ce que je dois espérer ou craindre… Je vous aurai la plus grande obligation de fixer mon incertitude ; elle est affreuse pour une âme pénétrée de ses devoirs. » Depuis, elle avait eu avec Fréron un démêlé où elle avait obtenu que l’écrivain, par une satisfaisante vicissitude, fût envoyé au For-l’Évêque ; il est vrai qu’il n’y était pas allé. Du moins elle n’avait pas subi ce mécompte sans pousser des plaintes magnifiques ; elle n’avait « immolé son ressentiment » qu’aux raisons de M. de Choiseul : « Mademoiselle, nous sommes, vous et moi, chacun sur un théâtre : ., on me critique,.. et cependant je ne donne point ma démission… D’ailleurs, la reine ayant fait grâce, vous pouvez, sans compromettre votre dignité, imiter la clémence de Sa Majesté. » Survient cette piteuse affaire de Dubois et de Blainville. Dubois, de la Comédie-Française, pour s’acquitter envers un chirurgien, jure au tribunal qu’il l’a payé ; son camarade Blainville jure qu’il fut témoin du paiement. Le procureur du chirurgien objecte alors que le serment de ces gens-là ne peut être reçu en justice. Toute la Comédie prend fait et cause pour les deux offensés ; il se trouve ensuite que tous deux ont menti. L’emportement de la Comédie n’était pas moins légitime : pourquoi le parjure, le faux témoignage d’un acteur ne serait-il pas entendu comme, à l’occasion, celui d’un chirurgien ? La Comédie, d’ailleurs, se hâte de payer la dette du coupable : en quoi on ne peut soutenir non plus qu’elle ait tort. En fin de compte, elle résout d’exclure de sa compagnie les deux complices : une telle délicatesse est-elle un crime ? — Oui, apparemment, car ce Dubois a une fille, cette fille est aimable, et les gentilshommes de la chambre sont des hommes. Notez que tout le public est de leur bord, contre Molé, Brizard et Clairon. Ce n’est pas le Siège de Calais avec Bellecour, ce n’est pas le Joueur, c’est le Siège de Calais avec Dubois, que toute la salle réclame : « La Clairon à l’Hôpital ! Au cachot tous ces coquins ! » Oui, ces coquins !… Ne refusent-ils pas de jouer avec des fripons ? La Clairon se prétend malade : eh bien, à l’Hôpital ! On a rendu l’argent : c’est un scandale, un outrage au sens commun ! Sur cette échauffourée, Collé dit le dernier mot, sans ironie : « Si la garde royale avait fait son devoir, il y eût en beaucoup de sang répandu… Et pourquoi ? Parce que Mlle Clairon, enivrée d’orgueil et de vanité, veut que les comédiens aient un honneur… » Le dernier mot ? non pas : la parole est à MM. les gentilshommes. Et voilà les comédiens au For-l’Évêque !

Sans doute ils se consolèrent du procédé par leur façon de s’en plaindre, avec un peu d’apparat. Clairon demandait à des officiers s’ils ne quitteraient pas le service, plutôt que de servir avec un voleur… Mais quoi ! au théâtre, le soir de la bagarre, un jeune colonel s’était écrié : « Oh ! que n’ai-je mon régiment ici ! » Clairon, relâchée après cinq jours sur la requête de son médecin, prisonnière chez elle, et recevant cinq personnes, — dont une amie, Mme l’Intendante de Paris, et deux amans, un Français agréable et un Russe utile, — Clairon mandait à l’enviable Garrick : « Mon âme à jamais pénétrée d’un traitement aussi barbare qu’injuste, etc… Mon courage est encore au-dessus de mes maux… » Comment la railler ? Voltaire, à ce moment même, la sommait de profiter de l’aventure pour faire accorder la communion aux acteurs : « Si elle remonte sur le théâtre comme une esclave qu’on fait danser avec ses fers, elle perd toute considération. J’attends d’elle une fermeté qui lui fera autant d’honneur que ses talens, et qui fera une époque mémorable. » Assurément la tragédienne avait moins d’emphase, lorsqu’elle écrivait cet aveu : « Je ne dissimulerai point que je mêlais infiniment de vanité au désir juste et naturel d’avoir un état plus honnête : montaient ne peut s’écrire ni se peindre, l’idée s’en perd avec mes contemporains ; » mais, « si j’obtenais la gloire de surmonter les préjugés de ma nation… Le tenter seulement disait beaucoup pour moi : j’acceptai. »

C’est alors qu’on s’avisa d’un assez joli tour. Les acteurs de l’Opéra échappaient à l’excommunication aussi bien que ceux de la troupe italienne, mais par une autre raison, ou plutôt par un singulier subterfuge. L’Opéra s’appelait Académie royale de musique : chanteurs et danseurs n’étaient pas des comédiens, à la lettre, mais une sorte particulière d’académiciens. Peut-être aussi tiraient-ils bénéfice de l’origine italienne du genre. Toujours est-il qu’on inventa ce stratagème : la Comédie-Française recevrait le nom d’Académie nationale de déclamation ou d’Académie royale dramatique, et là-dessus… passez à la sainte table ! Un nouvel avocat rédigea un projet de déclaration, que l’on prierait le roi d’adresser au parlement. Voltaire, qui reconnaissait que, pour réconforter Clairon, il était allé « un peu loin, » Voltaire dut même déconseiller cette clause : « Voulons et nous plaît que tout gentilhomme et demoiselle puisse représenter sur le théâtre… » — « Il faut tâcher, disait-il, de rendre l’état de comédien honnête, et non pas noble. » Mais, pour cela, il ne doutait pas qu’on ne fût tout près d’y réussir. Et le patriarche de Ferney entonnait le Nunc dimittis : « Ce sera une grande époque dans l’histoire des beaux-arts ! .. » Hélas ! pauvre Siméon ! il advint de sa joie comme de celle d’une simple Perrette ; quand M. de Saint-Florentin apporta cette élucubration au conseil, le roi lui dit simplement : « Je vois où vous voulez en venir ; les comédiens ne seront jamais sous mon règne que ce qu’ils ont été sous celui de mes prédécesseurs ; qu’on ne m’en reparle plus. » Et Clairon, dans la retraite où elle se cantonna, n’eut d’autre recours que de se montrer philosophe : « Je me tais et me console, en lisant Épictète, de tous les hasards de la nature et du sort ! »

Cependant les comédiens, pour compenser tant de vexations, avaient des plaisirs moins austères que ceux de la philosophie, des entretiens plus doux que ceux d’Epictète ; et, si leur condition privée sous le règne de Louis XV ne fut pas sans gloire, il faut avouer que cette gloire avait commencé « sous celui de son prédécesseur », mais il faut convenir aussi qu’elle ne fit que s’accroître, et jusque sous son successeur, — l’homme vertueux qui, dans le principe, avait jeté au feu une liste du répertoire en disant à la reine : « Voilà le cas que je fais de ces choses-là ! » Et d’abord ce n’étaient pas de pauvres diables que MM. les sociétaires : leur « part » s’élevait le plus souvent à une assez grosse somme ; les tributs de la province, de ses grandes villes au moins, qu’ils visitaient plus facilement que l’étranger, y ajoutaient un revenu considérable ; enfin les représentations données dans le monde, pour lesquelles le service de la Comédie était souvent négligé, fournissaient encore un précieux appoint. Tel de ces grands de la scène, Lekain, approchant de sa retraite, n’avait pas la peine de paraître en public plus de huit ou dix fois par an ; — au lieu d’une douzaine de pièces nouvelles, d’ailleurs, on n’en donnait plus que trois ou quatre ; — et l’on écoutait Lekain, lorsqu’il se plaignait que sa part s’élevât seulement à 10 ou 12,000 livres. Il est vrai qu’un chevalier de Saint-Louis, entendant la plainte, ne manque pas de s’écrier : « Comment, morbleu ! un vil histrion n’est pas content de 12,000 livres, et moi, qui suis au service du roi, qui dors sur un canon et qui prodigue mon sang pour la patrie, je sois trop heureux d’obtenir 1,000 livres de pension ! » Ce fut même, pour Lekain, l’occasion d’une jolie réponse : « Eh ! comptez-vous pour rien, monsieur, la liberté de me parler ainsi ? »

Mais lui-même comptait-il pour rien d’autres libertés ? Celle-ci, par exemple, une des plus nobles, celle de malmener les auteurs ? M. Maugras paraît croire que Voltaire, étant « le premier auteur dramatique de l’époque, » se serait trouvé, même s’il n’eût pas été philosophe, le défenseur naturel des comédiens. Mais de l’inventeur à l’interprète, et réciproquement, tout sujet de reconnaissance peut presque aussi bien être un sujet de rancune ; or, au XVIIIe siècle, il paraît que ce dernier cas fut fréquent. « Si vous composez pour le théâtre, écrit l’ardent conseiller de Mlle Clairon, vous commencez par comparaitre devant l’aéropage de vingt comédiens… Ce malheureux avilissement où ils sont les irrite, ils trouvent en vous un client, et ils vous prodiguent tout le mépris dont ils sont couverts. » Notez qu’alors tout « le tripot comique, » — « la cour du roi Pétaud, » comme disait Clairon, — était appelé à juger des pièces ; l’institution du comité de lecture n’existait que dans un projet de la tragédienne, plus sage, ce jour-là, que lorsqu’elle consultait Épictète : « Je voudrais qu’on fit un conseil de dix ou douze comédiens, dont le goût, le savoir, l’expérience seraient reconnus… Ce serait là qu’on irait lire. » On ne refusait pourtant pas Irène ; mais « le fidèle Lekain » refusait son rôle. Et Voltaire n’avait pas attendu jusque-là pour faire cette confidence à M. d’Argental : « A l’égard des comédiens de votre ville de Paris, je puis dire d’eux ce que saint Paul disait des Crétois de son temps : Ce sont de méchantes bêtes… Je puis ajouter encore que ce sont des ingrats… » Aux répétitions de Zaïre, il avait prétendu modifier le rôle de Dufresne : celui-ci faisant la sourde oreille, il était allé le trouver chez lui ; la porte restant close, il avait glissé dessous quelques feuillets ; l’acteur ayant dédaigné de les lire, il lui avait envoyé, à point pour un grand dîner, un pâté anonyme, où douze perdrix tenaient douze petits papiers dans leur bec.. Voilà des béquets ! Dufresne les avait acceptés : il était bien honnête. Lorsqu’il s’agir de reprendre Venceslas, Marmontel, par commission de Mme de Pompadour, y changea environ douze cents vers ; Lekain, chargé du personnage de Ladislas, voulut s’y soustraire, assurant que le texte de Rotrou lui reviendrait à la mémoire : jusque-là, on ne peut guère le soupçonner que de bon goût et d’esprit. Mais après la représentation, le maréchal de Doras dit à Marmontel : « Vous devez de grands remercîmens à M. Lekain… — Des remercîmens ! répond l’autre… Les vers du rôle de monsieur ne sont ni de Rotrou ni les miens. » Ils étaient de Colardeau, à qui Lekain avait commandé son rôle ! .. Clairon ne se vantait pas, ni ne vantait ses camarades, le jour qu’elle émit cette sentence : « Quand un auteur a fini une pièce, il n’a fait que le plus facile. »

Maltraiter les auteurs est quelque chose ; être bien traité par tout ce que le royaume a de plus considérable, n’est-ce pas davantage ? Le temps est loin où la reine mère Anne d’Autriche, disant à ses dames d’atour : « Voici la Baron, » ces dames fuyaient le voisinage de la belle comédienne. Au risque d’être éclipsées par elle, si ces nobles personnes eussent deviné les modes qui venaient, elles se seraient pressées à ses côtés. Déjà Michel Baron, matre pulchra filius pulchrior, vivait dans la familiarité des grands seigneurs, et même des grandes dames : il provoquait au jeu, pour cent louis, d’un ton de condescendance badine, le prince de Conti ; et quand Mlle de La Force lui demandait la raison de sa visite, un jour de réception, il était en droit de répondre qu’il venait « chercher son bonnet de nuit. » Au XVIIIe siècle, il se peut qu’un bourgeois, comme le dit Rousseau, s’abstienne de la compagnie des comédiens : la jalousie est cause de sa réserve autant que l’austérité. Citons la phrase même de Rousseau : « Un bourgeois craindrait de fréquenter ces mêmes comédiens qu’on voit tous les jours à la table des grands. » Dès la Régence, le goût des théâtres de société s’est déclaré comme une rage ; il ne paraît pas se modérer lorsqu’on voit jouer, par des femmes du meilleur rang et devant un public d’élite, des pièces trop libertines ou trop poissardes pour être jouées par des actrices devant le vulgaire. Aussi bien il fallait recourir aux actrices et aux acteurs pour régler tous ces spectacles ; il arrivait même, par la difficulté de certains rôles et la paresse des amateurs, qu’on les priait d’y prendre part. À ces occasions de rencontre ajoutez celles que trouvaient la curiosité, le désoeuvrement, l’amour des distractions faciles, autorisés par l’aisance générale des mœurs. Joignez enfin que les gens de qualité, sûrs de leur avantage naturel et de la solidité de leur état, pensaient bien être toujours à temps pour rétablir la distance entre eux et leurs familiers. Le moyen, avec cela, de ne pas s’abandonner à l’aimable société des femmes de théâtre, à l’amusante camaraderie de leurs compagnons ! C’est peut-être à la comédie, jusqu’à ce qu’on y allât tous les jours, comme on fit volontiers sous Louis XVI, que l’on hantait le moins les comédiens. Le salon de Mlle Quinault ne recevait pas seulement des encyclopédistes, mais des hommes du bel air. Adrienne Lecouvreur était excédée par les invitations des duchesses. Mlle Raucourt était encombrée de robes, après les fêtes du mariage du Dauphin, par les dames de la cour, qui se dépouillaient de ces souvenirs pour elle. Clairon, au For-l’Évêque, — où elle était venue dans la voiture de Mme l’Intendante, et sur ses genoux, — recevait Mme de Villeroy et Mme de Duras, et combien d’autres ! Une file de carrosses occupait tout le quai. La Guimard, logée à la même enseigne, disait à sa soubrette : « Ne pleure pas ; je viens d’écrire à la reine que j’ai trouvé une nouvelle manière d’échafauder les cheveux : je serai libre avant ce soir. » Et Marie-Antoinette ne décevait pas sa confiance. — Jélyotte, aussi bien que Baron, aurait pu écrire l’Homme à bonnes fortunes ; il était, d’ailleurs, d’une discrétion éclatante. Et il avait autant de crédit chez les ministres que chez les jolies femmes. Clairval supplantait Lauzun lui-même auprès de Mme de Stainville, belle-sœur de M. le duc de Choiseul. Deux belles dames se battirent au pistolet pour Chassé, qui, pendant le duel, se lamentait nonchalamment : « Dites à Sa Majesté, répondait-il à M. le duc de Richelieu, que ce n’est pas ma faute, mais celle de la Providence, qui m’a créé l’homme le plus aimable du royaume. » A quoi le duc, il est vrai, se permettait de répliquer : « Apprenez, faquin, que vous ne venez qu’en troisième ; je passe après le roi. » Vestris, enfin, ne pardonnait qu’à titre d’agacerie l’impertinence d’une dame qui, dans le jardin du Palais-Royal, lui avait marché sur le pied par mégarde : « Mais, s’écriait-il, vous avez failli mettre tout Paris en deuil pendant quinze jours ! » Par ce mouvement naturel d’éloquence, il ne laissait à Mirabeau que la ressource d’être plagiaire : « Avec votre Riquetti, pendant deux jours, vous avez désorienté le monde ! .. »

« Tout Paris ! .. » Il disait bien, ce Vestris, — qui, une autre fois, réprimandait son fils comme prodigue : « Souvenez-vous, Auguste, que je ne veux pas de Guéménée dans ma famille… » — En effet, ce n’étaient pas seulement les gens du monde qui regardaient avec une ferveur particulière ces privilégiés juchés sur la scène, mais tous ceux qui avaient des yeux, tous ceux, en dehors même du théâtre, qui s’amusaient aux a papiers publics, » journaux, almanachs, affiches, — où l’on apprend « comme une chose de la dernière importance qu’un tel a joué le rôle de Scaramouche, une telle celui de soubrette, que celui-ci a chanté une ariette, celui-là dansé un pas de trois. » Quelques facéties que prépare la Providence pour les siècles futurs, jamais tragédienne acclamée dans les deux mondes, jamais général populaire, ne fatiguera la renommée autant que fait Mlle Clairon ; si ingénieux que soient les entrepreneurs de flatteries publiques, ils n’inventeront guère d’hommages qu’elle n’ait connus : n’a-t-on pas frappé sa médaille, et ses partisans ne se font-ils pas honneur de la porter comme une décoration ? Les débuts de Lekain sont un événement, une réjouissance presque civique. L’apparition de Mlle Raucourt est une fête où se déclare un enthousiasme religieux : riant et pleurant à la fois, les spectateurs s’embrassent entre eux, sans se connaître, à la russe : « Christ est ressuscité ! » Sophie Arnould menace de se retirer : c’est une calamité nationale. Quand Préville est souffrant, peu s’en faut qu’on ne fasse des prières publiques ; l’orateur de la troupe annonce sa guérison : « Une maladie cruelle vous a privés longtemps d’un acteur comique que vous aimez, j’oserais dire que vous adorez, et que vous reverrez bientôt avec transport. » Molé, convalescent, a besoin d’un peu de bon vin : il en reçoit deux mille bouteilles, Guéri, à présent, il ne sait pas cacher qu’il doit 20,000 livres ; une représentation à son bénéfice, chez M. d’Esclapon, en produit 24,000, dont, plutôt de que payer ses créanciers, il achète des diamans à sa belle. Pour conserver à la France un autre endetté, le danseur Dauberval, que la Russie attire, Mme Dubarry ouvre une souscription, ou plutôt elle établit une taxe ; et la recette, en quelques jours, s’élève à 90,000 livres. Larive, à Bordeaux, rentre chez, lui en marchant sur des lauriers. La Saint-Huberty arrive par mer à Marseille, vêtue à la grecque, sur une gondole portant le pavillon de la ville, escortée d’une flotte de deux cents chaloupes ; elle débarque au bruit des feux d’artifice et des acclamations ; elle couronne le vainqueur d’une joute ; elle s’entend nommer la dixième Muse, dans un à-propos allégorique, et Apollon, au son de l’artillerie, lui remet son diadème. C’est Cléopâtre, celle de Tiepolo, justement, descendue de sa gondole, et pour qui toute une multitude a les yeux d’Antoine. Mais que vais-je évoquer cette royauté morte ? A Paris même, et déjà vingt ans plus tôt, un jour de spectacle gratis, Mlle Clairon, et Dubois ont fait largesse au peuple en criant ; « Vive le roi ! » et le peuple, instruit de ses devoirs, a répondu : « Vivent le roi et Mlle Clairon ! Vivent le roi et Mlle Dubois ! »

Il était temps, pour les amis de l’égalité, que la Révolution française vint rabaisser les acteurs, en les élevant au rang de simples citoyens.


Louis GANDERAX.

  1. Voyez la Revue de 15 août.