Revue dramatique - Le Chevalier de Colomb

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René Doumic
Revue dramatique - Le Chevalier de Colomb
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 465-469).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française : le Chevalier de Colomb, drame en trois actes, en vers, par M. François Porché.


Il y a longtemps que le théâtre ne nous avait offert une pareille fête. Il y a exactement vingt-cinq ans, si l’on songe à Cyrano de Bergerac jetant, au milieu des brumes du Nord et des parlers étrangers qui nous envahissaient, sa note de pure tradition française. Il y en a tout près de cinquante, si l’on remonte jusqu’à cette soirée où la Fille de Roland rapporta au pays, durement éprouvé, le sens de ses destinées historiques. C’est à ces pièces que s’apparente le Chevalier de Colomb. Comme elles, il est un hymne à l’idéal. Comme elles, il sonne le ralliement. C’est une de ces œuvres qu’une heureuse fortune, où on ne saurait voir une simple rencontre du hasard, fait naitre au moment où elles étaient attendues. Depuis la tourmente qui a emporté tant de formules soudain discréditées, nous attendons un théâtre sur lequel ait passé le souffle purificateur de la grande épreuve. J’en ai senti le premier frisson en écoutant cette pièce, qui n’est pas une pièce de guerre, mais où l’ambiance de la guerre est partout.

Ce fut certes un grand idéaliste, celui qui, sans autre ambition que de réaliser l’idée conçue par son génie, avec les pauvres moyens dont la science d’alors armait les navigateurs, partit à la recherche des terres nouvelles que sa divination avait placées de l’autre côté de l’Océan. Un Christophe Colomb brise les bornes du vieux monde ; il égale l’horizon de l’humanité à l’immensité de la nature. Son image, qui plane sur tout le premier acte de la pièce, lui donne un beau caractère de grandeur : l’idée de l’aventure, de l’élargissement, de la découverte, est l’âme de cet acte et sa respiration.

Don Vincent de Garrovillas était sur la Marie Galante quand partirent de Palos de Moguer les trois caravelles héroïques. Maintenant il est rentré au foyer, revenu au château familial. Certes, il ne l’a pas revu sans émotion ; mais quoi ! il est toujours scabreux de revenir après une trop longue absence. La vie s’est organisée sans vous. Vous gênez et vous êtes gêné. Vous vous êtes ouvert à d’autres façons de penser et de sentir ; vous ne reconnaissez plus celles que vous avez laissées au logis : vous êtes l’étranger. Don Vincent étouffe dans cette maison, la sienne, qu’il retrouve toute aux soins du ménage campagnard. Parmi cette prose domestique, les souvenirs de la grande aventure reviennent le hanter. Quand on a vécu certaines heures, on ne cesse plus de les revivre ; leur éclat fait trop pâles celles qui viennent après elles ; leur passé est plus réel que le présent des autres. Ainsi, dans le Chevalier de Colomb, un souvenir obsède tous les esprits, sur la scène et dans la salle : celui de l’expédition glorieuse. Nous voulons en tenir le récit de celui-là qui en revient. Ce récit, vers qui tout converge et que tous attendent, jaillit de la situation même et de la nature des choses ; ce n’est pas le morceau plaqué, le haillon de pourpre cousu à la trame de l’action : c’en est le centre, la partie essentielle. Et il est magnifique. Ce que j’en aime le moins, ce sont les variations sur le mot « réussi, » dont l’auteur a jugé bon de l’encadrer. Elles ont je ne sais quoi d’artificiel et de rhétorique. Note grêle dans un concert puissant qui va crescendo jusqu’à la suprême explosion d’orgueil :


Et moi, moi qui suis là j’ai vécu la seconde
Où soudain de l’abime émerge un nouveau monde :
J’ai, dans le crépuscule, entendu le canon
Saluer le rivage avant qu’il eût un nom :
J’ai vu les matelots tendre leurs mains ouvertes,
Comme pour recevoir le don des îles vertes
Qui moutonnaient au loin sous le ciel obscurci,
Et devant ce triomphe impossible à comprendre,
J’ai de joie et d’orgueil senti mon cœur se fondre.


Ce qui fait la beauté de ce récit, c’en est le mouvement autant que l’expression, c’est le souffle qui emplit les mots, comme le vent gonfle les voiles. Aussi, pour montrer l’étendue du clavier dont dispose le poète, j’en rapproche tout de suite ces jolis vers, qu’un amour encore ignoré de lui-même fait éclore, au passage d’une belle jeune fille, sur les lèvres du rude aventurier :


Que Béatrix est belle en ses habits de fête !
Si j’étais Flamenco, le peintre de la Cour.

J’aimerais à cerner d’un trait pur le contour
De ces cheveux ondes et de ce clair visage.
Je croiserais les mains longues sur le corsage,
Et je mourrais heureux ayant fait ce portrait.
Car la jeunesse vive est plaisante sans doute.
Mais lorsqu’à tout l’éclat d’un jeune teint s’ajoute
Ce profond sérieux, signe d’un cœur secret,
Nous demeurons surpris, captifs d’un charme étrange.
La jeune fille alors se rapproche de l’ange.
On rêve que la rose éclate entre ses doigts,
Et les harpes du ciel frémissent dans sa voix.


Gracieux madrigal, où flotte le ressouvenir d’un sonnet de Musset, comme l’arôme léger qu’un parfum laisse après lui. Don Vincent a quarante ans, l’âge d’Arnolphe : il peut bien s’éprendre d’Agnès. Il tombe ainsi dans le piège que lui tendent son beau-frère Alonso et sa sœur Joséfa, pour l’empêcher de vendre le domaine et de repartir. Par amour pour cette petite qu’on jette dans ses bras, le coureur d’océans se fait terrien, le loup se fait berger.

Ce premier acte nous a ravis par son mouvement, sa couleur et sa variété. L’auteur de les Butors et la Finette affectionne ces actes d’exposition où grouille la vie extérieure. Après quoi, le drame se resserre et descend dans les cœurs. Don Vincent est devenu le mari de Béatrix ; il n’a pas su s’en faire aimer : cette fois encore « il n’a pas réussi. » Pour arracher son secret à cette âme fermée, il a recours à la ruse, à une ruse classique. Il feint d’avoir appris la mort d’un jeune officier, à qui il sait que Béatrix fut promise. C’est un truc de théâtre ; M. Porché s’est contenté de le reprendre dans le commun répertoire : il a eu cent fois raison. Nous saurions mauvais gré à cette pièce d’être plus ingénieuse ; nous lui en voudrions de détourner sur l’habileté des moyens notre attention occupée à plus haut objet. Il lui faut la simplicité des lignes. Peu importe comment Don Vincent a surpris le secret où sombre son bonheur. Ce qui importe, c’est le parti que le poète va tirer de cette révélation. Il lui doit une scène qui est peut-être, de cette œuvre toute lyrique, la partie la plus purement lyrique. C’est la scène qui termine le second acte. Don Vincent a promis au petit Miguel un récit de naufrage. Quel naufrage que celui dont il est désormais l’épave ! A la façon dont il conte ce naufrage, il se peut qu’un enfant n’y aperçoive que le déchaînement des flots et l’agonie d’un navire en détresse : il dit, lui, un naufrage moral et la détresse d’un cœur. Et voilà éminemment une idée de poète : de la vie des choses mêlée à la vie des âmes jaillit le symbole aux deux visages.

Le dernier acte va mettre Don Vincent en présence de son rival. D’abord il n’a que du dédain pour ce petit capitaine d’infanterie : il le toise et il le raille. Une surprise l’attend, une découverte qui restait à faire à ce découvreur de mondes. Ces gens de pied qu’il dédaigne, Gonzalo de Porras les connaît pour les avoir commandés. Ce sont rustres et paysans arrachés à leur charrue : oui, mais comme ils tiennent à ce sol sur lequel se penche leur labeur quotidien ! et de quel cœur ils lui feront le grand sacrifice ! Que le chef ordonne : plutôt que de reculer, ils se feront tuer sur place. Tripalda n’était qu’une bicoque ; mais


L’avenir tient parfois dans un arpent de sol
Dont deux peuples armés se disputent la prise.


Attaqué, défendu, perdu et reconquis, le village n’était plus qu’une ruine fumante ; la piétaille s’y était fait hacher ; mais elle l’avait gardé. Et nous, en écoutant ce récit d’autrefois plein des souvenirs d’hier, nous songions à ces « tas de cendre grise, » à ces « pans de murs lézardés » que nos poilus ont arrosés de leur sang, et qu’ils nous ont gardés.

Ce récit fait pendant à celui du premier acte : il oppose à un idéal un autre idéal. Il est beau de conquérir à son pays des terres nouvelles : il n’est pas moins beau de lui garder un coin de terre que l’ennemi veut lui arracher. Du point de vue moral, le soldat vaut l’explorateur. Il est le héros de la Patrie, si l’autre est le champion de l’Humanité. Tel est le sens de la pièce. Certains n’ont voulu y voir que l’opposition entre le toit et le navire, entre la vie sédentaire et la vie d’aventures, et en ont fait une simple réplique du Flibustier. C’est autre chose : la lutte entre deux grandes idées, qui l’une et l’autre ont mis au cœur de l’homme les plus belles résolutions.

Dans le petit capitaine de tout à l’heure, Don Vincent a découvert le héros ; et il a été gagné au charme de sa jeunesse. Vieillard, par l’expérience plutôt que par l’âge, écoutez-le dire, comme en rêve, ces vers, dès le premier soir devenus fameux : le « couplet du Casque. »


Pourquoi, lorsque l’ombre d’un casque
Descend sur de tout jeunes yeux,
Donne-telle au regard, au masque,
Tant de lointain mystérieux ?
Pourquoi contre une joue imberbe,

Contre un menton encore uni,
Prend-elle un accent si superbe,
La pâleur de l’acier bruni ?
C’est que comme l’amour la gloire a son aurore.
Vous êtes au divin moment.


La jeunesse de Gonzalo s’accorde à la jeunesse de Béatrix. Ces jeunes gens ont devant eux toute la vie : mais lui, qu’est-il venu faire entre eux ? Alors, sa résolution est prise. Il repartira. Le bruit se répandra de sa mort. Béatrix sera veuve et libre. Ainsi l’idée du sacrifice s’ajoute, pour couronner ce drame, à tant de nobles idées que nous avons saluées au passage. Pareil aux plus illustres de ses aînés, ce poème dramatique s’achève en hymne à la jeunesse.

Le Chevalier de Colomb a cette plénitude et cette carrure de l’œuvre claire et forte, où l’auteur a réalisé exactement son dessein et fait ce qu’il voulait faire. Il est, dans la carrière de M. Porché, l’étape souhaitée. Le poète de l’Arrêt sur la Marne et de les Butors et la Finette avait donné mieux que des promesses : il est maintenant maître de son art. L’usage qu’il fait du vers libre, et pourtant régulier, s’adapte heureusement à la scène. Sa langue poétique a gagné en souplesse et en éclat. Sur la trame d’un dialogue qui admet, sans s’abaisser, une familiarité aisée, court une broderie de très beaux vers. Pièce d’allure classique et dont l’inspiration est bien d’aujourd’hui, le Chevalier de Colomb nous rapporte, renouvelée et rajeunie, cette forme précieuse du drame en vers, un des plus purs joyaux de notre théâtre.

La Comédie-Française mérite toute sorte de compliments pour le goût avec lequel elle a monté le Chevalier de Colomb. Décors et costumes y composent une chaude harmonie, pittoresque et sobre. M. le Bargy a fait du rôle de Vincent une très belle création. Il lui donne fière allure. Il met à son service un art de dire les vers qu’il est à peu près seul à posséder aujourd’hui, un jeu de belle tradition et de grand style. M Fresnay a remporté un brillant succès dans le rôle du capitaine, qu’il dit avec un bel éclat de jeunesse triomphante. Mlle Ventura est une Béatrix irréprochable et Mlle Bovy est charmante dans le rôle du petit Miguel.


RENÉ DOUMIC.