Revue dramatique - Le conservatoire de déclamation

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Revue dramatique - Le conservatoire de déclamation
Revue des Deux Mondes3e période, tome 58 (p. 934-944).
REVUE DRAMATIQUE

LE CONSERVATOIRE DE DÉCLAMATION.

Les concours de tragédie et de comédie en 1883. — L’Enseignement dramatique au Conservatoire, par MM. L. de Leymarie et A. Bernheim. (P. Ollendorf, éditeur.)

A l’heure qu’il est, personne de ceux qui lisent, chez les plus petits coiffeurs de province comme dans les cercles élégans de Paris, n’ignore la bonne nouvelle: cette année, les concours de tragédie et de comédie du Conservatoire sont miraculeusement beaux! Tout le monde sait que, l’an dernier, il n’y eut pas de prix de tragédie pour les hommes, et que, pour les femmes, il n’y eut ni premier prix de tragédie ni premier prix de comédie : ce fut un grand deuil dans les environs de la rue Bergère, une lamentation courut par les rez-de-chaussée des journaux. Cette fois, au contraire, quelle abondance! et aussi quelle joie ! Magnum proventum histrionum hic annus attulit! Et même on peut ajouter : vel tragicorum! Les plus réservés, les plus froids parmi les critiques, murmurent d’un air confidentiel et gourmet : « Il y a du tragédien, cette année, » — à peu près comme les gardes-chasse : « Il y a du faisan ! »

« Savez-vous bien, mes enfans, écrivait l’an dernier M. Sarcey, savez-vous bien, mes enfans, que votre concours de tragédie est un des plus faibles que j’aie jamais vus depuis tantôt vingt-trois ans que je suis assidûment ces exercices ? » Et plus loin il déclarait que, même « en comédie, il y aurait bien à dire. » Apparemment la nature se recueillait pour produire les tragédiens et les comédiens de cette année ; voyez plutôt cette liste de récompenses : quels yeux refuseraient de s’y réjouir ? Pour les hommes : un premier prix de tragédie et un second, un premier accessit, un second et un troisième ; un premier prix de comédie et un second, deux premiers accessits et un second. Pour les femmes : un premier prix de tragédie et un second, un premier accessit et deux seconds ; trois premiers prix de comédie et un second, trois premiers accessits et deux seconds. Notez que plusieurs élèves n’ont pas été récompensés… Voilà un Conservatoire de déclamation le plus prospère, le mieux institué, sans doute, et le mieux gouverné du monde !

J’en sais un bien misérable : il est gouverné, — quoique ce ne soit pas seulement un Conservatoire de musique, mais aussi de déclamation, — par un vieux musicien ; il est institué de la façon la plus piteuse et la plus absurde qui se puisse imaginer : il n’a que tout juste quatre professeurs, qui ne font que chacun, en deux fois, quatre heures de classe par semaine, sans aucun programme d’études. — C’est le même : c’est le Conservatoire de Paris.

Eh quoi ! c’est le même ! C’est celui-là, borné à de si faibles ressources, qui produit, en cette année, tant de prix et d’accessits ! Qu’importe que la machine soit pauvre et ne paraisse qu’à peine dirigée, si elle prouve son excellence par de si puissans effets ? — Mais peut-être il convient d’examiner ces effets avec un peu de rigueur : au moins aurons-nous l’indiscrétion de regarder la liste des morceaux de concours et de rechercher surtout quels morceaux ont déclamés les candidats heureux. La tragédie renaît et la comédie se maintient, dites-vous ? Mais, de grâce, où prenez-vous la tragédie et la comédie ? Si d’aventure une jeune fille avait remporté le prix de tragédie pour avoir récité une fable, sous le prétexte qu’Adrienne Lecouvreur, mise en scène par MM. Scribe et Legouvé, récite les Deux Pigeons ; ou si le prix de comédie était échu à l’élève qui eût le mieux battu des entrechats, par cette raison qu’il y a un maître à danser dans le Bourgeois gentilhomme, on permettrait que nous fissions difficulté de nous ébaubir sur le renouveau de la tragédie et la prospérité de la comédie. Or c’est à peu près ce que nous trouvons.

Cinq jeunes hommes sont récompensés pour la tragédie ; un seul,— et c’est le dernier, — avait choisi un morceau du grand répertoire tragique : le récit du Cid. Mais le premier prix appartient au rôle d’Hamlet, — l’Hamlet de Dumas père, — et le second prix au rôle de Ruy Blas ; les personnages de Glocester, dans les Enfans d’Édouard, et de Brutus, dans la Mort de César, ont retenu les deux premiers accessits. Mettons que Brutus fût digne de paraître dans cette fête de la tragédie ; prenons même que Glocester n’y soit pas un intrus ; que dire de Ruy Blas et d’Hamlet, qui sont justement les mieux partagés ? Sont-ils des personnages tragiques? Ce jeune homme triomphe dans Hamlet : pouvons-nous le tenir pour éprouvé dans le répertoire? Nous avons lieu de craindre qu’il ne s’y comporte en étranger, et voici qu’il échoue dans le Misanthrope de façon à justifier nos craintes. Son camarade, ce Ruy Blas, peut être un héros romantique fort présentable; sommes-nous assurés davantage que ce soit un tragédien? Les jeunes filles, d’autre part, ne nous donnent guère plus de garanties : celle-ci, que son premier prix fait entrer à la Comédie-Française, est une Marion Delorme. Est-ce une Andromaque, une Iphigénie, une Bérénice? Mais si nous tournons les yeux vers la comédie, que voyons-nous? Celle-ci obtient un premier prix dans une scène de la Princesse Georges; la princesse Georges est-elle un personnage de drame, ou de comédie? Celui-ci Goncourt dans Ruy Blas et paraît mériter un second prix; quel rôle joue-t-il? Celui de don Salluste. Faire passer don Salluste pour un personnage comique est hardi, surtout après que, dans la matinée, on a présenté Ruy Blas pour un personnage tragique. Il faut convenir que le bon sens, pour ne point parler de l’art, est choqué par l’arbitraire d’une telle classification; — à moins d’admettre que l’heure de midi sépare les genres et que toute autre distinction sera récusée comme douteuse : qui dit tragique, dit avant midi; comique, après midi; cela suffit et tranche tout! Aussi bien c’est la seule façon d’expliquer que Glocester, des Enfans d’Édouard, ce Tartufe de drame, soit un tragique, — et Alvarez, du Supplice d’une femme, ce héros passionné, un comique; c’est la seule façon d’expliquer que Marion Delorme encoure en tragédie et la Tisbé, — la Tisbé d’Angelo, — en comédie. La Tisbé!.. Oui, je vois bien qu’il est trois heures, et MM. les jurés digèrent; mais en vérité se peut-il imaginer rien de plus bouffon? Michelet a prêté à rire pour avoir divisé le règne de Louis XIV en deux périodes : avant la fistule, après la fistule. Comment tenir son sérieux, au Conservatoire, lorsqu’on voit la littérature divisée en deux parts : avant le déjeuner, après le déjeuner?

Voilà comment la tragédie renaît et la comédie prospère; la vérité, c’est que l’une et l’autre languissent dans un chaos où le drame, de ci de là, tire à lui tous les élémens. Le drame seul profite ou paraît profiter dans cette anarchie où croupit le Conservatoire. Tant que durera cette anarchie, comment compter que les choses iront mieux?

M. Ambroise Thomas, directeur du Conservatoire de musique et de déclamation, est un homme considérable dans l’administration des beaux-arts. Compositeur de musique, il est maintenant à l’apogée de son bonheur : son dernier ouvrage, Françoise de Rimini, a fait rendre justice au mérite de l’avant-dernier, Hamlet; à moins qu’il ne réserve encore un opéra qui fasse reconnaître le dernier pour supérieur, on ne voit guère qu’il puisse être plus heureux. Si le titre de directeur du Conservatoire de déclamation n’était qu’une dignité, si le poste ne devait être qu’une sinécure, personne assurément ne porterait cette dignité mieux que M. Thomas, personne mieux que M. Thomas n’occuperait cette sinécure. Mais si ce titre n’est pas vain, si ce poste n’est pas seulement une place, et doit être un emploi, pourquoi le directeur du Conservatoire de déclamation est-il M. Thomas? Nommerait-on directeur du Conservatoire de musique M. Francisque Sarcey?

« Il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint... » Si la place dont parle Figaro était celle de directeur d’une école de danse et de calcul, peut-être le choix du ministre pouvait s’expliquer par cette raison : l’école de calcul n’était qu’une annexe de l’école de danse établie avant elle; ainsi l’habitude s’était prise de mettre un danseur à la tête de l’une et de l’autre; il fallait qu’un long temps s’écoulât et que l’École de calcul, tout en se gouvernant mal, acquît de l’importance pour qu’on remarquai le vice de cet usage. Tout s’explique en ce monde, — si tout ne se justifie pas, — par des raisons historiques. Si pourtant, par des raisons historiques, il se trouvait que M. Mérante et M. Petipa fussent directeurs de l’École polytechnique et de l’école des mines, ou s’apercevrait que ces choix compromettent le recrutement des artilleurs et des ingénieurs de l’état. Le Conservatoire fut institué par la loi du 16 thermidor an III « pour exécuter et enseigner la musique. » Les professeurs de déclamation n’y parurent pas avant 1808, et ce n’est qu’en 1824 qu’un arrêté ministériel établit une école spéciale de déclamation. En cette année 1824, Cherubini étant directeur, Habeneck lui fut adjoint comme directeur honoraire; en 1842, Cherubini fut remplacé par Auber. Aussi, en 1871, quand mourut Auber, M. Jules Simon, jetant les yeux sur cette suite de musiciens, put-il dire à M. Thomas : « Si je ne vous nommais pas, j’aurais l’air de signer votre destitution. » Cependant le temps est venu peut-être de s’apercevoir qu’il est mauvais de mettre un compositeur de musique à la tête d’un séminaire de tragédiens et de comédiens. Si M. Francisque Sarcey ou quelque autre amateur de tragédie et de comédie succédait à M. Thomas, le trombone, la trompette, l’harmonie et le contrepoint seraient sacrifiés sans doute à l’art de bien dire; pourquoi faut-il qu’à présent, au contraire, l’art de bien dire leur soit sacrifié? Pourquoi cette injustice plutôt que celle-là? L’une et l’autre nous paraissent également fâcheuses; nous ne prétendons exercer, au nom de la déclamation, aucune représaille : l’équité nous suffirait. L’auteur de Françoise est assez occupé à surveiller l’éducation de ses futurs interprètes et de ses futurs émules; d’ailleurs il ne prétend pas sans doute juger avec compétence des choses tragiques ou comiques. Il n’a ni le temps ni l’indiscrétion de gouverner cette partie de son empire; de sûrs témoins déposent devant nous de la façon dont il y règne ; jamais, dans l’intervalle des concours, le directeur du Conservatoire n’ouvre la porte d’une des quatre classes de déclamation, il vaut la peine de lire cette récente brochure : l’Enseignement dramatique au Conservatoire. Nourris dans le respect de M. Thomas, les auteurs en connaissent les détours ; ou plutôt, sincèrement confits en déférence, ils ne peuvent s’empêcher de constater les faits; peu s’en faut qu’ils ne désignent le maestro par cette périphrase : « l’éminent directeur qui ne dirige pas le Conservatoire... » Nous réclamons un directeur qui le dirige : cette exigence n’est pas folle. Qu’on détache du Conservatoire de musique le Conservatoire de déclamation, comme de la métropole une colonie adulte, et qu’on lui donne un directeur spécial; nous ne tracasserons pas M. Thomas sur ses terres.

Mais peut-être la constitution de cet empire est tellement ingénieuse et solide et le corps des ministres tellement fort que peu importe, au demeurant, qui est censé diriger la machine ? — Pour ce qui est des ministres, c’est-à-dire des professeurs, le Conservatoire de déclamation en compte quatre, pas un de plus. À ces quatre professeurs on peut en joindre un cinquième, celui d’histoire de la littérature dramatique; mais son cours est un cours de luxe, comme celui de danse et de maintien, ou celui d’escrime : ce n’est qu’une friandise et comme le dessert commun des quatre autres, dont chacun a sa table mise.

De constitution, en effet, le Conservatoire n’en a pas. Il a bien un règlement qui porte que l’administration se compose d’un secrétaire attaché à la direction, d’un agent comptable, etc.; le même règlement fixe les traitemens des professeurs, qui varient de 2,000 francs à 300 (admirez ces chiffres!). Mais de constitution artistique ou littéraire, de programme d’études, même le plus libéral du monde, le plus complaisant à la méthode de chaque maître et aux combinaisons diverses de l’enseignement de l’un avec les enseignemens des autres, je n’en aperçois pas. Voici quatre professeurs qui portent le même titre et tiennent le même emploi : professeur de déclamation. Ils ne se distinguent que par leur rang d’ancienneté; selon cet ordre, chacun choisit, au commencement de l’année, les élèves qui lui plaisent parmi les nouveaux; une fois nanti de ses élèves, chacun est maître de leur éducation totale. L’élève de M. A... ne fera qu’assister aux cours de MM. B.., C, D.., il ne recevra pas leurs conseils; s’il veut se produire chez eux, il n’y pourra que donner des répliques. L’enseignement de M. A... doit lui suffire, et, pour le dire en passant, l’effet en sera sans doute qu’il imitera M. A... Mais cet enseignement, quel est-il? Celui qu’il plaît à M. A..,— comme dans la salle voisine à M. B.., — dans celle-ci à M. C, dans celle-ci à M. D...

Nous n’avons pas de peine à croire que MM. Got, Delaunay, Worms et Maubant font chacun de son mieux. Nous sommes persuadés que M. de La Pommeraye, chargé du cours d’histoire de la littérature dramatique, leur est un précieux auxiliaire. Il serait merveilleux que les leçons de pareils professeurs, adressées parfois à des sujets bien doués, ne pussent pas produire quelques effets heureux. C’est toute la différence de cette année-ci, qu’on déclare si glorieuse, à la précédente qu’on déclare néfaste. Au concours de 1882, je vois inscrits comme tragédies : Ruy Blas, le Roi s’amuse, les Énjnnies, Ruy Blas encore et, comme par grâce, après Marie Stuart, Phèdre toute seule; à titre de comédies, je vois figurer derechef Ruy Blas, Don Juan d’Autriche, Mademoiselle de Belle-Isle, l’Honneur et l’Argent, les Faux Ménages, le Fils naturel, par deux fois le Demi-Monde et jusqu’à l’Étrangère. Malgré ce choix de morceaux, plus faciles apparemment et plus avantageux que des morceaux du grand répertoire, les élèves n’avaient obtenu de l’indulgence du jury qu’un petit nombre de prix et d’accessits. En 1883, des candidats mieux préparés par la nature, et plus achevés par leurs maîtres, ont ravi un plus grand nombre de récompenses ; nous ne croyons pas cependant que la tragédie et la haute comédie trouvent dans ce concours plus de garanties que dans le précédent. Et comment, à vrai dire, en pourraient-elles trouver davantage ? Et si d’aventure, elles avaient lieu, cette fois, d’être satisfaites, comment affirmer qu’à la prochaine rencontre, elles le seraient encore? Quelles sûretés offre un tel système d’enseignement, ou plutôt un enseignement qui n’est aucun système? D’ailleurs, combien de temps chacun de ces professeurs, fort occupé en dehors de sa classe, fort distrait de l’enseignement par la pratique et par les succès de la scène, combien de temps donne-t-il, par semaine, au Conservatoire? Quatre heures, pas davantage; quatre heures en deux fois, et souvent, le professeur a plus de douze élèves. Ainsi, quatre professeurs que ne réunit aucune direction, que ne soutient aucun programme, qui doivent improviser à leur fantaisie quatre cours absolument complets, qui ne peuvent combiner leurs efforts, qui donnent à chaque élève à peine dix minutes, deux fois la semaine, voilà tout l’enseignement de ce Conservatoire : n’est-il pas misérable? Il faut l’enrichir.

Il faut nommer, sous un directeur spécial, un plus grand nombre de professeurs, et qui soient mieux payés. Si les hommes font défaut, si l’on ne trouve pas assez de Coquelin pour enseigner auprès des Got, des Delaunay et des Worms, que n’appelle-t-on des femmes? Mme Arnould-Plessy, d’après une légende, a refusé cet honneur; mais, pense-t-on que Mme Dinah Félix formerait des jeunes filles à la comédie moins bien que M. Maubant? Mme Madeleine Brohan ne pourrait-elle pas, comme fait M. Worms, communiquer à ses élèves la netteté de son débit? Mmes Emma Fleury et Delaporte, qui enseignent déjà dans la vie privée, ne sont-elles pas prêtes à l’enseignement public? Mmes Favart, Marie Laurent, Rousseil, Agar, ne donneraient-elles pas d’excellens avis à de futures tragédiennes? Aussi bien j’ignore s’il faut tenir M. Maubant pour grand artiste ou pour mauvais professeur, mais il n’est peut-être pas nécessaire d’exceller à la scène pour être utile dans une chaire. J’ai ouï dire que Mlle Thénard avait des élèves : je n’irai pas jusqu’à demander, fort de cet exemple qu’un cul-de-jatte soit maître à danser; mais je prétends qu’un bossu peut être professeur de maintien. Les médiocres, du moins, parmi les artistes qu’on appellerait au Conservatoire, pourraient servir de répétiteurs ; les bons seraient les professeurs, les vrais maîtres de cette jeunesse. Mais surtout, ce principe constitutionnel étant posé, que le Conservatoire est une école de tragédie et de comédie classiques, il faudrait par une manière d’acte organique, en déterminer l’enseignement. Que le ministre des beaux-arts fasse rédiger un programme d’études par des gens compétens, et, s’il est possible, étrangers au Conservatoire, étrangers même aux comités et aux jurys qui sont déjà compromis dans le gouvernement de cette maison; — par des auteurs, par des critiques, par des comédiens de premier ordre, et qui abordent la question avec des yeux tout neufs : — pour en indiquer un seulement de chaque sorte, je nommerai M. Augier, M. Sarcey, M Coquelin; — que ces messieurs façonnent une charte aussi légère, aussi flexible, aussi respectueuse des différentes méthodes et des différentes natures, aussi peu gênante pour l’originalité du maître et pour l’originalité de l’élève, que un et l’autre puissent l’espérer; mais qu’en vertu de cette charte, le travail de chaque professeur profite à celui des autres; que chacun ne soit plus enfermé dans sa classe et obligé d’improviser un enseignement complet; qu’il ne soit plus obligé surtout, quel que soit son enseignement, de l’improviser; qu’il n’en garde pas le droit; que sa fantaisie soit réglée; qu’il ne puisse pas, si tel est son caprice, laisser Corneille, Racine et Molière pendant toute l’année dans l’oubli, pour faire étudier Angelo, l’Étrangère et les Faux Ménages; que la connaissance du répertoire classique soit sauvegardée; que les élèves soient guidés, par tels chemins qui peuvent varier à l’infini, mais passent toujours par certains points, d’un bout à l’autre de cette littérature, qui sera comme la patrie de leur talent; que le directeur une fois cette machine établie, veille au jeu régulier de chaque ressort et qu’il assure l’harmonie du tout; qu’il maintienne, pour en perpétuer la vie, l’unité de ce grand corps dont il sera la tête : — à ce prix, mais à ce prix seulement, le Conservatoire fera l’office qu’il doit faire et méritera de tenir son rang parmi les Écoles de l’état.

En effet, ces réformes sont les principales : elles portent sur la matière de l’enseignement et sur le choix des professeurs ; elles intéressent l’art plus directement que les autres. Mais il suffit de parcourir L’opuscule de MM. de Leymarie et Bernheim pour se convaincre que ce ne sont pas les seules, et que la condition des élèves doit être modifiée aussi bien que celle du directeur et des maîtres. Ces changemens sont de l’ordre administratif plutôt que littéraire ; ce détail doit être examiné dans les bureaux plutôt que dans cette Revue : cependant, il est impossible de ne pas y toucher en passant.

Le Conservatoire, s’il n’a pas de système d’enseignement, a un système de concours : c’est même en quoi consiste, à la bien regarder, toute son organisation. En octobre, les nouveau-venus concourent pour être élèves; en janvier, les élèves concourent pour des pensions; en juin, pour être admis au concours de fin d’année; ici enfin, pour des prix et des accessits. Sur la première de ces épreuves je n’ai rien à dire, sinon que ce doit être un examen, plutôt qu’à proprement parler un concours ; examen tout élémentaire et qui ne sacrifie aucune des chances de l’avenir. Il est certain que tout Français de l’un ou l’autre sexe, que tout étranger ânonnant notre langue ne peut pas être admis de droit à encombrer les classes du Conservatoire ; mais il est bien difficile de prononcer, après une seule expérience, qu’un jeune homme ou une jeune fille qui ne sait rien sera propre ou impropre à la scène; il est fâcheux de repousser dans les ténèbres extérieures ceux qui peut-être, après six mois de leçons, se seraient montrés dignes de la lumière : je ne saurais m’associer au vœu de MM. de Leymarie et Bernheim, qui demandent qu’on décourage du premier coup un plus grand nombre d’aspirans au théâtre. En revanche, je verrais avec plaisir, comme eux, qu’on supprimât le « concours des pensions, » et cependant je souhaiterais que l’on grossît la somme départie à ce chapitre. Le jury décerne ces pensions tantôt au mérite, tantôt à la pauvreté; dans le premier cas, c’est une récompense qui risque d’être inutile et, par sa nature, scandaleuse : — la toilette de telle ingénue témoigne assez qu’elle n’a que faire des deniers de l’état; — dans le second, l’enquête préalable est bien délicate, et concerne des administrateurs plutôt que des jurés. Chacune de ces pensions est de six cents francs seulement, et l’on n’en donne guère que deux à chacune des classes : c’est une somme de 4,800 francs allouée, chaque année, au Conservatoire ; il est malaisé de ne pas la déclarer ridicule. Qu’on l’augmente et qu’on laisse à l’administration le soin de la distribuer selon les besoins reconnus des élèves; qu’on supprime le concours de janvier.

Le concours de juin, ce concours d’admissibilité à celui de fin d’année, ne se justifie par aucune raison. Qu’à cette époque, ou, si l’on veut, un peu plus tôt, — vers Pâques, par exemple, — les professeurs désignent les élèves qui se présenteront en juillet devant le jury; qu’ils les désignent d’après toutes les notes de l’année, d’après les résultats actuellement manifestes, enfin d’après leur jugement personnel et même leurs prévisions; un pareil choix sera plus sûr que celui des jurés ; et, si le concours devant un public plus ou moins restreint offre en matière de théâtre des avantages qu’il est superflu d’expliquer, celui de fin d’année suffira. Qu’au moment où les professeurs tirent des rangs ces candidats, ils marquent, d’autre part, les élèves qui doivent continuer leurs études sans briguer déjà des récompenses, et, en troisième lieu, ceux qu’il faut dès lors exclure du Conservatoire, comme incapables d’y profiter. Rejeter ceux-ci plus tôt, comme on fait quelquefois en janvier, après trois mois à peine, est peut-être imprudent et presque arbitraire; après six mois on ne risquerait pas de perdre un peu de grain avec le son. Ainsi, des trois concours, le premier resterait seul, et cependant plus de chances seraient réservées de voir des sujets distingués se produire au quatrième.

Dans celui-ci, où se restreindrait la véritable lutte, les candidats ne déclameraient que des morceaux de tragédie et de comédie classiques, des morceaux du grand répertoire, vraiment tragiques et vraiment comiques : ainsi seraient écartés les drames modernes, — dont l’auteur peut siéger parmi les jurés, — les pièces du répertoire de second ordre et les fragmens peu tragiques ou peu comiques tirés hypocritement de tragédies ou de comédies véritables; aucune de ces trois catégories ne serait acceptée ; aucune ne fournit la matière d’une sérieuse épreuve. Je n’exigerais pas, comme certains critiques le veulent, que les morceaux de concours fussent tirés au sort : je craindrais que le sort ne fût injuste et ne distribuât aux concurrens des tâches inégalement convenables à leurs natures. Je préfère que chacun se montre en son beau : je permettrais donc que l’élève choisît ses morceaux avec le conseil du professeur et l’assentiment du directeur. On assure qu’à présent des élèves passent tout l’année sur la page qu’ils déclameront en juillet : j’aimerais que le conseil du professeur et surtout l’assentiment du directeur ne fussent donnés qu’en juin; au moins jusque-là l’élève serait en suspens, et des calculs menés de trop loin risqueraient d’être déçus. D’ailleurs, je ne serais pas fâché qu’on établît une épreuve nouvelle, dont il fût tenu grand compte : la lecture d’un morceau tragique et d’un morceau comique, — ceux-là tirés au sort, — après une méditation de quelques heures.

Sur les récompenses mêmes, je n’ai que peu de mots à dire. Je voudrais que le jury les décernât d’après le concours et sans tenir compte des notes de l’année. Si le concours a sa raison d’être, c’est qu’il offre une image des expériences du théâtre. Le public, quand un comédien ou un tragédien paraîtra sur une vraie scène, ne s’inquiétera pas de savoir s’il a bien travaillé chez lui, ni même s’il a été bon ou mauvais la veille, à la répétition générale, mais s’il est bon ou mauvais présentement. Qu’on accorde, si l’on veut, d’après les notes de l’année, des prix et des accessits d’excellence, qui répareront les hasards du concours; MM. les directeurs en quête de recrues y pourront avoir égard. Mais, en jugeant ce jour-là d’après ce qu’ils voient et ce qu’ils entendent, et d’autre part en rétablissant le rappel des récompenses, les jurés jugeront selon le véritable esprit du théâtre et selon la justice : enfin ils éviteront, à moins d’iniquités trop franches et que nous ne voulons pas prévoir, ces querelles avec le public et la presse, ces débats avec une assistance qu’il est fâcheux de convier pour se moquer d’elle, ces différends que M. Thomas tranche d’une dignité peut-être un peu naïve, quand il s’écrie du haut de sa tribune : « Vous êtes libres d’exprimer votre opinion, mais ailleurs qu’ici! »

Au lendemain du concours, les plus enviés de ces jeunes gens, sinon les plus heureux, sont engagés à la Comédie-Française. Jamais ils n’ont porté le costume, jamais ils n’ont joué sur une grande scène, — ni tout un rôle, — ni avec d’autres acteurs, — mais avec deux ou trois camarades, et pour échanger quelques répliques. Ils savent l’orthographe du métier; ils ne possèdent ni style, ni science de composition : est-ce temps alors qu’ils en acquièrent? La Comédie-Française n’est pas une école, même supérieure; aussi bien elle compte, au-dessous des sociétaires, trop de pensionnaires déjà formés et qu’elle doit employer, pour qu’elle consacre son temps à en former de nouveaux. Peut-être il serait bon qu’après avoir été récompensés une première fois, voire une seconde, les élèves du Conservatoire restant à l’école y pussent jouer en costume à de certains intervalles, — une fois le mois, par exemple, — des pièces ou du moins des actes entiers, dans des représentations où le public serait admis; un public de parens, d’amateurs et de critiques, dont les avertissemens élogieux ou sévères ne manqueraient pas de servir à ces jeunes gens. Peut-être aussi serait-il expédient d’établir que tout lauréat du Conservatoire, avant d’être enrôlé par la Comédie-Française ou de recouvrer sa liberté, doit faire un stage à l’Odéon, — à cette condition toutefois qu’on ne laisse pas les plus brillans se rouiller dans cet air de province et que, sur la demande du directeur de la Comédie, conforme à l’avis du directeur du Conservatoire, le ministre des beaux-arts puisse abréger leur stage et les gracier. Il est vrai que le second Théâtre-Français serait plus fort quand le premier cesserait d’intercepter, à la sortie de la révision, des conscrits qu’il n’a pas le loisir d’exercer; l’un y gagnerait tout de suite sans que l’autre y perdît grand’chose ; celui-ci même y gagnerait, après quelques années, quand celui-là lui enverrait des recrues instruites. J’imagine que ces recrues ne s’en plaindraient pas, ni le public non plus ; l’art y profiterait.

Voilà bien des changemens et qui ne se feront pas d’un coup ; je n’en vois guère cependant qui ne soit nécessaire pour assurer la restauration de l’art classique et la prospérité de l’art dramatique, de quelque ordre qu’il soit, même romantique ou contemporain. Le grand répertoire tragique et comique est peut-être la gloire la plus claire de la France. L’état se reconnaît le devoir de veiller à ce que les chefs-d’œuvre qui le composent se perpétuent sur la scène; c’est pourquoi il subvient de ses deniers à l’entretien de la Comédie-Française, de l’Odéon et du Conservatoire, — qui doit fournir des acteurs à ces deux théâtres. Combien cependant la Comédie-Française et l’Odéon, dans le délai d’un mois, pourraient-ils représenter de ces chefs-d’œuvre qui forment le plus beau de notre patrimoine littéraire? Combien, plutôt, n’en laissent-ils pas en déshérence? Quand voit-on jouer, — pour nous borner à la trinité suprême : Corneille, Racine et Molière, — quand voit-on jouer Polyeucte, Rodogone, Sertorius ou Pompée? quand voit-on jouer Bajazet ou Bérénice? quand voit-on jouer, — au moins à la Comédie-Française, — Don Juan? Ces menus ouvrages sont oubliés! Il n’est pas question, après cela, de Nicomède, des Fâcheux ou de la Comtesse d’Escarbagnas, qui se peuvent négliger; moins encore, apparemment, de Mérope, du Joueur, du Légataire, de Turcaret. S’aperçoit-on qu’il est temps de former des interprètes pour le répertoire?

Mais, dans l’intérêt même du drame et de la comédie modernes, il faut rompre des jeunes gens à l’exercice de la tragédie et de la comédie classiques. M. Duflos, de l’Odéon, qui jouait récemment à la Gaîté le personnage du roi dans Henri III et sa Cour, n’eût pas composé ce personnage avec tant de convenance, de souplesse et de subtilité, s’il n’eût étudié l’an dernier au Conservatoire que le rôle de Ruy Blas; il avait concouru aussi dans le rôle de Tartufe. Samedi dernier, à la Comédie-Française, vers la fin du Supplice d’une femme, quand Alvarez fit un pas vers elle comme pour embrasser son enfant, Mlle Dudlay, qui jouait Mathilde, renversa la tête et le buste en arrière et serra l’enfant sur sa poitrine avec la noblesse d’une Andromaque préservant de Pyrrhus le fils d’Hector : Mlle Dudlay nous aurait-elle réjouis par cette belle attitude si, avant d’être une actrice de drame, elle ne s’était éprouvée dans la tragédie?

Des curieux de paradoxes prétendront peut-être que l’enseignement ne fait pas des acteurs, et qu’il faut s’en remettre à la nature du soin de les produire; ils rappelleront qu’une Fanny Kemble, avec toutes ses belles-lettres, sa philosophie et son art, ne vaut pas une Rachel, parce qu’il lui manque, avec un grain de cabotinage, au moins une étincelle de génie. Fanny Kemble fut une artiste de second ordre comme j’en souhaite beaucoup à la Comédie-Française, et Rachel, quand elle fut Rachel, n’était plus ignorante. Elle avait pu répondre à Samson, le premier jour qu’il l’interrogea : « Ériphyle est une femme qui bisque. » Depuis, cependant, elle avait écouté ses leçons. D’ailleurs il ne s’agit pas de savoir si, oui ou non, le Conservatoire a des raisons d’être : il est ; il s’agit de savoir s’il doit continuer d’être comme s’il n’était pas, ou s’il est temps de rompre cette tradition qui se forme. Nous avons dit simplement à quel prix elle serait rompue.


LOUIS GANDERAX.