Revue dramatique - M. Lucien Guitry dans Tartuffe

La bibliothèque libre.
Revue dramatique - M. Lucien Guitry dans Tartuffe
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 707-709).


REVUE DRAMATIQUE


Vaudeville.M. Lucien Guitry dans Tartuffe.


M. Lucien Guitry est un grand comédien. Nul ne conteste ses belles qualités : puissance, naturel, originalité. Est-ce à dire qu’il faille lui passer toutes ses fantaisies, alors même qu’elles atteignent Molière qui fut, lui aussi, un grand acteur, et, par surcroît, un grand auteur comique ? L’an dernier, M. Guitry nous avait présenté du rôle d’Alceste une interprétation, qui était d’un bout à l’autre un contresens appuyé et énorme. C’était l’erreur d’un artiste et qui n’était pas à la portée de tout le monde. Après le Misanthrope, holà ! Mais après Tartuffe, hélas !

On sait assez généralement que, dans Tartuffe, Tartuffe ne paraît qu’au troisième acte, Molière ayant consacré les deux premiers à peindre si complètement son personnage, qu’aucune erreur ne fût possible et qu’on le tint tout d’abord pour un très méchant homme. Le public de l’autre soir était venu pour M. Guitry. Je ne jurerais pas qu’il n’ait éprouvé un peu de mécontentement à le voir tarder tant à paraître : ce n’est pas l’usage que la vedette ne soit ni du un, ni du deux… On frémit à la pensée de ce que deviendrait la connaissance de nos grands écrivains dans la ruine définitive de la culture classique… Enfin la toile se relève sur le troisième acte et, après les quelques répliques de Damis et de Dorine, nous parvient du fond de la scène ce vers, lancé avec le plus pur accent des fils de l’Auvergne :

Laurent cherrez ma haire avec ma dichiplinne.

Ainsi devait-il en être jusqu’à la fin, et telle est la nouveauté que nous réservait M. Guitry : Tartuffe bougnat.

Pourquoi ? quelle raison ? quel prétexte ? Si Molière avait voulu donner à Tartuffe quelque accent que ce fût, nul doute qu’il ne l’eût indiqué, comme il l’a fait à l’occasion, jamais d’ailleurs pour un rôle de premier plan. Tartuffe se fait passer pour originaire d’une petite ville, où Dorine voit déjà son heureuse moitié rendant visite à madame la baillive et madame l’élue ; mais rien n’indique que cette ville soit du Midi plutôt que du Nord ; même, rien ne prouve que cette prétendue origine provinciale ne soit pas une imposture. Que si Tartuffe avait eu l’accent que voilà, Dorine, bon bec de Paris, n’aurait pas manqué d’en faire des gorges chaudes et de contrefaire Mochieur Tartuffe.

M. Guitry a-t-il pensé que, le rôle manquant de comique, il convenait d’en ajouter, et s’est-il avisé de ce moyen de vaudeville ? Mais ne nous creusons pas la tête : tout simplement, cela lui a chanté ainsi. Les rois de la scène, comme les autres rois, ont pour règle leur bon plaisir. Jules Lemaitre aimait à conter qu’à la première répétition en costumes d’une de ses plus fines comédies, il vit arriver l’acteur principal chaussé d’une paire de bottes superbe et imprévue. En vain protesta-t-il que dans sa pièce, psychologique et mondaine, il n’était pas question de bottes. « Je vois le rôle avec des bottes, » répondit l’artiste célèbre, et il le joua comme il le voyait. M. Guitry entend Tartuffe avec l’accent auvergnat ; il le joue comme il l’entend, et probablement cela l’amuse. Pour nous c’est un supplice d’entendre un des grands rôles de la scène française, d’une langue si savoureuse et si délicatement nuancée, d’une versification si souple et si savante, jargonné à la mode des marchands de marrons.

Venons à la composition du rôle. M. Guitry prête à son Tartuffe la mine d’un sinistre coquin et d’un parfait gibier de potence : un visage malpropre, des cheveux qui lui retombent sur les yeux et sur les joues. La cape immense dont il s’enveloppe est moins le manteau troué du pauvre hère que celui du traître de mélodrame. Peu de gestes, un visage immobile. Tout le rôle tenu dans la même teinte sombre ; rien qui prête à rire : un comique de pompes funèbres.

Or il n’y a aucun doute que la machination ourdie par Tartuffe ne soit une chose effroyable. Mais le drame n’éclate qu’à cette fin du quatrième acte, où l’imposteur se démasque et change de ton : « c’est à vous d’en sortir… » Jusque-là, ce que Molière a voulu mettre en relief, c’est le côté comique de la situation. Il s’est appliqué à peindre un caractère ; il a montré en Tartuffe un ridicule ; il a raillé l’hypocrite ; il a joué le faux dévot ; il a dégagé de la fourberie de Tartuffe et de la sottise d’Orgon toute la somme de rire qu’elles contenaient. Finalement nous découvrons que le cuistre de sacristie se double d’un forban, et que le pied-plat cachait un aventurier : cela donne à la peinture ses dessous et à l’étude ses lointains.

M. Guitry fait de Tartuffe un rustre, un valet de charrue qui a conservé dans la maison d’Orgon ses façons grossières et brutales. Cette rusticité eût choqué Orgon lui-même. Et comment croire que la psychologie de cet hypocrite consommé ait pu être aussi rudimentaire ? Certes Tartuffe est un violent ; il est ambitieux et jouisseur ; il est gros et gras, il a l’oreille rouge, un fort appétit et il boit sec. Dans tous les sens du mot, il est passionné. Mais le rôle qu’il s’est imposé l’oblige à se contraindre, et la violence du tempérament ne fait craquer que par endroits le masque de la feinte dévotion.

De cette comédie, au comique si intense, disparaît tout ce qui en faisait une comédie. Volontairement M. Guitry pousse tout le rôle au noir ; quant aux comparses dont il s’est entouré, ils ne le font pas exprès et c’est leur ingénuité qui laisse s’évaporer et s’évanouir toute la saveur des plus fameuses répliques : insipides et mornes, elles tombent à plat dans une atmosphère glaciale. Que reste-t-il ? Une armature, un scénario. Une famille menacée par l’intrusion d’un coquin se débat dans l’affolement et déjà entrevoit le fond de l’abîme ; protestations, désespoir, imprécations : ce n’est plus une comédie de Molière, c’est un drame larmoyant du XVIIIe siècle.

Un Alceste revu par Jean-Jacques, un Tartuffe qu’on prendrait pour Rodin, — double tentative pour expulser du théâtre de Molière le rire de Molière. Elle n’aura pas été inutile. Elle montre, jusqu’à l’évidence, le danger d’en user avec les rôles du répertoire comme avec ceux que nos contemporains fabriquent à la mesure, à la taille et à la ressemblance de nos plus célèbres artistes. On ne peut pourtant pas exiger de Molière qu’il ait travaillé pour les acteurs de maintenant. Le système de simplification à outrance que M. Guitry applique aux rôles classiques est commode, mais il a un inconvénient : c’est de rendre ces rôles méconnaissables.

René Doumic.