Revue dramatique - Mithridate à la Comédie-Française

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Revue dramatique - Mithridate à la Comédie-Française
Revue des Deux Mondes3e période, tome 52 (p. 684-695).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : Mithridate

La Comédie-Française a repris Mithridate, à l’usage de MM. les membres de la commission du budget. En effet, chaque année, en cette saison d’été, M. l’administrateur-général est sujet à un retour de déférence envers cette assemblée d’où dépendent les subventions. L’accès, d’ailleurs, est bénin et de courte durée. On a reproché durement à M. l’administrateur-général de n’avoir enfanté d’un regard, pendant l’exercice précédent, ni Talmas, ni Rachels, mais d’avoir quitté le répertoire pour des nouveautés de meilleur rapport : il a répondu bravement que son système était le bon, ou que du moins il était le sien ; il a offert sa démission, sans trouver son 24 mai. L’orage une fois passé, M. l’administrateur-général est bon prince : raffermi dans sa place par l’assaut qu’il a soutenu, et sauvé du soupçon de céder à la force, il convoque ses recrues et remonte une tragédie : même il advient que, par malice, il fasse magnifiquement les choses. Ah ! les critiques l’accusent de négliger les pensionnaires au profit des sociétaires ! C’est bien ! Dans une seule soirée, il produit douze pensionnaires : il leur adjoint une sociétaire, apparemment pour qu’on soit treize, et marche la jeune troupe ! Si d’aventure ces conscrits, quoique nullement soutenus ni encadrés de vétérans, rapportent une victoire, cette victoire sera la bien reçue ; mais si le public, comme c’est possible, renvoie les pensionnaires à la pension ou ailleurs, ne craignez pas au moins que M. Perrin soit inconsolable : au contraire, m’est avis qu’il sourira politiquement. L’épreuve est faite, qu’on l’avait sommé de faire ; on l’avait tant pressé de montrer de jeunes acteurs ! Il a montré ceux qu’il a ; on le prie de les cacher : le voilà tranquille encore pour vingt représentations des Rantzau et peut-être pour cinquante du Monde où l’on s’ennuie !

C’est, en effet, douze pensionnaires que Mme Broisat toute seule a patronnés sur l’affiche ; encore ne jouait-elle pas dans la pièce principale : n’allez pas croire qu’elle fît Monime, mais Silvia, dans le Jeu de l’amour et du hasard, qui devait égayer la fin de la soirée. Mme Broisat serait parfaite avec moins d’afféterie ; M. Prudhon, qui lui donne la réplique, est de tout point convenable et ne mérite pas d’autre éloge ; c’en est un, croyez-le bien, et la preuve en est que je souhaite à M. Truffier, pour jouer les Marivaux avec convenance, un zèle plus discret et à Mlle Kalb plus d’intelligence du personnage qu’elle est chargée de représenter. M. Davrigny s’est rouillé dans une longue oisiveté ; tiendra-t-il jamais ce qu’il avait promis ? Ces réflexions suffisent à marquer cette fin de soirée, qui, sans être maussade, n’a pas été pleine de délices. Mais la comédie, même classique, garde assez d’avantages aux regards du public : il serait injuste sans doute qu’elle fût traitée par ses interprètes mieux que la tragédie.

C’est ici que vraiment nous trouvons des pensionnaires : aussi bien tous bons élèves, et de ceux que leur maître envoie au concours, sans vif espoir qu’aucun d’eux ravisse un prix d’honneur. M. Silvain, dans sa classe, aura le prix d’excellence, Mlle Dudlay le prix d’application, M. Garnier le prix d’encouragement et M. Dupont-Vernon le prix de persévérance. Tous ces talens suffiraient dans un second Théâtre-Français, dont les comédiens seraient destinés à ne jamais passer dans le premier. Entendons-nous : ils suffiraient à faire honneur au directeur, qui n’aurait pu s’en procurer de plus éclatans. Nulle part ils n’auraient la force de nous intéresser et de nous émouvoir : le seul rôle de Mithridate, pour nous imposer son pathétique, voudrait maintenant un comédien qui eût un peu de génie.

Des critiques, et des plus sagaces, et des plus respectueux, ont écrit, à propos de cette reprise, « qu’il était permis, sans impiété, de considérer Mithridate comme la plus faible des tragédies de Racine, et surtout la plus ennuyeuse. » Ce sentiment n’est pas le nôtre : il ne suffit pas cependant de se récrier contre une telle licence. Si nous n’admettons pas que Mithridate soit une œuvre faible, nous ne pouvons démentir des gens de bonne foi qui ont le chagrin de constater l’ennui chez leurs voisins et chez eux-mêmes ; seulement, nous pouvons trouver de cet ennui des raisons qui ne soient pas tellement au déshonneur du poète, et ce sera, je pense, une meilleure défense de Racine que tous les anathèmes contre ses détracteurs.

On a dit que « de deux choses l’une : ou le spectateur ne connaît pas l’histoire du roi de Pont, et il ne comprend rien au poème de Racine ; ou il la connaît, et il est choqué des inexactitudes et des anachronismes violens que l’auteur a commis de propos, délibéré. » On a noté que la moindre de ces inexactitudes n’est pas de faire « soupirer » Mithridate, cet Asiatique comparable « aux tyrans nègres de l’Afrique centrale, » de le faire « soupirer comme un Amadis pour les beautés de la tendre Monime ; » Je ne crois pas que ces raisons soient bonnes ou si elles contiennent une part de vérité, je crois qu’il faut la démêler.

Et d’abord ; des alternatives proposées, la première me parait ne renfermer qu’une erreur : l’exposition de Mithridate donne assez de connaissance des personnages et du sujet pour que l’ignorance de l’histoire, si épaisse qu’on la suppose, ne nuise en rien à l’émotion d’un spectateur intelligent. Je ne vois guère quelle tragédie historique serait, à ce point de vue, dans de meilleures conditions que celle-ci. Pour les inexactitudes, c’est une autre affaire : encore ne faut-il pas me parler d’inexactitudes matérielles, comme sont des anachronismes. Que Racine, par exemple, ait prolongé la vie de Xipharès et la vie de Monime, qu’il ait fait de celle de la fiancée de Mithridate, à l’époque de sa dernière défaite, et non sa femme, comme le veulent Plutarque et, Dion Cassius, je n’imagine. pas qu’il y ait dans une salle de spectacle beaucoup d’historiens assez intraitables, pour que cela les gêne, et j’avoue en toute humilité que je ne serais pas de ceux-là. Mais, s’il s’agit de la manière inexacte, ou du moins historiquement peu convenable au sujet, dont s’exprime la psychologie de Racine, alors nous pouvons nous entendre, à condition que nous ne prétendions pas nous entendre trop vite ; et je déclarerai que c’est là ce qui choque le spectateur d’aujourd’hui, même. peu, versé dans l’histoire, et ce qui empêche justement son intérêt de s’échauffer.

Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on témoigne un peu de surprise de voir Mithridate amoureux. Qu’il soit amoureux, — et jaloux, — cela n’est pas neuf et cela n’a pas nui à son succès auprès de nos pères ; mais comment l’est-il ? Comment ce politique, cet homme de guerre, ce plus grand ennemi qu’aient rencontré les Romains, ressent-il ces passions, l’amour et la jalousie et comment les exprime-t-il ? Il les ressent à la française, avec une âme ordonnée selon la méthode de Descartes ; il les exprime de même, avec une éloquence réglée par les mêmes principes. Et c’est justement cette ordonnance des sentimens et du discours qui plaisait tant au XVIIe siècle, chez quelque personnage qu’on la rencontrât, qui nous étonne aujourd’hui, nous arrête et nous laisse trop le temps de nous remettre devant le formidable roi de Pont.

Non que les Français, à les regarder en bloc, aient cessé d’être cartésiens. Ils l’étaient même avant Descartes, et là-dessus je chercherais volontiers chicane à hauteur d’un livre soumis récemment à la faculté des lettres de Paris. C’est de M. Emile Krantz que je parle, et de son Essai sur les rapports de la doctrine cartésienne avec la littérature classique française au XVIIe siècle[1]. Cette thèse est ingénieuse, toute fourmillante d’idées et d’une curieuse allure de dissertation déductive qui me paraît tout à fait propre au sujet ; malgré ce caractère de la composition, les échappées en divers sens, les traits vifs abondent ; l’ouvrage de M. Krantz est l’un des plus remarquables, touchant la littérature classique française au XVIIe siècle, qui ait paru depuis plusieurs années dans l’ordre de l’enseignement supérieur, comme, dans l’ordre de l’enseignement secondaire, touchant le même sujet, le plus remarquable est sans contredit le volume de M. Gustave Merlet : Études littéraires sur le théâtre de Racine, de Corneille et de Molière[2]. Mais où M. Krantz me paraît se méprendre, c’est lorsqu’il cherche dans tel ou tel de nos classiques non pas seulement l’esprit cartésien, mais l’effet direct de la propre doctrine de Descartes ; lorsqu’il vérifie des dates pour savoir si tel poète, et dans tel ouvrage, a pu sentir l’influence du philosophe, et lorsqu’il s’essaie à déterminer exactement cette influence. Assurément il est bon de ne pas se payer de généralités ; ainsi l’on peut constater que Pierre Corneille écrivait le Cid l’année où paraissait le Discours de la méthode, on peut noter que Racine fut janséniste et qu’il renforça, comme tel, la passion contre le libre arbitre plus qu’il n’aurait fait un pur disciple de Descartes. Et cependant Corneille, malgré les dates, et Racine malgré les dogmes, sont cartésiens : car tous les deux sont chrétiens et Français, ou, pour faire court, Français. Ce n’est pas assez, en effet, de constater, avec M. Krantz, que le cartésianisme est « la plus exacte expression laïque du christianisme français ; » Il faut dire avec M. Nisard, que c’est « la méthode même de l’esprit français, » soit « pour rechercher, » soit « pour exprimer la vérité ; » à quoi encore il convient d’ajouter que l’homme selon Descartes est proprement le Français.

Le Français est encore, aussi bien qu’avant Descartes, un animal raisonneur et qui se croit libre, et, partant, cartésien. Le Français garde encore, malgré tant de controverses dont l’effet se communique même aux illettrés, malgré tant de doutes soulevés par la philosophie et par la science, le sentiment, ou, si l’on veut, l’illusion de la liberté morale. Il croit sentir dans son âme le perpétuel mouvement de son libre arbitre, à peu près de la même façon et aussi naturelle que le frémissement de sa vie dans les artères de ses tempes. Il est, par instinct, spiritualiste, et convaincu intimement de sa responsabilité personnelle. Se croyant libre, il délibère, et pour délibérer, il s’examine : pour savoir ce qu’il fera de soi, il regarde ce qu’il porte en soi, il s’interroge, il s’analyse. Il n’a pas de peine, d’ailleurs, à démêler ses sentimens : il les trouve le plus souvent distincts et tout rangés par ordre. Il arrive assurément que l’un de ces sentimens lutte contre un autre avec quelque avantage ; il arrive que celui-ci empiète un moment sur ceux-là, mais sans les absorber, sans exiger pour cela que tous viennent se perdre en lui, sans abolir à son profit l’illusion du libre arbitre, et surtout sans aveugler un seul moment la conscience. Une brute, un maniaque, au regard du Français, seraient seuls exposés à de pareils accidens. Il vit à l’abri de ces désordres, dans la sécurité de sa culture morale et de sa santé physique. Amoureux et jaloux, il l’est à ses heures, comme ambitieux ou cupide ; il l’est à ses heures et, si j’ose dire, pour une part de lui. Rarement il se donne à sa passion tout entier, sans réserve, et laisse détourner par elle le train ordinaire de sa vie.

On citera là-contre les exceptions curieuses : elles demeureront trop rares pour prévaloir contre la règle. Il se peut que, sans le savoir, je coudoie dans un salon, où toutes les voix sont modérées et tous les gestes calmes, des maris ou des amans possédés d’amour et furieux de jalousie, hantés par l’atroce vision de l’adultère ou de l’infidélité légale, et penchant déjà sur cette limite de la folie au-delà de laquelle roulent désespérément vers la mort l’Othello de Shakspeare et, — si l’on me permet de franchir un abîme, — le héros parisien de Fanny, ce cruel roman de M. Feydeau. Chez ceux-là une seule passion, une seule image, une seule idée empoisonne toute l’âme et gâte les sources de la vie. A ceux là correspondent, dans les races imaginaires des héros de théâtre, la famille des grands personnages shakspeariens, « qu’un destin intérieur, comme a dit M. Taine, pousse vers le meurtre, vers la folie, vers la mort : . » Macbeth, possédé d’ambition, — Hamlet, de philosophie désenchantée, — Othello, d’amour et de jalousie sensuelle. Sua cuique deus fit dira cupido ; une seule idée altère tout l’organisme de ces hommes. Voyez Othello, ce grand homme de guerre ! Du jour où l’image de sa femme livrée aux bras d’un autre homme s’est peinte dans son esprit, l’idée toujours présente de cette trahison, l’hallucination perpétuellement aiguë de ce spectacle pervertit tout son être : la jalousie, chez lui, n’est pas une passion à laquelle l’intelligence, la volonté ou d’autres passions même puissent faire sa juste part ; toutes ses idées, toutes ses sensations, toutes ses raisons d’agir se teignent de ce venin ; à ce coup, le monde entier est décoloré pour cet homme et toute sa vie comme infectée d’une liqueur abominable. « C’est la cause ! la cause ! » c’est le ferment de maladie qui, introduit dans le cœur, le corrompt tout entier ; c’est le souffle de folie qui, glissé dans le cerveau, le bouleverse jusqu’en chacune de ses cellules : « Adieu maintenant le repos et la joie de l’esprit ! .. adieu les grandes guerres ! » Othello n’est plus le chef d’armée, l’homme de conseil et d’action : une seule action lui reste à commettre, vers laquelle le précipitent toutes les forces de son âme et de son corps, un double crime où s’abîmera son imagination lâchée ; Othello ne peut plus laisser vivre Desdémone, il ne peut plus se laisser vivre : une seule image fixée dans son esprit les a condamnés tous les deux.

Certes, ce n’est pas là sentir à la française. Othello n’est pas un esprit qui se croit libre et délibère et qui garde en sa fureur une claire conscience de lui-même. C’est une imagination soutenue par un tempérament qui l’enflamme et dont, à son tour, elle redouble le feu ; une imagination qui ne s’avise pas de se connaître et de se juger, encore moins de s’inquiéter si elle va librement où elle va : emportée d’une ardeur qui ne s’éteindra que dans la mort, où tout d’un coup elle tombera comme consumée en cendres, elle ne s’arrête pas devant des eaux fraîches à se regarder flamber.

Aussi bien, si Othello ne sent pas à la française, n’est-ce pas à la française qu’il exprime ses sentimens. Un récent traducteur, M. Jean Aicard, définit heureusement les drames de Shakspeare, au moins ses drames de caractère : « de la psychologie révélée par des mots dramatiques. » C’est en effet de la psychologie révélée et non déduite, comme est la nôtre même au théâtre : Shakspeare ne donne pas, comme nos poètes, des descriptions de l’âme, mais des peintures, et dans ces peintures les raccourcis abondent. Shakspeare donne tel quel le cri de la passion, sans phrase déroulée qui l’annonce, ni cadence qui l’amortisse : la passion chez ses personnages, comme chez tout être vivant, a sa logique, mais, comme chez la plupart des êtres, sa logique secrète ; elle ne se reprend ni ne se modère pour mettre entre telle et telle de ses expressions un lien visible ou qui se devine à première vue ; Othello, devant le lit de Desdémone, interrompt sa menace :

: Et je vais te tuer et je t’aimerai morte !


Voilà de ces surprises qui déconcertent notre public, habitué à des béros qui mettent leurs pensées en bel ordre et exposent leur passion plutôt qu’ils ne l’expriment.

En effet, si tout à l’heure nous avons admis par scrupule qu’il puisse se rencontrer un Français amoureux et jaloux tout entier, si cependant nous avons déclaré que le cas n’est pas commun à la ville, force est bien de convenir qu’il est introuvable au théâtre, et surtout parmi les personnages de notre théâtre classique. Nos tragiques sont des moralistes bien plus que des gens de théâtre, ou ce sont des gens de théâtre qui se tiennent toujours au-dessus de leur métier. Leur objet n’est pas seulement de divertir en émouvant, mais bien plutôt d’acquérir et d’exprimer la connaissance de l’homme. Pour l’acquérir, ils emploient la méthode cartésienne, et pour l’exprimer ils attribuent cette méthode à leurs personnages : chacun de ces personnages est un psychologue qui se connaît. Chacun suit la grande règle : « Diviser les difficultés ; » chacun s’analyse, sépare son esprit de son corps, partage ses idées et fait le tri de ses sentimens. Aussi bien les sentimens et les passions ne sont que des idées : l’amour, au témoignage de Descartes, n’est « qu’un attachement de pensée. » — D’autre part, si la passion est une idée, la conscience psychologique est une jouissance : quelles que soient nos passions, « nous avons du plaisir de les sentir exciter en nous, et ce plaisir est une joie intellectuelle qui peut aussi bien naître de la tristesse que de toutes les autres passions. » Cette joie intellectuelle, nos héros tragiques n’en sont jamais privés ; elle naît chez eux aussi bien de la haine que de l’amour, et non-seulement de la tristesse, mais du désespoir même et de ce désordre apparent qui, dans les douleurs extrêmes, leur tient lieu de folie. Les héros de Corneille sont libres, et la fin du drame n’est que le triomphe de leur volonté sur leur passion. Chez ceux de Racine, la passion domine le plus souvent la volonté ; mais s’ils ne sont pas libres, du moins ils pensent l’être : la preuve en est qu’ils délibèrent. Ainsi M. Mertet peut appeler Phèdre « le drame de la conscience » et marquer par ce caractère la différence de la tragédie de Racine à la tragédie d’Euripide ; ainsi M. Krantz peut écrire : « Les fureurs de Phèdre et d’Hermione sont jusqu’à un certain point raisonnables, puisqu’elles sont raisonnantes et surtout conscientes. » Et ailleurs : « Sur la scène romantique, l’âme des personnages se manifeste surtout par la spontanéité, l’irréflexion, la soudaineté illogique des déterminations, tandis que l’âme des personnages classiques se possède, s’analysa, réfléchit jusque dans la passion et délibère raisonnablement jusqu’au plus aigu de la crise. »

Faut-il ajouter que cette « soudaineté illogique des déterminations » que M. Krantz remarque chez les héros du romantisme, n’est illogique qu’en apparence ? C’est justement cette logique secrète que nous trouvons dans Shakspeare, et là-dessus M. Krantz, en dépit des mots, est sûrement d’accord avec nous, La passion d’Othello est aussi logique que celle de Phèdre, mais non logicienne ; ses raisons sont cachées et non oratoires. Il y a sans doute au théâtre deux logiques de la passion, l’une classique, l’autre romantique ; on peut préférer à l’art vivant de celle-ci l’artifice merveilleux de celle-là, mais l’une existe aussi bien que l’autre. L’auteur d’Othello ne suit pas la même marche que l’auteur de Phèdre, et cependant il n’ignore ni son art ni le cœur humain. C’est que la passion de Phèdre n’est pas seulement logique, mais logicienne, et c’est dans ce sens que Racine a pu écrire dans sa préface que ce caractère était peut-être ce qu’il avait « mis de plus raisonnable sur le théâtre. » S’il est un personnage classique qui ressemble à ceux du drame shakspearien par ceci qu’une seule idée, dans son esprit, s’est répandue à travers les autres pour les corrompre toutes, ce personnage et celui de Phèdre ! n’importe : la discipline cartésienne est si forte que, même dans cette aventure, la passion ne trouble pas l’intelligence, la conscience garde sa force et même tout ce désordre ne fait que l’exercer. Phèdre s’interroge, elle se connaît, elle se juge ; elle rédige son signalement et sa sentence, ou plutôt son portrait, comme on disait au XVIIe siècle, ce portrait qui la condamne, en de beaux discours disposés selon les règles de la Méthode Roxane et Hermione, amoureuses et jalouses comme Phèdre, assez jalouses toutes les deux pour punir de mort l’infidélité de leur amant, ne sont pas cependant assez troublées par cette furieuse jalousie pour perdre l’habitude de l’examen de conscience et du raisonnement. Même après qu’elle a lâché ce cri, qui est bien, cette fois, de la psychologie révélée, —

: Qui te l’a dit ?


Hermione se reprend et elle ajoute à cette expression directe une exposition diserte et bien ordonnée d’elle-même, et comme une leçon de psychologie rétrospective :

: Ah ! fallait-il en croire une amante insensée ?
: Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ? ..


Mithridate, à qui nous revenons enfin, est cousin ou, si l’on veut, grand-oncle d’Hermione : j’entends qu’il appartient à la famille cartésienne. Mithridate cependant est un despote d’Asie comme le More de Venise un condottiere africain ; mais il porte une âme disposée à la française ; pour un peu, je dirais : dessinée à la Le Nôtre. Amoureux et jaloux, il ne crie pas comme Othello : « Adieu les grandes guerres ! » Tout au contraire, il prépare sa dernière campagne en même temps que son nouveau mariage. Il n’est pas de ces esprits mal distribués, qu’à l’occasion une seule idée possède. Il le dit lui-même expressément :

: D’ailleurs mille desseins partagent mes esprits…


Tantôt l’amour survient sur les talons de la politique, tantôt la politique sur les talons de l’amour, sans que jamais l’un abatte l’autre et prenne décidément sa place ; dans une âme bien ordonnée, chaque sentiment garde sa part. A peine rentré dans ses états, ce roi vaincu et fugitif, — et quel vaincu ! quel fugitif ! Mithridate, le rival le plus redouté de la puissance romaine, — Mithridate fait-il à son ministre le récit de sa guerre malheureuse, de sa défaite et de sa déroute, aussitôt il incline son discours vers un autre objet et, comme, par un passage naturel, il achève ce bulletin de chef d’armée, ce message de chef d’état en confidence amoureuse :

: Voilà par quels malheurs poussé dans le Bosphore,
: J’y trouve des malheurs qui m’attendaient encore.
: Toujours du même amour tu me vois enflammé…


Un peu plus loin, dans ce compliment à Monime, l’amour accompagne la politique d’une façon plus curieuse encore :

: C’est pourtant cet amour qui, de tant de retraites,
: Ne me laisse choisir que les lieux où vous êtes.


On n’imagine pas une stratégie plus galante. Plus loin encore, c’est la politique et la stratégie qui viennent, à leur tour, harceler la passion :

: Pharnace, en ce moment, et ma flamme offensée,
: Ne peuvent pas tout seuls occuper ma pensée…


Ainsi s’établit la balance entre les sentimens qui se partagent, selon de justes lois, cette âme française. Ils sont naturellement distincts : elle n’aura pas de peine à les distinguer, lorsqu’elle regardera en elle-même pour les reconnaître et pour les exprimer. Elle y regardera, n’en doutez pas, selon les règles de la Méthode. Elle regrettera le témoignage des autres et n’acceptera pour vrai que ce qu’elle aura trouvé ; elle divisera les difficultés, elle conduira ses pensées sans précipitation et par ordre :

: Non ! ne l’en croyons point, et sans trop nous presser,
: Voyons, examinons. Mais par où commencer ?


Elle s’interrogera et se répondra, elle se reconnaîtra jusqu’en sa fureur, et à cette fureur même :

: Qui suis-je ? Est-ce Monime ? Et suis-je Mithridate ? ..
: Ma colère revient, et je me reconnais.


Comment ne pas délibérer ? Elle se croit libre, puisqu’elle regrette, en examinant sa conduite, de n’avoir pas choisi telle conduite contraire et qu’elle pouvait tenir :

: Ah ! qu’il eût mieux valu, plus sage et plus heureux,
: Et repoussant les traits d’un amour dangereux,
: Ne pas laisser remplir d’ardeurs empoisonnées
: Un cœur déjà glacé par le froid des années !


Se figure-t-on Othello regrettant d’avoir laissé l’amour pénétrer dans ses veines ? La pierre lancée d’une montagne regrettant de se laisser rouler dans l’abîme ? Mithridate se croit libre, il l’est en effet, et l’événement le prouve. Non-seulement à la fin il pardonne à Monime, mais il la remet aux mains de son rival, de son fils Xipharès, justement comme Polyeucte « résigne » Pauline aux mains de Sévère. Imagine-t-on le More de Venise blessé par un Cypriote et confiant, avant de mourir, Desdemone aux bras de Cassio ? Non, non, Othello, comme nous le disions tout à l’heure, n’est même plus libre de laisser vivre Desdemone ni de se laisser vivre ; une fatalité le pousse, une fatalité intime, qui ne permet pas qu’il s’arrête. Son caractère court vers un but dont rien ne peut le détourner ; aucune puissance ne peut le fléchir vers un dénouaient meilleur. Shakspeare, ayant imaginé Othello, n’est plus maître de sa destinée, laquelle commande nécessairement la destinée de Desdemone ; Shakspeare n’a pas le droit de grâce ; il faut que son héroïne périsse : Racine, au contraire, maître de diriger pour le mieux la liberté de son héros, a pu, malgré l’histoire, faire grâce à Monime.

Est-ce donc que Shakspeare a réussi mieux que Racine à peindre des héros qui ne fussent pas de son pays ou de son temps ? Mais le poète n’exprime guère, quelles que soient ses prétentions, que des âmes de son temps et de son pays. Le César de Shakspeare et son Brutus, aussi bien que son Othello et son Hamlet, sont des hommes et peut-être des Saxons du XVIe siècle, tout comme le Mithridate et le Bajazet de Racine sont des Français du XVIIe. Seulement il arrive que la philosophie cachée de Shakspeare est plus naturelle et plus générale que la philosophie presque explicite de Racine. La philosophie de Shakspeare accepte l’homme tel qu’elle le trouve, assez voisin de la nature, et permet que l’art l’exprime tel quel ; la philosophie de Racine s’exerce sur un type d’homme très particulier, très cultivé, déjà par lui-même presque artificiel, et ne l’abandonne même pas lorsqu’elle l’a livré à l’art, qu’elle accompagne perpétuellement. Ainsi le caractère d’Othello, sans que l’auteur ait fait plus d’efforts, — et bien au contraire, — vers la psychologie ethnographique, géographique, historique, sera plus acceptable pour celui d’un Maure, général des armées de Venise à l’époque des guerres de cette république contre le Turc, que le caractère de Mithridate, du Mithridate français, pour celui du roi de Pont. Que si l’on me dit que l’Achille de Racine et son Oreste sont plus éloignés que son Mithridate de la vraisemblance historique, que l’un ressemble plus au comte de Guiche qu’au farouche vainqueur d’Hector, et l’autre à un ambassadeur du roi-soleil plus qu’à un envoyé de l’Atride, et que pourtant l’un ne nuit pas à l’intérêt d’Iphigénie en Aulide ni l’autre à l’intérêt d’Andromaque, je répondrai que, d’une part, ces héros fabuleux nous sont devenus plus familiers par toute notre éducation littéraire que ne l’est Mithridate, ce personnage réel, et qu’ainsi nous sommes moins surpris, malgré le plus grand écart des temps, de les voir déguisés moralement à la mode du XVIIe siècle français ; que, d’autre part, ici la convention est franche, et que, justement par ce que le poète nous demande une concession plus grande, nous la faisons dès l’abord et ne chicanons plus sur le détail de l’œuvre. Aucune convention de ce genre n’excuse Mithridate de garder, sous le nom d’un personnage réel, étranger, — nous ne pouvons l’oublier, — au XVIIe siècle et à la France, une âme à la mode de ce pays et de ce temps : c’est la raison de notre malaise et de notre froideur en sa présence, ou plutôt la raison de ce défaut d’illusion qui nous rend impossible toute émotion tragique.

Mais, dira quelqu’un, cette raison existait déjà quand la pièce était nouvelle et ne nuisait pas à son succès : il faut donc que les Français aient changé de caractère pour avoir des exigences si différentes des anciennes. Et l’on demandera si nous avons troqué la philosophie de Racine pour la philosophie de Shakspeare.

Apparemment ce Mithridate était le même dans sa nouveauté que maintenant ; mais les Français du XVIIe siècle, assurés que le fond de l’âme est identique dans tous les temps et dans tous les pays, et connaissant ce fond de l’âme pour l’avoir étudié chez eux-mêmes, aimaient à se retrouver dans un héros de théâtre, à quelque pays, à quelque temps qu’il appartint Cette convention, par laquelle nous acceptons que tel ou tel personnage leur ressemble, était à peine une convention pour eux ; la ressemblance leur paraissait presque naturelle et nécessaire : il ne se pouvait guère qu’Achille, étant un jeune guerrier amoureux, ne ressemblât pas au comte de Guiche. A plus forte raison trouvait-on de la vraisemblance à des personnages moins recelés, à ceux-là même qui nous choquent justement par cela qu’ils ne nous demandent pas d’abord et franchement crédit ; on sait que Mithridate est du nombre. Enfin, si c’était une illusion de croire que les uns et les autres dussent être pareils à des seigneurs français, même les conditions matérielles où la tragédie était représentée aidaient pour les uns et les autres à cette illusion. Quand Mithridate paraissait en perruque pour divertir la nouvelle dauphine dans les salons de Madame, entre des paravens brodés, parmi les girandoles et les fleurs, pouvait-on s’étonner que ses idées et ses paroles fussent accommodées au goût de la cour ? On était réuni pour goûter le plaisir le plus délicat que pût choisir une société policée : quelle figure eût faite là le vrai roi de Pont, ce barbare ? Ses passions mal disposées, ses discours en désordre l’eussent fait reconduire à la porte par la hallebarde des suisses.

Notre caractère, nous l’avons dit, n’est pas si différent qu’il paraît de celui de nos pères ; . au fond, et dans le train de la vie, nous demeurons cartésiens comme eux. Cependant notre doctrine est moins assurée que la leur ; si nous ne l’avons encore changée pour aucune autre, elle ne prévaut plus contre l’histoire à ce point de nous faire trouver bon que n’importe quel personnage nous ressemble, ou plutôt ressemble à nos pères. Nous l’admettons de quelques-uns, j’ai dit pour quelles raisons ; j’ai dit aussi pourquoi nous ne l’admettons pas de Mithridate. La confidente de Monime s’écrie :

: Mais ce n’est pas, madame, un amant ordinaire !


Nous trouvons justement qu’il en est un, à la mode du XVIIe siècle, et cela nous choque un peu. Les grands esprits, au témoignage même de Descartes, ne devraient avoir que de grandes passions, et nous tenons Mithridate, sans raffinement d’enquête, pour un grand esprit ; or ces passions diverses, qui se font leur part dans son âme, nous semblent toutes mesquines ; et comment ne le seraient-elles pas ? Une dernière fois, citons Descartes, puisqu’il a tant de crédit dans cette affaire, et tournons son autorité pour nous : « L’esprit n’est pas assez large, a-t-il dit formellement, pour comprendre plusieurs passions à la fois, sans quoi elles sont faibles ; de même qu’il ne peut soutenir deux raisonnemens à la fois, sans quoi ils sont pleins de confusion. »

Ainsi, ce n’est pas que Mithridate soit amoureux et jaloux qui nous fâche, mais qu’il le soit à la française, — et pourtant nous restons Français. S’il l’était, comme il dut l’être, à la mode du pays de Pont, il nous étonnerait peut-être : il ne nous blesserait pas comme blesse toujours un mensonge. Ainsi l’Othello de Shakspeare nous étonne, et c’est pourquoi l’on n’ose pas nous en donner sur le théâtre une exacte traduction en prose ; mais l’Othello de Shakspeare traduit en vers français nous offusque, parce que l’alexandrin, même disloqué, même rompu, est encore l’alexandrin, qui ne convient qu’à la vieille ordonnance française des idées et des actes, et que lui faire exprimer des sentimens autrement disposés que les nôtres est une manière de mensonge qui inquiète notre jugement. Nous restons Français et même encore trop inhospitaliers à l’étranger, mais nous devenons inhospitaliers à l’étranger qui se déguise en Français. Voilà, si je ne m’abuse, pourquoi Mithridate, à moins que de parfaits comédiens n’en viennent relever l’intérêt, nous plaît moins qu’à nos pères. Voilà les causes de cet ennui que des critiques ont marqué : ou trouvera peut-être qu’elles ne sont ni au déshonneur de Racine ni au nôtre.


Louis GANDERAX.

  1. Germer-Baillière, éditeur.
  2. Hachette, éditeur.