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Revue dramatique - Théâtre du Vaudeville, Marquise de Victorien Sardou

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Revue dramatique - Théâtre du Vaudeville, Marquise de Victorien Sardou
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 211-214).
REVUE DRAMATIQUE

Vaudeville : Marquise, comédie en 3 actes et en prose, de M. Victorien Sardou.

Ce n’est pas au Vaudeville, ni même peut-être au théâtre du Palais-Royal que M. Victorien Sardou eût dû donner Marquise, c’est au Théâtre-Libre, et sous le pseudonyme d’Henry Céard ou de Paul Alexis. Elle y eût pris par-dessus les nues, comme disaient nos pères, et ses pires défauts en fussent devenus les beautés les plus naturalistes. Mais il aura craint qu’Antoine, tout en appréciant la haute inconvenance des deux derniers actes, n’en trouvât par hasard le premier trop spirituel, trop brillant, trop amusant pour le boulevard de Strasbourg, et la pièce entière trop adroitement faite. On sait assez, et nous en avons tous les mois une preuve nouvelle, qu’au Théâtre-Libre, la première qualité que la direction exige d’un auteur, c’est de ne pas connaître le premier mot de son art, afin qu’ainsi l’inexpérience puisse produire en lui des effets qui ressemblent à de l’originalité. Et, en vérité, ne faudra-t-il pas convenir un jour qu’elle a raison? Je veux dire, si la connaissance et la science du métier non-seulement n’ont pas empêché M. Victorien Sardou de composer Marquise, mais encore ne lui ont servi qu’à nous faire accepter quelques heures l’un des sujets les plus fâcheux qu’on eût mis depuis quelque temps à la scène, — où cependant il n’en manque pas.

Ce qui d’ailleurs m’étonne le plus, de la part d’un si habile homme, ce n’est pas qu’il ait beaucoup osé, l’audace, une audace tranquille, froide et calculatrice, ayant toujours été l’une de ses vertus, mais c’est qu’il n’ait pas vu que son sujet n’en était pas un, et qu’il suffisait de l’avoir exposé pour ne pouvoir plus le dénouer sans beaucoup de « ficelles, » un peu de scandale, et nulle vraisemblance. Car, que la fille Lydie Garousse, en quête d’un mari titré, le rencontre en la personne du marquis Campanilla, des Campanilla de Naples, qu’on ne toucherait qu’avec des pincettes, et l’épouse, ou l’achète, nous en avons vu bien d’autres. Mais, à qui des deux M. Sardou a-t-il prétendu que l’on s’intéressât, ou à quoi, dans leur aventure, à laquelle de ses suites; et, ce mariage même, en se concluant dès le premier acte, ne terminait-il pas la pièce avant qu’elle fût commencée? Aussi, pour en faire trois actes, a-t-il fallu que, d’équivoque en équivoque, M. Sardou fît rouler les deux autres sur l’étrange question de savoir si le mariage « se consommerait; » et il aura beau dire qu’assez souvent, au théâtre comme dans le roman, il ne s’agit que de cela ; on lui répondra que tout de même ce n’est pas la même chose. En effet, sans une raison au moins de s’intéresser à Lydie Garousse ou au marquis Campanilla, on ne s’y intéresse point; et, une à une, toutes les raisons qu’il pourrait y avoir de nous intéresser à une fille d’affaires ou à un vieux viveur, — comme si seulement on pouvait soupçonner le second d’être un peu amoureux, ou comme si la première avait un autre motif de se refuser que son goût pour le jeune Piquenot, son voisin, — M. Sardou, avec une habileté prodigieuse et prestigieuse, n’a employé son premier acte qu’à les leur enlever. La fille est vivante et réelle, mais quelconque; le viveur n’a pour lui que d’avoir autrefois « mangé quatre millions avec les femmes ; » ni à l’un ni à l’autre, il ne peut rien leur arriver qui ne nous soit indifférent, ou même qui ne nous écœure.


Qu’ils s’accordent entre eux ou se gourment, qu’importe?


Il n’y a là ni drame, ni comédie, ni vaudeville, et ce n’est qu’une tempête dans un aquarium.

Le premier acte n’en est pas moins un des plus vifs et l’un des plus spirituels que M. Sardou ail jamais écrits. Les « mots » hardis, mais heureux, y abondent : les traits de mœurs et de satire ; et, ce qui vaut mieux, Lydie Garousse et son futur époux, sans parler du père Garousse, y sont dessinés avec une sûreté de main, une adresse, une justesse et un art, qui n’appartiennent qu’à M. Sardou. Plus ami de son talent que beaucoup de mes contemporains, j’ai toujours pensé que les esquisses ou les tableaux de mœurs de l’auteur des Ganaches, de Nos Intimes, des Vieux Garçons, de la Famille Benoiton, de Nos bons villageois, de Divorçons, seraient plus tard des « documens» précieux pour l’histoire de ce temps, lesquels au moins joindraient au mérite de la vérité celui d’avoir été collectionnés par un homme d’infiniment d’esprit. Si l’on pouvait sauver un acte du naufrage d’une pièce entière, le premier acte de Marquise ne serait pas indigne qu’on fit cet effort pour lui. A l’exception de Suzanne d’Ange ou d’Albertine de la Borde, qui sont d’ailleurs autre chose en même temps, je ne vois guère de fille qui le soit plus que Lydie Garousse, depuis les pieds jusqu’à la tête, ni surtout qui soit moins « chargée ; » et conséquemment plus vraie qu’aucune de celles de M. Zola.

Mais que le second acte est pénible, et qu’il a dû coûter de mal à son auteur! Qu’il est long; qu’il est lent; que la scène de la rosière y est de mauvais goût; que les moyens en sont invraisemblables! c’est un défaut bien singulier du talent de M. Sardou que les moyens dont il se sert soient toujours immédiatement au-dessous du genre de la pièce qu’ils nouent. Quand il veut faire un drame, comme Théodora, ses moyens sont de la comédie ; quand il veut faire de la comédie, comme Daniel Rochat, ses moyens sont du vaudeville; quand il veut faire du vaudeville, comme dans Marquise, ses moyens sont de la farce. Car comment appellerai-je autrement l’intervention d’Augusta, la piqueuse de bottines, et le prétendu vol d’argenterie qui sert de prétexte à Lydie Garousse pour inviter son époux du matin à déguerpir de chez elle par le dernier tramway du soir? Même au Palais-Royal, ces moyens seraient déjà gros; il nous faudrait trop de bonne volonté pour les passer à l’auteur; la surprise en serait trop brusque; on y sentirait trop l’un des pires embarras qu’il y ait au théâtre : c’est celui de « continuer » et surtout de finir. Au Vaudeville, l’autre soir, ils ont commencé la déroute de la pièce, qui n’en continue pas moins de s’intituler « comédie » sur l’affiche. Et je n’ai pas compris, pour ma part, je ne comprends pas encore que, d’être obligé de recourir à de pareils moyens, faute sans doute d’en trouver d’autres, cela seul n’ait pas suffi pour avertir M. Sardou qu’il s’était trompé sur le choix du sujet.

Du troisième acte, j’aimerais mieux ne rien dire. Mais si peut-être quelque lecteur était curieux de la fin de l’aventure, je lui apprendrai donc que le marquis Campanilla, surpris par Lydie Garousse en tête-à-tête avec son Augusta, la piqueuse de bottines,


Honteux. comme un renard qu’une poule aurait pris,


est obligé cette fois de quitter le château conjugal. Son mariage a duré douze heures, de midi à minuit; on divorcera; et Lydie Garousse est guérie des maris titrés. Elle épousera, si le cœur lui en dit, son voisin Piquenot... J’abrège, comme on pense, et je gaze. C’est en effet là que se placent deux ou trois scènes, dont je me reprocherais, en les résumant, de ravir la surprise à ceux qui ne les ont point vues. Elles sont de haut goût; et M. Sardou, dans le dialogue, n’a rien omis de ce qu’il y fallait mettre pour les monter de ton. Vous remarquerez que si j’ai nommé Piquenot, je n’ai d’ailleurs rien dit du peintre Olivier Tavel, ni de quelques bonnes amies qui font à Lydie Garousse une cour digne d’elle... Pour un drôle de monde, c’est un drôle de monde.

La direction du Vaudeville a monté convenablement la pièce de M. Sardou. Lydie Garousse est bien meublée; la rosière est insignifiante et fadasse à plaisir; le feu d’artifice, — il y a un feu d’artifice, à la cantonade, — est bien réglé. L’interprétation, généralement bonne, est excellente ou même supérieure en deux points. M. Saint-Germain, à force d’art et de bonne humeur souriante, a sauvé les parties les plus difficiles d’un rôle extrêmement ingrat. Mais Mlle Réjane, elle, a sauvé la pièce, et aussi longtemps que Marquise durera sur l’affiche, ce n’est pas la curiosité, ni le nom même de M. Sardou, c’est Mlle Réjane qui la soutiendra. Si M. Sardou, par hasard, avait fait Marquise sur mesure, à la taille de Mlle Réjane, il n’a pas à s’en repentir, et le public, pour une fois, ne pourrait que s’en féliciter. On n’a pas plus devaient, plus de verve dans l’invention ni plus d’autorité.

Mais je m’avise plutôt, — et si l’on me permet ce mauvais jeu de mots, — qu’en écrivant sa pièce il en aura voulu faire une aux auteurs du Théâtre-Libre, à moins que ce ne soit à M. de Goncourt. Il a voulu leur prouver, aussi lui, qu’il était homme à traiter un sujet plus déplaisant que les leurs, et même à le mieux traiter; que ce n’était pas miracle de scandaliser le bourgeois, mais qu’il fallait encore savoir s’y prendre ; et qu’il ne dépendait que de lui de les passer en hardiesse, et au besoin en inconvenance, comme il faisait en habileté. Importuné, comme tant d’autres, du bruit tous les jours grossissant que l’on mène autour de prétendues « nouveautés, » qui n’en sont point, qui ne sont même que des « vieilleries, » il n’a écrit Marquise que pour se donner le plaisir d’une victoire que trente ans de succès semblaient promettre à son expérience. Dirai-je qu’il a complètement échoué? Non, sans doute; et la preuve, c’est qu’il nous a tenus pendant trois heures presque attentifs à une pièce qui n’existe pas, comme aussi que fort peu d’oreilles ont paru choquées au Vaudeville de ce qui les aurait révoltées ailleurs. Mais il n’a pas non plus complètement réussi.