Revue dramatique - Vaudeville, Georgette de Victorien Sardou
- Vaudeville ; Georgette, comédie en 1 actes, de M. Victorien Sardou. — Comédie-Française : Socrate et sa Femme, comédie en 1 acte, en vers, de M. Théodore de Banville.
L’Impasse, ou le Pour et le Contre, c’est le sous-titre qui siérait à la nouvelle comédie de M. Sardou, Georgette. Un homme d’honneur épouse-t-il, oui ou non, la fille irréprochable d’une courtisane ? Tel est le cas de conscience porté devant le public du Vaudeville par l’auteur d’Odette : il l’expose avec la même impartialité dont il fit preuve dans son Daniel Rochat.
La question, pour quiconque a suivi, depuis une trentaine d’années, le train du théâtre et du roman, n’est pas imprévue : maint docteur y a répondu par avance plus ou moins expressément. « Parbleu ! déclare M. Dumas, votre homme d’honneur épousera cette fille, s’il l’aime. Voyez André de Bardannes : il répare la faute de Denise, qui est personnelle ; à plus forte raison pardonnerait-il une honte héréditaire. Et voulez-vous savoir toute ma pensée ? Non-seulement votre héros peut épouser votre héroïne, mais il le doit ; il acquittera ainsi envers elle une dette de la société dont il est membre ; il compensera le tort d’un autre homme dont il est solidaire : voyez Camille Aubray ! » M. Albert Delpit, à son tour : « J’ai marié le fils de Coralie ; a-t-elle une fille, à présent ? Je ne ferai pas plus de difficultés pour l’établir. Épousez, épousez ! On prétendra que, chez une fille plus que chez un fils, la mère étant une drôlesse, il est à craindre que les effets de l’hérédité ou d’une éducation peu sincère ne se déclarent un jour ; jugement superficiel ! Les risques sont les mêmes ; si le garçon fut bon à prendre, sa sœur l’est aussi. On objectera qu’un homme a proprement sa valeur sociale, et qu’une fille l’emprunte de son origine : sophisme ! Une fille, justement à l’heure du mariage, emprunte sa valeur sociale de son mari. Même, a bien regarder les choses, elle a, en ce point, l’avantage sur un garçon : le fils de Coralie, en épousant Mlle X., reste M. Coralie et fait d’elle Mme Coralie ; sa fille, en épousant M. Z, devient Mme Z… Croyez-moi, monsieur Z, épousez, épousez sa fille ! »
D’autre part, le public, à tous ces beaux discours, faisait : « Oh ! oh ! » Il courbait la tête, un moment, sous la poigne forte et prompte de M. Dumas, sous la main violente de M. Delpit ; il l’avait même inclinée sous le geste mélodramatique de Félicien Mallefille, l’inventeur des Mères repenties ; mais, ces auteurs une fois passés, il se redressait et prenait sa revanche : « Bon ! s’écriait-il, ce ne sont que jeux d’hommes de lettres, théories à faire passer la soirée ! Mais dans la pratique, et même en droit… » Pour la pratique, dès avant M. de Maupassant et son Yvette, vers qui plusieurs se tournaient avec complaisance, on avait su que, si des hommes bien nés s’unissent à des filles mal nées, ce n’est guère en de justes noces ; pour le droit, on maintenait sans hésiter, contre les thèses des écrivains, qu’un homme d’honneur ne transporte le nom de son pèle, le nom porté par sa mère, qu’à la fille sans reproche d’une mère réputée sans tache.
Survient M. Sardou. Le fils de Mme Aubray a rencontré la fille de Coralie ; comme Panurge autrefois consulta Pantagruel, de même ce candidat au mariage consulte M. Sardou. « Hé ! hé ! fait l’oracle. — Mais encore ? .. — Hé ! hé ! — Nos personnes se conviennent… — Mariez-vous donc ! — Nos parentés ne se conviennent pas… — Point ne vous mariez ! » Si le premier sous-titre que je proposais plus haut, l’Impasse, parait de mauvais augure, et si le Pour et le Contre parait trop léger, M. Sardou, au moins dans la brochure, peut écrire au-dessous de Georgette : l’Individu et la Famille ; il se placera de la sorte parmi les princes de la sociologie, auprès de M. Herbert Spencer, avec d’autant plus d’avantage qu’il n’aura sacrifié ni la famille ni l’individu. Exempt de cette passion logicienne qui emporte les réformateurs, libre aussi de ces préjugés qui enchaînent les bonnes gens, homme d’esprit plus que de foi et de routine, avisé, alerte, il combat des deux mains, il se garde à droite, il se garde à gauche ; il voit les réalités adverses et, comme dit M, Renan, les deux faces de la vérité. »
Qu’un ne prétende pas, d’ailleurs, qu’il examine et qu’il éclaire l’une avec plus de déférence que l’autre. Sans doute, à la un de la pièce représentée tous les soirs, son héroïne reste fille, et son héros s’apprête à épouser une tierce personne, une petite cousine, née d’une tante vertueuse ; mais de même et par une exacte compensation, si l’on en croit la renommée, cette héroïne, lors des premières répétitions, épousait au dénoûment un fort honnête homme, oncle du héros ; à la dernière répétition encore, où l’auteur prit une grande partie du public à témoin de ses intentions véritables, il indiqua ce mariage comme aussi probable que celui de Rodrigue et de Chimène ; s’il eut ensuite le courage mélancolique d’en sacrifier l’annonce, il ne faut accuser de ce changement que l’inquiétude de quelques donneurs d’avis : ces gens timides lui firent craindre que trop de spectateurs, ayant payé leur place pour être satisfaits, ne vissent avec déplaisir l’âge mûr de certain comédien et sa corpulence, quel que fût son talent, s’unir aux sveltes appas de sa jeune camarade. N’importe : l’ouvrage demeure tout orienté vers cette fin. Ce n’est pas inutilement que, dès le début, un médecin ordonne le mariage à ce prétendant de réserve ; ce n’est pas pour rien que lui-même, vers le milieu, quand sa sœur lui demande ; « Epouseriez-vous cette fille-là ? » répond avec désinvolture ; « Moi ? Tout de suite ! » Il peut bien ajouter qu’il est vieux garçon, indépendant, se moque du « qu’en dira-t-on, » et n’a pas de mère à ménager ; ces conditions accidentelles peuvent lui donner, en fait, des facilités que n’a pas son neveu : il est cependant, comme celui-ci, membre solidaire d’une famille, héritier de son honneur, et jusque-là il le perpétue dignement. Lui non plus, il ne peut conclure ce mariage sans préférer à l’intérêt de la famille celui de cette jeune personne et le sien propre. Et pourtant l’auteur, qui défend ce mariage au neveu, le permet manifestement à l’oncle ; ou plutôt il ne défend ni ne permet rien à personne ; il constate que l’un, selon le devoir envers la famille, n’épouse pas ; il constate que l’autre, selon le droit de l’individu, épouse. L’œuvre, au demeurant, est neutre ou plutôt mi-partie ; quelqu’un s’en plaint-il ? Autant vaut à peu près se plaindre qu’elle existe : sa raison d’être est justement ce caractère. Pourquoi M. Sardou eût-il repris cette donnée ? Pour la traiter selon la doctrine de M. Dumas et de M. Delpit ? Sans doute il a jugé que l’entreprise était superflue. Selon la doctrine adverse ? Il a pensé apparemment que suivre le contrepied d’autrui serait encore trop peu neuf. Il a donc imaginé cette troisième méthode. Aussi bien, sans malice et de bonne foi, il pouvait s’y arrêter ; elle convenait naturellement à son intelligence, qui fait vite le tour d’une question, et à son indifférence de dramaturge, qui anime d’un souffle égal des fables contraires.
S’il est un passage dans cette pièce où l’on reconnaît mieux que dans aucun autre l’agilité d’esprit de M. Sardou servie par sa prestesse de main, et où l’on admire, avec la souplesse de la pensée, la netteté de l’exécution, assurément c’est le résumé que fait l’oncle, au deuxième acte, des débats de sa belle-sœur et de son neveu. Après ces morceaux oratoires, il y a là quelques paroles familières qui procurent à l’auditeur une détente ; elles donnent l’occasion aux partisans de l’une et de l’autre cause, même aux plus émus, de sourire discrètement ; ces paroles contiennent la substance de l’ouvrage, et c’est là que l’originalité en est le plus visible. « Me blâmez-vous ? » demande Mme de Chabreuil à son beau-frère, après qu’elle a disputé contre son fils pour le détourner de ce mariage, et qu’il lui a répliqué obstinément, « Vous, ma sœur ? répond ce président improvisé ; Dieu m’en garde ! Vous avez absolument raison. » Et, aussitôt, se tournant vers son neveu, du ton le plus simple, il ajoute : « Lui aussi, du reste ! »
Le tour n’est-il pas joli ? Ce personnage exprime ici la pensée de l’auteur, sa pensée de derrière la tête et qu’il désavouerait vainement ; aussi, pour échapper au soupçon de paradoxe, il prend soin de s’expliquer en termes formels : « Je vous approuve fort, continue-t-il, de fermer votre porte à une mère si compromise ; mais je ne saurais trop le féliciter de l’ouvrir à une fille si chaste et si réservée… Vous défendez la famille, il plaide pour l’humanité ; vous parlez avec votre raison, il réplique avec son cœur… » Voilà bien l’opinion, ou plutôt les opinions de M. Sardou : humainement, ce mariage est bon ; socialement, il est mauvais. Le droit de la personne et celui de la société sont ici face à face, en irréconciliables ennemis. L’un doit-il prévaloir sur l’autre, et lequel ? L’auteur laisse au voisin de droite, au voisin de gauche, le soin de prononcer là-dessus. Il constate une antinomie et ne se charge pas de la résoudre. De vrai, il va de soi que, selon les cas, l’un des adversaires l’emportera sur l’autre, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, et, sans doute, la raison du plus fort sera, chaque fois, la meilleure : elle ne saurait, du moins, être mauvaise. Le sens commun, dispensé par son essence même d’étudier la question, la tranche ainsi des deux tranchans de sa bonne hache ; et avec le sens commun, qui semble ici original, parle et agit M. Sardou.
Cependant, cette ambiguïté, qui fait l’originalité de l’ouvrage, le met, par définition, en péril. « Votre conseil, dit Panurge à Pantagruel pour conclure l’entretien, semble à la chanson de Ricochet, Ce ne sont que sarcasmes, mocqueries et redictes contradictoires. Les unes destruisent les aultres. Je ne sçay ès quelles me tenir. » C’est justement le reproche que M. Sardou encourt du public. S’imagine-t-on qu’il eût risqué davantage à marcher dans le même sens que MM. Dumas et Delpit, ou dans le sens contraire ? Il eut rencontré, en effet, des adversaires sur sa route ; mais ces adversaires, ne fût-ce que pour le combattre, et pour la durée du spectacle au moins, l’auraient suivi. Sur un théâtre, pour s’attacher l’intérêt, il faut aller d’un point à un autre ; de celui-ci à celui-là ou réciproquement, peu importe, à l’heure de la représentation, pourvu que le spectateur soit entraîné. Le drame est le passage d’un état moral des personnages à un état diffèrent : la crise, par laquelle ce mouvement se détermine, voilà ce que doit montrer l’auteur. Place-t-il ses héros dans une impasse, il s’y engage avec eux ; le public s’y fourvoie du même coup, il est déçu, il se récrie. « Mariez-vous ! .. Ne vous mariez pas ! .. » Je conçois que M. Sardou, selon l’espèce, offre alternativement ces deux conclusions ; peut-être eût-il mieux fait de les offrir en deux comédies que dans une seule, N’a-t-il pas signalé, dans une célèbre farce, avec une plaisante élégance de démonstration, la vanité du divorce ? Quelques années plus tard, n’a-t-il pas dénoncé dans Odette, avec beaucoup de pathétique, la cruauté du mariage indissoluble ? Après Séraphine, ce pamphlet, contre la dévotion, n’a-t-il pas trouvé bon que Daniel Rochat fût tourné comme une machine de guerre contre la libre-pensée ? Il a usé, dans ces jeux contraires, de son droit d’auteur dramatique. De même, à la question qu’il pose aujourd’hui, il aurait pu, par des biais divers, présenter deux réponses : en deux pièces, dont les héros eussent différé par le caractère, et surtout par le degré de la passion, il eût fait triompher tour à tour la famille et l’individu. Mais non ! Il prétend donner les deux réponses à la fois, et de la sorte il n’en donne aucune ; son interprète lui-même le déclare : « La solution ? dit cet arbitre. Il n’y en a pas, comme dans la plupart de ces questions-là. Car enfin, je vous défie bien de dégager de tout ce que nous avons dit une autre moralité que celle-ci : une femme galante ne doit pas faire de sa fille une honnête fille ! .. Elle ne vous convient pas ? .. Trouvez-en une autre ! .. » Voilà le mot central de la pièce ; on n’accroche pas plus délibérément sur un ouvrage dramatique ce singulier écriteau : Impasse.
Pour rester sur place, pour y laisser le public, M. Sardou a choisi des héros dont il fût sûr, des héros sages, presque immobiles. Sans doute il ne suffisait pas, pour garantir l’équilibre de la comédie, que l’oncle dût épouser, et le neveu point : ils auraient pu, avant de parvenir chacun à son but, avoir de grands espaces à franchir et se croiser en chemin ; pour plus de sécurité, chacun, dès le lever du rideau, est à son poste, où finalement il se retrouve ; chacun, veux-je dire, demeure dans les mêmes sentimens, ou presque ; le plus agité des deux, le jeune homme, s’il a bougé dans l’intervalle, n’a bougé que fort peu. Aussi bien regardez-le, ce héros, et regardez l’héroïne, puisque leur amour est le foyer de la pièce. L’un est campé à droite, l’autre est campée à gauche ; ni l’un ni l’autre ne traverse la scène pour aller jusqu’à l’objet de sa passion. Est-ce passion qu’il faut dire ? Inclination suffirait. L’un et l’autre peuvent bien s’avancer jusqu’au milieu, vers le trou du souffleur ; une fois là, ils se font part de leurs consignes, et puis chacun retourne à sa place. Roméo rentre chez les Montaigu, Juliette chez les Capulet ; Rodrigue tire de ce côté pour épouser l’infante, sa cousine, et Chimène s’en va par là, réservée à l’oncle don Sanche. Les deux parties obéissent à des mots d’ordre. Même, pour le dire en passant, l’échange de ces mots d’ordre est encore un des traits où se reconnaît la netteté de M. Sardou. Le jeune homme annonce à la jeune fille que sa mère consent au mariage, pourvu que sa mère, à elle, habite un pays voisin, où ils iront, chaque année, lui tenir compagnie pendant six semaines : « Et si ma mère et moi, répond à peu près la jeune fille, n’acceptons pas de vivre, à l’ordinaire, séparées ? .. — La mienne alors refuse son consentement. — Ne pouvez-vous lui adresser les sommations légales ? — Moi ! que je manque de respect à ma mère ! .. — Vous voyez bien, mon ami, que je ne peux manquer de respect à la mienne. » Et là-dessus, dos à dos, ils se quittent. La rencontre des consignes est ingénieusement préparée, l’opposition en est vivement faite. Hé ! qui ne voit que ce sont des consignes ? Les conditions de ce mariage, tout de bon, étaient acceptables ; bien des familles régulières ne s’unissent pas à meilleur compte : il fallait ici, pour empêcher l’accord, un commandement exprès de l’auteur. Mais, pour que le héros et l’héroïne soient ainsi dociles à ses ordres, ne faut-il pas qu’il leur ait choisi de certaines âmes et permis seulement un certain degré de passion ? Oui, sans doute, par son décret et pour son dessein, ils s’aiment faiblement ; autant dire, puisqu’il s’agit de personnages de théâtre, qu’ils ne s’aiment pas. Même des amours plus énergiques, sur la scène, pour avoir cédé, nous sont suspects. Ici la loi des sentimens est : « Malheur aux vaincus ! » Toute passion qui ne parvient pas à son objet, on ne périt pas avec le héros qu’elle anime est soupçonnée d’avoir mal combattu ou de n’avoir pas, combattu du tout ; s’il n’est, à la fin, mort glorieusement ou victorieux, l’amour est tenu pour déserteur ; s’il n’a pas gagné la partie, c’est qu’il n’était pas là. Des amoureux comme ceux-ci courent donc le risque d’être accusés de n’aimer point. Le foyer de l’ouvrage est tiède ou, pour mieux dire, éteint aussitôt qu’allumé. Difficile entreprise, décidément, que celle de M. Sardou !
Mais, s’il n’y a guère d’action entre le héros et l’héroïne, peut-être y en-a-t-il une entre chacun d’eux et sa famille ; entre l’enfant de l’honnête femme et sa mère, dût la pièce rappeler un peu trop les Idées de Mme Aubray, — entre l’enfant de la courtisane et la sienne, dût-on se souvenir trop clairement du Fils de Coralie. Ce double danger a-t-il effrayé M. Sardou ? Je croirais plutôt que, s’il s’est méfié de l’une et de l’autre lutte, c’est que toutes les deux pouvaient aboutir à d’autres fins que la sienne : le héros n’aurait en qu’à trop bien convaincre sa mère ! La mère de l’héroïne n’aurait eu qu’à se sacrifier ! On était, malgré soi, tiré de l’impasse : or il s’agit d’y rester.
Point de drame entre Mme de Chabreuil et son fils ; une simple controverse, au deuxième acte, suffit. A l’instant où ils forment le projet de rechercher pour bru et pour femme Mlle Paula d’Alberti, fille de la duchesse de Carlington, ils apprennent par leur parent, M. Clavel de Chabreuil que le comte d’Alberti, prétendu père de la jeune fille, n’a jamais existé : qu’elle est née des amours de Cardillac, un ami de Clavel, un officier mort à l’ennemi, et de Geogeotte Coural, dite Georgette, danseuse de genre, chanteuse légère, et légère en tous genres, enrichie, après bien des aventures, par le testament d’un Américain, épousée pour cette fortune, en premières et dernières noces, par un Anglais ruiné, lord O’Donnor, duc de Carlington. Cela ne fait pas que Paula ne soit une jeune personne accomplie, douée à merveille et parfaitement élevée. Gontran expose toutes les raisons qu’un homme peut avoir d’épouser une telle fille ; Mme de Chabreuil, en regard, développe toutes les raisons que peut avoir une famille de repousser l’alliance d’une telle mère. Gontran s’anime jusqu’à établir un parallèle entre la courtisane qui, en préparant sa fille pour le mariage, a travaillé au salut d’une âme, et l’honnête femme qui, en repoussant cette fille du mariage, travaille à sa perdition : précisément, c’est le plus haut point où sa passion s’exalte. Mme de Chabreuil répond qu’elle n’admet pas une Geogeotte (ou Jojotte, comme l’écrit M. Sardou), à l’honneur d’être un jour, au même titre qu’elle-même, la grand’mère de ses petits-enfans : parmi les argumens que l’auteur lui attribue, c’est le plus convenable à sa personne et à sa condition, le plus naturel et le plus topique. M. Clavel, comme nous l’avons vu, préside à la discussion et la résume. Après quoi, il n’est plus question de ce débat entre la mère et le fils jusqu’au dernier acte, où le fils vient annoncer qu’il a obtenu à la cantonade, sans doute par un coup de la grâce, le consentement de sa mère. Voilà pour une partie ; voici pour l’autre.
Paula, jusqu’au troisième acte, ne se doutait nullement de l’indignité de sa mère et le l’apprend alors jusqu’en ses détails ; elle l’apprend par un artifice d’une complication extraordinaire, d’une conduite pénible et d’une vraisemblance douteuse : il y faut, avec beaucoup de menus faits, la maladresse et l’imprudence d’une camériste qui devrait être plus rouée, étant depuis un quart de siècle au service de Geogeotte ; il y faut chez l’héroïne une force et une vitesse d’induction à émerveiller Edgar Poe ; et, si rapide que soit chez cette innocente l’intelligence du mal, ce coup de théâtre fait long feu. Mais de quelque façon qu’elle l’ait sue, Paula sait l’infamie de sa naissance : que va-t-elle faire ensuite ? Voilà l’important. Eh bien ! Paula cache à sa mère la connaissance qu’elle a de ce déplorable secret. Le sentiment est délicat ; ce tour, d’autre part, donne quelque nouveauté à la pièce : qui ne voit cependant qu’il étouffe le drame ? Au moins il le restreint sévèrement. Geogeotte, ignorant que sa fille est éclairée, demeure jusqu’au bout la même ; Paula, mettant l’éteignoir sur la lumière, reste isolée : point de reflet d’une âme sur l’autre. Dans ces conditions, si le drame existe, il est borné au cœur de l’héroïne ; il se réduit à un monologue : et, en effet, la scène qui suit la révélation, entre Paula et Clavel, n’est proprement, si je puis dire, qu’un monologue à deux voix. Clavel, ici, ne parle pas pour son compte ; il prête des paroles à la conscience de la jeune fille, à cette conscience partagée tout d’un coup ; il en représente la moitié, il plaide pour la piété filiale, pour la gratitude, pour l’équité, pendant que Paula, par ses mots entrecoupés ou par son silence, plaide pour la pudeur, pour la fierté, pour le droit. Peu à peu il la persuade, ou plutôt elle se persuade elle-même ; sa douleur se fond en pitié, s’exalte en admiration pour cette mère qui, étant ce qu’elle est, a formé sa vertu, au risque d’être un jour condamnée par elle. Quand elle reparaît, cette mère, Paula se jette dans ses bras sans lui rien dire que d’héroïquement insignifiant, et l’étreint avec une émouvante fureur de tendresse. Le geste est décisif, il est net, joli, pathétique ; il fait éclater les bravos et jaillir les pleurs. C’est qu’il est le dernier terme d’une série de mouvemens d’âme, la fin d’une action morale que le spectateur a suivie chez Paula : en vérité, c’est la seule de l’ouvrage ; aussi est-ce elle qui en détermine le succès. La psychologie qui se laisse voir dans cette scène est suffisamment déliée ; le revirement qui s’y fait, s’il est plus hâté que ne le voudrait la nature, a cet avantage de soulager le public, oppressé par le jugement que cette fille suspendait sur sa mère ; mais surtout le privilège de ce monologue (une héroïne de tragédie l’eût tenu à elle seule), son caractère particulier dans la pièce et la cause de son efficacité, c’est qu’il est dramatique. Singulier cas cependant que celui d’un ouvrage de théâtre dont la seule partie dramatique est un monologue.
Hors de celle scène, M, Sardou peut montrer de quoi sa psychologie, qui ne s’y dépense pas tout entière, est capable. Il peut ébaucher le caractère de la courtisane parvenue à une grosse fortune et à un grand nom, mère passionnée à la fois et aveuglément égoïste ; heureuse d’avoir été u le fumier » d’où sa fille est sortie comme une fleur, incapable de se douter que, pour le bonheur et l’honneur de cette enfant, il faudra un jour l’arracher d’elle-même. Nous n’irons pas, comme pourrait dire certaine douairière, chercher midi à quatorze heures ; nous ne reprocherons pas à l’auteur d’avoir esquivé, après l’avoir annoncé on quelques points, le sujet que des mœurs récentes lui offraient au moins en qualité d’exception, et d’avoir diminué ainsi la portée possible de sa comédie ; d’avoir montré la courtisane, déguisée en honnête femme et en grande dame et ne gardant d’elle-même que sa conscience, — au lieu de la prendre toute franche, fidèle à sa condition, sinon à l’exercice de son métier, ut prétendant, telle quelle, imposer à une famille, et, par cette famille, au monde le contact de son argent et de son alliance. Le personnage, ainsi hasardé, eût été plus curieux ; il eut donné à la société contemporaine l’occasion de mieux déclarer ses complaisances nouvelles, tandis que, travesti comme on nous le donne, il complaît, au contraire, aux semblans de préjugés qu’elle garde. Nous l’acceptons néanmoins tel que M. Sardou le présente ; nous trouvons même qu’il le pose bien ; — il ne peut faire qu’il soit vivace : il n’a pas lieu de le taire agir. A plus forte raison, Mme du Chabreuil, qui n’a guère de caractère propre, a-t-elle assez d’une seule posture : elle apparaît, au deuxième acte, en l’attitude que nous savons, et ne reparaît pas. Son beau-frère, s’il n’était animé de quelques sentimens modérés, — amitié pour feu Cardillac, père de Paula, camaraderie pour Geogeotte, affection pour la jeune fille, à qui la Providence le destine comme un pis-aller ; et, d’autre part, respect de l’honneur familial et des convenances mondaines, — s’il n’était travaillé par ces germes de sentimens. Clavel de Chabreuil serait un pur raisonneur, un confident, un écho ; d’ailleurs, nous avons vu s’il se remue. La petite cousine de Gontran, l’orpheline Aurore, qui, par dépit amoureux, se promet d’entrer au couvent et sera trop heureuse, à la fin, de consoler le héros, cette ingénue calquée sur Balbine Leverdet, de l’Ami des femmes, et pesamment calquée, ne fait que sautiller, avec un enfantillage de convention, à côté de la pièce. Pour le héros lui-même et l’héroïne, on me dispensera d’y revenir : on connaît la longueur de la corde qui les attache… Et voilà que j’ai cité tout le monde, sauf des personnages accessoires, qui peuvent grouiller, mais qui n’agissent pas : la camériste, qui n’est qu’un vieux ressort d’intrigue, un valet assez grossier, mi médecin spirituel, une femme du monde épaissement cynique et sotte. Dix fois plus nombreux seraient les personnages et tous dessinés avec dix fois plus de soin que le plus curieusement traité de ceux-ci, pourtant ils ne seraient pas vivans, agissans, dramatiques : cela leur est défendu. Prenant, après les inventeurs, cette donnée de drame, M. Sardou a voulu, pour être original, l’accommoder de telle manière qu’il n’y eût plus aucun drame : il a presque gagné la gageure.
C’est ce parti-pris qui a produit Georgette : comment regretter qu’il en ait gêné le succès ? Et pourtant c’est lui qu’il faut accuser des hésitations de la faveur publique, bien plus que certaines invraisemblances de détail, matérielles ou morales, bien plus même que certaines longueurs et lourdeurs, qui néanmoins surprennent. Cette netteté d’exécution, ce tour de main, ce coup de langue, pour lesquels nous admirions l’auteur de Fédora, nous comptions les reconnaître dans cette pièce moderne, pour laquelle, après Théodora, M. Sardou avait l’heureuse idée de se rassembler : nous retrouvons ces mérites en plusieurs passages ; ailleurs, ils font défaut. Des vulgarités, ça et là nous déplaisent : quelques-unes sont voulues, comme celle de cette femme du monde qui représente la morale des Philistins ; mais ne pouvait-elle les représenter sous des traits à la fois plus vraisemblables et plus rares ? Quelques-unes paraissent nécessaires : ainsi le récit que fait Gondran des aventures de Georgette devant deux jeunes filles, sa cousine et sa fiancée. Il fallait que Paula connût cette histoire ; mais ne pouvait-elle l’entendre sans qu’elle lui fût adressée ? Ne pouvait-elle la tenir d’une autre bouche, de quelque étourdi, par exemple, pilier de club et d’écurie, plutôt que de ce grave jeune homme, digne fils d’une bonne famille, lieutenant de vaisseau et décoré ? D’autres fautes de goût enfin ne sont ni voulues ni apparemment nécessaires. Gontran, pour gagner sa mère à son projet de mariage, étale une érudition saugrenue et peu décente sur les rapports de ses arrière-grands’mères avec les rois de France, depuis Louis XII jusqu’à Louis XV ; cependant ses aïeux, à l’en croire, n’auraient rien fait pour l’état, sous aucun règne, que d’accepter le salaire des services déshonnêtes de leurs femmes. Mme de Chabreuîl, d’autre part, cette douairière en cheveux blancs, couvrirait la voix d’un chroniqueur moraliste en dépense d’effets oratoires ; elle parle de renvoyer Georgette, « la vieille fille de joie, » et toutes ses pareilles à « leur égout : » sans doute, elle manie facilement le balai, s’indigne-t-elle de la duperie des honnêtes femmes, écoutez comme elle les apostrophe ; « Imbéciles ! Que ne faites-vous Comme Mme Jojotte ? .. On court la prétantaine ; on y attrape quelque enfant de hasard,.. bonne mère ! .. Ma chatte aussi, quand elle a bien couru les toits, elle est très bonne mère ! » Enfin, Paula elle-même, cette délicieuse et pudique personne, quand l’ami Clavel exhorte sa piété filiale et met devant ses yeux les bienfaits de sa mère, sachez de quel propos elle l’interrompt, et dites si cette platitude de rédaction ne rend pas l’idée plus fâcheuse : Clavel excuse Georgette par l’emploi qu’elle a fait de sa fortune ; d’un ton mélancolique, mais le plus simple du monde, la jeune fille murmure : « Si mal acquise ! .. »
Mais ce n’est rien de tout cela, en vérité, qui empêche Georgette de ravir l’auditoire ; ce n’est pas non plus la qualité du style, plus traînant néanmoins en divers passages qu’on ne l’attendait de M. Sardou, et çà et là plus impropre ; encore une fois, ce qui retient la pièce comme un double poids de plomb, c’est la double solution que l’auteur a voulu y attacher : n’est-ce pas pour elle qu’il l’a faite ? Il a juré, voyant les bateaux de ses confrères qui vont sur l’eau, qui remontent même le courant alors que le préjugé public le descend, il a juré de n’imiter personne ; et, comme rien n’est impossible à son talent de constructeur, il a tenu parole ; il a fait un bateau qui ne va pas sur l’eau ; ancré par deux amarres, cet ouvrage est un merveilleux ponton.
Oui, certes, il est merveilleux, et pour le construire et pour l’aménager il a fallu bien du talent : sa vue, en somme, n’amuse-t-elle pas le spectateur assez pour qu’il reste sur place, trois heures durant, à le considérer ? Un ouvrage de cette sorte ! avec les défauts que nous connaissons ! N’est-ce pas singulier ? Il faut que, par d’autres endroits, le mérite de la facture soit rare : il l’est, en effet. L’exposition, si touffue qu’elle soit, est claire ; l’entrée de Geogeotte, quand la duchesse de Carlington est annoncée, fait ouvrir vivement l’œil au public ; les deux grandes scènes où elle obtient de Clavel la promesse d’une discrétion absolue et où il la retire, séparées par la petite scène où il apprend de Paula qu’elle et sa mère connaissent sa belle-sœur, à lui, et son neveu, tout cet ensemble est lié, distribué avec art. Au deuxième acte, la séance présidée par Clavel, où Mme de Chabreuil et Gontran disputent sur le mariage, fournit encore une scène bien composée, bien conduite ; le résumé des débats, nous l’avons dit, est d’une netteté remarquable. Au troisième, l’entretien de Paula et de Clavel, ce que j’ai appelé un monologue à deux voix, est un excellent morceau de théâtre : le geste qui l’achève est scénique, il est exquis et semble inspiré. Au quatrième, j’ai loué déjà l’échange des consignes ; le duo des adieux, au moins pour la partie de Paula, est d’un mouvement presque lyrique ; pour qu’il soit beau, il n’y manque rien que le style. Enfin, le dénoûment, si critiquable qu’il soit pour le fond, est notable au moins pour la simplicité de la forme ; d’un tel auteur surtout, il plaît aux raffinés comme un trait de modestie. Aussi bien il termine congrûment cette pièce, où M. Sardou n’a que peu sacrifié à l’intrigue. Des gens, qui ne s’aiment ni plus ni moins qu’on ne s’aime couramment, se séparent ; un maître d’hôtel avertit de se mettre à table : un mariage manqué, un dîner servi, voilà des incidens de la vie ordinaire. M. Zola lui-même, qui naguère, agacé par les fictions de M. Sardou, lui refusait son estime, doit se tenir en ce point pour satisfait.
Ainsi M. Sardou, avec cette donnée, n’a refait ni les Idées de Mme Aubray ni le Fils de Coralie, ni un drame adverse ; il n’a pas affecté, pour marcher avec eux ni contre eux, la carrure magistrale de M. Dumas ni l’énergie juvénile de M. Delpit. Entre eux et le public, sur place, il a fait sa Georgette, qui est bien à lui ; il l’a faite telle qu’on pouvait la faire, ou plutôt quoiqu’elle fut impossible ; ce n’était pas trop, pour une telle entreprise, de tout son talent.
Ce n’était pas trop non plus, pour la réussite, du talent de Mlle Brandès, qui s’est déclaré à plein dans le rôle de Paula ; elle est bien attachante, cette jeune fille : elle est gracieuse avec gravité, comédienne avec naturel, pathétique sans réminiscences de tragédie ni de mélodrame. Mlle Tessandier joue le personnage de Georgette non-seulement avec force, mais avec justesse et mesure. M. Adolphe Dupuis prête à Clavel sa bonhomie et sa finesse, sa rondeur et cette tenue parfaite qui est la preuve d’une scrupuleuse intelligence de toute l’œuvre. Georgette, au demeurant, n’a pas à se plaindre de la troupe du Vaudeville.
Cette pièce, prêtant à la discussion, m’a retenu longtemps, et voici que je puis à peine en signaler une autre, qui ne demande guère, il est vrai, que d’être écoutée, et qui ménage à l’auditeur un délicat plaisir : Socrate et sa Femme, de M. de Banville. J’y reviendrai bientôt, ainsi qu’à différentes nouveautés : puissent-elles m’attendre toutes aussi commodément que celle-là !
Louis GANDERAX.