Revue du Pays de Caux N°1 mars 1902/V

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LA DERNIÈRE GERBE DE VICTOR HUGO



On vient de l’assembler[1]. Elle est un produit imprévu du champ déjà récolté. La moisson était si riche que, les glaneuses parties, il restait encore de beaux épis épars sur le sol. Sans doute, ils sont d’inégale venue, quelques-uns froissés, inachevés… La dernière gerbe, malgré tout, est digne du reste.

Et son principal intérêt, c’est d’y trouver tout Victor Hugo en raccourci. « L’œuvre est immense, disait-on l’autre jour, au Panthéon en louangeant l’ouvrier ; elle embrasse tous les genres : ode et satire, fable et chanson, drame et épopée, histoire et voyage, philosophie et critique ». Mais ce qui la rend plus immense et plus merveilleuse encore, c’est qu’elle embrasse aussi toutes les passions humaines. Ce double caractère transparaît à chaque page du nouveau volume. Besoin tenace de croire en Dieu, curiosité invincible du grand problème de la destinée, tendresses de l’amour et de la famille, culte des morts, profond sentiment de la nature, aspirations vers la justice sociale, et le perfectionnement politique, troublants cauchemars, apaisements philosophiques, voilà ce que nous apporte l’écho posthume de cette grande existence qui en fut, elle-même remuée et remplie.

Chez Victor Hugo, la Foi n’a pas varié ; à aucun moment elle ne s’est enfermée dans le dogme ni égarée dans l’imprécis. Ici encore, comme en ses autres ouvrages, le nom de Dieu revient perpétuellement sous sa plume ; le doute lui demeure impossible.

                            … Quoi ! tu doutes de l’âme ?
Et c’est l’astre qui brille ! Et c’est l’aube qui point !
Et que verras-tu donc, si tu ne la vois point ?

La mort n’est pas une fin. Il sait

                            … Que le corps y trouve une prison
Mais que l’âme y trouve des ailes,

Et, la vieillesse déjà venue, la transformation de son jugement accomplie, il considère encore le Christ comme « l’homme étoilé » ; étoilé pour lui, signifie divin. Sa passion pour les étoiles est bien connue. Elles sont le symbole de l’infini, le signe visible de l’au-delà.

Avec les étoiles, les montagnes ont toujours passionné son regard et enflammé son esprit. Le sommet et la clarté ! La « Dernière Gerbe » contient d’admirables vers consacrés à leurs beautés.

                            … Les monts contemplent Dieu.
Ils regardent penchés au bord du gouffre bleu,
Comme des spectateurs sur un gradin sublime
Le drame formidable et sombre de l’abîme,
L’entrée et la sortie étrange de la nuit,

La pièce débute par cet exposé titanesque :

Voici les Appennins, les Alpes et les Andes…

On croit voir l’illustre poète, d’un geste puissant, décrivant la terre et désignant les nobles cimes qui réjouissent ses yeux. Au reste, la géographie l’inspirait fréquemment, et voici un épi de la « Dernière gerbe » propre à servir d’épigraphe aux manuels de nos écoliers.

Ô Terre, dans ta course immense et magnifique
L’Amérique et l’Europe et l’Asie et l’Afrique
Se présentent aux feux du Soleil, tour à tour ;
Telles, l’une après l’autre, à l’heure où naît le jour
Quatre filles, l’amour d’une maison prospère
Viennent offrir leur front au baiser de leur père.

Le sentiment de la nature, si vif chez Victor Hugo, le ramène sans cesse aux contemplations intérieures. C’est une habitude de son esprit d’associer la vie physique du globe à la vie morale de l’âme. Il les compare, les entremêle, les explique l’une par l’autre ; il tire de ces rapprochements ses plus hautes leçons de philosophie. Ainsi dans la pièce intitulée « Les Degrés de l’Échelle » dont un vers résume la morale.

L’homme, roi pour la brute, est un forçat pour l’ange,

et dans cette autre étrange pièce « l’Éponge » qui est la splendide ébauche d’une œuvre de génie, et enfin dans ce « Dialogue avec l’Esprit » qui se termine par ces mots :

Il faut que l’homme soit : car dans l’inaccessible
Entre l’être d’en bas et les êtres des cieux
Les humanités sont des ponts mystérieux.

Beaucoup d’inachevé, d’incomplet dans tout cela ; beaucoup d’impasses où la poésie se fourvoie ; il ne saurait en être autrement puisqu’il s’agit, après tout, de poésies de rebut, de manuscrits délaissés, d’esquisses abandonnées ; mais c’est le rebut du génie, c’est-à-dire quelque chose qui dépasse encore la moyenne. Et ces imperfections, ces échecs, ces erreurs nous charment, nous autres simples mortels, parce qu’elles rapprochent de nous le grand homme, qu’elles nous le montrent peinant, se trompant, tâtonnant ; et par là, les sublimes éclairs de sa vision nous paraissent plus humains, eux aussi, et plus réconfortants pour notre faiblesse.

Ça et là reparaissent le chantre des pensées tendres, l’avocat de l’amour et du foyer, l’ami des enfants, si expert en « l’art d’être grand-père, » — puis le proscrit de Décembre épris à jamais de la liberté, ennemi de toute servitude qu’il identifie, comme on faisait en sa jeunesse, avec toute royauté — et enfin le grand visionnaire devant qui se lèvent les chaos grandioses, les murs fantastiques, les imaginations apocalyptiques. Il décrit les ruines de la tour de Babel d’une façon mi-précise, mi-symbolique qui eût fait tressaillir d’aise le crayon de Gustave Doré et la vieille idée de la transmigration des âmes dans le corps des bêtes, lui inspire une fantaisie macabre d’un puissant effet. L’ouvrage contient encore des fragments de dialogues et des pensées détachées dont quelques-unes sont d’une belle venue.

En riant de la chair dans la chanson obscène,
L’âme est comme un forçat qui joue avec sa chaîne.

Pour ne pas nous borner à des citations tronquées, lisons ensemble, si vous voulez bien, ces trois strophes, les meilleures, peut-être du recueil. Elles sont datées de 1840.

                          Les Forgerons

Une forge là-bas flamboie au pied des monts.
Vois ces deux forgerons que le feu montre et voile.
Le fer rouge étincelle. On dirait deux démons,
À grands coups de marteaux, écrasant une étoile.

Que forgent-ils donc là, ces deux sombres forgeurs ?
Font-ils une charrue, ou font-ils une épée ?
Leur enclume sonore, incessamment frappée,
Fait sur la route, au loin, rêver les voyageurs.

Glaive ou soc, ce qu’ils font est l’œuvre de Dieu même.
Que ce soit l’humble fer ou l’acier belliqueux,
Ils travaillent ! — L’oiseau chante autour d’eux, l’ombre aime ;
La nature profonde est en paix avec eux.

Telle est la dernière gerbe. On l’a livrée au public à l’heure où la France assemblée au Panthéon, dans la personne de ses représentants, célébrait dignement le centenaire d’une naissance rare, à l’heure où, dans le monde entier, les travailleurs de la pensée s’unissaient pour un magnifique hommage. Dix-sept ans ont passé depuis que Paris fit à Victor Hugo des funérailles dont l’ordonnance laissa si fort à désirer. Ces dix-sept ans ont éteint autour de sa mémoire les passions sectaires ; elles n’ont point embrumé son profil. Et dans la sérénité de l’apothéose présente, on s’aperçoit qu’il a singulièrement grandi depuis sa mort. De combien d’hommes en peut-on dire autant ? Ils sont peu, même parmi les grands ; et c’est là le signe certain de l’immortalité. Victor Hugo rayonne désormais « avec Dante, Gœthe et Shakespeare sous la divine clarté d’Homère ». Le mot a été dit, l’autre jour, au « banquet des poètes » ; il y avait là quelques talents, pas mal de médiocrités et nombre de vaniteux.

L’enthousiasme de l’assemblée était, du moins, de bon aloi. C’est par un membre de la peu fameuse « Académie des Goncourt » que fut donnée la note comique. S’il est vrai que le pauvre M. Huysmans ait dit à un journaliste : « De Victor Hugo, je ne pense que du mal, je vous l’avoue carrément », le public, en songeant à lui, se représentera un insecte rageur grimpant la paroi impitoyable d’un marbre géant.


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  1. 1 vol. Calmann Lévy, éditeur. Paris.