Revue du Pays de Caux N°2 mai 1902/I

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NI PERDUS NI SAUVÉS



Les armoiries de la France devraient représenter une Roche Tarpéienne et un canot de sauvetage. Ce seraient là de véritables « armes parlantes ».

Les Français, en effet, ont toujours besoin de se dire perdus ou de se croire sauvés. C’est leur marotte. La catastrophe et le salut jouent dans leur existence un rôle prépondérant. « Tout est perdu » s’écriait François ier à l’issue d’une bataille d’où la vanité royale sortait plus entamée que les destins de la Patrie. « Tout est sauvé » se fût écrié, l’autre jour, M. Jules Lemaître si, au lieu d’une minorité déjà très respectable, les antiministériels s’étaient trouvés certains de posséder dans la nouvelle Chambre, une écrasante majorité.

Et de François ier à M. Jules Lemaître, les mêmes exclamations, se sont répétées, à tous propos, sur toutes les lèvres. Appliquées aux événements de politique intérieure, on les a naturellement entendues simultanément, par la raison que ce qui est catastrophal aux yeux de Jean est triomphal à ceux de Jacques et vice versa.

Rien que dans ce siècle, ont été réputés, tour à tour, avoir sauvé ou perdu la France : Napoléon ier, Alexandre de Russie, Louis xviii, Charles x, Louis-Philippe, Lamartine, Cavaignac, Napoléon iii, Thiers, Gambetta, Jules Ferry et Waldeck-Rousseau. J’en passe et des meilleurs, tels que Talleyrand, le duc de Richelieu, le premier Casimir Périer, M. Guizot et M. de Morny. Que de dangers courus, Messeigneurs ! Que de suicides projetés ! Que de machinations ourdies ! Pauvre France !

Les traces de cet état d’esprit se retrouvent en petit dans les discours politiques et les proclamations électorales. Les mots : épreuve décisive — bord de l’abîme — destinée brisée — fin de tout — dernier espoir — planche de salut — ancre de salut — etc., y chantent comme des refrains obsédants. Certainement un siècle d’instabilité politique est pour quelque chose dans ce travers ; cependant, après 32 ans passés sans grande guerre ni insurrection, il ne paraît pas que, sur ce point, l’esprit général tende à se reprendre. La cause est donc plus profonde encore.

Elle est dans une fausse conception de la vie humaine et, en particulier, de la vie nationale ; le sens collectif de l’existence échappe aux Français ; ils n’en savent saisir que le sens individuel. Ils raisonnent comme si les limites de leur propre durée étaient aussi celles de la race. Ils parlent volontiers de leurs ancêtres ou de leurs descendants, mais en réalité ils ne pensent guère à eux ; le moment présent les occupe tout entiers.

Cependant, même dans une existence individuelle, l’évolution lente et continue se fait sentir ; il vous arrive d’approuver aujourd’hui ce que vous blâmiez hier — et sans qu’il y ait de votre part légèreté ou inconséquence, simplement parce qu’autour de vous, les circonstances ont changé : vous acceptez de bon cœur ce dont vous ne vouliez pas ; vos goûts diffèrent, vos habitudes se modifient ; et il vous faut quelques réflexions pour retrouver vos jugements et vos appréciations d’antan ; ils vous étonnent alors : vous êtes surpris d’avoir tant évolué.

Comment donc une nation, qui est un être collectif entouré d’autres êtres collectifs, n’évoluerait-elle pas, elle aussi ? Et quand tout évolue, même la religion, d’où viendraient pour elle, l’immobilité et la stagnation ?

Il n’y a, dans toute l’histoire de France, qu’un seul véritable sauveur ; c’est une femme, c’est Jeanne d’Arc. Encore que la domination Anglaise n’eût pas plus tué la France que la domination Maure n’a tué l’Espagne, où que la domination Turque n’a tué la Grèce, notre pays était en péril quand Jeanne parut. Il ne l’a jamais été depuis, pas même en 1814, pas même en 1870.

Alors, n’est-il pas un peu ridicule de vous entendre, mes chers compatriotes, parler des Jésuites et des Francs-maçons, des Juifs et des socialistes, du Pape et de l’Étranger, comme si votre vie nationale était à la merci des uns et des autres. Vous vous êtes battus bravement quand il l’a fallu ; vous le feriez encore s’il le fallait. Alors, pourquoi vous attardez-vous bêtement, comme des garçons poltrons, dans la peur des croquemitaines ?

Vous ne serez, de votre vivant, ni perdus ni sauvés. Vous serez — et la France sera par vous — forts ou faibles selon ce que vous dépenserez pour le bien collectif, d’énergie, de patience et de sens commun.