Revue du Pays de Caux N°2 mars 1903/I

La bibliothèque libre.

NOTRE ALLIÉE



Aujourd’hui, selon la promesse faite à nos lecteurs, nous tenterons d’esquisser la silhouette du grand empire Moscovite. Il n’est pas bon de le faire sans avoir dit, très clairement, sous quel angle nous envisageons l’alliance qui unit à cet empire la République Française. On doit craindre, en effet, tout malentendu sur un sujet si délicat et la franchise la plus absolue est le meilleur moyen d’y obvier.

Au rebours de la jument de Roland qui avait un défaut capital, celui d’être morte, l’alliance Franco-Russe jouit d’une qualité prédominante : c’est qu’elle est vivante est bien vivante. Vouloir l’affaiblir serait déraisonnable de la part des Français ; vouloir la détruire serait criminel. Quel crédit conserverait, dans le monde, la parole de la France si notre pays repoussait tout à coup la main qui s’est tendue en réponse à son geste d’amitié et s’est posée naguère, loyalement, dans la sienne ? Il n’y aurait plus de politique possible pour nous, en dehors de la politique d’isolement.

Et l’isolement, même pratiqué par le grand homme de Birmingham, est rarement « splendide ».

Cela ne vous empêche pas de regretter en votre for intérieur, si tel est votre bon plaisir, le système d’alliances qui aurait eu vos préférences. De très bons esprits se sont rencontrés pour proclamer que celui-là n’était ni le plus brillant ni le plus avantageux auquel la République pût recourir ; c’est peut-être vrai. Les historiens, plus tard, discuteront à loisir sur ce point. En attendant, un fait domine la situation et limite, par conséquent, nos critiques ; l’alliance existe ; œuvre difficile et lente, elle a été scellée de bonne foi et à bon escient ; il faudrait être insensé pour travailler à la briser.

Lorsqu’on est l’associé de quelqu’un, on s’abstient, en général, de le débiner parce qu’on risque, en le débinant, de se nuire à soi-même. C’est là du simple bon sens et de l’ordinaire prudence. Nous n’avons, d’ailleurs, aucun motif de marchander à nos alliés le juste tribut d’admiration qu’ils méritent sous bien des rapports. Mais le contrat d’association qui lie deux grands peuples ne doit pas être non plus un bandeau noir jeté au profit de l’un sur les yeux de l’autre.

Il ne faut pas débiner son associé ; il ne faut pas davantage s’aveugler sur ses mérites. Sans doute la mesure est malaisée à garder en cela comme en bien d’autres choses ; nos concitoyens parviennent difficilement à s’y tenir. Quelques-uns sont de secrets Russophobes très hargneux ; la majorité se compose de béats Russomanes, très épanouis. Les premiers formulent au fond d’eux-mêmes des jugements ténébreux et injustes ; les seconds répandent au hasard, sur toutes les institutions Moscovites, sans distinction, les fleurs faciles de leur enthousiasme.

Nous prétendons examiner sans arrière-pensée l’état de l’empire Russe, le juger sans passion, le critiquer sans déloyauté. C’est là l’objet des articles contenus dans le présent numéro. Laissant aux manuels de géographie économique, que chacun peut aisément consulter, le soin de renseigner le lecteur sur les richesses de la Russie et sur la mise en valeur progressive de ses immenses domaines, nous donnerons d’abord un bref résumé de son histoire, peu connue parce qu’on l’enseigne par bribes et jamais d’un seul morceau ; nous examinerons ensuite le problème central qui, à notre sens, domine la situation présente de l’empire : problème que les écrivains Français analyseraient très aisément s’ils s’étaient accoutumés à juger plus librement des choses de la Russie. Mais dès qu’il s’agit de ces choses, leur plume semble saisie d’une sorte de respect craintif.

Nous n’éprouvons rien d’analogue. L’empereur de Russie et le Président de la République Française sont, à nos yeux, deux chefs d’État de rang égal dont l’un porte dans les cérémonies un manteau d’hermine sur son uniforme et l’autre un simple ruban rouge sous son habit ; ils sont, l’un le représentant consacré, l’autre le mandataire légal de deux des plus grands peuples du monde. De ces deux peuples, l’un a présentement des domaines plus étendus et une puissance militaire plus nombreuse ; l’autre a, par contre, un passé bien plus long et plus éclatant, et, partant, une puissance morale bien supérieure.

Dans les effusions qui ont suivi la conclusion de l’alliance Franco-Russe, la dignité nationale a eu à souffrir de quelques entorses. Je crois bien qu’il s’est trouvé un ministre ou même un président du Sénat, assez peu soucieux de cette dignité, pour oser parler du « respect » qu’éprouvait le gouvernement Français pour la Russie ou de la « fierté » avec laquelle nous avions vu le Tsar écouter, tête nue, le chant de la Marseillaise. Voilà un langage de laquais.

On peut parler librement de notre alliée sans manquer en rien aux serments échangés, ni aux devoirs d’une amitié loyale et fidèle. On peut, sans se départir d’une sympathie sur laquelle elle est en droit de compter, relever les mauvais côtés de son organisation ou signaler les écueils de sa politique. On peut la critiquer comme on critique un ami, avec bienveillance et de bon cœur.

C’est ce que nous voulons faire.


Séparateur