Revue du Pays de Caux N°5 Novembre 1903/Texte entier

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CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



La plus grande portion du présent numéro se trouve consacrée à l’étude du grand fait historique que constitue la venue à Paris des souverains italiens — à savoir la fin du malentendu qui, depuis un demi-siècle, séparait l’une de l’autre les deux sœurs latines. Nous n’y toucherons donc point dans cette revue des événements dont l’univers a été le théâtre ces temps-ci. Aussi bien, il s’est passé beaucoup de choses — et d’un sérieux intérêt — à commencer par

La retraite de Chamberlain.

On en attendait une, mais ce n’était pas la sienne ; et, tout compte fait, on aperçoit que cet audacieux joueur a choisi, une fois de plus le parti le plus propre à servir ses desseins. Son habileté de coup d’œil s’est même doublée — et ceci est nouveau — de beaucoup de tact et de mesure dans la forme. Il a mis de son côté les plus belles cartes, du moins en apparence ; il s’est montré loyal en se retirant d’un cabinet où la majorité ne partageait pas certaines de ses idées — désintéressé en abandonnant sans hésitation le plus enviable des portefeuilles — courtois en faisant au lendemain de sa démission, l’éloge de ses ex-collègues — franc en étalant carrément devant le public anglais l’objet de la dispute et les difficultés inhérentes à son projet. Et de ce qu’il ne fut, dans l’affaire du Transvaal, ni loyal, ni désintéressé, ni courtois, ni franc, on ne saurait inférer le droit de passer sous silence ces qualités le jour où, à l’improviste, il se montre capable d’en faire preuve. Son geste — pour parler le langage précieux qu’affectent nos modernes auteurs — ne manquera pas d’agir profondément sur la foule anglaise. Sans doute cela ne suffira pas à entraîner le pays dans la voie pratiquement peu attrayante où M. Chamberlain l’appelle, mais cela adoucira pour elle la première vue des horizons protectionnistes. Elle s’habituera de la sorte à y fixer ses regards et pour l’instant, le leader impérialiste n’en demande pas davantage. À son âge avancé, il accepte encore le temps pour collaborateur ; sous forme de brochures qui sortent par millions des imprimeries de Birmingham, il sème à pleines mains le grain dont il veut ensemencer le sol ; et tranquillement, il attendra la moisson. Cette moisson viendra-t-elle ? Ce n’est pas certain ; admettons même que ce soit improbable. Quelque chose germera toujours et quelque chose d’impérialiste ; le rapprochement de la mère-patrie et de ses filles aura fait un pas de plus ; les chances de désagrégation auront encore reculé. Or, voilà, pour le monde, le fait important. Chamberlain, sans doute n’achèvera pas son travail ; mais il aura si bien enfoncé son idée dans les cerveaux anglo-saxons qu’il faudra longtemps pour que l’effet de ses initiatives s’atténue.

Le pauvre M. Balfour a perdu, dans cette crise, encore un peu de son prestige et il n’en a pas énormément à perdre. Il ressemble à ces fauteuils dont la belle dorure ancienne s’écaille au moindre choc ; un moment arrive où le nombre des éclats devient si grand qu’il faut de toute nécessité refaire la toilette du meuble et le confier au doreur. M. Balfour, bien que jeune d’âge et encore plus de renommée, devra bientôt se chercher un doreur. Pour l’instant, il a bouché les vides de son cabinet avec des personnalités de mince épaisseur ; à noter seulement que M. Austen Chamberlain est devenu chancelier de l’Échiquier, c’est-à-dire ministre des finances et que la succession de son père aux colonies n’est échue à M. Lyttleton qu’après avoir été offerte au trop fameux lord Milner. Cela prouve que le ministère n’abandonne nullement la politique impérialiste ; sur le terrain économique, M. Balfour est plus vacillant ; il a pris soin de se proclamer libre échangiste tout en s’exclamant que les temps ont marché depuis Cobden et que le moment est certainement venu de faire un peu de protection. Comprenne qui pourra. Cela fait le jeu des libéraux qui probablement arriveront au pouvoir jusqu’à ce que Chamberlain le reconquière — s’il y parvient.

L’activité du roi Léopold.

Cette même Angleterre donne beaucoup de fil à retordre à Léopold ii, non point en qualité de roi des Belges mais en celle de souverain du Congo. La campagne contre l’infortuné royaume africain coupable de barrer la route aux Anglais et de leur soustraire des recettes avantageuses, continue de plus belle, et c’est pour en neutraliser les effets que Léopold ii s’est réconcilié avec l’empereur d’Autriche en lui rendant visite à Vienne — et s’est entretenu avec le président Loubet et avec M. Delcassé, à Paris. L’appui de la France en cette occasion lui sera fort utile, et nous ne devons pas le lui marchander. La note anglaise contre le gouvernement et l’administration du Congo est probante par son néant ; rien que des bruits vagues, des accusations imprécises, des phrases sans portée. Derrière ce document apparaît nettement la pensée dont s’inspirent les instigateurs de cette détestable affaire ; ils cherchent à fournir à l’Angleterre des moyens de s’emparer d’une belle portion du territoire congolais sous prétexte d’humanité ; il est désolant que des hommes de la valeur et de la droiture de sir Charles Dilke se soient égarés en si mauvaise compagnie. Un nouveau pamphlet de M. Fox Bourne, dépassant les précédents en violences furieuses, a été distribué aux membres de la conférence interparlementaire réunie cet été à Vienne et composée comme on sait, de représentants des différents parlements d’Europe. C’était un piège habilement tendu à la conférence. Mais les délégués belges ont aussitôt mis sur le tapis la question des îles Fidji où les anglais imposent aux indigènes ce même travail forcé qu’ils s’indignent ensuite de voir les Belges réclamer parfois des Congolais. Pan ! Pan ! Bien répondu. La conférence a écarté les deux débats et s’en est tenue à des questions d’un autre ordre et de nature moins troublante, telle que la confection d’un code de droit international qui mériterait véritablement ce nom. Entre temps, il est à croire que le roi des Belges, homme d’affaires de premier ordre, aura su obtenir des financiers, avec lesquels il se met volontiers en rapports directs, des concours susceptibles d’accroître la prospérité de ses domaines exotiques — cette prospérité qui tire l’œil des Anglais d’Afrique. N’oublions pas pourtant la belle protestation de sir Harry Johnson contre les calomnies de ses compatriotes. Il les déclare non fondées et rend pleine justice à la façon dont a été organisé et administré l’état du Congo. C’est l’honneur de l’Angleterre, ces actes d’indépendance et de courage qui se produisent spontanément, ces individualités qui se posent hardiment en travers d’un courant, démentent une opinion répandue ou dénoncent une injustice intéressée. Ce sont là les Bayards du modernisme. Il en existe un peu partout, Dieu merci. Mais l’Angleterre en a produit en plus grand nombre que les autres nations et leur franchise a, en général, une crudité savoureuse.

Candidats impériaux.

Elle était déjà assez plaisante, l’aventure de M. Jacques Lebaudy cherchant une petite langue de terre sur la côte d’Afrique pour s’y proclamer empereur du Sahara ; encore que l’histoire ne semble pas au bout des amusantes péripéties qu’elle comporte, la risée publique en a déjà fait justice. Mais voici un projet bien plus curieux. Le roi de Portugal — vous entendez ? — aurait dessein de réunir l’Espagne au Portugal et de se proclamer empereur d’Ibérie… avec le concours de l’Angleterre. In cauda venenum. Sans ce dernier correctif, la chose ne serait qu’une agréable bouffonnerie. Ceci lui donne du corps ; et, mon Dieu ! puisque la Russie prend la Mandchourie avec le concours de tous les silences, pourquoi le Portugal ne prendrait-il pas l’Espagne avec l’appui de l’Angleterre ? Sans s’attarder aux différences, vous trouverez des journalistes convaincus que la chose est possible et que l’entourage du roi Édouard la discute sérieusement. Quant au roi de Portugal, il a dû s’amuser grandement en apprenant l’ambition qu’on lui suppose ; il s’amusera bien davantage à entendre, lors de sa prochaine visite à Paris, les chansons rosses que cet incident ne manquera point d’inspirer à la muse de M. Fursy.

Politique Russe.

Car, c’est un fait ; la Russie a pris la Mandchourie et personne n’a dit : ouf ! C’est le 15 octobre que devait s’opérer l’évacuation. Ni vu ni connu. La Russie, ce jour-là, s’est promenée les mains dans les poches en regardant courir les nuages et personne ne s’est risqué à lui rappeler une date de si peu d’importance et un engagement de si médiocre intérêt. Les Japonais en avaient bonne envie et l’on dit même que s’ils avaient insisté, plutôt que de les rosser, ce qui eut nui à ses prétentions pacifiques, la Russie leur eût offert la Corée en manière de dédommagement. Mais après s’être consultés avec leurs alliés britanniques, les Japonais n’ont plus bougé et tout est rentré dans un calme relatif et temporaire.

Une sorte de vice-royauté moscovite avait été créée, d’ailleurs, en ces lointains parages. C’était, à la fois, la mise en pratique d’un procédé de gouvernement qui a réussi aux Anglais mais que les Russes n’avaient pas encore employé — et l’indication très nette qu’on ne lâcherait point la Mandchourie. Cette province, en effet, se trouve enclavée entre les deux morceaux de la nouvelle vice-royauté dont la configuration géographique est, certes, des plus étranges. Elle comprend, d’une part, les immenses territoires de l’Amour et, de l’autre, l’espèce de presqu’île qui sépare le golfe du Petchili de la mer Jaune et au bout de laquelle s’allongent les canons russes de Port-Arthur. Territoires et presqu’île ont entre eux le tampon Mandchourien : les réunir sous l’autorité de l’amiral Alexeief revient à prendre possession définitive du tampon. Voilà qui est fait.

On dit que ce choix, pourtant très justifié, de l’amiral Alexeief acheva la disgrâce de M. de Witte qui n’en voulait point. On dit bien des choses qui ne sont qu’à moitié vraies ; et d’abord M. de Witte est-il tombé en disgrâce ? Les mœurs russes n’ont point de ces aspects tranchés auxquels nous accoutument l’esprit et les procédés occidentaux. Un homme est disgracié sans l’être… tout en l’étant. M. de Witte, nommé président du « comité des ministres » a avancé parce qu’il a monté en grade et reculé parce qu’il a échangé un poste actif contre une demi-sinécure. Maintenant quel est le poste qui, entre les mains de M. de Witte, pourra demeurer une sinécure ? On le nommerait gardien des mausolées impériaux qu’il trouverait encore moyen d’exercer de l’action sur la politique générale et de faire entendre de suggestifs conseils aux puissants du jour. Non vraiment, M. de Witte n’est pas en défaveur. Quand on rive la chaîne du forçat aux flancs d’un condamné politique, à peine peut-on dire là-bas que son sort est fixé car, même alors, l’espoir reste d’un retour possible. Mais quand on se borne à le nommer président du comité des ministres, de ministre des Finances qu’il était, c’est tout simplement une menotte de paille qu’on lui passe aux poignets en même temps qu’on écarte de quelques pas le tabouret qui lui servira à devenir chancelier de l’empire. M. de Witte le deviendra, soyez-en sûrs.

Les voyages du Tsar.

Il y en a qui se font et d’autres qui ne se font pas. Nicolas ii a visité l’empereur d’Autriche à Vienne et dans l’intervalle des pâtés de foies gras et des coupes de champagne, les deux potentats ont causé en regardant vers l’Orient. Ils ne se sont rien dit de ce qu’ils pensaient par la raison que François-Joseph sait fort bien que la Russie fait marcher les Bulgares comme des pantins et les pousse secrètement tout en ayant l’air de les retenir — et que, de son côté, Nicolas n’ignore pas que l’Autriche chasserait de bon cœur la Russie des Balkans si elle le pouvait. On se moque des Chinois et de leur préoccupation constante de sauver la face, c’est-à-dire les apparences. Le sultan ne fait pas autre chose et les deux empereurs non plus. Si le calme se rétablit momentanément en Orient, ce sera simplement parce que les Bulgares se seront méfiés de la Russie et que les Grecs auront intelligemment prêté leur appui à la Turquie. Les palabres de Vienne n’y auront rien fait.

Après la capitale autrichienne, le tsar devait visiter Rome. C’était une chose entendue depuis longtemps. Presque à la dernière heure une note brutale a été communiquée à la presse disant qu’en présence des discussions offensantes auxquelles se livraient les socialistes italiens, relativement à l’opportunité de manifestations désapprobatives sur le passage des souverains russes, ceux-ci se voyaient forcés de renoncer à leur voyage. Remarquez l’invraisemblance d’un tel prétexte. Si le tsar attend que les socialistes lui deviennent favorables pour visiter les capitales étrangères, il a le loisir de mourir de vieillesse avant d’être sorti de Pétersbourg. Jusqu’ici il s’en est remis aux gouvernements du soin d’assurer sa sécurité et il n’a pas eu à le regretter. Le gouvernement italien l’aurait assurée aussi énergiquement que le nôtre l’avait su faire en 1896 et en 1901. De plus, au moment où paraissait cette note, le tsar était à Darmstadt, au centre de cette Allemagne qui vient encore de donner des gages non équivoques de confiance au socialisme. Il y résidait près de la famille de l’impératrice et nul attentat n’avait menacé ses jours : en vérité, ses jours ne sont-ils pas plus menacés chez lui qu’à l’étranger ? Mauvaise raison. Et puis, pourquoi ce coup de boutoir ? La diplomatie entoure d’ordinaire de plus de précautions oratoires les arrêts que formulent ses grands-pontifes. Était-ce, comme on l’a prétendu par la suite, le souci des affaires de Mandchourie et de l’agitation japonaise qui retenait l’empereur. Mais puisqu’il était à Darmstadt pour plusieurs semaines, il pouvait bien venir à Rome pour quelques jours ?… —

Il y viendra très probablement : la courtoisie la plus élémentaire l’oblige à rendre à Victor-Emmanuel la visite que celui-ci lui fit l’an passé ; mais tout caractère de cordialité aura par avance été enlevé à cette démarche ; l’opinion ne pourra plus s’y méprendre. Et voilà ce qu’on a voulu.

Une victoire de Guillaume ii.

Qui a voulu cela ? l’empereur Guillaume. C’est lui dont les combinaisons ingénieuses ont trouvé, une fois de plus, en son frère, le prince Henri de Prusse, un intelligent intermédiaire. Beau-frère du tsar et séjournant avec lui à la cour de Darmstadt, le prince Henri a pu achever de l’influencer : Guillaume ii avait commencé à distance. Mais, direz-vous, en quoi peut-il déplaire à l’empereur d’Allemagne que l’on marque quelque empressement envers son allié le roi d’Italie ? Ô naïfs ! Ne sentez-vous point que l’Europe est en travail de combinaisons nouvelles et que la question qui prime toutes les autres en ce moment, c’est de savoir comment l’Allemagne sortira de son isolement, car elle est isolée. Les Allemands se sont montrés incapables de suivre leur empereur, de le comprendre et de l’aider. Ils ont, à force de mauvais procédés, dressé l’opinion anglaise contre eux et rejeté l’Angleterre vers la France, déjà alliée de la Russie et réconciliée avec l’Italie. Que restera-t-il à l’Allemagne ? L’Autriche affaiblie, déchirée, à la veille, peut-être, d’un cataclysme ? Cela ne saurait suffire, et le fécond génie de Guillaume ii s’emploie à jeter les bases d’un nouveau groupement entre les trois empires du centre, le sien, celui de François-Joseph et celui de Nicolas ii. Il veut en arriver à ce que la Russie soit à l’égard de la France ce que l’Italie est devenue à l’égard de l’Allemagne : une alliée de nom mais pas de fait. Les textes subsistent ; le cœur n’y est plus. Que subsiste le texte du traité franco-russe ; ce sera une garantie de plus pour la paix que chacun désire ; mais Guillaume ii se flatte, en nous laissant la main de notre alliée, de nous prendre son cœur, et c’est pourquoi il fait appel aux sentiments de solidarité monarchique et de conservatisme social auxquels un empereur de Russie ne saurait être insensible. On sait depuis quelque temps déjà que ses avances sont accueillies jusqu’à un certain point. L’ajournement du voyage à Rome a été une grande victoire ; l’entrevue de Wiesbaden en fut une autre, palliée autant que possible, à l’avance, par le séjour du chancelier russe, le comte Lamsdorf, à Paris. M. Delcassé, à qui rien n’échappe et qui est homme de ressource, s’il en fut, a entouré ce séjour d’un éclat inusité et a multiplié ses conférences avec son éminent collègue ; si même il ne s’est rien passé d’important pendant lesdites conférences, il importe que l’opinion en tire l’impression d’une entente toujours parfaite entre les deux pays.

Au pays des mandarines.

Jusqu’au jour où M. Chamberlain traversa leur île en coup de vent et tonna superbement contre leur ignorance de la langue anglaise, les Maltais vécurent tranquilles ; leur conseil de gouvernement se composait de dix membres nommés par le roi d’Angleterre et de treize membres élus par eux-mêmes. Le nombre de ces derniers a été réduit à huit et, par cette soustraction bien simple, on se flattait d’annihiler les résistances du patriotisme maltais ; naturellement on les a exaspérées et huit protestataires ont été désignés par les électeurs avec mission de rendre la vie aussi dure que possible aux conseillers royaux. Il semblerait que le gouverneur se soit rendu compte de l’inutile danger présenté par cette ligne de conduite agressive ; il est allé à Londres plaider la cause de ses administrés : sans doute la retraite de M. Chamberlain, auteur de tout le mal, lui a paru une occasion favorable. Puisse-t-il réussir. Nul intérêt si capital n’exige que la langue anglaise s’implante dans l’île et le déracinement de la langue italienne, par contre, ferait perdre aux Anglais l’estime et la confiance qu’ils ont acquise. Malte est une place forte et ne sera jamais une colonie. Pourquoi les éleveurs de mandarines parleraient-ils anglais ?

Le krach du socialisme allemand.

Nous l’avons annoncé — seuls, ou à peu près dans la presse — au lendemain du scrutin triomphal qui avait envoyé siéger au reichstag une imposante délégation socialiste ; et voici que le congrès de Dresde a montré bien vite à quel point est peu fait pour la victoire un parti dont toute l’autorité repose sur un mirage et sur une fiction. Il ne la supporte point ; la précision du fait le trouble et le désorganise, éparpille ses forces et disjoint ses liens. Les réunions de Dresde ont été édifiantes ; le prophète Bebel y a déployé toute son éloquence et accompli des prodiges oratoires. Il ne voulait point qu’à l’exemple de Jaurès, un socialiste allemand se portât candidat à l’une des vice-présidences du reichstag comme la force numérique de son groupe lui en donnait le droit. Et pourquoi ? Parce qu’il aurait fallu que ce vice-président mit une culotte pour aller saluer l’empereur. En France, c’est bien différent ; comprenez donc ! on met un pantalon et on salue M. Loubet. M. Loubet n’a pas de casque, encore que malheureusement, les cuirassiers de son escorte en possèdent ; et quant à la culotte, malgré l’abus qu’en font de nos jours les cyclistes, il paraît qu’elle demeure l’emblème d’une vile courtisanerie. Bebel et son tonnerre ont triomphé, mais sans rétablir l’harmonie dans l’olympe socialiste, aussi troublé désormais que celui des anciens dieux. On s’y querelle, on s’y injurie, que c’est un bonheur ! Dès à présent le krack du socialisme allemand est commencé, c’est-à-dire qu’en Allemagne, comme ailleurs, les socialistes se scindent en deux groupes : les révolutionnaires obstinés dont le nombre et l’influence vont en diminuant à mesure que se répandent le bien-être et les connaissances — et les politiques, lesquels par là même qu’ils entrent en pourparlers avec les partis « bourgeois » et participent au gouvernement, acceptent l’éternelle loi des actions et des réactions et abdiquent leur caractère d’apôtres d’une religion nouvelle. L’invasion du nationalisme dans les rangs socialistes se marque chaque jour, du reste, par des faits significatifs : telle cette défense faite aux ouvriers polonais par les chefs socialistes allemands de participer à l’agitation en faveur du maintien de la langue polonaise dans les provinces annexées à l’Allemagne. Que ces gens-là viennent donc parler ensuite de liberté, d’internationalisme et de respect des patries. C’est le cas de leur répondre, en style presque académique : vous vous f… du peuple !

Le congrès des Trades-Unions.

Et les « bourgeois », pour continuer d’utiliser cette appellation qui bientôt n’aura plus de sens, ont si bien conscience de leurs forces renaissantes, qu’en Angleterre ils prennent l’offensive. Ils ont déclaré la guerre à la puissante organisation des trades-unions, bien peu révolutionnaire pourtant dans ses allures et qui avait même fini par être considérée comme un élément conservateur de la société anglaise, grâce à la façon modérée et respectable dont elle soutenait les plus raisonnables parmi les revendications ouvrières. Poussée à la lutte un peu malgré elle et très surprise d’une hostilité dont elle s’était depuis longtemps déshabituée, elle a néanmoins affirmé, dans un récent congrès, ses résolutions belliqueuses ; elle a refusé d’appuyer un projet visant la constitution de cours d’arbitrage obligatoire composées en nombre égal d’ouvriers et de patrons ; naguère, ce même projet eût certainement obtenu ses faveurs.

La corruption victorieuse.

Les élections municipales récentes ont replacé New-York — devenue, par sa réunion avec Brooklyn, la plus populeuse cité du monde — sous le joug infernal de Tammany Hall. Ce nom désigne l’association à moitié anonyme et à moitié criminelle qui, depuis des années, s’était emparée de l’administration de la ville et dont l’habile tactique consistait à s’appuyer parfois sur des gens d’une honnêteté patentée pour distribuer plus efficacement des places à ses créatures. Comment, direz-vous, d’honnêtes gens acceptent-ils le patronage d’une pareille association ? Comment, cette fois-ci, notamment, M. Mac Clellan, fils de l’illustre général de la guerre de sécession, est-il devenu le candidat d’une bande de filous ? Mystères de la conscience américaine. Certes, les Américains reconnaissent que Tammany Hall est fondée sur un principe malhonnête et que le déshonneur y coule à flots ; mais ils ont pour cette gigantesque entreprise de corruption, l’admiration que leur inspire toute œuvre de dimensions inusitées et de fortune heureuse. De plus, un autre sentiment se superpose à celui-là ; toujours appréciateurs de ce qui est pratique, ils estiment que Tammany Hall représente pour le citoyen une économie probable d’argent — en tous cas, de temps, — et le temps, c’est de l’argent. Le tribut qu’elle prélève a beau être énorme, l’immoralité la plus flagrante a beau régner dans ses conseils, elle n’en accélère pas moins la marche des choses et n’en assure pas moins le fonctionnement des rouages publics mieux que ne saurait le faire l’initiative individuelle, occupée ailleurs. New-York n’est-il pas rempli de fils téléphoniques, télégraphiques, conducteurs de force et de lumière qui appartiennent à des particuliers et ont été posés sans autorisation ? Chaque année, presque à date fixe, la police en revise le nombre et, sans pitié, les coupe ; le lendemain, les intéressés les ont rétablis et ce régime bizarre leur paraît plus « pratique » que de demander une autorisation et de l’attendre. Ce simple petit fait en dit long sur l’état d’âme de ces travailleurs pressés ; c’est sous le même angle qu’ils envisagent le gouvernement municipal de leur métropole.

Perturbations magnétiques.

Où étiez-vous le 31 octobre et qu’avez-vous ressenti ce jour-là ?… Comment ! rien du tout ? Sachez qu’il convenait pour le moins, de souffrir de quelque douleur névralgique, située n’importe où et concordant avec la déviation de 1° 40′ que l’aiguille aimantée s’est permis, en trois minutes de temps, de subir dans sa déclinaison. Et les cables télégraphiques de refuser aussitôt leur service, en sorte que les employés du télégraphe ont eu un petit congé supplémentaire et imprévu. Ce n’est pas tout ; tremblements de terre, aurores boréales, etc…, ont accompagné et souligné le phénomène ; depuis lors, toutes les académies de savants discourent sur ce qui s’est passé et, malheureusement, les clartés des aurores boréales n’ont pas suffi à éclairer la question. Tout cela reste très mystérieux. Sur l’origine de ces perturbations générales qui ne sont point si rares qu’on pourrait le croire (il y en a eu en 1860, en 1862, en 1870, en 1882) l’opinion semble être unanime pour attribuer au soleil le rôle principal. On a remarqué qu’elles coïncident toujours avec une période de grande activité solaire, c’est à dire que les taches visibles à la surface de l’astre sont alors particulièrement nombreuses et de dimensions inusitées. Autrement dit, c’est la chaleur émise par le soleil qui augmentant, provoque de véritables orages magnétiques. Ainsi parlent les astronomes. Nous autres, ignorants, nous avons une façon bien simple de contrôler leurs assertions. Si la chaleur solaire s’accroît, l’évaporation des océans s’accroît également et, partant, les pluies deviennent plus fréquentes encore et plus considérables qu’elles ne l’ont été ces temps-ci. C’est ce que prévoit notamment l’éminent abbé Moreux, directeur de l’observatoire de Bourges. Ouvrons donc nos aimables pepins et voyons s’il pleuvra dessus plus que de coutume.

L’Angleterre au Thibet.

Quand le gouvernement, chez nous, prépare une expédition lointaine et dangereuse, il y est en général poussé par l’opinion, et il y a bel âge que l’opportunité en est discutée à droite et à gauche ; si bien que ceux contre lesquels on la dirige, quelque isolés et ignorants soient-ils, finissent toujours par en avoir vent et qu’ils ont le loisir de s’y préparer, à moins que la lenteur de nos mouvements ne les rende incrédules et ne fortifie leur insolence en même temps que leur confiance. La méthode anglaise est exactement inverse. Jamais le public et les chambres ne se trouvent plus à court de communications que lorsque les ministres ont décidé de frapper un grand coup ; et l’annonce même de leur décision revêt des allures si simples et si modestes, qu’on doit y regarder à deux fois pour se rendre compte de la grandeur de l’entreprise. Celle qui nous dicte ces réflexions est de taille géante, s’il en fut. L’Angleterre s’attaque au Thibet, la région fantastique qu’on appelle le « toit du monde » et que défendent à la fois les rigueurs d’un climat épouvantable et la puissante organisation d’un fanatisme sans pitié. Au mépris de souffrances indicibles, et, grâce aux ruses les plus savantes et à l’entêtement le plus indomptable, quelques explorateurs ont pénétré jusqu’à Lhassa, la mystérieuse capitale du grand Lama ; ils n’y ont point aperçu les fabuleux trésors que l’imagination de nos pères y entassait, aussi bien d’ailleurs que dans Tombouctou ; la ville africaine aux maisons de torchis n’en est pas moins un carrefour commercial dont l’avenir s’impose ; de même pour Lhassa. Certes, on ne peut comparer les deux cités ; il est certain que les lamaseries thibetaines, ces étranges couvents fortifiés, qu’il faudra plus tard assiéger un à un, contiennent des documents dont la valeur historique est inestimable. Mais ce n’est pas pour livrer à la science ces précieuses archives, que le colonel Younghusband, envoyé du roi d’Angleterre, s’apprête à franchir les Himalayas, à la tête d’une « escorte » dont les effectifs rappellent plutôt ceux des armées conquérantes que ceux des missions de parade. Du moment, au reste, qu’on décide d’aller au cœur du Thibet, la prudence la plus élémentaire exige que l’on emmène de quoi se défendre — et pouvoir en revenir. Nul ne saurait dire, en effet, comme sera accueilli le colonel Younghusband. Assurément les Lamas pressentent l’impossibilité de maintenir éternellement intacte la solitude d’antan ; ils n’eussent pas sans cela envoyé une ambassade porter des présents à Nicolas ii. Cette initiative toutefois ne fut pas très habile ; elle devait inquiéter l’Angleterre et provoquer de sa part quelque tentative du genre de celle qui se prépare. S’il ne s’agissait que de découvrir les secrets d’un passé majestueux, une rivalité coûteuse ne risquerait pas de s’établir entre l’empereur des Indes et l’empereur de Sibérie ; il s’agit d’autre chose. Le Thibet sépare l’Hindoustan de la Chine ; c’est tout le commerce d’un continent qui peut se faire par là ; hors de ce pont colossal, il n’y aurait eu qu’une passerelle sur la droite, par le haut Tonkin ; cette passerelle a été occupée par les Français, du temps que les Anglais s’occupaient en Égypte. Il n’y a plus à y revenir. Alors on se décide à prendre le taureau par les cornes et à tenter de se frayer un passage vers le nord. À tout prendre, l’intérêt de l’Angleterre en ces parages, est beaucoup plus vif que celui de la Russie. Mais la politique russe n’en consiste pas moins à prendre pied sur la future route anglaise ; c’est un Fachoda conçu et exécuté à temps, c’est un élément avantageux d’échange et de transaction pour l’avenir. Qui vivra verra.

I’n’a pus d’Panama.

Ce refrain de café-concert qui eut jadis sur nos boulevards, la même popularité que « En voulez-vous des z-’homards ? » est plus que jamais de saison. C’est au président Marroquin qu’il s’adresse, et son peuple peut le chanter sous les fenêtres de ce magistrat qui porte mal son nom et s’est montré « relié en veau ». Impossible d’avoir plus absurdement conduit la galère nationale ; il est vrai qu’elle n’est pas très facile à conduire et que, pour continuer la comparaison, le territoire de l’isthme Panamien était attaché à la Colombie, comme une chaloupe à un navire : le lien en était aisé à trancher et difficile à rétablir. D’inextricables forêts, des montagnes, des marécages fiévreux interceptent les communications terriennes entre Bogota et Panama ou Colon. La Colombie ne pourrait donc agir aujourd’hui que sur mer, et pour cela il faudrait que nulle force navale étrangère ne s’opposât à son action. Or, les États-Unis se sont empressés de reconnaître la petite république de Panama et de lui promettre aide et assistance. Rien à redire à cela, c’est tout simple. Il ne parait pas du tout que le cabinet de Washington ait suscité le mouvement séparatiste qui a abouti à la formation de cet état minuscule. Ce mouvement a été préparé par un ingénieur français, M. Buneau-Varilla, et exécuté de bon cœur, par les habitants de l’isthme. La conduite de ces derniers s’explique d’elle-même. Par ses absurdes tergiversations et l’espèce de chantage qu’il exerçait vis-à-vis des États-Unis, le gouvernement colombien faisait le plus grand tort à la population panamienne ; on avait eu l’imprudence, à Bogota, de laisser périmer, sans le voter, le traité permettant aux États-Unis de terminer le canal. Tout faisait craindre dès lors que le projet du canal de Nicaragua ne l’emportât définitivement à Washington, ce qui eut trompé cruellement les espérances les plus légitimes des Panamiens et les eut quasi ruinés. Que leur importe après tout d’être Colombiens ou indépendants, ou même annexés quelque jour aux États-Unis ; leur patrie, c’est le canal. Voilà pourquoi ils se sont révoltés et ont fait appel à l’oncle Sam. Quant à M. Buneau-Varilla, le pur patriotisme français l’a inspiré. Si le projet nicaraguen l’emporte, c’est l’échec définitif d’une entreprise à laquelle le nom de la France reste et restera toujours attaché ; si au contraire les Américains achèvent le percement commencé par nous, la gloire en rejaillira sur notre pays. Ingénieur de la compagnie de Panama, M. Buneau-Varilla a fait naguère l’impossible pour la relever. Battu de ce côté-là, il prend une brillante revanche ; il a agi en bon Français, et nous espérons que le gouvernement l’en récompensera.

Échec radical en Norwège.

Le radicalisme s’était si bien implanté en Norwège que l’échec récemment subi par lui est fait pour surprendre. À vrai dire le tempérament essentiellement radical du pays n’a pas changé ; il s’agit plutôt d’une de ces coalitions momentanées qui se nouent parfois entre partis adverses, dans le but de faire aboutir quelque réforme déterminée et dont la durée est nécessairement limitée à l’objet pour lequel elles se sont formées. En l’espèce, il s’agit toujours des relations extérieures que la Norwège prétend régir à son gré, indépendamment de la Suède. Non seulement il lui faut des consulats distincts, des consuls à elle — réforme dont la diversité géographique des deux pays et, partant, de leurs intérêts commerciaux explique la réelle importance — mais elle voudrait encore un ministre et un ministère spéciaux. Ceci, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, ne rime à rien. D’une part, la politique générale de la Suède et celle de la Norwège ne diffèrent pas sensiblement l’une de l’autre ; toutes deux doivent suivre une ligne sincèrement et loyalement favorable au scandinavisme ; d’autre part, s’imagine-t-on en quel grabuge le gouvernement et la royauté se trouveraient précipités s’il arrivait à la Norwège et à la Suède de rechercher au dehors des alliances contradictoires ou de s’orienter dans des voies opposées ? L’opinion Norwégienne n’a pas su encore se rendre compte de ces dangers ; elle en veut aux radicaux de n’avoir pas satisfait ses ambitions ; c’est pourquoi libéraux et conservateurs se sont entendus pour faire échec au radicalisme ; il est probable qu’ils arriveront simplement à imposer à sa domination un temps d’arrêt bref et inutile.

« Étranger distingué »

C’est en ces termes que le comte Étienne Tisza, premier ministre du roi de Hongrie, vient d’apostropher M. de Kœrber, premier ministre de l’empereur d’Autriche : et toute la Hongrie d’applaudir. Viendra-t-on encore nous dire que le démembrement de l’empire Habsbourg est une chimère et qu’au fond du cœur, les sujets de François-Joseph s’entendent mieux qu’on ne pense ? Jamais, sans doute, une pareille parole n’avait été échangée entre deux moitiés d’une même monarchie ; elle en dit très long sur les sentiments séparatistes qui s’agitent dans les masses. Il est vrai que M. de Kœrber avait manqué de tact et de prudence en traitant à la tribune du reichsrath autrichien des questions purement hongroises et sur un ton raide et cassant. Qu’à Budapest, on ait senti le besoin de revendiquer les prérogatives nationales, rien de surprenant. Mais, comme l’on dit, c’est le ton qui fait la chanson. Étrangers distingués ! Voilà où ils en sont. Une nation, composée de peuples qui se traitent ainsi, a cessé depuis longtemps d’être une nation et ne saurait même plus former une fédération. Mais les Français, prenant leur désir pour la réalité, s’obstinent à ne point voir « le problème de l’Europe centrale ».


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LA FRANCE ET L’ITALIE



La visite que le roi et la reine d’Italie viennent de faire au président de la république française marquera dans l’histoire ; cet événement dépasse de beaucoup la portée des autres visites échangées entre le président et les souverains d’Angleterre ou de Russie. Non pas que l’importance politique en puisse être plus considérable ; la consolidation ou le maintien de l’alliance franco-russe, la réalisation d’un rapprochement jugé longtemps irréalisable entre la France et l’Angleterre constituent des faits dont les conséquences pèsent d’un poids plus lourd dans la balance de nos intérêts que ne peut le faire un échange de témoignages amicaux entre la France et l’Italie. Après tout, nos voisins du sud continuent, aujourd’hui comme hier, d’appartenir à la triple-alliance, c’est-à-dire à un groupement qui fut longtemps dirigé contre nous et qui sert encore de contrepoids à celui que nous formons avec la Russie. Si la triplice a cessé de nous être hostile, elle ne nous est pourtant point devenue favorable et cette seule considération doit nous empêcher d’attribuer à la démarche de Victor-Emmanuel iii, le caractère d’un changement radical d’orientation politique, caractère qu’elle ne saurait avoir.

Il en va autrement du point de vue historique ; les séjours en France de Nicolas ii n’ont été que des épisodes expressifs d’une alliance existante ; la réception d’Édouard vii a ressuscité une ère inespérée de cordialité dans nos rapports avec l’Angleterre. Mais l’entrée à Paris du roi d’Italie fut autre chose ; elle marqua la fin d’un énorme et redoutable malentendu qui, depuis près d’un demi-siècle, pesait sur l’Europe. Il y aurait, croyons-nous, quelque exagération à prétendre qu’en cette circonstance les deux pays ont posé les jalons d’un avenir très fécond ; mais ils ont certainement, d’un commun accord et en toute sincérité, clos à jamais un terrible morceau de passé.

Ce passé, nous l’avons jugé jusqu’ici d’une façon tellement contraire à la façon dont le jugeaient les Italiens que toute entente paraissait impossible. Nous nous considérions comme les bienfaiteurs providentiels de l’Italie ; comme ayant, non point accéléré, mais créé un mouvement d’unification qui n’était pas dans la force des choses, comme ayant lancé la péninsule dans une voie où son destin ne l’appelait pas et au terme de laquelle, sans notre aide, elle n’aurait pu parvenir. Nous estimions, en un mot, que l’Italie moderne était née d’un caprice de Napoléon ier, réalisé par son neveu, et que de plus, cette réalisation avait coûté à la France du sang, de la richesse et l’abandon de la politique traditionnelle qui constituait partie de sa force et de sa sécurité. Si tout cela est exact, quelle reconnaissance ne nous doivent pas ces princes de la maison de Savoie qui régnaient sur une île peu fertile, la Sardaigne, et sur une petite principauté sans rivages, le Piémont — et dont nous avons fait de puissants souverains capables de traiter en égaux avec l’empire germanique.

Si, au contraire, le sentiment de l’unité italienne a des origines profondes et anciennes, s’il a été sans cesse se renforçant et s’exaltant, si l’habileté politique de Victor-Emmanuel ii et le génie sans pareil du comte de Cavour, si les fautes des Bourbons de Naples et les audacieuses initiatives de Garibaldi n’ont fait que provoquer une révolution suggérée par l’histoire, approuvée par la géographie et désirée par les peuples, alors l’Italie est libre de partager sa reconnaissance entre les deux puissances qui ont simplement rendu sa délivrance plus prochaine ; la France qui, en 1859, lui procura la Lombardie et la Prusse qui, en 1866, lui valut la Venetie ; encore pouvait-on se dire, au-delà des Alpes, que la Prusse n’avait rien obtenu en retour de ses services tandis qu’il avait fallu céder à la France la Savoie et le comté de Nice.

Tel était le point de vue français ; tel, le point de vue italien : inconciliables et en grande partie erronés l’un et l’autre.

Ce ne sont pas les souvenirs de l’empire romain qui se trouvent à la base de l’unité italienne, ce sont les influences de la Renaissance. Certes l’ombre portée de la Rome antique a profondément agi sur l’âme italienne ; ce passé prestigieux, le souvenir d’une si fabuleuse grandeur et d’une domination quasi universelle ont constitué l’espèce de ferment d’orgueil qui n’a cessé d’entretenir au fond des cœurs l’espoir d’un avenir adéquat ; et la misère présente, par la honte qu’elle semblait comporter en comparaison d’un héritage aussi somptueux, servait d’aiguillon à de tels sentiments. Mais il importe de ne pas oublier que si Rome fut la capitale du monde, elle ne fut à aucun moment la capitale de l’Italie parce que l’Italie n’avait été, en somme, qu’une des provinces asservies à son pouvoir. Le nom de Rome n’évoquait donc dans l’âme italienne qu’une vision de gloire et nullement une réminiscence d’unité. Rome, d’ailleurs, était devenue le centre de la chrétienté et nul, en ce temps-là, n’aurait su concevoir comme possible la coexistence, dans l’enceinte d’une même cité, de deux gouvernements, l’un temporel et national, l’autre spirituel et mondial sans que ces deux gouvernements se trouvent réunis entre les mains du souverain pontife. La ville aux sept collines gardait donc, sous les papes comme sous les empereurs, son caractère exceptionnel, mais autour d’elle, les autres villes italiennes s’étaient laissé pénétrer par la notion de leur communauté morale et se sentaient membres d’une même famille. Famille très désunie à coup sûr et dont les querelles étaient fréquentes et retentissantes, sans perdre pour cela l’aspect de querelles de famille. La brouille qui vous sépare de votre frère ou le conflit qui naît entre vous et lui ne sont-ils pas très différents de ce qu’ils seraient si vous n’étiez qu’amis et arrivent-ils jamais à annihiler les liens du sang ? Pendant le douzième siècle, les principales cités d’Italie avaient réussi à se rendre indépendantes et à se donner des institutions démocratiques ; mais, à cette époque là et surtout en Italie, le terme démocratique avait un sens peu conforme à l’idée qu’il éveille de nos jours ; la populace n’était guère en état de participer au gouvernement, et c’était une oligarchie qui l’exerçait. Parfois l’oligarchie restait en contact avec la foule et se faisait vaguement approuver et soutenir par elle ; parfois au contraire, elle s’en émancipait complètement et dégénérait en une tyrannie plus ou moins absolue, aux mains de princes élevés au rang suprême par leur fortune, leur audace ou leur intelligence. Ces princes s’attaquaient entre eux ou se défendaient contre les rivaux qui convoitaient de leur arracher leur pouvoir. À d’autres moments, l’intérêt commercial jetait l’une contre l’autre deux républiques qui se disputaient la possession d’un port ou l’avantage d’un marché. Quand on songe, d’autre part, à l’interminable lutte qui mettait sans cesse aux prises la papauté et l’empire, ou bien encore à ces invasions françaises conduites par trois de nos rois Charles VIII, Louis XII et François Ier, quand on voit l’ambitieux pontife Jules ii provoquer contre Venise la ligue franco-allemande dite de Cambrai, quand on se rappelle les péripéties dont le royaume de Naples fut la victime, on se demande comment l’Italie aurait pu garder — et à plus forte raison, prendre conscience d’elle-même au milieu d’un pareil tumulte, d’une pareille incohérence et de pareils périls. Mais toutes ces guerres se poursuivaient à l’aide de troupes mercenaires et n’interrompaient point, pour ainsi dire, le cours de la vie sociale. On louait des condottieri pour veiller à l’ordre public aussi bien qu’à la sécurité des frontières, pour assurer le triomphe d’un parti aussi bien que pour s’emparer d’un territoire. C’était d’Espagne que la dynastie d’Aragon tirait des soldats pour défendre ou reconquérir son trône de Naples ; d’Espagne encore que venaient les régiments à l’aide desquels Jules ii prétendait chasser les Français d’Italie. C’est contre des Suisses que Gaston de Foix se battit à Ravenne, et François ier à Marignan. Ainsi le drame interminable qui se jouait sur le sol italien n’avait pour principaux acteurs que des étrangers, Français, Allemands, Suisses, Espagnols ; les Italiens n’y eurent guère de part ; ils en souffraient sans doute ; la meilleure preuve pourtant que ces événements ne faisaient qu’égratigner la race sans la saigner, comme on eût pu le croire, c’est que cette même époque si pleine du bruit des batailles était aussi une époque de richesse et d’art. Le luxe des Médicis, la plume de l’Arioste et du Tasse, les pinceaux de Raphaël, du Titien, du Corrège et des Carrache, le génie de Michel Ange et de Léonard de Vinci indiquent clairement qu’en ces jours troublés, l’effort cérébral concentrait toute l’activité des Italiens, qu’ils n’étaient ni ruinés ni inquiets, qu’ils avaient confiance dans la vie, qu’ils se sentaient épris de beauté et indifférents aux formes politiques ; et voilà ce qui, dès lors, préparait leur unité morale tout en la dissimulant sous l’apparence d’un morcellement sans remède. Si l’on ajoute à tant de noms illustres celui de Machiavel, dont les leçons de scepticisme gouvernemental seront recueillies et méditées par les générations suivantes, on possède comme une esquisse en raccourcis de ce qui va suivre et l’on comprend que le peuple italien se soit pétri, à force de vibrer à l’unisson devant les débris de l’histoire et les splendeurs de l’art — et qu’ayant enfin éprouvé le désir de l’unité, il ait répudié sans peine et sans regret des particularismes auxquels on le croyait attaché et auxquels, seule, son indifférence prêtait un semblant de solidité.

Ce désir ne dominait pas encore quand la France révolutionnaire déborda sur la péninsule, l’envahit et la divisa en un certain nombre de républiques qui eussent pu facilement s’entendre, correspondre entre elles, se marquer leurs tendances respectives vers l’unité ; mais, en ce qui concerne les formes gouvernementales, la vieille apathie prévalait ; l’éducation politique n’était point avancée ; les Italiens continuaient de professer, à l’égard de leurs gouvernants, le « j’m’en fichisme » contenu dans le fameux programme romain : panem et circenses. Des spectacles et quelques poix chiches contentaient leurs besoins ; des formules légales et des principes administratifs ils n’avaient cure. En 1805 Napoléon se proclama roi d’Italie, titre auquel il semble que son orgueil corse ait attaché plus de prix qu’à celui d’empereur des Français. C’était bien un titre et non une réalité, mais il n’eut tenu qu’au nouveau césar de réaliser dès alors l’unité péninsulaire. La vice-royauté qu’il attribua à son beau-fils Eugène de Beauharnais aurait pu s’étendre au royaume de Naples, aussi bien qu’au Milanais et à la Venetie ; ou encore, au lieu de donner le trône des Bourbons à l’un de ses frères puis à son beau-frère Murat, il aurait pu ne leur confier qu’un pouvoir vice-régal à exercer en son nom. Si Napoléon avait eu le désir de l’unité italienne, il n’eût pas créé cette étrange figure d’une péninsule dont il gouvernait le nord-est (Milanais et Venetie) par l’entremise d’un vice-roi, dont le nord-ouest et le centre (Piémont, Gênes, Toscane, États de l’Église), se trouvaient annexés à son empire et dont le sud conservait l’indépendance sous le sceptre d’un prince de sa famille. Il est donc faux de représenter Napoléon ier comme l’initiateur et l’architecte de l’unité ; il ne la chercha ni ne la voulut et pourtant il y travailla inconsciemment et la prépara ; ou plutôt ce furent les lois françaises qui, imposées par son despotisme, vinrent bouleverser les anciennes législations et qui s’implantèrent d’autant plus facilement qu’elles répondaient aux aspirations du génie latin et satisfaisaient ses tendances à l’uniformité. Cet avantage certain, l’Italie le paya cher. Pour n’en citer qu’un exemple, mais singulièrement suggestif, elle participa à la campagne de Russie par l’envoi de 27.000 hommes ; il en revint 1.000. Voilà ce que coûta aux Italiens une seule des guerres de l’empire, la plus lointaine il est vrai et la plus meurtrière. On conçoit qu’ils aient vu, sans trop de regrets, s’effondrer le césarisme qui les mettait à de telles contributions.

Ils le regrettèrent néanmoins par comparaison avec ce qui suivit. Le résultat le plus clair des congrès de Vienne de 1814 et de 1815, en ce qui concerne la péninsule, fut d’y organiser la domination autrichienne. L’empereur d’Autriche régna sur le Milanais et la Venetie par l’entremise d’un archiduc qui vint le représenter à Milan ; deux autres archiducs régnèrent à Florence et à Modène ; l’impératrice Marie-Louise, archiduchesse d’Autriche par sa naissance — se vit attribuer le duché de Parme ; le pape et le roi de Naples recouvrèrent leurs états et furent invités à prendre à Vienne leur mot d’ordre ; le roi de Sardaigne restauré, lui aussi, se trouva sous la surveillance du gouvernement de Milan. Pour apprécier à quel point la revanche de l’Autriche sur Napoléon fut complète, il ne faut pas regarder la France qu’on épargnait par égard pour Louis XVIII, il faut regarder l’Italie. Presque rien n’y survécut de ce que nous avions restauré ; presque tout fut rétabli de ce que nous avions détruit ; un seul point fut négligé, bien imprudemment, par la réaction. Les réformes administratives et le code Napoléon furent maintenus : c’était là un puissant instrument d’unité.

Tout d’abord les Italiens, opprimés à la fois par l’absolutisme des souverains et par la lourdeur du joug germanique, ne songèrent qu’à la révolte. La révolution d’Espagne de 1820 provoqua, par contre-coup, des insurrections à Naples et en Piémont. Ce que désiraient les instigateurs de ces mouvements c’était s’émanciper localement d’une tyrannie insupportable ; certains d’entre eux, pourtant, aspiraient à une émancipation nationale. En 1821, les officiers piémontais de la garnison d’Alexandrie, bientôt suivis par ceux de Turin, arborèrent le drapeau vert, blanc et rouge du royaume d’Italie et jurèrent d’unifier la péninsule sous les plis de cet étendard. L’Autriche écrasa en vain ces révoltes ; le programme des rebelles fut désormais celui de tous les patriotes et leur nombre augmenta rapidement. En 1827 il y eut un nouveau soulèvement dans le royaume de Naples ; en 1830, des gouvernements provisoires furent installés à Parme, à Modène, à Bologne, qui furent soutenus par la quasi unanimité des citoyens et réclamèrent l’unité. L’Autriche, encore une fois, les écrasa. C’était le moment où le fameux révolutionnaire Mazzini fondait les sociétés secrètes au moyen desquelles il se flattait de régénérer l’Europe — et sa patrie en particulier. On ne saurait dire que ce grand rêveur ait réussi à accélérer beaucoup les choses ; d’aucuns pensent même que loin de pousser à la roue, il y mit de nombreux bâtons. Le « risorgimento » (nom que les Italiens donnent à cette période de leur histoire qu’ils considèrent comme celle de la résurrection nationale) eut heureusement d’autres apôtres. Le prêtre Gioberti, le poète d’Azeglio, pour ne citer que ces deux là, firent assurément plus pour l’unification de l’Italie que les carbonari lesquels agitaient la foule et la poussaient à des entreprises prématurées tandis que c’était l’élite qu’il convenait de conquérir et de persuader ; plus consciente des difficultés que la foule, qui est toujours prompte à s’éprendre des idées simples, l’élite avait jusque là résisté ; de tels écrivains surent l’entraîner. Ce fut rapide et complet ; ainsi la révolution se préparait des chefs et des conseillers en même temps que des soldats. Aux approches de 1848, l’effervescence, encouragée par le libéralisme de Pie ix auquel avait accédé le grand-duc de Toscane, était à peu près générale ; Pise et Livourne sans se rebeller contre l’autorité du grand-duc portaient ouvertement les trois couleurs italiennes. Malgré ses hésitations et sa timidité, le roi Charles-Albert fit à son tour des concessions libérales et accorda le statut constitutionnel qui, étendu depuis à toute l’Italie, régit aujourd’hui le royaume. L’empereur d’Autriche menacé au cœur même de son empire par la révolution de Vienne et la rébellion Hongroise, dut évacuer Venise qui proclama la république et l’on eût bientôt le spectacle étrange et suggestif des armées de Toscane et de Naples se joignant aux soldats du pape et aux troupes piémontaises pour chasser les Autrichiens du reste de l’Italie ; partout, l’on avait arboré les couleurs italiennes et, contre l’étranger, l’union s’était faite. Ce fut un instant prestigieux. Il pouvait durer ; les Siciliens et les Mazziniens empêchèrent qu’il en fut ainsi. Les premiers à la poursuite d’une chimérique indépendance se séparèrent du royaume de Naples et élirent pour roi le duc de Gênes, fils de Charles-Albert lequel refusa pour son héritier ce trône chancelant ; et les seconds poussèrent, l’épée dans les reins, le gouvernement pontifical jusqu’à décourager la bonne volonté de Pie ix et à l’effrayer par leurs absurdes exigences. Le pape dut s’enfuir de Rome secrètement et cette nouvelle causa une intense émotion dans l’univers catholique. Louis-Napoléon Bonaparte, qui venait d’être élu président de la république française et travaillait dès lors à préparer la restauration de l’empire, ne pouvait trouver une meilleure occasion de se faire reconnaître pour le « fils aîné de l’église » et de mettre en pratique la politique traditionnelle de la France. Il envoya une armée assiéger Rome qui fut prise et rendue au pape. Entre temps les troupes autrichiennes avaient vaincu à Custozza, puis à Novare, l’armée piémontaise démoralisée. Venise capitula ; les gouvernements de Toscane, de Modène et de Parme se virent restaurés, une fois de plus, par les armes autrichiennes. Consultées pendant cette brève émancipation sur leurs vœux d’avenir, les populations des duchés et celles de la Lombardie n’en avaient pas moins affirmé à d’énormes majorités (561.000 voix contre 681 en Lombardie) le désir de l’unité nationale. On pouvait penser dès lors que ce mouvement unitaire aurait son centre en Piémont ; ce pays, restant seul en possession des institutions libérales concédées par Charles-Albert et continuant de se réclamer du drapeau italien, devait attirer à lui tous les vaincus de cette longue crise. Le faible Charles-Albert avait d’ailleurs disparu dans la tourmente et abdiqué en faveur de son fils : le pays avait désormais en Victor-Emmanuel ii un souverain résolu ; il allait posséder en Cavour le plus grand homme d’état des temps modernes.

Les Italiens sont donc dans la vérité en se donnant à eux-mêmes le principal mérite du travail unitaire qui s’est opéré dans leurs rangs et les Français sont mal venus à discuter l’importance de ce travail et la force souterraine qu’il a déchaînée. Comment nier ce mouvement qui se révèle par une semblable série d’efforts, infructueux peut-être, mais se renouvelant sans cesse et tendant tous au même but, par une persévérance si robuste et une si méritoire opiniâtreté ? Comment nier d’autre part que loin d’avoir reçu l’aide de l’étranger, ce sont l’Autriche et la France qui, à plusieurs reprises, ont arrêté par la force l’essor dudit mouvement. À la date de 1852, lorsque le comte de Cavour devint chef du ministère, l’unité italienne était autrement en avance que l’unité allemande ; de celle-ci — qui du reste à l’heure actuelle n’est pas achevée — on pouvait encore douter ; il suffisait de regarder l’Italie pour s’apercevoir que l’état de choses existant était condamné et que la nationalité italienne était déjà une vérité.

Mais comment s’affirmerait-elle ? Toute la question était là. Les patriotes se tournaient vers le roi Victor-Emmanuel et il devenait probable qu’en effet la maison de Savoie jouerait le rôle principal dans les transformations prochaines. Mais encore ? Avait-elle la force et le prestige suffisants ? Cavour comprit qu’elle les aurait à la seule condition d’avoir remporté sur l’Autriche une victoire assez retentissante pour effacer Novare et Custozza, assez complète pour être suivie de l’annexion de la Lombardie ; sans cela, Victor-Emmanuel arriverait probablement à régner sur toute l’Italie, mais après combien d’années de soucis, de négociations et de lenteurs énervantes ? Il savait, cet homme au jugement si fin, la valeur de la fanfaronnade jadis lancée par Charles-Albert et inconsidérément répétée par la vanité italienne : l’Italia fara da se, l’Italie se libérera elle-même ! Elle n’a besoin de personne, elle fera bien ses affaires toute seule ! Cavour connaissait les ressources des collectivités en présence ; il sentait que la nationalité vainquerait à la longue, par sa seule force, mais qu’elle pouvait vaincre tout de suite avec des canons et que, le plus vite la besogne se ferait, le mieux cela vaudrait pour l’avenir. Et tout son élan tendit à ce but : se procurer l’allié puissant qui aiderait Victor-Emmanuel à battre les Autrichiens et, si Victor-Emmanuel était battu, couvrirait et cacherait sa défaite sous le poids de ses propres lauriers : de toutes façons, la cause italienne triompherait.

Le Piémont et sa politique possédaient les sympathies de l’Angleterre : sympathies platoniques qui se traduiraient peut-être par une pesée diplomatique sur les cours de l’Europe mais n’iraient certainement pas jusqu’à la participation d’une escadre à quelque expédition côtière contre le royaume des Deux-Siciles. Ce n’est pas le sud d’ailleurs qui inquiétait Cavour : il le savait mal gouverné et acculé pour ainsi dire à une révolution certaine. C’est sur le nord que se fixaient ses regards. Là, l’Angleterre était de nul secours ; elle n’avait point d’armée, partant aucun moyen d’atteindre l’Autriche ; quel eût été d’ailleurs son intérêt à provoquer une semblable lutte ? Restaient la France et la Prusse. Quelques années plus tard, Cavour eût hésité, mais on était au lendemain des événements de 1848 ; l’impression subsistait du refus opposé par le monarque prussien aux offres du parlement de Francfort tendant à restaurer, en sa faveur, la dignité impériale ; l’unité allemande semblait avoir reçu là un coup terrible, sinon mortel ; on ne prévoyait point en Guillaume un futur empereur, et en Bismarck ne se révélait pas encore le chancelier de fer. En 1866, lorsque la Prusse attaquera l’Autriche, l’Italie la secondera et par ce moyen obtiendra la Venetie ; mais pouvait-on, en 1852, escompter Sadowa ? Ce fut donc vers la France que se tourna Cavour et il se résolut à faire de Napoléon iii le docile instrument de son génie. La participation — en apparence absurde — du Piémont à la guerre de Crimée lui fournit, par un dessein d’une justesse et d’une profondeur admirables, le moyen de participer au congrès de Paris et d’y introduire la question italienne. Dès lors, il eut barre sur Napoléon et commença de le « travailler » pour l’amener à ses fins.

Ici commence l’erreur fondamentale des Italiens. Ils constatent qu’après la fameuse entrevue de Plombières, un véritable traité secret fut conclu entre l’empereur des Français et le futur roi d’Italie. D’après ce traité ou les conventions accessoires, la France s’engageait à faire la guerre à l’Autriche pour l’obliger à évacuer le territoire italien et, en retour, il était convenu que la Savoie et le comté de Nice lui seraient cédés et que la sœur de Victor-Emmanuel ii épouserait le prince Jérôme Napoléon. La guerre eut lieu et le mariage aussi. L’empereur ne tint point ses promesses puisqu’il fit la paix avec l’Autriche en n’exigeant d’elle que le Milanais et non la Vénétie. Mais, d’autre part, il toléra ensuite les annexions des duchés de Parme, de Modène et de la Toscane. L’Italie paya donc le prix convenu, c’est-à-dire Nice et la Savoie ; et les deux puissances se trouvèrent quitte l’une envers l’autre.

Voilà qui est bien vite dit ; au point de vue français, ce n’était pas du tout la même chose d’avoir au nord de l’Italie un état fort et bien homogène, mais de rang secondaire et qui, menacé par l’Autriche, serait voué à l’alliance française permanente — ou de voir la péninsule entière se former en une grande nation appelée tôt ou tard à devenir un état de premier rang. Napoléon iii, à défaut d’autres qualités, posséda le sentiment exact des grands courants de son époque. Il comprit la force fatale des tendances d’unification en Allemagne et en Italie et leur légitimité. Il comprit également que si la France grandissait en proportion de ce qu’allaient grandir la Prusse et le Piémont, l’équilibre demeurerait identique et que nulle déchéance n’interviendrait pour elle. Dès lors le plan était simple : aider la Prusse et le Piémont dans leur extension et leur faire attribuer les présidences des confédérations formées par les états d’Allemagne et d’Italie : se faire céder en retour Nice, la Savoie, le Luxembourg et peut-être les provinces wallonnes de Belgique. C’était, à la fois, opérer la revanche si longtemps désirée des humiliations de 1815 et poser les bases d’une ère durable ; sans doute une confédération italienne n’eut pas vécu éternellement, mais elle pouvait vivre et l’avantage immédiat en était incalculable pour nous.

En cette circonstance, Napoléon fut plus Italien que Français. Il sacrifia la politique française au sentimentalisme italien dont il était imprégné. Dès qu’il fut sur le trône il se sentit inciter à travailler pour le pays, théâtre de ses exploits de jeunesse. C’est pourquoi les Italiens devraient élever un monument grandiose à ce souverain auquel les Français n’en doivent point ; et la dédicace qu’ils y inscriraient serait celle-ci : à Napoléon iii, qui nous conquit le Milanais et ne nous imposa point une confédération. Car des deux bienfaits, le plus grand fut le négatif.

À défaut d’un appui efficace pendant la guerre de 1870 — appui que le roi d’Italie ne pouvait en aucune façon leur donner sans compromettre sa dynastie et trahir les intérêts de son pays — les Français, conscients des services rendus à l’Italie par Napoléon avec leur sang et leur argent, attendaient de leurs voisins du sud une attitude de neutralité bienveillante. La neutralité, sans doute, fut observée, mais elle fut constamment malveillante. Et cette malveillance se produisant au lendemain de si grands désastres, en présence d’une situation si tragique et d’un si courageux effort de relèvement, froissèrent l’âme française beaucoup plus douloureusement que ne le fit plus tard la politique gallophobe de Crispi.

L’adhésion à la triple-alliance a été très coûteuse pour l’Italie ; mais elle lui a été aussi très avantageuse ; il y a des dépenses excessives qu’il est parfois utile de consentir. Avec tous ses défauts, Crispi a beaucoup fait pour sa patrie et, plus le temps s’écoulera, plus on viendra à le reconnaître chez nous. Certes, les sentiments de Crispi envers la France furent inutilement violents ; son tempérament sicilien outrait volontiers les idées et chargeait les propos. Mais dans l’intervalle s’était opérée cette conquête française de la Tunisie qui avait causé en Italie une désagréable surprise. Les Italiens s’étaient accoutumés à l’idée que ce serait là leur première colonie et le nombre de leurs nationaux déjà fixés dans la régence légitimait jusqu’à un certain point cet espoir. Il s’en suivit un mouvement anti-français que Crispi utilisa pour nouer des liens plus étroits avec l’Allemagne, notre ennemie ; ce fut blessant peut-être, mais moins irritant à coup sûr que l’insultante hostilité des premières années. Cette hostilité se basait sur le plus ridicule des prétextes. On accusait le gouvernement de M. Thiers, et surtout celui du maréchal de Mac-Mahon, de viser le rétablissement par la force du pouvoir temporel des papes ; et le plus sérieusement du monde, on affectait, en citant les paroles d’un cantique ou les termes d’un discours électoral, de craindre qu’une expédition française ne fut promptement dirigée sur Rome.

Or, dès janvier 1874, au lendemain de l’organisation du septennat qui venait de consolider les pouvoirs présidentiels du maréchal de Mac-Mahon, le duc Decazes, alors ministre des affaires étrangères de la république, avait été amené à définir la politique de son gouvernement envers l’Italie et il l’avait fait en ces termes : « Entourer d’un pieux respect, d’une sollicitude sympathique et fidèle le pontife auguste auquel nous unissent tant de liens, en étendant cette protection et cette sollicitude à tous les intérêts qui se relient à l’autorité spirituelle, à l’indépendance et à la dignité du Saint-Père ; entretenir sans arrière-pensée avec l’Italie telle que les circonstances l’ont faite, les relations de bonne harmonie, les relations pacifiques, amicales, que nous commandent les intérêts généraux de la France… » Impossible de rien exprimer de plus net et de plus rassurant. Que le gouvernement royal ait éprouvé quelque crainte, quatre ans plus tard, lorsqu’eut lieu la tentative réactionnaire dite du 16 mai, cela est compréhensible ; mais l’avortement de cette tentative fut prompt et le reste du temps, quel homme politique le moins du monde au courant des choses eut pu craindre une attaque de la France ? Jamais cette hypothèse ne fut seulement envisagée. Si nous avions entretenu à cet égard une arrière-pensée quelconque, ce n’est pas par l’envoi d’une escadre que brusquement se fut manifesté notre dessein. Nous aurions commencé par sonder discrètement les chancelleries, par entamer des pourparlers en vue de quelque conférence diplomatique ou de quelque congrès international. Toutes les archives de l’Europe pourraient être mises à jour et des publications supplémentaires venir compléter les livres jaune, bleu, rouge, etc…, qu’éditent les divers gouvernements, on ne trouverait pas trace d’une semblable préoccupation. Bien plus : par crainte de complications inutiles et fâcheuses, si un autre gouvernement — celui de l’empereur François-Joseph, par exemple — avait naguère pris l’initiative d’une manifestation sympathique à l’égard du pouvoir temporel du Saint-Siège, il est à croire que nos agents se fussent employés de leur mieux à décourager cette tentative.

Tels sont les éléments très variés dont était fait ce malentendu franco-italien, entré désormais dans le passé. L’histoire et ses étranges péripéties en avaient tissé la trame ; s’étaient alors enchevêtrés les services rendus et payés, les ambitions déçues, les orgueils exaltés, les abandons ressentis et sur le tout, comme un semis, étaient tombés les incidents malencontreux, les paroles maladroites, les actes incompris,… Qu’allait faire jadis le prince de Naples aux côtés de Guillaume ii, une année où les manœuvres allemandes avaient lieu autour de Metz ?… Ces froissements ne sont plus possibles. Des explications loyales ont été échangées de part et d’autre. On s’est aperçu alors que les intérêts politiques des deux puissances n’avaient rien d’incompatible. Car c’était là encore un cheval de bataille que montaient volontiers les gallophobes transalpins. Ils accordaient qu’il pût y avoir à l’entente des deux pays un avantage économique, mais ils présentaient obstinément la méditerranée comme le champ clos des disputes fatales que réservait l’avenir. La méditerranée n’est-elle point espagnole — et même anglaise grâce à Gibraltar, à Malte, à Chypre, à l’Égypte — aussi bien qu’italienne et française ? Et les peuples mêmes dont elle ne baigne point les rivages n’ont-ils pas un intérêt capital à y maintenir l’équilibre ?

Ces idées étaient entretenues par la menace, souvent répétée dans la presse italienne, d’une occupation éventuelle de la Tripolitaine. Or, nous n’avons point le moyen — en eussions-nous le désir — de prendre toute l’Afrique du nord ; entre le Maroc et Tripoli, nos tendances annexionistes ne sauraient hésiter ; le Maroc nous importe, la Tripolitaine point. Il suffisait d’en causer : c’est fait. Tout élément de dispute, de ce côté, a disparu.

Le roi et la reine d’Italie pouvaient dès lors entrer à Paris, sans souci pour hier ni pour demain et y sceller avec les représentants de la république française l’oubli définitif d’un malentendu, qui vraiment, avait paru devoir s’éterniser. La nation française a marqué, par son accueil, que tel était bien son vœu ; la nation italienne le marquera de même par la façon dont elle recevra, l’an prochain, le président Loubet. Elle n’a pas voulu attendre jusque-là pour manifester sa joie et les acclamations dont elle a salué déjà le drapeau tricolore, arboré aux balcons de notre ambassade et de nos consulats le jour de l’arrivée dans nos murs de Victor-Emmanuel iii, ont pour ainsi dire contresigné les efforts heureux d’une diplomatie bien inspirée.


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LA RICHESSE ITALIENNE



Pourquoi les Italiens recherchent-ils de la sorte notre amitié ? se demande le bon bourgeois français, peu au courant de l’histoire contemporaine de son pays — et moins encore de celle des pays voisins. Et invariablement il se répond à lui-même, en fronçant le sourcil : ils veulent nous coller un emprunt, c’est clair.

Veulent-ils vraiment nous « coller » un emprunt ; eh mais ! il ne serait pas déjà si mauvais leur emprunt, et ce ne serait pas vilain de leur part de nous le réserver, attendu qu’il se trouve d’autres souscripteurs tout prêts à le couvrir. Voilà le fait duquel nous ne sommes pas encore convaincus. On en a tant dit sur la pauvreté de l’Italie, on a tant de fois raconté les misères d’en bas et celles d’en haut : les grandes familles vendant les portraits de leurs ancêtres et les objets d’art de leurs palais, les ouvriers vivant de pois chiches, les quartiers nouveaux de Rome abandonnés avant d’avoir été achevés, les faillites retentissantes, les ruines lamentables — que la notion d’une Italie prospère n’arrive pas à pénétrer dans nos cerveaux. Nous considérons toujours les fonds italiens comme des valeurs de spéculation et nullement comme des placements de « père de famille » et la permanence de la hausse n’a point raison de nos arrière-pensées méfiantes.

La situation financière en face de laquelle se trouva le nouveau royaume dès sa constitution et avant même l’annexion de Rome, n’était pas brillante. En 1859, on a calculé qu’en additionnant les différents budgets des états indépendants de la péninsule, on arrivait à un déficit de 50 millions et à une dette totale de 2 milliards. Or, en 1863, au lendemain des annexions, le déficit du royaume d’Italie montait à 350 millions et la dette à 4 milliards ; autrement dit la dette avait doublé et le déficit était devenu sept fois ce qu’il était auparavant. Voilà ce que coûtait l’unité. Il convient de mettre en regard ce qu’elle rapporte. Depuis 1897, les budgets annuels qui se soldaient en déficits se sont liquidés par des excédents atteignant jusqu’à 60 millions par an ; celui de 1900-1901 apporte 41 millions et celui de 1901-1902, 32 millions d’excédents. « Pour les cinq dernières années, l’excédent total des recettes sur les dépenses a été de 212 millions avec lesquels il a été éteint pour 24 millions de dettes, construit pour 95 millions de voies ferrées, payé les frais de l’expédition de Chine et laissé près de 93 millions à la disposition du trésor ». Ainsi s’exprime M. des Essars dans la préface qu’il a écrite pour le dernier et intéressant ouvrage de M. Edmond Théry, sur la situation économique et financière de l’Italie. Dans cet ouvrage, l’éminent directeur de l’Économiste Européen passe en revue les différentes sources de la fortune publique et les multiples manifestations de l’activité patronale ; sans s’exagérer le moins du monde la portée de certains chiffres, il trace un tableau très précis de la prospérité à laquelle l’Italie est parvenue ; ce tableau est digne d’être médité parce qu’il donne une singulière valeur à l’amitié que l’Italie nous offre. Dans le monde, les particuliers qui s’enrichissent sont, en général, d’autant moins prompts à témoigner de bons sentiments à ceux qui les ont aidés en des temps moins heureux ; il en va de même entre nations. Sans doute, l’Italie s’est convaincue qu’il était de son intérêt d’entretenir d’amicales relations avec sa voisine ; elle a reçu, à cet égard, une sérieuse leçon de choses. Lorsque Crispi prit le pouvoir, la situation financière était fort obérée. M. Deprétis avait accru encore la dette et augmenté les impôts. Son successeur voulut rompre les rapports commerciaux avec la France ; le traité existant ayant été dénoncé, le commerce général de l’Italie qui atteignait 2.607.000.000 en 1887, tomba l’année suivante à 2.066.000.000, c’est-à-dire qu’il perdit près de 550 millions. C’est beaucoup assurément, mais cela ne ressemble point cependant à l’espèce d’effondrement auquel nous avions ajouté foi de ce côté-ci de la frontière. Si les exportations d’Italie en France qui étaient de 498.980 francs en 1887 baissèrent les années suivantes jusqu’à 136.389 francs, dans le même temps, les exportations italiennes en Angleterre, en Allemagne, en Suisse, aux États-Unis, passèrent respectivement de 79 — 115 — 100 — et 35 millions de francs à 151 — 235 — 204 — et 139 millions de francs. Cela suffit à faire comprendre que l’Italie a pu se passer de nous, comme nous avons pu nous passer d’elle ; s’étant ouvert ces nouveaux débouchés, elle n’a pas, le jour où elle revient à nous, à montrer une mine repentante et à crier merci.

Si l’on pousse plus avant l’examen des statistiques du commerce extérieur, on s’aperçoit que le déficit des récoltes, bien qu’amoindri, demeure considérable ; pour son alimentation, l’Italie restera évidemment tributaire des autres pays. Par contre, la valeur croissante des importations de matières premières indique le développement certain de l’industrie nationale. Quant aux exportations de matières premières et surtout de produits travaillés, elles ont passé de 170 et de 551 millions en 1895, à 242 et 867 millions en 1902 : autre signe évident de prospérité.

Mais, si l’on veut se rendre compte de ce que l’avenir réserve à la péninsule, il faut la considérer sur la carte ; sa richesse certaine s’y inscrit en traits significatifs ; la force motrice par excellence, puisqu’elle produit l’électricité, y est emmagasinée en quantités incroyables ; le réservoir hydraulique des Alpes est si complet, si bien disposé, celui des Apennins partage si également le territoire que nul pays au monde ne pourra, plus tard, disposer de pareilles ressources industrielles ; d’autre part, la prodigieuse étendue de son littoral destine l’Italie à voir la navigation (cabotage et long cours) prendre chez elle un développement nécessaire. Ce sont l’absence de capitaux suffisants et aussi le manque d’initiative des citoyens qui ont retardé la mise en valeur du pays au point de vue industriel ; elle ne pouvait se faire, d’ailleurs, avant que le progrès scientifique n’eut dompté le fluide électrique et découvert les multiples applications dont il est susceptible. Les mêmes raisons ont détourné les armateurs d’une carrière que l’accroissement du commerce lointain et de l’aisance nationale pouvait seul rendre fructueuse. Il se trouve ainsi que les deux plus grandes sources de la fortune italienne sont encore presque intactes ; la mer et les fleuves constituent pour le pays comme d’énormes coffres-forts bien remplis — à la différence de celui de la fameuse Thérèse. La pénurie actuelle de capitaux est trop forte pour être momentanée ; les Italiens ne trouvent pas chez eux l’argent nécessaire pour les mises de fonds qui s’imposent ; mais, avant longtemps, les capitalistes étrangers prenant confiance dirigeront sur l’Italie leur Pactole et y accompliront ce que les habitants ne peuvent réaliser d’eux-mêmes.

À l’aide de ce qu’on appelle l’annuité successorale, c’est-à-dire le montant des valeurs mobilières et immobilières héritées au cours d’une année, montant que l’on multiplie ensuite par 35 ou 36, chiffre moyen de la durée d’une génération humaine — M. Théry a évalué la fortune privée des Italiens ; celle de la France, établie d’après les mêmes données, s’élèverait à 205 milliards, soit 7.876 francs par tête d’habitant ; en Italie le total ne dépasserait pas 51 milliards 1/2 ce qui réduirait la part de chacun à 1.716 francs. Mais il ne faut point perdre de vue que le sol français, déjà très peuplé, n’a qu’une densité de population de 72 habitants par kilomètre carré, alors que la densité italienne est de 113, et qu’elle atteint même en Campanie, le chiffre colossal de 189. L’Italie est surpeuplée ! et l’augmentation de la population dépasse 7 % ; ce chiffre, l’un des plus élevés de l’Europe, ne s’est guère modifié entre 1861 et 1901. Rien d’étonnant par conséquent à ce que les pouvoirs publics ne cherchent point à enrayer l’émigration mais, tout au contraire, l’encouragent et la régularisent. L’émigration permanente atteint 251.000, c’est-à-dire qu’elle est encore très inférieure à l’excédent annuel des naissances sur les décès, lequel s’inscrit à 350.000 (en France, dans les années les plus peuplées, il n’a été que de 72.000). Il existe aussi une émigration temporaire de travailleurs, terrassiers et autres, qui sortent chaque année, au nombre de 281.000 pour une période de plusieurs mois. Ceux-là dépensent en Italie l’argent gagné au dehors. Quand aux émigrés définitifs, étant en général peu fortunés, ils ne créent point au commerce de la métropole des débouchés bien prospères ; mais ils forment au loin des colonies nombreuses et compactes et servent quand même l’intérêt du pays, répandant sa langue et — lorsqu’ils ne s’adonnent pas au couteau, volontiers rapide dans leurs doigts irascibles — faisant aimer son nom. Ce serait une grande erreur de voir dans l’émigration italienne un appauvrissement ; c’est pour l’Italie présente un soulagement nécessaire — pour l’Italie future un enrichissement assuré.

En attendant, elle est parvenue à force de sagesse à refaire sa situation financière avec les éléments encore insuffisants dont elle disposait. L’année 1902, ainsi que le faisait remarquer la Nuova Antologia sous la plume d’un ancien ministre, M. Maggiorino Ferraris, aura brillé à cet égard d’un éclat particulier. Sur le marché de Paris, la rente italienne a, pour la première fois, atteint le cours de 100 francs et, chose plus précieuse, s’y est maintenue depuis lors ; en même temps l’agio sur l’or a disparu ; enfin les budgets ont réalisé leur équilibre. Voilà trois faits qu’il est bon de méditer. Ils renferment pour nous une double morale ; d’abord ils nous certifient que l’amitié de l’Italie est devenue fort avantageuse et ensuite ils nous renseignent sur les moyens de liquider une situation obérée. Quand on se rappelle les difficultés économiques et financières devant lesquelles se trouvèrent nos voisins au lendemain de la prise de Rome ou du désastre d’Adoua, on est à juste titre surpris de constater qu’ils se sont si vite et si bien soustraits aux conséquences de ces difficultés ; le fait qu’ils y soient parvenus, en dehors de circonstances exceptionnellement favorables, est encourageant pour la politique de modération et d’économie bien entendues qui doit être aujourd’hui celle de tous les hommes d’état vraiment dignes de ce nom.


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L’UNION LATINE



L’an passé, lorsque notre éminent ambassadeur aux États-Unis, M. Jules Cambon, quitta son poste pour venir représenter notre république auprès du roi d’Espagne, les notabilités de New-York lui offrirent, avant son départ, un énorme banquet au cours duquel débordèrent simultanément le champagne français et l’éloquence yankee, aussi pétillants, mousseux et tapageurs l’un que l’autre.

Un orateur — on le dit officiel, mais ce caractère, là-bas, ne gêne guère les mouvements de ceux qui en sont investis — proposa, au milieu de l’enthousiasme général, de boire à la conclusion future d’un « empire républicain latin » qui unirait la France, l’Italie et l’Espagne. M. Cambon fut sans doute un peu ahuri au fond de lui-même, en entendant formuler ce vœu bizarre. Sans parler du roi d’Italie dont le renversement préalable serait nécessaire pour le réaliser, il faudrait encore chasser le roi Alphonse xiii auquel précisément l’hôte de la soirée devait, peu de semaines après, présenter ses lettres de créance. Mais l’orateur ne s’embarrassait point pour si peu. Il n’avait pas songé, non plus, que de cet « empire républicain latin » nulle bonne raison ne permettrait d’exclure les républiques latines du nouveau-monde… et la doctrine de Monroë, alors ? que dirait-elle ?

L’idée d’un empire latin, républicain ou non, ou pour mieux dire, d’une union latine entre les trois puissances méditerranéennes, n’est pas neuve. Elle a été maintes fois mise en avant ; elle a séduit de bons esprits ; elle a été défendue avec ardeur par des apôtres zélés ; rien d’étonnant à ce qu’elle se soit offerte à l’esprit d’un dîneur transatlantique, en cette circonstance spéciale.

Cela ne fait pas qu’elle soit plus réalisable ni surtout plus désirable.

Elle ne l’est pas, premièrement, au point de vue commercial. On parle parfois d’union du « commerce latin ». Qu’est-ce que c’est que cela ? C’est évidemment une union douanière, une sorte de Zollverein dont la France, l’Italie et l’Espagne fourniraient les éléments. Or, les trois pays ne produisent pas leur consommation c’est à dire que, tant pour la nature que pour la quantité des échanges, ils sont tributaires d’ailleurs. Localisés sur un coin, privilégié mais très restreint, de la planète, ils ne sauraient se suffire à eux mêmes. À peine l’empire britannique le pourrait-il, cet empire dont les territoires sont répandus sur toute la surface du globe et présentent les conditions climatériques et autres les plus variées. C’est précisément l’œuvre à laquelle travaille M. Chamberlain, et ses concitoyens sont d’accord pour admettre qu’une telle union douanière impliquerait une diminution certaine des gains commerciaux ; la question est de savoir si cette perte ne serait pas compensée par d’autres avantages ; mais il est trop évident que nulle nation, même avec ses dépendances coloniales — non plus que nulle région ne peuvent prospérer aujourd’hui, enfermées dans la muraille de Chine d’un protectionnisme absolu. La France, l’Italie, l’Espagne forment précisément une région géographique et économique distincte. Prenez le planisphère ; teintez de couleur uniforme les portions dites latines et cherchez à réunir entre eux par des lignes de navigation les ports principaux ; vous verrez, qu’en somme, toutes les grandes routes fréquentées, tous les débouchés naturels, tous les entrepôts et les marchés habituels demeureront en dehors de vos tracés. Rien n’indique mieux à quel point le commerce, en se latinisant, s’étiolerait et dégénérerait.

La décadence mentale ne serait pas moindre si l’union latine ne devait constituer qu’une société d’admiration mutuelle entre les trois pays qui ont donné au monde le Dante, Cervantes et Victor Hugo. Fait d’ordre et de clarté, le génie latin coordonne et organise bien mieux qu’il ne crée. D’un bout à l’autre de l’histoire, on constate que tel a été son rôle ; que, replié sur lui-même, il s’est toujours desséché et que, superposé à d’autres génies, il a pu s’épanouir en de belles floraisons. Qui niera les influences salutaires qu’ont exercée chez nous, depuis cinquante ans, l’Allemagne sur les études scientifiques et l’Angleterre sur la pédagogie. Or, qu’avons-nous fait des enseignements tirés ainsi de par delà nos frontières ? Nous en avons émondé et approprié les principes, embelli et clarifié les aspects. Grâce aux méthodes Allemandes, nos savants ont apporté dans leurs travaux la scrupuleuse exactitude qui, jusque-là, leur faisait souvent défaut ; grâce à l’éducation anglaise, nos écoliers ont mené une existence plus saine et plus normale en même temps que la formation du caractère et l’accoutumance à la liberté ont conquis l’attention des pédagogues, trop exclusivement captivés auparavant par le seul souci du développement cérébral. Faut-il rappeler d’autre part combien les États-Unis ont agi sur nous au point de vue du sens des affaires, de l’esprit pratique, de l’habitude de la nouveauté et de l’initiative en matière commerciale ou industrielle ? S’imagine-t-on ce que serait la France actuelle si sa pédagogie s’était inspirée des idées italiennes ou son mercantilisme des habitudes espagnoles. En religion, en art, en toutes choses le contact des peuples non latins nous a été plus qu’utile et, certainement, l’exclusivisme intellectuel entre latins nous serait plus préjudiciable encore que l’union douanière.

Il va de soi qu’au point de vue politique et militaire un tel groupement n’aurait aucun sens. Si les marines de l’Espagne et de l’Italie répondaient à la configuration essentiellement maritime des deux péninsules et que, par ailleurs, la France fut absolument résolue à ne plus poursuivre qu’une politique océanienne, elle pourrait trouver avantageux de joindre ses navires aux flottes de ses deux sœurs ; encore peut-on se demander de quel secours ces flottes lui seraient en Indo-Chine ou à Madagascar ? Mais l’Italie ne se trouvera pas de longtemps, en mesure de construire un nombre suffisant de croiseurs et de cuirassés et ce qui restait de la puissance navale de l’Espagne a péri à Cuba et aux Philippines. De toutes façons, la France a plus d’intérêt à s’appuyer dans le Pacifique sur les escadres russes et à vivre en bons termes, sur toute la surface du globe, avec les escadres anglo-saxonnes… Une alliance défensive aurait encore moins de raison d’être ; les trois puissances ont-elles donc les mêmes adversaires et sont-elles exposées aux mêmes dangers ?

Pourquoi chercher midi à quatorze heures ? La formule à laquelle nous sommes parvenus est excellente ; il n’y a pas lieu d’y rien changer. Rétablir notre ancienne amitié avec l’Italie, resserrer notre amitié présente avec l’Espagne, rien de tout cela n’implique de protectionnisme latin, moral ou matériel, et n’entrave notre liberté au-delà des bornes raisonnables.

Après cela, on continuera, sans doute, de broder sur ce thème de l’union latine, surtout dans les discours d’après-dîner, parce qu’il n’en est pas qui soit plus attrayant et soulève plus sûrement les applaudissements de gens satisfaits. L’inconvénient sera minime si l’action ne suit pas le geste.


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CHANGEMENTS PROCHAINS



Aux lecteurs de la « Revue du Pays de Caux »

Depuis longtemps déjà on nous invite de divers côtés à modifier les conditions de la Revue du Pays de Caux, à en élargir le cadre, à en faire bénéficier non plus une seule province, mais bien la France entière. De telles demandes indiquent clairement le succès de l’entreprise et nous avons compris facilement quel grand avantage moral il y aurait, pour les idées que nous défendons, à entrer dans cette voie. Malheureusement les difficultés matérielles seront considérables. Il nous est impossible de porter le tirage aux chiffres qu’il faudrait, c’est-à-dire au-delà de 70.000, sans détruire complètement l’équilibre sur lequel est assise notre combinaison. Répandre la Revue à travers la France nécessite donc que nous prenions sur la part de la Normandie. C’est hélas ! ce que nous allons être obligés de faire.

À partir de 1904 notre petite revue change de nom. Elle devient la Revue pour les Français. Elle ne change par ailleurs, est-il besoin de le dire, ni d’allures, ni d’orientation ; elle conservera son format, son aspect habituels. Nous nous proposons simplement de donner à la critique des livres éminents, récemment parus, une place plus importante.

Les listes de distribution devant être révisées et modifiées pour s’accommoder à la nouvelle combinaison, les groupes ou sociétés qui ne pourraient bénéficier désormais de la distribution gratuite trouveront en tête de ce numéro un avis leur indiquant la possibilité de souscrire des abonnements au prix minime de 6 francs par an.

Nous espérons que tous ceux de nos amis auxquels nous ne pouvons continuer le service que nous leur faisions auront à cœur de contribuer, en souscrivant, au succès d’une œuvre dont ils connaissent maintenant — et dont, sans doute, ils continuent d’approuver l’esprit et les tendances.

D’avance nous les en remercions.