Revue du Pays de Caux N°1 mars 1902/IV

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LE PROBLÈME DE L’EUROPE CENTRALE



Il domine aujourd’hui la situation générale et préoccupe toutes les chancelleries et tous les hommes d’État. Les Parlements, plus lents à savoir et à comprendre, vont bientôt s’en émouvoir. La foule, toujours mal renseignée parce qu’elle ne cherche point à l’être bien, en ignore encore les premiers éléments.

C’est un problème redoutable. Il a grandi dans l’ombre. Bismarck ne l’apercevait pas. Son génie incomplet n’avait pas su le prévoir. Dans ses flancs il recèle la guerre, une guerre terrible qui pourrait jeter l’une sur l’autre deux moitiés de l’Europe et ne prendre fin que par l’écrasement d’un des partis.

L’apparente solidité d’un trône antique et surtout la préoccupation passionnante des réformes sociales contribuaient à entretenir une fâcheuse sécurité. L’Autriche, appuyée sur une Hongrie grandissante, faisait assez bonne figure pour donner confiance encore et puis l’idée s’était répandue et affermie qu’à l’ère belliqueuse des entreprises nationales allait succéder partout l’ère féconde des transformations morales. Erreur ! Il est loin, l’âge d’or de l’humanité pacifiée ! Il viendra peut-être ; mais nous ne verrons point cette terre promise qui n’est, pour notre génération, qu’un mirage trompeur.

Revenons donc à la dure réalité et sachons la regarder en face. Elle tient toute entière en cette ligne. L’Europe centrale est inachevée et il n’y a aucune chance que son achèvement puisse s’opérer autrement que par le fer et par le feu. Examinons rapidement en quoi consiste le caractère inévitable de la crise, quelles en pourraient être les différentes solutions, quel rôle enfin la France serait à même d’y jouer.

Les trop rares publicistes qui ont étudié la question d’Autriche en ont en général, mal posé les termes. Ils se sont demandés si les races très diverses de langage, de religion et de tempérament qui composent l’empire de François-Joseph, n’avaient pas intérêt à demeurer unies et si l’Europe, de son côté, n’avait pas intérêt au maintien de cette union. L’un d’eux a même réédité, à cette occasion, un mot fameux : l’empire Autrichien, a-t-il dit, est tellement nécessaire que s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer. Par malheur, non seulement les hommes ne créent pas toujours les institutions nécessaires ; mais il leur arrive de les renverser très mal à propos et au rebours de leurs intérêts. De sorte que cet argument n’a guère de valeur pratique. En fait, la question est tout autre ; la voici, ramenée à sa plus simple expression. L’Autriche est un État qui d’Allemand est devenu slave ou du moins dont la balance après avoir penché du côté Allemand penche maintenant du côté slave. Il y a, à cette transformation, de nombreux motifs. D’abord l’Autriche a perdu des territoires germaniques et acquis des territoires slaves ; en second lieu, les populations slaves sont, en général, bien plus prolifiques que les populations germaniques ; en troisième lieu, les slaves qui demeurèrent longtemps désunis et s’ignorant les uns les autres se sont rapprochés et savent, à l’occasion, faire cause commune ; on pourrait citer encore d’autres faits qui expliquent le renversement du sablier Autrichien. Mais quelles que soient les causes, le résultat est manifeste ; dans l’empire où ils dominaient hier, les Allemands ont cessé d’être les maîtres ; ils doivent obéir à leur tour ; chaque jour désormais leur enlèvera un privilège et leur fera sentir plus durement leur changement de situation. De tels changements paraissent toujours difficiles à supporter aux races qui s’y trouvent condamnées ; mais d’ordinaire, ils coïncident avec un abaissement de la race. Ici, par une très singulière anomalie, c’est l’inverse. La race Allemande se sent amoindrie et humiliée en Autriche, au lendemain même des éclatants triomphes qui ont exalté son orgueil en la plaçant, dans le monde, à un niveau qu’elle n’avait jamais atteint auparavant ! chose plus extraordinaire encore, cette diminution de pouvoir et de prestige se produit dans un pays limitrophe de celui où s’est opérée son élévation et sans parler des groupes restreints qui vivent dispersés dans le reste de l’empire Austro-Hongrois, cet empire contient un groupe compact de neuf millions d’Allemands que la plus fictive et la moins naturelle des frontières sépare de leurs frères d’Allemagne. Sur quoi pourrait-on se baser pour espérer que ces neuf millions d’hommes ne vont point désirer quelque jour d’entrer dans la grande hégémonie germanique, leur patrie après tout ?…

Ils le désirent déjà. Un auteur Français dont le talent gagnerait à n’être point teinté d’une Austrophilie aussi prononcée, le reconnaissait lui-même, l’année dernière. Il avouait, après des études minutieuses, qu’un bon tiers des Allemands d’Autriche souhaitaient d’être réunis à l’Allemagne, qu’un second tiers environ est encore indécis et que le troisième tiers seul demeure fidèle au passé. Et notez que, sur le trône qui incarne ce passé, est assis un empereur dont le long règne, les malheurs immérités, la grandeur d’âme, la belle prestance, la fidélité au devoir et le labeur persévérant ont fait le plus justement populaire des souverains. Cet empereur est un vieillard et ses sujets pourraient accorder à ses cheveux blancs le crédit que les moins monarchistes des Américains réclamaient naguère pour le vieil empereur du Brésil, Dom Pedro, qu’une révolution prématurée envoya mourir en exil. Tous les Allemands d’Autriche aiment François-Joseph et ils ont d’autant plus de raison de lui demeurer attachés que ce Habsbourg est resté bien Allemand d’idées et de sentiments ; ils savent que son autorité personnelle s’exercerait au besoin en leur faveur si une majorité slave venait à les molester trop fortement. Cette sécurité, ils ne l’auraient point avec son successeur. Marié morganatiquement à une femme slave, l’archiduc héritier François-Ferdinand a déjà pris son parti ; il a compris qu’il ne saurait gouverner efficacement par une minorité : tenir la balance égale entre les deux adversaires lui a paru une tentative vaine et il s’est orienté d’avance vers le slavisme, avec une netteté et une résolution que ne faisaient pas prévoir sa nature qui passait pour indécise et son caractère un peu effacé. Sous le présent règne, les Allemands, s’ils ont perdu la majorité, ont encore l’empereur ; sous le suivant, ils n’auront ni la majorité, ni l’empereur. Comment n’achèveraient-ils pas de se détacher du foyer qu’ils ne dirigent plus et de s’attacher au foyer tout voisin que leur race s’est construit ?

Il y a là une de ces évolutions inévitables qui dominent de très haut les visées politiques et même les suggestions de l’intérêt, parce qu’elles reposent sur les instincts les plus profonds et les plus immuables du cœur humain.

Que peut-on espérer ? Que le temps amènera une détente ? Que quelque jour une subite poussée de raison et de fraternité groupera pacifiés, autour du trône Autrichien, Allemands et slaves. Ce serait un absurde espoir. Les Allemands et les slaves se détestent chaque jour davantage. L’arrogance hautaine et la jalousie haineuse ont creusé entre eux un abîme qu’il faudrait de bien longues années pour arriver à combler. François-Joseph n’attendra pas si longtemps pour descendre au tombeau et sa mort rompra la dernière passerelle jetée d’un bord à l’autre.

Mais ce que ses peuples ne sauraient faire bénévolement peut leur être imposé. Les Allemands d’Autriche ne sont pas les plus forts et la coalition des peuples slaves suffirait à les retenir dans le giron commun. Sans doute, mais ce serait alors la guerre civile et comment l’empereur d’Allemagne s’y prendrait-il pour rester neutre et ne pas intervenir ? Croit-on qu’il pourrait laisser à sa porte écraser des Allemands sans leur venir en aide ? C’est alors que, chez lui, « les fusils partiraient tout seuls ». Or, l’intervention de l’Allemagne c’est l’intervention forcée de la Russie, c’est, par conséquent, la guerre générale.

Il n’est pas du tout certain, quoiqu’on en pense, que Guillaume ii convoite l’annexion à son empire des provinces Allemandes d’Autriche. Sans doute (voyez la carte ci-jointe) cette annexion le conduirait si près de Trieste qu’on ne pourrait plus guère lui en disputer la possession. Et Trieste, c’est l’Adriatique, la route libre vers l’Orient, le chemin raccourci vers l’Extrême-Orient. Mais cette même annexion, en renforçant en Allemagne l’élément catholique et Bavarois, rendrait très difficile de gouverner par la Prusse. Or, c’est par la Prusse que l’empereur Guillaume gouverne. Bismarck, qui décidément avait la vue basse, ne calcula point qu’un jour pût venir où les poids de l’Allemagne Prussienne et de l’Allemagne non Prussienne s’équilibreraient. Il voyait sous ses yeux, l’Autriche devenue une ellipse avec deux foyers, Vienne et Budapest. L’idée ne lui vint pas que le même sort pût être réservé à l’Allemagne. Il supputa l’électorat présent et raisonna comme si, de par les statistiques, l’Allemagne devait toujours demeurer numériquement soumise à la Prusse. Que deviennent ses combinaisons, si la Bavière s’accroît de neuf

Le chaos Austro-hongrois en 1900
Le chaos Austro-hongrois en 1900

millions de catholiques ; car on aura beau faire, même séparés d’elle politiquement, c’est avec la Bavière que marcheraient les nouveau-venus.

Le problème, certes, n’est pas insoluble et on peut toujours créer, au profit de la maison de Hohenzollern, ce gouvernement impérial, esquissé seulement en 1870 et dont les rouages n’auraient nul besoin de se confondre avec ceux du gouvernement Prussien. Cela n’en suppose pas moins une forte secousse politique et l’on comprend que Guillaume ii n’en envisage pas l’éventualité avec une entière sérénité.

Mais encore une fois, qu’y pourrait-il ? Force lui sera bien, même à son corps défendant, de venir au secours des Allemands d’Autriche, si les slaves prétendaient les forcer à demeurer unis à eux.

Supposons maintenant que, par impossible, la sécession s’opère à l’amiable et que, devenu empereur, François Ferdinand consente à diminuer lui-même sa couronne et à ne plus régner que sur des Hongrois et des slaves ? Cette abnégation établirait-elle un paratonnerre suffisant ? Un coup d’œil sur la carte montre que l’extension de l’empire d’Allemagne refoulerait les Slovènes et emprisonnerait les Tchèques. Des Slovènes, nous ne parlerons pas. Ils sont trop peu nombreux et trop peu organisés au point de vue national pour provoquer une grande guerre européenne à leur profit. Mais il en va tout autrement des Tchèques. Ceux-là sont beaucoup ; la Bohème leur appartient de fait et de droit ; ils ont un long passé glorieux et des ambitions précises. Ils forment une sorte de coin fortement enfoncé dans le flanc germanique. Sous peine de déchoir, la Russie ne peut éluder son devoir envers eux : ils sont l’avant-garde du slavisme et ont droit à sa protection absolue. Quand bien même la Russie ne ferait pas la guerre pour empêcher l’Allemagne de s’agrandir, elle serait amenée à la faire pour défendre les Tchèques. Une guerre Russo-Allemande éclatera tôt ou tard de ce fait.

La France se trouvera alors l’arbitre de l’Europe. De sa conduite, tout dépendra. Nous ignorons si son traité secret avec la Russie lui permettrait de demeurer neutre. Mais en admettant qu’il en soit ainsi, le resterait-elle ? Il est temps que les Français songent à cette alternative, l’une des plus formidables qui aient pesé sur eux dans tout le cours de leur histoire.

Feront-ils la guerre pour la succession d’Autriche ? S’ils s’y décident, il est vraisemblable qu’ils y entraîneront l’Italie. Car l’Italie, si elle parvient à évincer l’Allemagne de Trieste, peut y prétendre elle-même et obtenir comme prix de sa coopération à la victoire Franco-Russe non seulement le Trentin, mais la Dalmatie. La France espèrera recouvrer l’Alsace-Lorraine et la Russie, s’emparer de la Pologne Prussienne. Mais victoire ou défaite, résultats certains ou indécis, quelles pertes d’hommes et d’argent, sans parler de nos colonies ! Car il serait un peu naïf à l’Angleterre, qui aurait bien plus à redouter d’une victoire Franco-Russe que d’une victoire Allemande, de rester paisible spectatrice d’une pareille lutte. Et alliée au Japon, sa flotte ravagerait aisément l’Indo-Chine et attaquerait Madagascar, la Réunion ou la Nouvelle-Calédonie.

On dira — et l’ironie est facile : c’est là du prophétisme. À quoi bon échafauder ainsi d’avance tout un ensemble de suppositions qu’un petit fait imprévu fera peut être écrouler demain ? Les choses tournent, en général, tout autrement que ne le pensent les contemporains et bien rares ont été ceux qui ont su, dans notre siècle, prévoir le cours des événements prochains. D’accord. Il n’en est pas moins vrai que nous assistons depuis deux ans, aux plus singulières évolutions de la politique internationale. La Triple alliance n’est plus qu’un fantôme. Entre Vienne et Berlin, les relations officielles ont de subites tensions et les relations secrètes sont bien plus tendues encore. On a intérêt pourtant à vivre en bonne harmonie, aujourd’hui comme hier. Au contraire, la Russie et l’Autriche qui sont rivales dans les Balkans et dont la rivalité est sérieuse et durable, se rapprochent chaque jour davantage. La France et l’Italie ont, d’un commun accord, effacé le souvenir de leurs querelles. Enfin l’empereur Guillaume n’a pas craint de froisser le sentiment populaire, d’aller à l’encontre des vœux de ses sujets, pour lier son sort à celui de l’Angleterre ; et par une avance directe aux États-Unis qui venaient de lui marquer une dédaigneuse hostilité, il indique qu’une haute pensée politique domine ses préférences et ses rancunes. Qu’est-ce donc qui rend les gouvernements si sages et si avisés et les amène à se tendre les mains en des gestes qu’hier encore on jugeait impossibles ? Qu’est-ce donc, sinon la question d’Autriche, en vue de laquelle chacun prend les dispositions que lui suggère la prudence, oubliant ses griefs de la veille pour ne songer qu’aux redoutables éventualités du lendemain ?

Au point de vue pratique nous discernons donc deux faits de la plus haute gravité qui peuvent se résumer ainsi. Premièrement, la question d’Autriche fera éclater presque inévitablement une guerre entre l’Allemagne et la Russie. Secondement, de la conduite de la France en cette circonstance dépendra celle du reste de l’Europe. N’avions-nous pas raison de dire tout à l’heure que cette alternative était une des plus formidables qui aient pesé sur la France dans tout le cours de son histoire ?

Si nous faisons la guerre, ce sera par sentiment ou par intérêt. Examinons rapidement ces deux hypothèses.

Par sentiment ? Oui, pour défendre les Tchèques dont le francophilisme est ardent et ne s’est jamais démenti. Mais pourquoi ne ferions-nous pas aussi la guerre pour les Polonais, pour les Finlandais, pour les Boers, pour les Grecs et surtout pour les Arméniens, nos protégés héréditaires ? Qu’adviendrait-il, de nos jours, d’un grand pays qui serait assez fou pour s’inspirer d’une politique à la Don Quichotte et tirerait l’épée chaque fois qu’il se trouverait un faible à protéger, un persécuté à délivrer ?… La ruine serait vite à ses trousses et, avec la ruine, le discrédit et la décadence. En tous les temps, les guerres ont été affaires d’intérêt. Cela est vrai des croisades elles-mêmes. Par contre, le sentiment fut impuissant à unir contre l’Angleterre et plus tard contre la France, les monarchies d’Europe, directement insultées et menacées par la mort de Charles Ier et par celle de Louis XVI.

Reste l’intérêt. Que nous commande le nôtre ?… À cette question nous ne répondrons point aujourd’hui. Que nos lecteurs y réfléchissent. Nous y reviendrons. Bornons-nous à leur suggérer quelques éléments d’appréciations dont ils feront leur profit :

1o En cas de guerre où seraient engagées d’une part la France, la Russie et l’Italie, de l’autre l’Allemagne et l’Angleterre, la France serait par sa position géographique de beaucoup la plus exposée ; de sorte que, même victorieuse, elle subirait des pertes et des dommages considérables. Peut-on, d’avance, neutraliser cet inconvénient, et de quelle façon ?

2o L’Allemagne, grande et riche comme elle l’est aujourd’hui, ne peut pas vivre sans débouchés maritimes ; si elle n’arrive pas à Trieste, elle sera amenée à s’en créer du côté de la Hollande et de la Belgique dont l’indépendance se trouvera de la sorte menacée.

3o Une fois agrandie par l’annexion des provinces Autrichiennes, l’Allemagne sera partagée, ainsi que nous l’avons indiqué, en deux parties, l’une Prusso-protestante, l’autre Bavaro-catholique ; la France n’a-t-elle pas intérêt à ce qu’il en soit ainsi ?…


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