Revue du Pays de Caux N°2 Mai 1902/Texte entier

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Revue du Pays de Caux

paraissant 6 fois par an

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de

Pierre DE COUBERTIN



SOMMAIRE DU No 2

(Mai 1902)

NI PERDUS NI SAUVÉS



Les armoiries de la France devraient représenter une Roche Tarpéienne et un canot de sauvetage. Ce seraient là de véritables « armes parlantes ».

Les Français, en effet, ont toujours besoin de se dire perdus ou de se croire sauvés. C’est leur marotte. La catastrophe et le salut jouent dans leur existence un rôle prépondérant. « Tout est perdu » s’écriait François ier à l’issue d’une bataille d’où la vanité royale sortait plus entamée que les destins de la Patrie. « Tout est sauvé » se fût écrié, l’autre jour, M. Jules Lemaître si, au lieu d’une minorité déjà très respectable, les antiministériels s’étaient trouvés certains de posséder dans la nouvelle Chambre, une écrasante majorité.

Et de François ier à M. Jules Lemaître, les mêmes exclamations, se sont répétées, à tous propos, sur toutes les lèvres. Appliquées aux événements de politique intérieure, on les a naturellement entendues simultanément, par la raison que ce qui est catastrophal aux yeux de Jean est triomphal à ceux de Jacques et vice versa.

Rien que dans ce siècle, ont été réputés, tour à tour, avoir sauvé ou perdu la France : Napoléon ier, Alexandre de Russie, Louis xviii, Charles x, Louis-Philippe, Lamartine, Cavaignac, Napoléon iii, Thiers, Gambetta, Jules Ferry et Waldeck-Rousseau. J’en passe et des meilleurs, tels que Talleyrand, le duc de Richelieu, le premier Casimir Périer, M. Guizot et M. de Morny. Que de dangers courus, Messeigneurs ! Que de suicides projetés ! Que de machinations ourdies ! Pauvre France !

Les traces de cet état d’esprit se retrouvent en petit dans les discours politiques et les proclamations électorales. Les mots : épreuve décisive — bord de l’abîme — destinée brisée — fin de tout — dernier espoir — planche de salut — ancre de salut — etc., y chantent comme des refrains obsédants. Certainement un siècle d’instabilité politique est pour quelque chose dans ce travers ; cependant, après 32 ans passés sans grande guerre ni insurrection, il ne paraît pas que, sur ce point, l’esprit général tende à se reprendre. La cause est donc plus profonde encore.

Elle est dans une fausse conception de la vie humaine et, en particulier, de la vie nationale ; le sens collectif de l’existence échappe aux Français ; ils n’en savent saisir que le sens individuel. Ils raisonnent comme si les limites de leur propre durée étaient aussi celles de la race. Ils parlent volontiers de leurs ancêtres ou de leurs descendants, mais en réalité ils ne pensent guère à eux ; le moment présent les occupe tout entiers.

Cependant, même dans une existence individuelle, l’évolution lente et continue se fait sentir ; il vous arrive d’approuver aujourd’hui ce que vous blâmiez hier — et sans qu’il y ait de votre part légèreté ou inconséquence, simplement parce qu’autour de vous, les circonstances ont changé : vous acceptez de bon cœur ce dont vous ne vouliez pas ; vos goûts diffèrent, vos habitudes se modifient ; et il vous faut quelques réflexions pour retrouver vos jugements et vos appréciations d’antan ; ils vous étonnent alors : vous êtes surpris d’avoir tant évolué.

Comment donc une nation, qui est un être collectif entouré d’autres êtres collectifs, n’évoluerait-elle pas, elle aussi ? Et quand tout évolue, même la religion, d’où viendraient pour elle, l’immobilité et la stagnation ?

Il n’y a, dans toute l’histoire de France, qu’un seul véritable sauveur ; c’est une femme, c’est Jeanne d’Arc. Encore que la domination Anglaise n’eût pas plus tué la France que la domination Maure n’a tué l’Espagne, où que la domination Turque n’a tué la Grèce, notre pays était en péril quand Jeanne parut. Il ne l’a jamais été depuis, pas même en 1814, pas même en 1870.

Alors, n’est-il pas un peu ridicule de vous entendre, mes chers compatriotes, parler des Jésuites et des Francs-maçons, des Juifs et des socialistes, du Pape et de l’Étranger, comme si votre vie nationale était à la merci des uns et des autres. Vous vous êtes battus bravement quand il l’a fallu ; vous le feriez encore s’il le fallait. Alors, pourquoi vous attardez-vous bêtement, comme des garçons poltrons, dans la peur des croquemitaines ?

Vous ne serez, de votre vivant, ni perdus ni sauvés. Vous serez — et la France sera par vous — forts ou faibles selon ce que vous dépenserez pour le bien collectif, d’énergie, de patience et de sens commun.

CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



Toutes les sympathies de l’univers civilisé ont été tendues, ces temps-ci, vers le chevet de la reine Wilhelmine. Ces sympathies s’expliquent trop bien, tant par la sagesse et la générosité politiques de la jeune souveraine que par sa situation d’unique héritière directe de l’illustre maison d’Orange dont les princes furent, en Europe, les champions valeureux des idées libérales — pour qu’il soit besoin d’y insister.

Deux Reines.

Mais l’opinion publique ne s’est peut-être pas assez souvenue, en envoyant à Wilhelmine des vœux sincères, de celle qui souffrait et pleurait au pied du lit royal. Depuis le jour où elle céda à sa fille unique le fardeau du pouvoir, la reine Emma s’est enfermée dans le plus discret des silences et le monde l’a oubliée. Il se prépare, sans doute, à oublier de même la femme éminente qui est encore régente d’Espagne et ne sera plus, dans quelques jours, qu’une reine-mère, étrangère désormais au gouvernement de son pays. Les deux régences d’Espagne et de Hollande n’ont point eu à traverser les mêmes angoisses. Autour du trône de Wilhelmine, les Hollandais se tenaient étroitement unis : nulle guerre ne les menaçait et leur empire colonial était assez fort pour résister aux audacieux dont il eût pu exciter les convoitises. L’Espagne, au contraire, a payé le prix d’une longue série d’exactions et de méfaits dont ni Alphonse xiii ni sa vaillante mère ne partageaient les responsabilités : celle-ci a ressenti doublement, dans son amour maternel et dans sa fierté royale, le coup qui diminuait le patrimoine de son fils à la veille de sa majorité politique. Tous les soucis, pourtant, n’ont pas été d’un côté et les joies de l’autre. La reine Christine a connu des roses et la reine Emma a senti des épines. L’une et l’autre ont eu de grands mérites et peuvent être fières de leur œuvre. Mais qui ne voit que ce qui les a le plus aidées, c’est leur qualité de femmes. Il est parfaitement clair qu’une souveraine veuve, de mœurs exemplaires et toute dévouée à sa tâche, est, de toutes les incarnations du pouvoir, celle que la démocratie peut le mieux respecter et suivra le plus volontiers. La preuve en est faite ; mais n’est-il pas curieux qu’en cet âge républicain, la main des femmes ait consolidé des trônes, qu’aux âges monarchiques, les fautes des hommes avaient si fort ébranlés ?

La République Cubaine et l’Empire Espagnol.

Par une coïncidence ironique, le couronnement du roi d’Espagne et l’inauguration de la République Cubaine ont lieu presque au même instant. Le président du nouvel État, M. Thomas Estrada-Palma assume une tâche difficile, mais à laquelle il semble mieux préparé qu’aucun de ses compatriotes. Il connaît et il aime les États-Unis ; sans leur céder sur des choses trop essentielles, il n’aura pas l’intransigeance qu’on eût pu redouter d’un Cubain trop exclusif. C’est d’ailleurs un éducateur, non un politicien, ni un financier. Quelles que soient les entraves un peu excessives dont les États-Unis entourent l’exercice de la liberté Cubaine, les précautions dont ils s’arment pour l’avenir, la protection un peu lourde qu’ils se réservent d’exercer sur leur petite voisine, celle-ci ne leur en doit pas moins une grande reconnaissance. Sans l’intervention des navires et des soldats Américains, elle eût en vain poursuivi une lutte, inégale et ruineuse. Sans doute, elle n’est encore qu’une faible convalescente et s’effraye des traites que pourraient tirer sur elle les capitalistes yankees ; les petits ennuis présents et à venir ne sont rien pourtant à côté des horreurs du passé ; que la République Cubaine n’oublie pas trop vite les services rendus !

Ce passé, chose étrange, n’a guère laissé de haines subsister entre l’ancienne mère-patrie et sa colonie émancipée. À peine chassés de l’île, les Espagnols sont sur le point d’y devenir populaires.

Dans son message, le président Palma s’exprime en termes particulièrement sympathiques à l’égard de l’Espagne et, par un dernier acte de sage clairvoyance, la reine-régente a marqué que son fils devrait s’inspirer de sentiments analogues. Chose plus étrange encore, les défaites de 1898 ont accru le prestige des vaincus dans tout cet immense continent sud-américain, dont les habitants, en majorité, descendent d’eux et parlent leur langue. Des échanges de courtoisies significatives ont eu lieu ; on a réveillé les vieux souvenirs, renoué des liens brisés ; les paroles vengeresses qui se chantaient encore ont été rayées des hymnes nationaux et les soldats d’aujourd’hui ont, en fraternisant, effacé la mémoire des luttes fratricides d’antan.

C’est là l’aurore d’un grand, d’un très grand mouvement que vous verrez éclore dans une vingtaine d’années. Les Anglo-Saxons nous prouvent actuellement que le plus faible des liens politiques suffit à maintenir l’harmonie et l’équilibre d’un grand empire, dès que ceux qui le composent sont d’accord sur les principes fondamentaux de la vie individuelle et nationale. Les Espagnols qui sont, après les Anglo-Saxons, la communauté civilisée la plus nombreuse du globe, nous montreront qu’un tel empire peut s’établir et subsister sans lien du tout et par le seul fait de l’attraction de la race !

La Mission Rochambeau.

Ce n’est pas seulement la proclamation de la République Cubaine qui attire l’attention de l’Europe vers les États-Unis, c’est aussi bien l’envoi de la mission Rochambeau, succédant à la visite sensationnelle du prince Henri de Prusse. La mission Française a divers avantages sur l’Allemande. L’occasion d’abord. Lancer le yacht impérial et en prendre « livraison », c’était pour envoyer là-bas le prince Henri, un prétexte habilement saisi, mais futile en soi. Il en va différemment de l’inauguration d’un monument à la mémoire d’un des plus populaires parmi les héros de l’Indépendance. La « commande » de l’empereur d’Allemagne était flatteuse pour l’industrie Américaine, mais l’hommage rendu au maréchal Français remue, dans l’âme populaire, les souvenirs historiques les plus grandioses. Aussi, vu la solennité de la circonstance, est-ce un de nos cuirassés d’escadre, le Gaulois, battant pavillon de l’amiral Fournier, qui a transporté aux États-Unis la mission militaire dont le chef n’est autre que le général Brugère, généralissime de l’armée Française.

Nos officiers, auxquels sont adjoints des représentants éminents des Lettres et des Arts, ainsi que trois délégués du ministère des Affaires Étrangères, n’auront pas seulement la satisfaction d’une réception enthousiaste ; ils se feront une idée sommaire, mais juste, de cette grande république, parvenue, en cent ans, à un tel degré de prospérité que les puissances d’Europe la courtisent l’une après l’autre et, déjà, recherchent son alliance.

Le Scandale des Philippines.

Il est un point noir pourtant, dans l’éclat de ce resplendissement : le jeune soleil a déjà ses taches ; la dernière qu’on ait signalée n’est pas la moindre. Il semble, toute part faite aux exagérations facilitées par l’éloignement, que d’abominables cruautés aient été commises par des soldats Américains aux Philippines. Des récits de tortures, le bruit d’une dévastation et d’un massacre systématiques dans plusieurs provinces ont mis l’opinion en émoi. Le président Roosevelt a ordonné une enquête des plus strictes et nul doute que les coupables, s’il y en a, ne paient cher leurs crimes. Il faut reconnaître d’autre part, la juste sévérité avec laquelle, dans l’Afrique du Sud, Lord Kitchener a châtié des officiers Australiens, coupables d’avoir assassiné des Boers sans armes : cette exécution aura produit un effet salutaire. N’empêche que ces divers incidents révèlent un danger d’ordre spécial, auquel sont exposées les grandes démocraties qui improvisent des armées. Lors de la guerre Hispano-Américaine, on fut très frappé, en Europe et en Allemagne tout particulièrement, des services rendus par les volontaires Américains : on admira leur énergie, leur audace, leur endurance, la rapidité avec laquelle ils devenaient de vrais soldats. Dans des circonstances plus pénibles, c’est-à-dire pour une cause moins juste et devant une résistance bien plus lassante, les Anglais montrèrent en Afrique, des qualités analogues. Voici pourtant que, dans ces soldats improvisés, la brute humaine apparaît, subitement déchaînée : braves et honnêtes gens peut-être dans la vie civile, ces hommes se montrent, sous les armes, bien plus barbares et plus cruels que les soldats de métier. C’est logique après tout, car c’est très humain ; l’histoire d’ailleurs confirme la chose par maints exemples que nous avions oubliés…, seulement, il en résulte ce paradoxe très original que l’unique moyen pour une démocratie de demeurer clémente et juste, dans les combats qu’elle peut être appelée à soutenir, c’est d’entretenir une armée permanente, régulière et véritablement nationale…, c’est assez inattendu.

Les « Trusts » et leur avenir.

Un dernier mot à propos de l’Amérique et des gigantesques « Trusts » qui prennent naissance sur son sol et font sentir leur action bien au-delà. Un « Trust » est une coalition d’intérêts capitalistes. Cela pourra devenir autre chose dans l’avenir, mais actuellement, c’est cela et rien autre : la forme moderne de ce qu’on appelait autrefois l’accaparement. Le dernier Trust en date est celui de la navigation transatlantique. On l’appelle grandiosement « le Trust de l’Océan ». Il vise à monopoliser, de fait, les moyens de transport entre l’Europe et l’Amérique. Il est formé par les principales Compagnies existantes qui, chacune conservant son autonomie administrative, s’unissent en un faisceau puissant, sous l’impulsion d’un syndicat inspiré et dirigé par le fameux milliardaire Pierpont Morgan. En principe, il est bien certain que ces sortes de monopoles créés par un groupe de particuliers sont dangereux et condamnables. Seulement, la société moderne est surtout éprise de faits et de données pratiques : les principes, elle en a de moins en moins cure. Loyalement conduit, il est probable que le Trust peut devenir une forme très utile d’expansion commerciale, par la réduction des frais de production et d’exploitation qu’il est susceptible d’engendrer. Il peut, d’autre part, assurer la stabilité industrielle, ce qui serait un plus grand bienfait encore. Récemment, un des grands Trusts Américains, celui de l’acier, vient de publier son premier rapport annuel. Ce document qui accuse un bénéfice de 425 millions de francs, indique également que la demande a été si forte, cette année, qu’elle eût abouti forcément à une hausse des prix, si le Trust ne s’était mis en travers, refusant même les primes qu’on lui offrait pour hâter les livraisons. De la sorte, il n’y a pas eu surproduction ni hausse de prix. L’ouvrier Américain est assez intelligent et instruit pour se rendre compte que les crises dont il souffre périodiquement sont dues, précisément, à de pareilles hausses de prix et si le Trust arrive, en immobilisant les prix de vente, à établir enfin la stabilité industrielle, il est tout prêt à lui témoigner une vive gratitude. Il serait donc tout à fait inexact de se représenter le Trust et le Syndicat ouvrier comme deux puissances en hostilité nécessaire l’une contre l’autre ; toutes deux cherchent leurs intérêts et leurs intérêts peuvent très bien être communs. Reste à savoir si le Trust se maintiendra dans cette voie de franchise et de bon sens ou si, quelque jour, l’ambition de ses dirigeants ne se donnera pas libre cours dans un sens tyrannique… L’Europe, de plus, n’est pas dans la même situation que les États-Unis et, à l’exception de l’Allemagne, où des causes analogues ont produit des effets analogues, les crises industrielles y sont d’origine plus complexe et, partant, de solution moins simple.

Le Deuil National.

La France, en quelques quarts d’heure, a perdu une ville. Une catastrophe sans précédent a englouti le 8 mai, à huit heures du matin, Saint-Pierre de la Martinique. Un volcan éteint qui, depuis plusieurs siècles — si l’on en excepte une légère éruption, voici cinquante ans — n’avait inquiété personne, s’est brusquement réveillé et la métropole commerciale de notre gracieuse et charmante colonie a été rayée de la surface du sol. On la rebâtira, assurément ; les navires recommenceront de fréquenter son port ; les plantations de cannes à sucre l’encercleront de nouveau de fraîche verdure et de l’ancienne Saint-Pierre, fondée jadis par un Normand, il ne restera rien qui rappelle les ruines désolées de Pompéï. Un monument commémorera l’événement et les hommes passeront auprès, insouciants et distraits. Ainsi va le monde. Puisons, du moins, nous qui sommes témoins de ce grand cataclysme, puisons dans le spectacle d’une mort épouvantable tombant à l’improviste sur 40.000 Français d’Outre-Mer, le sentiment de la Solidarité humaine qui, en présence des coups inopinés du sort, doit nous unir fraternellement. Les secours s’organisent. Donnons pour la pauvre île momentanément ruinée, pour cette lointaine portion de la terre de France, autour de laquelle les nôtres, jadis, ont dépensé tant de vaillance et acquis tant de gloire.

Nationalistes Chinois.

On s’inquiète beaucoup — un peu trop peut-être — de la révolte qui sévit dans les provinces méridionales de la Chine, le Kouang-Si et le Kouang-Toung. Cette révolte est ouvertement dirigée contre la dynastie régnante qui est Mandchoue et que les rebelles qualifient d’« étrangère ». C’est un signe des temps que, partout où l’on veut nuire à un adversaire, on le qualifie d’« étranger » dans son propre pays. C’est l’injure suprême ! ou du moins l’accusation la plus efficace et rien ne permet de mesurer avec autant d’exactitude l’intensité du courant nationaliste qui se fait sentir jusqu’en Extrême-Orient ! Parmi les Chinois qui participent à l’insurrection, se trouvent principalement des soldats lassés d’attendre une solde toujours en retard, des paysans des montagnes prompts aux coups de force et charmés de toute occasion de refuser l’impôt et enfin des sécessionistes rêvant l’autonomie de la Chine du Sud. Que l’Europe soutienne la dynastie et le gouvernement actuels, c’est sage de sa part, puisqu’avant tout, il convient de maintenir l’ordre. Ce serait toutefois une grave faute de s’inféoder à eux. Les Chinois se modifieront-ils jamais, d’une façon très profonde ? La chose est incertaine. Mais la Chine, en tant que région, n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était hier. Il serait puéril de s’imaginer que son unité résistera aux événements récents. L’occupation étrangère a ébranlé à jamais le prestige impérial ; le mystère, d’ailleurs, qui environnait le trône, est évanoui ; les Chinois ont vu leur empereur fuir sa capitale et y rentrer en chemin de fer ! Double spectacle auquel ne résistera pas le vieil édifice vermoulu. L’autonomie de la Chine du Sud est donc une affaire de temps. La France qui est sa voisine, devrait y songer très sérieusement ; une double politique s’offre à elle ; ou chercher à établir solidement dans ces régions l’influence Française de façon à nous réserver le protectorat du futur État ; ou bien y favoriser l’expansion Allemande, de façon à l’opposer à l’expansion Anglaise, laquelle s’exerce déjà dans ces parages et y redoublera d’activité dès que la guerre Sud-africaine aura pris fin.

Le Couronnement du Roi Édouard.

Beaucoup de nos lecteurs ne manqueront pas de nous taxer d’anglomanie pour avoir osé dire — ce que nous faisons plus loin — que Cecil Rhodes était un grand homme et raconter que, dans le drame Transvaalien, tous les torts ne sont peut-être pas du même côté. Ce genre de reproche nous laisse tout à fait indifférents. Notre anglomanie, en tous les cas, n’ira pas jusqu’à exprimer de la sympathie pour la ridicule représentation qui se prépare à Londres. Le couronnement du roi d’Angleterre, tel qu’il va avoir lieu, est une cérémonie vide de sens. Que Nicolas ii, monarque à demi oriental, demeure fidèle aux vieux rites moscovites, c’est tout simple. Mais ce que Guillaume ii, très amoureux pourtant de pompe impériale, n’aurait point osé faire, ce que Victor Emmanuel iii n’a même pas songé à réclamer, pourquoi Édouard vii, qui devient roi à un âge avancé, a-t-il la futilité de le vouloir ? L’empereur d’Allemagne et le roi d’Italie sont montés sur le trône, tout simplement, en uniforme, l’épée au côté et se sont mis aussitôt à la besogne : ce sont les souverains qui conviennent à l’âge de la démocratie et de l’activité ; toujours sur la brèche, ils sont les premiers travailleurs du pays. Et parce qu’ils n’ont pas réclamé, l’un la remise solennelle du globe impérial surmonté de la croix, l’autre que l’on posât sur sa tête l’antique couronne de fer des rois Lombards, ils n’en sont pas moins recouverts de tout le prestige que leur confèrent, à la fois, la grandeur de leur dignité et le passé de leur race. Édouard vii a d’autres soucis. Son sacre est, depuis plusieurs mois, l’unique objet de ses préoccupations ; il décrète l’aunage d’hermine des pairs et pairesses d’après leurs quartiers de noblesse ; il restaure tout ce qu’il trouve dans les vieux parchemins de pratiques surannées et d’enfantines génuflexions. Il a réussi évidemment à intéresser son peuple à ces niaiseries ; l’heure était propice d’ailleurs ; l’Angleterre cherchait avidement une distraction nécessaire, après tant de deuils. Reste à savoir ce qu’en penseront les sujets lointains de ce monarque à pourpre. Vu d’Auckland ou d’Adelaïde, le spectacle pourrait bien présenter plus de ridicule que de prestige. L’Opinion étrangère, en tous les cas, n’est pas du côté du nouveau roi. C’est avec un profond sentiment de respect, avec une intense émotion que le monde s’associa, en 1887 et en 1897, aux fêtes merveilleuses qui honoraient la reine Victoria. La grande et noble souveraine recueillit, en ces jours inoubliables, l’hommage mérité de toutes les nations ; on ne saluait pas seulement l’extraordinaire durée de son règne, mais les vertus publiques et privées dont elle n’avait cessé, pendant cinquante et soixante ans, de donner le bel exemple. La même unanimité ne se retrouvera plus : les étrangers regarderont passer le cortège archaïque de 1902 avec une curiosité amusée et un sourire d’ironie.

Au Tonkin.

Les derniers jours vécus par M. Doumer sur le sol de l’Indo-Chine Française marqueront à jamais dans nos annales coloniales. Le gouverneur-général a inauguré en présence de l’empereur d’Annam, du ministre de France à Pékin, de l’amiral commandant l’escadre, le fameux pont du Fleuve Rouge sur lequel passe le chemin de fer de Hanoï à Haïphong. Long de 1.700 mètres, reposant sur d’énormes piles qui s’enfoncent à trente mètres au-dessous du niveau des eaux, il a été construit en trois années et a coûté un peu plus de 6 millions. Ce merveilleux ouvrage d’art a frappé de stupeur les populations indigènes et a plus fait que bien des victoires pour consolider le prestige de la France. L’inauguration du pont a été précédée de celle de la Faculté de médecine indigène établie à Thaï-Ta, près de Hanoï, et de celle des palais provisoires qui vont contenir l’Exposition Indo-Chinoise, laquelle s’ouvrira au mois de novembre prochain. Une série de fêtes a eu lieu à l’occasion de ces diverses solennités : revues, carrousels, banquets, illuminations, représentations de gala. L’empereur Thanh Taï s’est montré partout, jouissant de tous les spectacles avec une joie enfantine. Peu de jours après, M. Doumer s’embarquait pour revenir en France. Son successeur n’est pas encore désigné. On ne peut que lui souhaiter une administration aussi féconde. L’œuvre accomplie en Indo-Chine par M. Doumer est grandiose. Une certaine curiosité s’attache aux pas de notre ancien gouverneur-général. On sait qu’il est rentré dans la vie politique. Élu sans concurrent, beaucoup le désignent comme un chef éventuel de gouvernement. Le zèle, l’intelligence, l’habileté, le tact qu’il a déployés là-bas promettent. Il est très probable qu’avant longtemps, nous le verrons au pouvoir. Quelques paroles, déjà prononcées par lui, semblent indiquer que sa principale préoccupation sera le relèvement commercial de la France ; il souhaite de lui faire jouer de nouveau un rôle prépondérant, non pas en Europe ou nous n’avons présentement aucun changement à poursuivre, mais dans les régions lointaines où lui-même a tant contribué à rétablir le prestige de notre drapeau. Ce serait un beau plan, propre à rallier tous ceux que lassent les mesquineries électorales et les disputes de clocher. Nous reviendrons prochainement, et en détail, sur les réformes opérées par M. Doumer en Indo-Chine.

Les Troubles de Belgique.

L’échec que le socialisme vient de subir en Belgique a été complet — si complet même que tout le monde en a été surpris. Les circonstances — il faut le remarquer — étaient assez favorables. Le parti au pouvoir avait commis des imprudences et des excès ; il s’agissait du suffrage universel, réforme indispensable aux socialistes et chère aux libéraux, de sorte, qu’en cette affaire, les premiers avaient l’avantage de marcher avec les seconds ; aucune menace antidynastique ou révolutionnaire ne gênait leur alliance et beaucoup, parmi les plus modérés, se disent qu’en effet, l’heure est venue d’établir le vote démocratique, en usage dans des pays dont l’éducation politique est certes moins avancée qu’elle ne l’est en Belgique. La grève générale éclatant à l’occasion d’un pareil conflit, s’en trouvait sinon légitimée, du moins très facilitée. Enfin, de malheureux accidents dus à une répression trop violente et injustifiée ensanglantèrent les rues de Bruxelles et de Louvain ; c’était un aliment dangereux fourni à la colère populaire ou, comme on dit vulgairement, de l’huile sur le feu. Malgré tout, le mouvement a avorté, la grève n’a pas réussi à être générale ; elle a causé beaucoup de ruines, mais n’a pas paralysé la vie entière du pays. Et, en somme, les socialistes sont sortis de cette crise sans gloire et sans profit. Ce n’est pas, du reste, le seul motif qu’aient leurs chefs d’éprouver du souci. Ailleurs qu’en Belgique, il s’opère une évolution d’idées propres à les inquiéter.

La Hongrie et la Triple Alliance.

Beaucoup de bruit se fait autour du renouvellement de la Triple Alliance qui arrive à échéance. Et il est assez probable qu’en effet ce traité célèbre sera renouvelé, peut-être même dans des termes identiques ; il n’en a pas moins perdu une grande partie de sa valeur et l’esprit des cosignataires a changé, en tous les cas, d’une façon radicale. L’Italie s’est réconciliée avec la France et, sentiment à part, elle y a trop d’avantages pour ne point persévérer dans une voie si conforme à ses vrais intérêts. L’Autriche s’est rapprochée de la Russie. L’accueil fait à l’archiduc héritier, lors de sa visite à Saint-Pétersbourg, a donné le ton d’une cordialité nouvelle établie entre les deux cours. L’archiduc, d’ailleurs, prouve par ses actes et ses paroles qu’il sera un empereur slave et cela n’est point pour le rendre populaire en Allemagne. L’Allemagne, enfin, ne peut nouer, de bien bon cœur, des liens d’amitié avec deux puissances qui seront, demain, ses ennemies géographiques. Et, pourtant, la Triple Alliance sera renouvelée !… à y réfléchir, la chose n’est pas si étonnante. La Triple Alliance est un mirage qui dissimule une réalité et cette réalité, c’est l’alliance étroite, sincère et solide, celle-là, de l’Allemagne et de la Hongrie. La Hongrie est très germanophile. Son vieil homme d’État, Koloman Tisza, mort, il y a deux mois, avait bien contribué à la rendre telle, mais il faut reconnaître qu’en ce faisant, il obéissait à des préoccupations très hautes et très naturelles. La Hongrie est la bête noire des Slaves ; elle leur barre la route, elle gouverne et domine beaucoup d’entre eux et si l’union se faisait tout autour d’elle, le péril slave deviendrait, pour elle, des plus sinistres. Contre un tel péril, l’Allemagne, seule, lui fournirait, le cas échéant, un secours effectif. Aussi, quelles que soient leurs sympathies personnelles, les hommes d’État, à Budapest, se sentent invinciblement liés par l’intérêt national aux destins germaniques. Cela étant et comme, en présence de la cacophonie Autrichienne, ils ont voix prépondérante et autorité indiscutable dans les conseils actuels de l’empire, tout leur poids a été jeté dans la balance en faveur du renouvellement de l’alliance qui est à la fois leur sécurité présente et leur espoir à venir. Ce renouvellement, la France n’a point à s’en préoccuper. Cette même alliance qui, jadis, fut dirigée en grande partie contre elle, menacerait aujourd’hui d’autres puissances bien plutôt qu’elle. Il n’en est pas moins du devoir du gouvernement de la République de veiller à ce que, ne fut-ce que par dignité nationale, quelques modifications soient introduites par l’Italie dans le texte du traité ; n’y eût-il que quelques virgules de changées, ces changements indiqueront la situation nouvelle dans laquelle se trouvent désormais les deux grands États Latins, vis-à-vis l’un de l’autre.

Le Voyage du Président Loubet.

L’Alliance Franco-Russe n’ayant plus besoin d’être ni proclamée ni affermie, le voyage du Président de la République Française à Saint-Pétersbourg n’offre point d’intérêt au point de vue politique. Mais tous les bons citoyens accompagnent de leurs vœux le Chef de l’État dans sa visite aux Souverains et au peuple amis.

UN PROCÈS ÉLECTORAL AUX ÉTATS-UNIS



Parmi les spirituels voyageurs à qui l’Amérique inspira des fantaisies humoristiques, nul ne vaut le Baron de Mandat-Grancey, ancien officier de marine, et qui posséda longtemps un ranch de chevaux dans le Dakota. Tous les deux ans environ, l’aimable Français faisait à son ranch une visite, et rapportait du Far West les histoires les plus amusantes. Il en est une qui nous revient en mémoire en cette période d’agitation électorale, et bien que nous ne sachions plus dans lequel des livres de M. de Mandat-Grancey[1], il convient de l’aller chercher, nous nous hasardons à en raconter le canevas à nos lecteurs.

Un magistrat, le juge Hiram, était candidat. Son concurrent le serrait de près. C’étaient de ces tournois oratoires comme seuls les Américains savent en organiser ; on se battait à coups de discours. Anémique et dispepsique, long, maigre, osseux, le pauvre juge Hiram se desséchait à pérorer : l’organe tonitruant de son robuste adversaire avait toujours raison de ses efforts : son prestige déclinait et les membres de son comité avaient la mine longue.

L’un d’eux suggéra enfin quelque chose d’admirable : s’entendre avec un entrepreneur pour organiser le soir qui précéderait l’élection d’énormes projections lumineuses, propres à populariser les actes de la vie du candidat. Dans sa vie, il n’y avait rien de remarquable, mais on eût vite fait de lui bâtir une légende et, ledit soir venu, les habitants des villes du district contemplèrent en effet de magnifiques tableaux qui se déroulaient sur tous les pans de murailles vides qu’on avait pu trouver. L’un représentait le juge Hiram « distribuant la justice », — un autre, le juge Hiram « dévoilant un cas de corruption », — un troisième, le juge Hiram « sauvant, au péril de sa vie, un enfant qui se noyait »… et ainsi de suite. Les adversaires étaient consternés. De tous côtés, on n’apercevait que le juge Hiram dans des attitudes nobles, foudroyant des coupables, secourant des malheureux, consolant des affligés, et se dévouant à la chose publique de mille façons plus ingénieuses les unes que les autres.

Mais, voilà que soudain, au-dessus de ces portraits si variés du juge Hiram, une banderolle apparut, portant une inscription géante. On y lisait ceci :


Citoyens ! Voyez comme il est maigre !
Il ne serait pas ainsi
S’il avait fait usage des

Pilules de Schenk !

Les électeurs, pâmés de rire, donnèrent leurs voix à l’adversaire et conservèrent longtemps le souvenir de cette bonne soirée. Il en résulta, bien entendu, un procès. Les membres du comité Hiram ne voulurent plus payer l’entrepreneur qui, pour toucher double salaire, avait prétendu faire servir ses projections à deux fins. Nous aimerions savoir comment l’aventure s’est terminée, mais M. de Mandat-Grancey ne nous l’a jamais dit.


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LE DRAME SUD-AFRICAIN



Nous ne croyons pas impossible, à l’heure actuelle, de porter un jugement impartial sur ce qui se passe dans l’Afrique du Sud. Les éléments à l’aide desquels ce jugement peut être formulé faisaient défaut au début de la guerre ; ils ne sont pas encore complets. Mais tels qu’ils sont, ils autorisent un effort sincère vers la vérité. Cet effort nous nous proposons de le tenter en nous appuyant uniquement sur les faits et en laissant de côté toute question de sentiment.

Les Origines

La colonie du Cap fut cédée aux Anglais en 1814 ; ils s’en étaient emparés partiellement en 1806. Le traité stipula néanmoins qu’ils auraient à verser à la Hollande une indemnité de 150 millions de francs ; de sorte qu’après avoir conquis ce coin du globe, ils eurent encore à l’acheter. Leur possession est donc indiscutable. La Compagnie Hollandaise des Indes Orientales, à laquelle ils succédaient, avait exercé son pouvoir d’une façon injuste et tyrannique et, deux fois, les Boers s’étaient révoltés contre elle. Les Anglais suivirent les détestables traditions qu’elle leur léguait. Des gouverneurs brutaux, maladroits, ignorants du pays qu’ils administraient, opprimèrent les colons et il ne parait pas que les colons Anglais fussent mieux traités que les Hollandais : expulsions, confiscations, suppressions de journaux se succédaient fréquemment. On ne protégeait que les noirs. Les missionnaires de la London Society, alors toute puissante sur le Colonial Office de Londres (ministère des Colonies), gouvernaient despotiquement et semaient partout le désordre et la discorde. Un certain nombre avaient épousé des femmes Cafres et la grande majorité d’entre eux étaient hostiles à l’installation des Européens dans le pays. Ils ne cessaient de poursuivre ces derniers devant les tribunaux, sous prétexte de mauvais traitements envers les indigènes. Dans une seule année, 80 colons furent l’objet de poursuites de ce chef sans qu’une seule des accusations formulées put être étayée par des preuves sérieuses.

L’abolition de l’esclavage était le grand cheval de bataille des missionnaires ; entreprise salutaire à coup sûr, mais trop grave pour être conduite à la légère et sans préparation. Le maintien de l’esclavage importait énormément aux colons et surtout aux colons Hollandais, aux Boers (ce mot veut dire : paysans) passionnément et exclusivement adonnés à l’exploitation agricole. Ç’avait été un des arguments les plus écoutés des partisans de la domination Anglaise que d’opposer la conduite de l’Angleterre, en cette matière, à celle de la France. La France avait ruiné la Martinique en proclamant la soudaine émancipation des esclaves. Dès 1795, on faisait peur aux habitants du Cap, déjà abandonnés par la Hollande, du joug Français et de ses conséquences et on leur promettait que l’Angleterre ne leur donnerait, de ce chef, aucun souci. Malgré cela, les esclaves (presque tous avaient été naguère amenés au Cap par des navires Anglais et vendus par des marchands Anglais) furent brusquement libérés. L’opération coûta cher au gouvernement Britannique et rapporta peu aux habitants du Cap. Quoiqu’une somme considérable eût été votée par le Parlement de Wesminster pour subvenir aux indemnités nécessaires, chaque esclave ne put être payé sa valeur ; et, de plus, les indemnités furent payables à Londres ; l’agiotage s’en mêla et finalement les propriétaires d’esclaves perdirent plus de 60 pour 100. Pendant ce temps, le gouvernement local ne cessait de prendre des mesures maladroites et impopulaires telles que la substitution de l’Anglais au Hollandais devant les tribunaux. Si, par hasard, un gouverneur éclairé, juste et bienveillant, comme Sir Benjamin d’Urban en 1838, entreprenait de pacifier le pays, les missionnaires étaient assez puissants à Londres pour obtenir son rappel. (Il est à remarquer que toutes les mesures conseillées dès lors par Sir Benjamin ont être adoptées depuis, tant elles s’imposaient).

Ces causes de mécontentement provoquèrent le Grand Trek qui s’organisa pendant l’hiver de 1836 ; mille wagons s’acheminèrent vers le Nord ; c’étaient les Boers qui se séparaient de leur ancienne colonie et en allaient fonder d’autres, au-delà du Vaal. Ayant refoulé les tribus sauvages, qui leur disputaient la possession de ces nouvelles terres, ils s’y établirent à l’aise. Leur tranquillité toutefois fut de courte durée. La colonie du Cap s’étendant, ils furent de nouveau en contact avec les Anglais dont les gouverneurs, d’ailleurs, prétendaient voir en eux des sujets de la Reine et les traiter comme tels. La colonie de Natal devint un sujet de disputes perpétuelles ; les Anglais s’y étaient établis par mer en fondant Port-Natal, aujourd’hui Durban ; les Boers, lancés à la poursuite des Zoulous, y arrivaient par le Nord. En 1842, ils en furent définitivement chassés. Ce n’était pas là leur unique souci. Leur impuissance à fonder chez eux un véritable gouvernement se traduisait par des discussions intestines ; et de fait, dans une pareille immensité si peu peuplée, instituer un gouvernement était chose malaisée. Avant même qu’ils y fussent parvenus, les Boers voulurent que leur indépendance fut reconnue. L’Angleterre y consentit. Elle qui, quelques années plus tôt mettait à prix la tête de leur chef, Pretorius, et réclamait la possession de tous ces territoires, non seulement elle reconnut, par la Convention dite de la Rivière au Sable, l’existence de la République du Transvaal (1852) mais encore évacua la région en deçà du Vaal et Blœmfontein où, depuis quatre ans, ses soldats tenaient garnison. Cette région devint aussitôt l’État libre d’Orange qui fut reconnu à son tour en 1854. Ainsi se manifeste, dès l’abord, la complète incohérence de la politique Anglaise dans le sud Afrique, incohérence qui durera jusqu’à la venue de Cecil Rhodes.

L’Annexion, la Révolte et la Paix

En 1872, la colonie du Cap reçut son autonomie ; la majorité Hollandaise s’en servit pour rétablir l’usage du droit et de la langue Hollandaises, mais ces libérales institutions, loin d’atténuer, tendirent plutôt à accroître son loyalisme à l’égard de l’Angleterre. Au Transvaal, la situation empirait chaque jour. Il y avait eu plusieurs guerres coûteuses contre les indigènes et Cetiwayo, Roi des Zoulous, se préparait à attaquer les Boers. Les dettes de l’État se montaient à près de cinq millions et demi ; ses ressources étaient presque nulles et l’ardeur de ses créanciers croissait en proportion. Des repris de justice, des spéculateurs véreux, des financiers en fuite, toute une population agitée, mécontente et peu recommandable s’était formée dans les centres urbains ; les Boers la regardaient s’accroître avec une méfiance impuissante.

C’est alors que le gouverneur du Cap, Sir Théophile Shepstone, inquiet à juste titre de l’état morbide dans lequel se trouvait le Transvaal, accourut à Prétoria et après entente avec le président Burghers, en proclama l’annexion à l’empire Britannique. C’était un nouvel acte d’incohérence dépassant tous les précédents. Il faut avouer qu’en cette circonstance, pourtant, l’incohérence n’était pas uniquement du côté des Anglais. De quel nom appeler l’allocution adressée le 3 mars de cette même année (1877) par le président Burghers aux membres du Raad (chambre des Députés). « J’aimerais mieux être sergent de ville sous n’importe quel gouvernement fort que d’être le chef d’une pareille nation… Vous avez perdu le pays, vous êtes descendus aussi bas qu’on peut descendre… » Suivait une kyrielle d’accusations dont quelques-unes, à tout le moins, étaient imméritées : Burghers ne reprochait-il pas aux Boers de n’avoir plus foi « ni en Dieu, ni en eux-mêmes ? »

Sir Théophile Shepstone venait, disait-il « en ami et en conseiller » ; si ironiques que paraissent ces paroles, lorsqu’on songe à tout ce qui suivit, il importe de les prendre au sérieux. Sir Théophile n’avait effectivement que de bonnes intentions ; mais quand il fut au milieu de cette petaudière, il n’aperçut pas d’autre moyen d’en tirer les Transvaaliens que de les britanniser. Quel est l’Anglais qui n’est pas intimement convaincu qu’il n’existe pas de plus grand bonheur que d’être dirigé et gouverné par lui ? Cette idée fait, en général, sa force, mais parfois aussi sa faiblesse. L’annexion du Transvaal était une stupidité : on ne le comprit ni sur place, ni à Londres. Le fait — assez étrange il est vrai, que les Boers n’opposaient aucune résistance et, même que sur les 8.000 électeurs du Raad, 3.000 se prononcèrent en faveur de l’Angleterre — ce fait trompa complètement le gouvernement Britannique. Il ne vit, pour employer une expression triviale, mais juste — pas plus loin que le bout de son nez et ne prit même point la peine d’exécuter les promesses faites en son nom par Sir Théophile Shepstone. On envoya au Transvaal des agents au-dessous de leur tâche dont les procédés méfiants et brutaux eurent vite fait d’exaspérer les Boers ; l’autonomie demeura lettre morte ; il n’y eut point d’élections ni aucune forme de gouvernement libre. Un parti national se créa aussitôt et la révolte se prépara. Dès 1878, 6591 électeurs pétitionnaient pour le rappel de l’annexion ; on n’y prit pas garde. L’Angleterre avait remis de l’ordre dans les finances, maintenu les indigènes, payé les dettes, rétabli la sécurité dans le pays ; elle pensait que ces bienfaits réels suffisaient à légitimer sa domination. Le réveil fut rude. La rébellion éclata sans qu’aucune mesure de préservation eût été prise. Dans une série de combats, dont le plus célèbre fut celui de Majuba, les Anglais furent taillés en pièces.

L’illustre et généreux Gladstone était alors premier ministre de la reine Victoria. Il ne vit que l’injustice commise et la nécessité de la réparer. À tant de fautes politiques, déjà commises dans le Sud Afrique, il en ajouta une capitale : il évacua et restitua le Transvaal purement et simplement ; une vague formule de suzeraineté, insérée dans la convention signée à Londres en 1881, disparut de la convention de 1884 qui rectifia et compléta la première. Ces faits eurent deux conséquences très graves : ils laissèrent au cœur des Anglais établis au Transvaal ou sur la frontière une durable rancune et un vif besoin de revanche ; ils donnèrent aux Boers une idée fort exagérée de leurs propres forces et de la faiblesse de leurs adversaires. C’étaient là des résultats qu’on devait prévoir et qui ne pouvaient manquer de peser lourdement sur l’avenir ; mais des circonstances imprévues vinrent encore compliquer la situation.

Les approches de la Crise

Ces circonstances furent : l’élection de Paul Krüger à la présidence du Transvaal en 1882 et les réélections successives qui lui assurèrent dix-huit années consécutives d’un pouvoir trop absolu et — en 1886 — la découverte des mines d’or.

Quelles que soient l’admiration et la sympathie qu’inspirent le caractère et les malheurs du président Krüger, il est désormais impossible de ne pas lui attribuer une large part de responsabilité dans les événements terribles des dernières années ; il ne fit rien pour hâter les progrès des Boers et les mettre à même de résister aux étrangers que la recherche de l’or amenait dans leur pays ; toute sa politique consista à résister : il n’en entrevit et n’en appliqua jamais d’autre. Le Boer est un homme étrange. L’extrême médiocrité de sa vie ne le fait pas souffrir. M. Pierre Leroy-Beaulieu, l’un des derniers et le plus avisé des voyageurs qui visitèrent le Transvaal avant le raid Jameson, a décrit les fermes, entourées de quelques saules pleureurs et de quelques eucalyptus et dans lesquelles rien ne rappelle la traditionnelle propriété Hollandaise ; à l’entour, une maigre culture de pommes de terre, puis des pâturages sans fin. L’idéal du Boer est de « ne pas apercevoir à l’horizon la fumée du toit de son voisin ». Quand même il ne peut utiliser que 50 acres, il lui en faut 50,000. On comprend alors pourquoi 40,000 paysans, répartis sur un territoire beaucoup plus vaste que la France, ne s’y trouvaient pas à l’aise. Ils tentaient à chaque instant de s’agrandir, non pas seulement vers la mer, ce qui eût été de bonne politique, mais vers l’intérieur des terres. Dès le lendemain de la conférence de Londres, ils exécutent des raids, en vue d’annexer Mafeking qui a été compris dans le protectorat Anglais ; en 1890, ils tentent d’entamer une autre portion du territoire Britannique ; dans l’intervalle ils attaquent les Zoulous, les Swazis et le Tongaland. On comprend de quel œil de pareils hommes devaient envisager l’invasion d’étrangers, conséquence immanquable de la découverte de l’or. Toutefois, la région de l’or étant très limitée, les exploiteurs qui y demeuraient cantonnés n’eussent guère troublé les Boers dans leur quiétude, si la plupart d’entre eux n’avaient été Anglais. Les nouveaux arrivants épousaient la vieille querelle de leurs prédécesseurs et leur passion de revanche. Johannesburg devint, de la sorte, un foyer ardent de propagande et d’agitations Britanniques. Discours, drapeaux, toasts, tout était motif à ces manifestations pataudes et maladroites dont les Anglais sont coutumiers et dont, en général, ils ne saisissent pas, eux-mêmes, le caractère prodigieusement agaçant pour tous autres que leurs compatriotes.

En présence de cette situation, le président Krüger avait à choisir entre deux partis : ou bien isoler les Boers ou bien les moderniser. Il pouvait céder la région des mines à l’Angleterre en retour de pâturages au Nord et à l’Ouest, échange qui eût été tout de suite accepté. Il pouvait d’autre part travailler à ouvrir son pays à la civilisation en créant des chemins de fer, des écoles, des améliorations de tout genre ; dans le premier cas, il abandonnait une richesse inutile ; dans le second, il l’utilisait. Le Président
ne fit ni l’un ni l’autre ; sans que l’on puisse relever contre lui personnellement, de charges graves, il faut bien reconnaître aujourd’hui que son gouvernement a été l’un des plus corrompus de l’univers et que, nulle part, le honteux abus des « pots de vin » n’a atteint de pareils chiffres. Aussi, rien qu’entre 1886 et 1899, le total des traitements distribués aux fonctionnaires du Transvaal passa de près d’1,500,000 francs à près de 30,500,000. Cela faisait environ 300 francs par tête d’habitant mâle. Et malgré que le budget de l’État eût grandi jusqu’à 100 millions de recettes annuelles, les dépenses dépassaient presque chaque année les recettes. De fâcheux scandales électoraux et financiers éclatèrent à diverses reprises ; tout cela sans que rien se fut amélioré dans la situation matérielle ou intellectuelle des Boers et sans même que la bourgade de 10,000 habitants, qui leur sert de capitale, réussit à devenir une ville.

Cette politique qui servait si bien les Anglais en donnant prétexte, de leur fait, à des griefs d’apparence très légitime, s’explique de deux manières. Étant donné les mœurs des Boers, leur vie pastorale, leur passion de solitude et leur ignorance invétérée, il était impossible de trouver dans ce milieu, du moins honnête et respectable, les éléments d’une administration et d’un gouvernement ; les fonctionnaires et les dirigeants se recrutaient donc en grande partie parmi des aventuriers, des spéculateurs, des « déracinés » en un mot, dont la moralité ne sut pas résister au voisinage de l’or. Une seconde explication, c’est l’action personnelle du président Krüger qui se crut assez fort pour arriver à la domination du Sud Afrique, entreprise dans laquelle il comptait absolument sur l’appui de l’Allemagne. De de ses voyages en Europe et ses entrevues avec les hommes d’État Anglais et avec Bismarck, Krüger avait rapporté la double conviction de la faiblesse de l’Angleterre (dont l’avaient déjà persuadé les événements de 1879-80) et de la résolution prise par l’Allemagne de lui barrer la route en Afrique. Dans ce cerveau puissant, mais sans instruction, les situations les plus compliquées avaient ainsi une tendance à se résoudre en formules simples et absolues ; « Le temps est venu, disait le Président, un an avant le raid Jameson, en présidant un banquet en l’honneur de l’empereur Guillaume, le temps est venu de nouer entre l’Allemagne et le Transvaal les liens de la plus étroite intimité, liens semblables à ceux qui doivent unir un père et son fils ». Voilà des paroles graves et significatives. Il est vrai que le fameux télégramme par lequel l’empereur salua l’échec du raid n’était pas fait pour enlever au Président ses illusions.

Le Raid Jameson

On trouverait difficilement aujourd’hui, quelqu’un d’assez peu avisé pour recommencer l’expédition entreprise par le Dr Jameson lorsqu’à la tête de 700 hommes, il voulut envahir le Transvaal et s’en emparer. Nous ne reviendrons pas sur les détails de cette équipée folle, à laquelle l’attitude fanfaronne des révoltés de Johannesburg ajouta quelque chose de grotesque et de ridicule dont les habitants de cette ville auront peine à se décharger. Pour très habile — et très lucrative (car il obtint par les cautions et saisies plus de 6 millions d’indemnité et il en réclama près de 40) que fût la générosité du président Kruger grâciant les flibustiers, elle n’en donna pas moins au Transvaal et à son chef un très grand prestige dans tout l’univers. On opposa partout la conduite magnanime du gouvernement Transvaalien à la conduite peu franche et peu digne du gouvernement Anglais, qui parut bien plus vexé de l’échec que choqué de l’attentat et fit à Jameson un procès qui tint de l’apothéose tout autant que de la répression.

Quel que soit le point de vue auquel on se place, l’acte de Jameson était malhonnête et plus bête encore que malhonnête. Ce qui est tout à fait surprenant, c’est qu’à aucun moment un pareil projet ait pu recevoir l’adhésion de Cecil Rhodes, non pas seulement parce que Cecil Rhodes était un homme d’une intelligence presque géniale qui devait, d’un coup d’œil, en démêler l’inanité, mais parce que cette agression injustifiée allait exactement à l’encontre de son œuvre principale et ne tendait à rien moins qu’à la détruire. On sait, en effet, que tout l’effort de Cecil Rhodes peut se résumer en deux points : reconcilier les Anglais et les Hollandais — édifier à l’aide de cette réconciliation l’empire Sud-Africain. La première partie de l’entreprise était très avancée et la seconde en bonne voie, quand le raid vint mettre le feu aux poudres. Il y a là quelque chose qui demeure ténébreux et s’élucidera un jour ; en tous cas il est parfaitement inutile de nier d’une part, la complicité de Rhodes dans l’entreprise et de l’autre, l’énormité de la gaffe commise ; peu à peu nous en connaîtrons les dessous.

La Conférence de Blœmfontein

Les pourparlers qui s’ouvrirent le 31 mai 1899, dans la capitale de l’État libre d’Orange, entre Sir Alfred Milner et le président Krüger étaient destinés à ne pas aboutir. Le diplomate Anglais s’y montra d’une grande habileté s’il voulait la guerre et d’une profonde incapacité s’il voulait la paix ; or il voulait la paix, ou du moins le gouvernement Britannique la voulait. Quant au Président, sans souhaiter la guerre, il ne la redoutait pas : en secret, il procédait à des armements considérables ; il escomptait l’appui de l’État d’Orange lié au Transvaal par le traité de Potchefstrom, la révolte des Hollandais du Cap et l’intervention de l’Allemagne. Il savait que les forces Anglaises dans l’Afrique du Sud se composaient de 2 régiments de cavalerie, de 3 batteries d’artillerie et de 7 bataillons d’infanterie et ne pensait pas qu’avec son organisation militaire actuelle, l’Angleterre put y amener plus de 70 à 80.000 hommes et encore au prix de quels sacrifices ! Or, il disposerait, lui, de près de 50.000 cavaliers dont la révolte du Cap pourrait doubler le nombre, et d’une artillerie très puissante. Il se sentait donc en mesure de résister aux réclamations de Sir Alfred Milner.

Ces réclamations étaient évidemment inacceptables. Les fameux « griefs » des Uitlanders ou étrangers étaient les uns économiques et justifiés, en tous cas défendables ; les autres, politiques et absolument injustifiés ; il est à remarquer, d’ailleurs, que ces derniers ne reçurent pas l’adhésion des Allemands et des Français résidant à Johannesburg ; les seuls Anglais le soutinrent. Au bout de deux ans de résidence, le droit de se faire naturaliser et de voter pour la deuxième Chambre ; au bout de quatre ans, le droit d’y siéger ; au bout de douze ans, le droit de voter pour la première Chambre et d’y siéger, telles étaient les principales dispositions de la loi Transvaalienne à l’égard des droits politiques des étrangers ; cette loi était, à la réflexion, parfaitement juste et sage et, quant au fameux principe Anglais, no taxation without representation (point d’impôts sans élections), il n’avait pas de sens ici, puisque ceux qui payaient les impôts, presque tous perçus sur les mines, c’étaient les actionnaires dont 40 % sont en France, 12 1/2 pour 100 en Allemagne, et dont un peu moins de la moitié seulement sont des Anglais. L’électorat accordé aux Uitlanders, c’était la destruction, à brève échéance, de la République du Transvaal, et sir Alfred Milner, en posant cette condition, présentait en quelque sorte au président Kruger le cordon de soie avec lequel, en Chine, on convie un haut mandarin à daigner prendre la peine de s’étrangler.

La Guerre

L’heure n’est pas venue d’apprécier les opérations militaires ce qui, d’ailleurs, ne rentrerait point dans le cadre de cette courte étude, ni même de faire la lumière sur les accusations contradictoires qui pèsent sur les deux armées et plus spécialement sur l’armée Anglaise. Mais le sens commun suffit à indiquer que ces deux armées ne se composaient point, l’une de bons anges et l’autre de méchants diables, comme des feuilles ou des brochures tendancieuses visaient à le faire croire. Cela ne s’est jamais vu et on ne saisit pas le motif qui eût poussé toutes les vertus à droite et tous les vices à gauche. Il semble malheureusement indéniable que des cruautés inutiles ont été commises, qu’il y a eu des excès impunis et que certaines maladresses ont dégénéré en crimes. L’ignorance où l’opinion publique européenne se trouvait des conditions réelles de la lutte, ainsi que son ignorance du pays au point de vue géographique et ethnologique paraissent avoir été exploitées dans la presse Anglaise aussi bien que dans la presse Bœrophile du continent. Les passions ainsi soulevées ont empêché ensuite les critiques clairvoyants et raisonnables de se faire entendre. Il y a comme un nuage d’épaisse poussière sur ce sinistre paysage ; quand la poussière sera tombée, les lignes en deviendront visibles ; tenez pour certain qu’un grand nombre de calomnies tomberont avec la poussière… Les statistiques seront à reviser. Pour les Boers, elles indiquent déjà plus de morts et de prisonniers qu’il n’y avait de combattants. Quant aux Anglais, on compte parmi les « hors de combat » tous les volontaires renvoyés dans leurs foyers et remplacés par d’autres. Au total, il y aura beaucoup de victimes, beaucoup trop… Combien, pourtant, on sera loin de cette guerre de Crimée qui dura aussi trois ans et coûta la vie à 95.000 Français, à 20.000 Anglais, à 2.000 Piémontais, à 30.000 Turcs, à 110.000 Russes, pour la plus sotte des querelles et le plus futile des prétextes !

Une autre observation à faire, c’est que l’unanimité, parmi la population Hollandaise de l’Afrique du Sud, n’a jamais existé. Beaucoup d’Afrikanders ont refusé de prendre part à la guerre ; le soulèvement général, escompté par les Boers, ne s’est pas produit ; il est même advenu, ce qui est peu explicable et moins honorable encore, qu’un petit nombre de Boers ont, finalement, pris les armes pour aider les Anglais.

Enfin, la responsabilité lourde qui incombe, en toute cette affaire, au gouvernement Britannique, s’accroît du fait qu’à deux reprises, on a repoussé les chances de paix qui s’offraient. Rien n’était plus aisé, lorsque Lord Roberts fut entré en vainqueur à Prétoria, que de proclamer, au lieu d’une annexion fictive, une cessation d’hostilités basée sur le maintien de l’autonomie du Transvaal et de l’Orange et sur le rétablissement de la suzeraineté Anglaise. En 1901, lors des négociations entre Lord Kitchener et Louis Botha, quelques concessions de plus eussent encouragé le parti de la paix ; les dirigeants Anglais ont constamment manqué de souplesse et d’à-propos à cet égard.

L’Avenir Sud-Africain

Si nous regardons un peu loin devant nous, il apparaîtra que les rêves, en apparence fort opposés, de Cecil Rhodes et du Président Krüger, sont destinés à se réaliser, non seulement simultanément, mais l’un par l’autre. L’empire Sud-Africain est dès à présent une réalité ; les « États-Unis » de l’Afrique du Sud ne sont pas encore organisés et ils ne sont pas même « Unis » ; n’empêche que leur dislocation n’est déjà plus possible ; du jour où cet immense territoire se trouve percé à jour, traversé par un chemin de fer et semé de villes embryonnaires, les Blancs qui sont aux Noirs dans la proportion d’un à cinq, sont bien obligés de s’unir pour contenir ceux-ci, les utiliser, leur résister à l’occasion ; des intérêts communs sont nés qu’ils ne sauraient négliger, des devoirs communs auxquels ils ne sauraient se soustraire.

Considérez l’Afrique du Sud et réfléchissez à ses conditions d’existence : vous verrez qu’il n’y a point de rancunes, si légitimes soient elles, pas de haines, si fortes soient elles, qui puissent entraver cette collaboration de tous les Blancs, tant, dès la paix rétablie, elle s’imposera à eux comme fatale et inéluctable. Elle ne l’était pas, évidemment, avant que les territoires du Nord ne fussent colonisés ; elle naissait en même temps que le chemin de fer ; elle existait du jour où Cape Town se trouvait relié à Buluwayo. Cecil Rhodes l’avait compris : de là sa hâte à monter vers le Nord.

Mais si l’Union Sud-Africaine est fondée (en ce sens que ce qui la forcera à se faire est accompli) le rôle des Hollandais dans cette Union se trouve également assuré : n’était-ce pas, après tout, ce que désirait « l’Oncle Paul » ? Séparés en beaucoup de tronçons, les Hollandais (Boers du Transvaal, fermiers de l’Orange et de Natal, Afrikanders du Cap) ont retrouvé, à travers de dures épreuves, leur unité. Or, ils forment la race prépondérante, non seulement par leur caractère prolifique mais par la nature du travail qui les lie au sol. Les mines d’or seront assez vite épuisées. Elles ne représentent, d’ailleurs, que des îlots industriels, disséminés à travers un territoire que sa configuration, son climat, son hydrographie vouent à l’agriculture, mais à une agriculture qui ne sera jamais très rémunératrice. Sans parler des vastes espaces stériles ou irrémédiablement malsains, tels que le désert de Kalahari ou les marécages du Ngami, il n’y a pas, dans le Sud Afrique, de ces terres dont la fertilité merveilleuse attire et retient les colons ; la population indigène, de plus, y est nombreuse ; on estime, en y comprenant le Transvaal et l’Orange, que les possessions Anglaises, du Cap des Aiguilles au lac Tanganyka, renferment plus de 5 millions de noirs contre moins de 800,000 blancs. Ces noirs sont de médiocres travailleurs : on peut les perfectionner comme on peut améliorer le sol, mais seulement dans une proportion restreinte ; on amendera la paresse des uns et l’aridité de l’autre ; on ne les fera jamais disparaître.

Pour ces motifs, l’immigration ne se portera jamais sur l’Afrique du Sud comme elle s’est portée sur l’Amérique du Nord, par exemple, et les Hollandais, attachés à cette patrie australe, plus prolifiques que les Anglais, de goûts plus sédentaires et d’ambitions plus modestes, y prospèreront comme les Français ont prospéré au Canada ; là aussi, il y a eu du sang versé et des années d’injustices ; les Canadiens les ont pardonnées, sinon oubliées : la longue tyrannie qu’ils ont subie était peut-être plus difficile à pardonner que la guerre régulière, et pourtant la paix est venue, plus féconde encore en heureux résultats pour les vaincus que pour les vainqueurs. C’est là un enseignement à méditer, si l’on veut se faire une idée de ce que l’avenir réserve à l’Afrique du Sud.

Le Prestige Britannique

Il a grandement baissé aux yeux de l’opinion publique Européenne. Elle a comparé la république Transvalienne à l’empire Britannique, en mettant en regard leurs superficies, populations et budgets respectifs et s’est esclaffée devant la formidable disproportion des chiffres. Les hommes d’État, qui savent que l’Angleterre n’avait qu’une petite armée, un État-major très peu instruit et aucune préparation, technique ou autre, en vue d’une guerre Sud-Africaine, se placent à un point de vue différent ; ils admirent comment un pareil transport d’hommes, de chevaux et de canons a pu se faire régulièrement, sans même avoir recours à la marine de guerre. Ils sont surpris, d’autre part, que dans toute l’étendue de l’Empire, aucune révolte n’ait éclaté, aucune désaffection ne se soit produite, et que l’unité, bien loin d’être ébranlée, paraisse aujourd’hui consolidée. Enfin, dans les pays lointains et exotiques, on est frappé surtout, de l’inaction de l’Europe et en particulier de celle de l’Allemagne ; on en conclut que, même quand elle se met dans un mauvais cas, les autres puissances n’osent pas attaquer l’Angleterre, à l’abri derrière sa flotte.

Voilà la vérité. Il ne faudra donc pas trop s’étonner lorsqu’on verra, qu’en fin de compte, le prestige de l’Angleterre dans le monde n’a point du tout sombré, après cette série de défaites dont la moitié, sans doute, eussent entamé la réputation d’un autre pays. Ce résultat, dont évidemment les Anglais auront droit de s’enorgueillir, sera dû à l’admirable esprit public qui les a soutenus, sans défaillance, à travers la mauvaise fortune et leur aura permis d’en avoir enfin raison.


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CECIL RHODES



Débarqué tout jeune au Cap, il y a trente et un ans, pauvre, phtisique et condamné par les médecins, Cecil John Rhodes vient d’y mourir, possesseur d’une fortune de quatre cents millions de francs et créateur d’un empire qui porte son nom — la Rhodesia — et au centre duquel il a été inhumé. Cette prodigieuse figure parait avoir quelque peu déconcerté nos chroniqueurs. Ils ont voulu la mensurer avec les instruments qui leur servent à détailler l’égoïsme sceptique d’un Salisbury, l’entêtement rageur d’un Chamberlain, l’élégante médiocrité d’un Roseberry ou même le talent névrosé d’un Kipling ; ils ont perdu leur anglais. En Europe, la carrière de Cecil Rhodes commence à être connue, l’œuvre l’est moins, l’homme ne l’est pas du tout. Nous retracerons, en quelques lignes, les principaux événements de sa vie et tâcherons de surprendre le mobile de ses actes et le secret de sa puissance.

Au Cap, après avoir débuté comme agriculteur, Rhodes se fit chercheur de diamants et dès qu’il eût amassé un petit pécule, il l’employa à poursuivre ses études universitaires ; il alla ainsi plusieurs fois de Kimberley, où il édifiait sa fortune, à Oxford ou il perfectionnait son éducation ; et ces longues traversées aidèrent au bon effet produit sur sa santé par l’air très sec et très vivifiant de l’Afrique du Sud. Non seulement, il s’enrichit rapidement, mais, apercevant tout de suite le défaut capital des exploitations diamantifères morcelées et en guerre les unes avec les autres, il résolut de les unir et y parvint ; sa réputation de financier fut établie du coup. En 1881, il entra dans le cabinet de la colonie du Cap dont il fit partie jusqu’en 1884. Cette année là, ayant obtenu du gouvernement Britannique que des troupes fussent envoyées dans le Bechuanaland où il exerça les fonctions de gouverneur, il fit proclamer l’annexion à l’Empire de tous les territoires situés au sud du Zambèze et dont les Allemands songeaient à s’emparer. Il s’occupa aussitôt de rendre cette annexion effective. En 1888, il sut imposer à Lobengula, roi des Matabélès, le protectorat Anglais. Les Matabélès étaient une tribu Zoulou, émigrée en 1817 et que les Boers rejetèrent, d’abord au delà du Vaal en 1836, puis au delà du Limpopo qui forme la frontière actuelle du Transvaal. Les Matabélès, établis définitivement dans cette région, qui s’appelait hier le Matabeleland et s’appelle désormais la Rhodesia, l’avaient dépeuplée et avaient rejeté vers la mer tout l’effort de la colonisation portugaise et des missions. Cecil Rhodes poussa plus loin et fit attribuer à la British South Africa Company qu’il venait de fonder (1889), les territoires situés au nord du Matabeleland. En 1890, on y fonda la ville de Fort Salisbury qui est, avec Umtali et Buluwayo, un des postes avancés de la civilisation Européenne dans ces parages. De là, le chemin de fer et le télégraphe gagnent le lac Tanganika. Sur ces régions, le Portugal prétendait avoir des droits ; un ultimatum le força d’y renoncer (1891). Peu après, une insurrection des indigènes donna lieu à une répression très sévère. En 1895, le Mashonaland et le Matabeleland, fusionnés sous le nom de Rhodesia, reçurent une organisation complète et, dès lors, le progrès y marcha à pas de géants. En 1896, Cecil Rhodes arrêta, à lui tout seul, une nouvelle insurrection prête à éclater. Peu après, les droits de la Compagnie privée qui avait organisé le pays, furent transférés en grande partie au gouvernement du Cap et l’Angleterre se trouva titulaire d’un empire grand comme toute l’Europe, moins la Russie.

Telle est l’œuvre. En y réfléchissant on n’est pas surpris que les Sud-Africains aient appelé Cecil Rhodes, le « Napoléon du Cap ». De même que l’empereur avait fabriqué lui-même — et non hérité — l’épée avec laquelle il vainquit le monde, Rhodes fut l’artisan de la fortune qui devait lui servir de levier ; l’étrange de la chose c’est qu’il fit tout cela en simple particulier et demeura tel après le succès. Le cas est certainement unique. Ce millionnaire fut un grand idéaliste et un grand désintéressé ; il ne demanda à l’argent ni puissance, ni pouvoir ; il ne connut ni l’ivresse de l’or, ni la soif de la domination : il voulait créer, voilà tout ; créer de la vie, du progrès, de l’avenir… Sans doute c’étaient la vie Anglaise, le progrès Anglais, l’avenir Anglais qu’il avait en vue. Pourtant, il ne fut point exclusif ni chauvin ; au dessus de sa patrie, il plaçait ce « droit du plus civilisé » qui, à ses yeux, primait tous les autres. En voici une curieuse preuve. On sait dans quel misérable état le Portugal laisse ses colonies. Cecil Rhodes n’eût aucun scrupule à le dépouiller. Au contraire, il applaudit quand la France s’empara de Madagascar ; le chauvinisme de ses concitoyens s’exaltait ; il leur tint tête, presque seul, et proclama le droit des Français à civiliser la grande île.

Ses tendances idéalistes se marquent encore dans le souci qu’il avait d’éclairer le passé de la Rhodesia ; car ce pays eût un passé et le mystère plane sur la cité de Zimbabwe, dont on a exhumé les ruines, sans savoir s’il faut en faire remonter l’origine aux Phéniciens ou aux Arabes d’avant l’Islamisme. Cecil Rhodes, comparant le Livre des Rois avec des textes de Diodore de Sicile, se demandait si ce n’était point là le pays d’Ophir dont parle la Bible. Ce problème le passionnait et il collectionnait de même, avec un soin jaloux, les médailles provenant des missions, fondées en ces lieux au xvie siècle, par les Jésuites et détruites depuis. Et cet homme extraordinaire s’occupait, l’instant d’après, de faire venir d’Asie Mineure des chèvres Angoras pour améliorer les nombreux troupeaux du Sud-Afrique : il n’y avait pas pour lui de petit problème…

Le testament de Cecil Rhodes, qui est fort long et remarquable d’un bout à l’autre, achève de bien faire connaître cette haute personnalité et de rectifier en même temps les jugements erronés dont il a été si souvent l’objet. Sa première pensée est pour la Rhodesia ; il lui lègue ses fermes et lui confie son sépulcre. Sa seconde pensée est pour le « gouvernement Fédéral de l’Afrique du Sud ». Il lui laisse la résidence princière qu’il s’était créée près de Cape-town. Or, ce gouvernement, non seulement n’existe pas encore, mais la Fédération dont il serait le symbole et le représentant, n’est pas formée. Certains prétendent même que sa formation est désormais impossible. Cecil Rhodes, pourtant, s’occupe d’elle, exactement comme si elle était déjà vivante. C’est qu’il la considère comme la résultante inéluctable d’un état de choses que lui-même a contribué grandement à engendrer. N’oublions pas, en effet, que Cecil Rhodes, dont le maladroit acquiescement au raid Jameson a provoqué la guerre Anglo-Boer, est aussi le rénovateur de l’Afrikander Bond. C’est lui qui, avec une habileté et une persévérance consommées, avait su rallier les Hollandais du Cap et en faire de loyaux sujets de l’Angleterre ; et cette belle œuvre avait été si fortement cimentée que leur loyalisme, somme toute, résista à trois années de guerre et les retint d’y prendre part. La fédération Sud-Africaine est aussi certaine, aussi obligatoire que la fédération Australienne.

Le patriotisme de Rhodes est à trois degrés : d’abord la Rhodesia — puis le Sud-Afrique — enfin l’empire Britannique. Avec une perspicacité et une justesse de touche qui indiquent une culture très étendue et très approfondie, il se rend compte que le centre de gravité de l’empire est plus près d’Oxford que de Londres. C’est une idée d’autant plus remarquable que très peu d’Anglais l’ont eue. Ni la métropole, ni Westminster, ni le Souverain ne cimentent l’union et ne la symbolisent autant que les deux vieilles universités, couvertes d’ans et de gloire, et qui sont comme l’acropole morale du peuple Anglais. En plus des dons royaux qu’il fait à son vieux collège d’Oriel, Rhodes institue à Oxford, soixante bourses réparties à raison de 9 pour la Rhodesia, 15 pour le reste de l’Afrique du Sud, 21 pour l’Australasie, 9 pour le Canada et Terre Neuve, 3 pour les Bermudes et 3 pour la Jamaïque ; on remarquera que l’Inde est volontairement oubliée, ce qui est très suggestif ; ce qui l’est plus encore, c’est que les États-Unis sont traités comme puissance Anglaise et plus favorablement encore que le Canada et l’Australie, puisque de nombreuses bourses leur sont attribuées, à raison de deux par État. Les Américains ont grimacé de ce cadeau et leurs journaux se sont montrés naïvement surpris que Rhodes n’eût pas songé plutôt à envoyer de jeunes Anglais dans leurs propres universités : exquise candeur.

Enfin quelques étudiants Allemands désignés par l’empereur Guillaume, auront aussi à se partager des bourses à Oxford, car, écrit le testateur : « une bonne entente entre l’Angleterre, l’Allemagne et les États-Unis sera la plus sûre garantie de la paix du monde ». Ce passage demande un commentaire. Ce fut il y a environ 5 ans que Cecil Rhodes, au cours d’un voyage en Europe, rendit visite à Guillaume ii et les chambellans impériaux n’ont pas oublié encore leur profonde stupéfaction en voyant leur maître reconduire lui-même, après une audience de plus de deux heures, l’étonnant visiteur qui avait osé se présenter devant lui en complet de voyage, veston gris et gros souliers. À cette époque pourtant, Rhodes n’était point germanophile. En traversant Paris, il rendit visite au Président et à M. Hanotaux, alors ministre des Affaires Étrangères ; il exposa à ce dernier tous les avantages qui pouvaient résulter d’une alliance Anglo-Franco-Russe ; celle-là semblait avoir toutes ses préférences et il s’offrait en quelque sorte à travailler à sa réalisation. Découragé par l’accueil du gouvernement Français dont aucun membre ne comprit la valeur extraordinaire de l’homme ni la portée du plan, il se retourna vers l’Allemagne et les États-Unis. Ce qui est curieux à noter, c’est que dans sa pensée, une alliance à trois était nécessaire à l’Angleterre et son testament prouve qu’à cet égard il n’avait pas changé d’avis.

En dernier lieu, Rhodes pense à ses héritiers et il subordonne les avantages qu’il leur fait à leur qualité d’hommes occupés ; il faut qu’ils aient des carrières ; il ne veut rien laisser à des oisifs. Sa conception de l’homme est singulièrement éclairée du reste par le détail des conditions qu’il pose pour l’obtention de ses bourses à l’Université d’Oxford. On devra tenir compte : en premier lieu, de la valeur intellectuelle des candidats et de leurs succès dans leurs études — en second lieu, de leurs aptitudes sportives et de leur goût pour les jeux virils — en troisième lieu, de leurs qualités morales, bravoure, franchise, sentiment du devoir, générosité, désintéressement — en quatrième lieu, de la force de caractère dont ils ont pu faire preuve à l’école et de leur « disposition à conduire leurs semblables et à exercer de l’autorité sur eux ». Voilà des conditions propres à faire songer…

Lorsqu’eût pris fin le service solennel célébré à la cathédrale du Cap, au milieu d’une immense affluence, le corps de Cecil Rhodes partit pour son long voyage. Le convoi funèbre mit cinq jours à atteindre Buluwayo et ce fut un étrange spectacle que celui des foules émues et silencieuses qui, dans les villes où le train s’arrêta, défilèrent devant le cercueil ; parmi elles, il y avait beaucoup de Hollandais. Le septième jour, les funérailles prirent fin. Sur la crête des monts Matoppo, en un lieu que Rhodes visitait à chacun de ses séjours et qu’il avait baptisé « view of the world » (la vue du monde) se dresse un grand roc où la tombe est creusée. C’est non loin de là que, venu tout seul, à cheval et sans défense, au milieu des Matabélés révoltés, Rhodes par son énergie et sa lucidité, apaisa l’insurrection et préserva la paix ; c’est de là aussi que, montrant un jour à un compatriote le vaste horizon encore vide d’humanité, il s’écria : « des demeures, encore des demeures (homes  ! more homes !) voilà pourquoi j’ai travaillé ».

Il se repose maintenant et, quand les passions seront apaisées, l’heure de la justice sonnera pour cette grande mémoire.


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LES FRANÇAIS EN CHINE



Il a été formulé, par la parole et la plume, tant de graves accusations contre l’attitude de nos soldats pendant la récente campagne de Chine que l’on ne doit laisser passer aucune occasion de chercher à connaître la vérité. Le récent ouvrage de Pierre Loti[2] constitue, sous ce rapport, le plus précieux des documents. Loti est officier de marine ; il revient de Chine ; il a vu avec des yeux habitués à juger les choses militaires, non prévenus pourtant, car ses marins (envers lesquels on pourrait le soupçonner de partialité) ne sont pas en cause. Mais, surtout, Loti est un littérateur, ou, comme disaient les Chinois, là-bas, un « mandarin de lettres ». Sa principale préoccupation a été de peindre les paysages étranges qui défilaient sous ses yeux, de noter les richesses d’art de cette « Ville Impériale », que, pour la première fois, des Européens parcouraient librement. Les témoignages exonérants qu’il apporte en faveur des troupes Françaises, il n’avait pas dessein de les amasser ; il les a recueillis au passage, selon le hasard de ses pas… cela double leur valeur.

C’est ainsi que, visitant le secteur de Pékin confié à notre garde (les armées alliées s’étaient partagées la capitale Chinoise et en occupaient chacune une portion), Loti en rapporte le croquis suivant : « La partie de Pékin dévolue à la France et qui a plusieurs kilomètres de tour, est celle que les Boxers, pendant le siège, avaient le plus détruite, celle qui renfermait le plus de ruines et de solitudes, mais celle aussi où la vie et la confiance ont le plus tôt reparu. Nos soldats sont ceux qui fusionnent le plus gentiment avec les Chinois, les Chinoises et même les bébés chinois. Dans tout ce monde-là, ils se sont fait des amis et cela se voit de suite à la façon dont on vient à eux familièrement, au lieu de les fuir… Dans ce Pékin Français, la moindre maisonnette, à présent, a planté sur ses murs un petit pavillon tricolore comme sauvegarde. Beaucoup de gens ont même collé sur leur porte un placard de papier blanc, dû à l’obligeance de quelqu’un de nos troupiers, et sur lequel on lit en grosses lettres d’écriture enfantine : Nous sommes des Chinois protégés Français, — ou bien : Ici, c’est tout Chinois chrétiens. Et le moindre bébé en robe ou tout nu, coiffé d’un ruban et d’une queue, a appris à nous faire, en souriant, le salut militaire quand nous passons ».

Au cours d’une excursion en armes, Loti et son escorte débouchent soudain d’un chemin creux et les laboureurs qui prennent peur jettent leurs bêches et s’apprêtent à détaler quand l’un d’eux s’écrie : Fauko pink (soldats Français) ; et le travail, devant cette certitude, reprend paisiblement.

Cette petite scène se passe non loin de la ville de Laï-Chou-Chien où Loti trouve casernés, depuis sept ou huit mois d’hiver, cinquante soldats d’infanterie de marine qui n’ont point perdu leur temps. « Ce quartier Français, écrit-il, est comme un coin de vie, de gaieté et de jeunesse au milieu de la vieille Chine momifiée. On voit que l’hiver a été salubre pour nos soldats, car ils ont la santé aux joues. Et ils se sont organisés, d’ailleurs, avec une ingéniosité comique et un peu merveilleuse, créant des lavoirs, des salles de douches, une salle d’école pour apprendre le Français aux petits Chinois, et même un théâtre. Vivant en intime camaraderie avec les gens de la ville, qui, bientôt ne voudront plus les laisser partir, ils cultivent des jardins potagers, élèvent des poules, des moutons, des petits corbeaux à la becquée — voire des bébés orphelins ».

À Tien-Tsin, il existe une industrie spéciale, celle des petites statuettes en terre cuite figurant des Chinois de toutes les conditions sociales et dans toutes les circonstances de la vie. L’invasion a naturellement permis aux artistes locaux de renouveler leurs inspirations ; ils ont représenté les « guerriers étrangers », types et costumes reproduits, paraît-il, avec la plus étonnante exactitude. « Or, les minutieux modeleurs, écrit Loti, ont donné aux soldats de certaines nations européennes, que je préfère ne pas désigner, des expressions de colère féroce, leur ont mis en main des sabres au clair ou des triques, des cravaches levées pour cingler. Quant aux nôtres, coiffés de leur béret de campagne et très Français de visage avec leurs moustaches faites en soie jaune ou brune, ils portent tous tendrement dans leurs bras, des bébés Chinois. Il y a plusieurs poses, mais toujours procédant de la même idée : le petit Chinois, quelquefois, tient le soldat par le cou et l’embrasse ; ailleurs, le soldat s’amuse à faire sauter le bébé qui éclate de rire : ou bien il l’enveloppe soigneusement dans sa capote d’hiver… Ainsi donc, aux yeux de ces patients observateurs, tandis que les autres troupiers continuent de brutaliser et de frapper, le troupier de chez nous est celui qui, après la bataille, se fait le grand frère des pauvres bébés ennemis ; au bout de quelques mois de presque cohabitation, voilà ce qu’ils ont trouvé, les Chinois, et ce qu’ils ont trouvé tout seuls, pour caractériser les Français ».

Par ordre des commandants alliés, les statuettes accusatrices furent saisies et les moules brisés ; seules, quelques rares statuettes de Français demeurèrent en vente. Il est regrettable qu’on n’ait pas pu en répandre en Europe de nombreux exemplaires. Comme dit Loti, « ce serait pour nous, par comparaison, un bien glorieux trophée rapporté de cette guerre — et, dans notre pays même, cela fermerait la bouche à nombre d’imbéciles ».

Des massacres eurent lieu pourtant et ces tableaux idylliques, pour exacts qu’ils soient, ne doivent point égarer le jugement sur les événements de Chine. Mais, ici encore, un passage du livre de Loti explique très clairement ce que, de loin, nous eûmes quelque peine à comprendre. « Les Boxers, d’abord, ont passé, dit l’éminent écrivain à propos de la ville de Tong-Tchéou, plus maltraitée encore que Pékin ; puis sont venus les Japonais, héroïques petits soldats, dont je ne voudrais pas médire, mais qui détruisent et tuent cumme autrefois les armées barbares. Encore moins voudrais-je médire de nos amis les Russes ; mais ils ont envoyé ici des Cosaques voisins de la Tartarie, des Sibériens à demi Mongols, tous gens admirables au feu, mais entendant encore les batailles à la façon asiatique. Il y est venu de cruels cavaliers de l’Inde, délégués par la Grande-Bretagne. L’Amérique y a lâché ses mercenaires. Et il n’y restait déjà plus rien d’intact quand sont arrivés, dans la première excitation de vengeance contre les atrocités Chinoises, les Italiens, les Allemands, les Autrichiens et les Français ».

Ces lignes sont très suggestives ; elles établissent un classement légitime et nécessaire, non point entre les races, mais entre les différentes armées, selon la manière dont elles sont recrutées. Il va de soi que l’état d’âme d’un soldat régulier européen n’a que de lointaines analogies avec celui d’un Japonais, d’un Tartare, d’un Mongol ou d’un Indien ; et il est aussi déraisonnable de penser que la discipline saura adoucir ces derniers que d’accuser le métier militaire de réveiller ipso facto les instincts barbares des premiers.

Il y aurait beaucoup à citer dans le livre de Pierre Loti. De consciencieux voyageurs se sont appliqués à nous faire comprendre la Chine en nous dressant un savant tableau de son passé, de ses institutions et de ses lois morales ; ils ont rarement réussi. Un journal de route, comme celui-ci, parvient mieux à nous faire pénétrer dans le cœur du vieil Empire et surtout dans les cerveaux de ses habitants, si différents des nôtres…


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QUESTIONS FINANCIÈRES



Une espérance tend à se répandre et à se généraliser parmi les petits capitalistes (les seuls qui nous intéressent ici) et cette espérance pourrait bien être trompée ; on s’attend à une hausse subite non seulement des mines d’or, mais des valeurs industrielles en général, du jour où la paix sera rétablie dans l’Afrique du Sud. D’abord, il est permis de se demander si la paix se rétablira tout d’un coup. On sait encore avec qui la discuter, mais on ne sait déjà plus avec qui la signer : ce ne sera évidemment pas le président Krüger qui apposera sa signature au bas du traité ; il est très probable que les généraux Boers mettront bas les armes les uns après les autres, en acceptant des conditions connues depuis assez longtemps et auxquelles l’Angleterre parait ne plus devoir rien changer ni en mieux ni en pire. Dans ces conditions, l’explosion de hausse tant escomptée a des chances de ne pas se produire, même sur les mines.

Il y a un autre motif pour que le mouvement ascensionnel s’opère en douceur, progressivement ; c’est qu’il est déjà commencé. La crise dont on a tant souffert, surtout en Russie et en Allemagne, semble toucher à sa fin ; partout s’accuse un réveil industriel de bon augure. Les évènements si troublants des deux dernières années ne sont plus que de mauvais souvenirs. Les victoires remportées, ces temps-ci, par la cause de l’ordre, dans ces différents pays sont très marquées. Financièrement, les tendances ultranationalistes paraissent aussi redoutables que les tendances socialistes. Le grand capital espère parfois des guerres et des troubles dont il peut tirer profit ; mais le petit capital demeure invinciblement attiré vers les modérés, les tranquilles et les pacifiques.

Nous croyons fermement que l’accalmie sera assez brève et n’hésitons pas à le dire. Une ère de bouleversements nationaux est devant l’Europe ; mais l’accalmie n’en sera pas moins réelle. Nous allons y entrer. Profitons-en avec sagesse et prudence. En France, il faut s’attendre à voir s’améliorer la situation ; elle n’était pas brillante. Le produit des 4 mois écoulés de 1902 a présenté une moins value de 8.410.900 francs par rapport aux évaluations budgétaires et une diminution de 27.973.600 francs par rapport aux recouvrements de la période correspondante de 1901.


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BIBLIOGRAPHIE



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  1. Plon, Éditeur.
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