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Revue littéraire, 1850/07

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REVUE LITTERAIRE.




ACADEMIE FRANCAISE.
LA SEANCE ANNUELLE. - LES LAUREATS.




Si jamais il fut facile de concevoir l’influence heureuse que pourrait exercer un grand corps littéraire doué en même temps d’une certaine supériorité morale, n’est-ce point à une époque comme la nôtre, où les esprits sont arrivés dans toutes les sphères de la pensée, à un tel degré d’avilissement et d’incertitude, qu’ils sentent le besoin d’une impulsion meilleure, de quelque chose qui ressemble à de l’autorité intellectuelle ? Et cette influence heureuse, bienfaisante, ne pourrait-elle point appartenir, dans une certaine mesure du moins, à l’Académie française ? C’est un destin singulier, en vérité, que celui de l’Académie : comme toutes les institutions qui ne sont point fondées sur un caprice, sur une fantaisie, mais qui répondent à un instinct vrai et durable d’un pays, elle a traversé tous les régimes, survécu à toutes les transformations politiques, voyant même s’élargir les limites de son action et devenant la dispensatrice des libéralités de quelques hommes généreux envers les lettres. C’est ainsi que, formée d’abord pour le maintien de la langue et de certaines traditions de l’esprit, sa mission s’est successivement étendue. Il y a dans l’idée qui a présidé à la création de l’Académie française, et qui fait d’elle comme un centre reconnu de distinction, d’aristocratie intellectuelle, quelque chose de si naturellement d’accord avec nos penchans et nos goûts, avec le caractère de notre civilisation, qu’il lui est aisé d’échapper aux déclamations démocratiques comme aux railleries, qu’elle n’a qu’à être bien elle-même, à vrai dire, pour exercer un utile et sérieux ascendant, pour avoir sa place parmi les forces et dans le mouvement de la société. Par le bienfait de son principe, il a été donné à l’illustre compagnie de pouvoir sans se démentir, représenter dans notre développement social des choses très différentes, jouer des rôles presque opposés, dirai-je. Voyez ce que fut autrefois l’Académie : dans une société que tenaient enlacée les liens d’une hiérarchie puissante, où les rangs étaient profondément marqués, et où la noblesse se transmettait par le sang ou s’acquérait par les armes, elle offrait comme un terrain indépendant, où l’élection conférait une sorte de noblesse idéale, où, au nom de l’intelligence, toute distinction de rang s’effaçait, où il ne restait enfin que des confrères, même quand des princes du sang y étaient admis. Les grands seigneurs flattaient la littérature. « Là, disait le maréchal de Beauveau, les premiers personnages de l’état briguaient l’honneur d’être les égaux des gens de lettres » ce qui était un peu trop vraiment. Toujours est-il que là s’essayait cet esprit d’égalité qui allait pénétrer bientôt dans le domaine des faits politiques avec la toute-puissance d’une idée invincible. La tradition étant partout vivante et respectée, les hiérarchies étant debout, l’idée d’hérédité encore dans toute sa force l’Académie, par la nature des choses, par le simple fait de son existence, de ses conditions électives, de l’esprit d’égalité sur lequel elle reposait, se trouvait être un élément novateur dans la société. C’était l’élément intellectuel reconnu, organisé et grandissant encore.

Les temps ont changé, voyez ce qu’est aujourd’hui l’Académie dans un nouveau milieu social : tout s’est transformé autour d’elle ; les perspectives sont autres, et son rôle est autre aussi, sans qu’elle ait à déroger à son principe. L’Académie française ne manquerait-elle pas tout-à-fait à son passé et à ce que réclament d’elles les conditions nouvelles de notre existence intellectuelle et morale, si elle ne confirmait son autorité, si elle ne rajeunissait son action par une initiative ferme et haute dans les choses de l’esprit ? Organe élevé des traditions de l’intelligence, plus qu’à tout autre il lui est donné de les défendre contre l’invasion d’une démocratie grossière et stupide qui ne tend à rien moins qu’à corrompre les sources de la pensée, qui a déjà communiqué son venin à bien des talens contemporains ; et comme toutes les traditions se tiennent, il se trouve que défendre l’honneur des lettres, la dignité de l’esprit, la moralité du travail littéraire, ce serait là une œuvre qui aurait bien aussi par,elle-même une importance et une signification sociales. Le directeur de l’Académie rappelait récemment que c’était « la seule institution dans notre patrie dont la génération lente n’ait pas vu le berceau, qui remonte au grand siècle, et semble restée debout parmi tant de ruines pour servir de lien entre tous ces passés détruits et l’avenir inconnu qui nous attend. » Il sied à un grand corps d’avoir de lui-même un tel sentiment, à condition toutefois de le justifier par des actes. Comment l’Académie espère-t-elle atteindre à cet idéal magnifique ? Sans doute on parle français plus souvent qu’ailleurs au palais de l’institut. Il se dépense, assure-t-on, beaucoup d’éloquence parfois dans l’intérieur de l’Académie, il s’y déploie un véritable génie de combinaison intime ; mais ne vous semble-t-il pas que cette saveur de combinaison intime se fait un peu trop sentir, surtout lorsqu’il s’agit, de prix à décerner, de lauréats à couronner ? L’Académie généralement a ses habitués tout s’arrange, il semble, en famille et le mieux du monde. Cela fait plaisir à ceux qui donnent, cela fait plaisir à ceux qui reçoivent, et le public élégant, accouru un jour pour voir les immortels aux palmes vertes, et un peu aussi pour se voir lui-même, pour se retrouver et se sentir vivre, applaudit de confiance, sauf à ne point emporter le plus léger désir de lire les ouvrages qui lui ont été signalés. Ce qui manque véritablement à l’académie pour rendre son influence féconde et attacher une signification plus élevée à ses récompenses, c’est cette initiative dont je parlais, appliquée à la défense des lettres menacées aujourd’hui dans leur principe, dans leur dignité, dans toutes leurs conditions d’existence ; c’est une certaine puissance d’action collective se manifestant par une haute impulsion donnée aux esprits, par une vigilance sévère dans le maniement des intérêts de l’intelligence. Et cela ne suffit-il pas à expliquer cette espèce de froideur polie qui règne parfois à l’Institut, — qui régnait singulièrement dans la dernière séance ? C’était un monde brillant, gracieux, à demi illustre ; — ce qui reste du moins de ce monde aujourd’hui, — qui essayait de s’intéresser, qui avait des difficultés d’applaudir, comme on disait de je ne sais plus quel personnage qu’il avait des difficultés de vivre, — et qui faisait tout haut la réflexion que l’Académie couronnait bien des femmes et bien des professeurs, pour le plus grand honneur des lettres contemporaines !

L’Académie, en effet, ne nous conviait pas, ce jour-là, à quelqu’une de ces réceptions éclatantes, vraies fêtes de la pensée, où on lutte d’éloquence, d’esprit, de savoir, quelquefois même de verve épigrammatique, comme cela s’est vu dans plus d’une solennité transformée en champ clos. Tout était à la paix cette fois, et l’ombre de M. de Monthyon planait sur l’Institut. C’était la fête des lauréats, la séance annuelle où l’Académie couronne d’habitude tout ce qu’elle a pu rencontrer d’éloquence ou de vertu de bonne volonté : morceaux oratoires ouvrages utile aux mœurs ou réputés tels ; actes de probité et de dévouement accomplis dans l’obscurité de la vie populaire, chaque chose a sa récompense. Il s’y joignait cette année un intérêt de plus : celui du prix de poésie dramatique décerné à Émile Augier, l’auteur de Gabrielle, et à M. Joseph Autran ; l’auteur de la Fille d’Eschyle, qu’on connaît moins. J’omets à dessein, pour ne le point confondre avec les couronnes académiques ordinaires, le prix maintenu à M. Augustin Thierry comme à l’auteur du meilleur ouvrage sur l’histoire de France. C’est là ce qu’on a appelé le majorat de la pensée ; et qui pourrait plus légitimement y prétendre que l’illustre écrivain qui poursuit encore dans la cécité la série de ses travaux sur le tiers-état ? S’il manque aux séances académiques quelque chose de cet intérêt puissant qui s’attacherait naturellement à une intervention directe et décisive dans les affaires de l’intelligence, il est du moins un attrait qu’on est toujours assuré d’y rencontrer : c’est celui de la parole de M. Villemain, de cette parole dont quinze ans de vie parlementaire n’ont émoussé ni le relief ni la grace ; il semble au contraire que cette pratique des choses n’ait fait que la rendre plus substantielle, sans lui rien ôter de sa pureté élégante. M. Villemain est un de ces esprits rares parmi nous rares même à l’Académie restés inviolablement fidèles à certaines habitudes de penser et de s’exprimer qui menacent chaque jour de plus en plus de se perdre. Sous cet art savant, on sent l’homme nourri des plus immortels souvenirs, familier avec les plus grandes traditions et devenu l’un de leurs plus éminens et de leurs derniers représentans. M. Villemain nous rend heureusement quelque chose de la langue du XVIIe et du XVIIIe siècle. Que la langue se corrompe, c’est plus qu’un symptôme littéraire, qu’on le croie bien : quand elle se dégrade, se dénature et devient un odieux mélange de tous les tons ; de toutes les couleurs, de toutes les barbaries, n’est-ce point le signe d’une altération correspondante dans la pensée, dans les sentimens, dans toute la vie intellectuelle et morale d’un pays ? L’auteur du Cours de Littérature le rappelait l’autre jour excellemment et de manière à être entendu de tous ceux qui ont quelque souci de l’art d’écrire : il est des principes supérieurs, des règles sacrées qu’on ne méconnaît point en vain, parce qu’ils viennent non d’Aristote et de Boileau, mais de la nature elle-même. L’art est libre sans doute ; il peut revêtir toutes les formes ; mais il en est de l’art comme de la politique : plus cette liberté est grande, plus il est nécessaire que l’écrivain possède en lui un sentiment rigoureux, impérieux des conditions intimes de l’art, de sa dignité, de son but moral, à peu près comme un peuple libre a d’autant plus besoin d’un frein intérieur qui le modère et le contienne. Et si ces lois supérieures sont violées, que verrez vous ? Vous l’avez eu et vous l’avez encore chaque jour sous les yeux. Vous aurez des hommes qui élèveront la boursouflure, la vanité, la corruption de l’esprit, la folie de l’imagination jusqu’au lyrisme, qui, affamés de parades, se feront dire qu’il faut à chaque révolution son poète, et qu’on est tout prêt pour celle qui ne peut manquer d’éclater un de ces jours ; vous aurez des imaginations épuisées et perverties qui, après avoir blessé toute pudeur morale dans leurs confidences, s’étonneront encore de la mauvaise humeur des critiques qui y auront trouvé à reprendre, en ajoutant qu’après tout la pudeur n’existe pas avec le public, qu’elle n’existe et ne reprend ses droits que dans le tête-à-tête ; ce qui revient à dire que la publicité suffit à couvrir et à absoudre toutes les profanations de l’esprit et du cœur : esthétique merveilleuse du cynisme ! les applications seraient nombreuses de nos jours en vérité, et le jugement de M. Villemain pourrait bien servir de programme à tout un tableau de la littérature contemporaine. C’est ainsi que l’illustre secrétaire perpétuel, dans son rapport, relève l’appréciation d’ouvrages dont plus d’un n’eût pu raisonnablement s’attendre sans doute à la fortune d avoir un tel juge par des traits saisissans, par des aperçus qui pénètrent au plus profond de notre situation littéraire. M. Villemain nous donnait, dans cette séance de l’Académie, un nouvel exemple de cette critique ingénieuse et sûre, simple et revêtue d’éclat en même temps, délicate et exacte, qui, tout en distribuant des couronnes, sait encore réserver les droits de la vérité, et laisse percer dans sa bienveillance un goût sévère et vigilant. Quoi de plus juste notamment que ce qu’il dit au sujet du prix de poésie dramatique et des ouvrages qui ont semblé à l’Académie mériter cette distinction ? Décidément ce n’est ni Molière ni Corneille que l’Institut a prétendu couronner, il n’a point voulu découvrir dans l’agréable comédie de M. Augier ce qui n’y est pas, — la puissance comique, la force d’invention, la fécondité dans la conception des caractères, ni même l’originalité saisissante du style ; M. Villemain nous le dit, et il faut l’en croire, ce que l’Académie a voulu encourager, ce sont des tendances heureuses, c’est un talent pur où il y a plus de grace que de force, c’est une œuvre assurément supérieure, à tous les points de vue, sous le rapport moral comme sous le rapport littéraire, à bien des tentatives plus ambitieuses qui devaient renouveler le théâtre, et dont les auteurs se couronnaient d’avance eux-mêmes. Dans la fine appréciation de M. Villemain, M. Émile Augier peut trouver plus d’un conseil utile, profitable à son talent. Quant à la Fille d’Eschyle, il faut conclure que l’Académie était un peu embarrassée de n’avoir qu’un prix à décerner et plus d’un concurrent à satisfaire, et ce n’est pas sans peine, assure-t-on, qu’elle en est venue à bout.

Il y a quelques années, si l’on s’en souvient, l’Académie française avait proposé pour sujet du prix d’éloquence reloge de Mme de Sévigné ; cette année, elle avait proposé l’éloge de Mme de Staël. Ce sont les deux seules femmes qui aient mérité jusqu’ici cette insigne distinction d’être louées en plein Institut ; c’est que ce sont celles, on peut le dire, qui ont le plus marqué dans les lettres françaises. Le nom de Mme de Staël devait avoir un particulier attrait aujourd’hui. Sa vie se lie, en quelque sorte, à la tradition des faits et des idées dans notre pays depuis soixante ans ; elle a exercé une profonde et durable influence sur les esprits : femme étrange, pleine de toutes les passions de son sexe, et nourrissant parfois une pensée virile ! L’Allemagne, Corinne, les Considérations sur la Révolution, ont certes laissé plus d’une trace dans les ames contemporaines ; ces œuvres éminentes ont leur place dans notre histoire littéraire. Je n’abuserai, point du droit de revenir sur la brillante fille de Necker, de la suivre dans la variété de ses efforts intellectuels, dans les incidens d’une carrière qui se déroule au plein soleil de 1789 à 1817, dans les orages d’une vie mêlée de tant de passion et de tant d’éclat. Ce travail de reconstruction a été accompli autrefois ici même par M. Sainte-Beuve avec cet art achevé, demi-critique, demi-poétique, qu’il porte dans des études de ce genre. Ce qui me frappe doublement, c’est l’intérêt divers et saisissant qui s’attache toujours à Mme de Staël, soit comme femme, soit comme écrivain, et l’impossibilité, en quelque sorte, d’enfermer une telle existence dans le cadre d’un éloge académique. M. Baudrillart, le nouveau lauréat, a essayé de vaincre cette difficulté. A-t-il pleinement réussi ? Autant qu’on en puisse juger, par les fragmens lus dans la séance de l’Académie, ce sont des pages consciencieuses, écrites avec talent, et contenant plus d’un trait ingénieux plus d’un aperçu remarquable. Je le crois bien pourtant, c’est encore un éloge académique, avec les qualités et les défauts ordinaires de ces sortes de compositions, c’est-à-dire ce qu’il y a de moins propre à faire revivre cette Corinne à la poitrine soulevée par la passion, au cœur plein de feu, à l’esprit plein d’élan et de séductions qu’on entrevoit à l’horizon naissant du siècle. Au milieu de détails exacts et spirituellement agencés parfois du reste, il y a un je ne sais quoi de tout ce mouvement qui échappe à l’auteur : la flamme s’évanouit, la vibration de l’éloquence se perd, le trait profond de la physionomie se voile, la vie se laisse envahir par la métaphysique ; un certain instinct manque, pour tout dire. Vous voyez Coppet, — où tant de grands esprits depuis Schlegel jusqu’à Benjamin Constant, se sont succédé, où Byron lui-même a passé un instant, où Mme de Staël apparaît comme une reine dominant ce monde illustre par la supériorité de la grace, — devenir, pour aiguiser une phrase, un cadre restreint. Un des écueils, avec de tels personnages si empreints de vive originalité, c’est de décrire, en quelque façon, d’une manière abstraite, quand il faudrait peindre. Un des inconvéniens du genre, c’est de faire la part des choses générales plus grande que la part des choses personnelles et intimes, qui occupe une si large place dans l’existence et dans le génie d’une femme, c’est de ramener tant d’élémens divers à des combinaisons prévues et artificielles. Ne vous attendez-vous point, par exemple, à un parallèle dans un éloge académique ? Il se présente ici naturellement, si vous voulez, avec Chateaubriand ; le rapprochement de ces deux noms s’est offert à quiconque a étudié un moment Mme de Staël. Poussez-le à fond comme le fait l’auteur, il ne reste de visible que la fiction oratoire, l’artifice académique. Je ne veux dire qu’une chose au surplus, c’est que, s’il est honorable de remporter des prix d’académie, c’est pourtant un régime qui pourrait bien n’être pas des plus fortifians, et qui risque d’imprimer au talent une direction par où il n’atteint pas au plus large idéal de l’art.

Là où apparaît encore, à mon sens, l’artifice oratoire, mettant en œuvre ce qui n’est peut-être qu’un lieu commun érigé en jugement historique, c’est dans les pages consacrées à reproduire cette lutte, ce duel, dont parle l’auteur, entre Mme de Staël et Napoléon. Tout est merveilleusement disposé pour l’effet de cette scène qui se prolonge, à travers l’empire, entre les deux adversaires, et prend la proportion d’un choc entre deux puissances rivales. D’un côté, Napoléon dans sa gloire, c’est l’homme de chiffre et d’épée, c’est la force abusive, l’héroïsme oppresseur, gagnant presque, en vérité, des batailles d’Austerlitz contre Corinne ; de l’autre, Mme de Staël au milieu de se amis du tribunat ou dans son exil de Coppet, c’est la pensée libre, indépendante même sous l’oppression, et attendant sa victoire de l’avenir. Nous avons assisté plus d’une fois à ces idéalisations un peu excessives. Ne serait-il pas plus simple et plus vrai, en ce qui touche l’auteur de l’Allemagne de revenir au mot par lequel on a caractérisé ses démêlés avec Napoléon : — La guerre de l’esprit contre le génie. Il est permis, sans doute, de relever les subtilités de persécution de la police impériale ; on peut, si l’on veut, noter les puérilités de l’empereur dans sa conduite à l’égard de Mme de Staël. Si vous y joignez l’admiration qu’inspire un génie élevé, la sympathie qui s’attache à une femme d’élite passionnée pour la France, pour Paris surtout, et qui souffre cruellement de ne pouvoir y rentrer, ce seront bien des causes d’intérêt réunies. Mais au fond, si vous faites faire les sympathies du cœur, si vous recherchez le sens général de cette lutte qu’on imagine ou qu’on exagère entre Napoléon et l’auteur de Corinne, de quel côté était la vérité, de quel côté était le sentiment puissant des nécessités de la civilisation ? Au milieu de tant d’autres instincts prodigieux, Napoléon avait le présentiment de ce qu’il y a de négatif, de destructif dans ce qu’on nomme la pensée moderne, telle qu’elle est sortie de la révolution. Ce qu’il haïssait essentiellement, ce n’était point l’indépenance véritable de l’esprit, ce n’était point l’opposition ; il l’aimait, disent ses contemporains, il la provoquait même au conseil d’état, et ceci rentre dansz ce que je disais : il aimait l’opposition, la contradiction dans ce qu’elle peut avoir de fécond, de propre à faire jaillir la vérité, mais non dans ce qu’elle a de radicalement hostile et agressif. Ce qu’il détestait ; c’était l’esprit d’opposition en lui-même, c’est-à-dire systématique, dans les idées comme dans les faits. La répulsion pour tout ce qui semblait inspiré de cet esprit n’était pas seulement la fantaisie ombrageuse d’un despotisme étroit ; c’était l’instinct de l’homme d’état, de l’organisateur, du réparateur d’une société ; et qui oserait affirmer que cet instinct ne fût point profond et juste ? qui oserait dire aujourd’hui que la vérité sociale et politique ne fût du côté de l’auteur du concordat et du code civil ? Je ne doute point que l’avenir ne confirme ce jugement et ne laisse chacun à sa vraie place, Napoléon au rang des génies qui ont eu le plus le sentiment des conditions nécessaire ; à la durée de la société française, et Mme de Staël au rang de ces grands esprits littéraires qui ont leur empire naturel sur les imaginations et sur les cœurs, mais dont il ne faut point agrandir avec effort- le rôle, selon une juste expression de M. Villemain, sous peine de trop faire de l’éloge académique.

Que l’Académie ait à donner un prix d’éloquence, il ne lui est pas trop difficile, sans doute, de fixer son choix, le sujet étant donné ; mais je tiens que le généreux et honnête M, de Monthyon l’a placée dans le plus cruel des embarras en la chargeant de couronner les ouvrages les plus utiles aux mœurs. Veut-on savoir quels travaux l’Académie a choisis comme remplissant le but du fondateur ? C’est la Philosophie spiritualiste de la nature, la Psychologie d’Aristote, la Morale sociale, et à côté les Soirées des Jeunes Personnes, Liberté, Égalité, Fraternité, — les Anges de la Famille, — Paul Morin : assemblage assez singulier on en conviendra, si on se souvient de l’objet du concours. Quant aux premiers de ces ouvrages, travaux remarquables de critique philosophique, ils peuvent mériter toute espèce de distinction : l’un d’eux, la Morale sociale de M. Garnier ; fruit d’un talent consciencieux, se rapprocherait plus sensiblement du but ; mais, en somme, que trouverez-vous de particulièrement utile aux mœurs dans l’étude abstraite de problèmes sous lesquels ont plié et plient encore les plus grandes intelligences ? Quant aux derniers de ces écrits, ce qu’on en peut dire de plus significatif, je pense, c’est qu’ils forment le lot habituel des femmes de lettres dans les concours de l’Académie française. La perplexité de l’Académie est grande sans doute, je le répète, quand il faut qu’elle choisisse des œuvres allant droit au but du fondateur. Est-ce pourtant une raison pour n’y point songer et pour imaginer avoir satisfait à tout en couronnant des thèses universitaires ou quelques honnêtes puérilités ? Ne serait-ce point à l’Académie, investie de la mission d’encourager de tels travaux, à seconder les esprits dans la création de cette littérature populaire qui manque à la France, à les diriger vers ce but, à leur signaler l’intérêt d’œuvres destinées à populariser sous une forme saisissante et familière les vérités morales, les notions impérissables de devoir et de justice sociale ? -Peu de chose suffit pour propager le mal, parce que les passions mauvaises de l’homme, toujours en éveil, comprennent au moindre signe, et se laissent aller à la moindre suggestion qui les flatte ; il n’en est pas de même des notions du bien, et du devoir qui imposent toujours des sacrifices, et dont on ne peut faire goûter le charme et maintenir l’empire qu’en les rendant sans cesse accessibles aux ames dans leur noblesse comme dans leur douceur. Le malheur est que des ouvrages destinés à populariser ces notions ont été souvent et sont encore trop considérés comme indignes d’esprits élevés, et que ceux qui s’y consacrent croient devoir parler au peuple un langage vulgaire et grossier. Voilà l’heure pourtant où peut éclore avec fruit cette littérature populaire telle que je l’imagine, et qui sait ? d’un mouvement de ce genre pourquoi ne sortirait-il pas un Paul Courier de la morale, du bon sens et de toutes les vérités humaines ? Sans exagérer l’influence de l’Académie, son intervention néanmoins ne pourrait qu’être heureuse, on peut le dire ; elle pourrait beaucoup par ses excitations et en même temps par une sévérité plus réelle dans ses choix, en ôtant aux récompenses qu’elle décerne ce vernis d’arrangement intime entre confrères qu’elles portent trop souvent.

La distribution des prix de vertu, est, on le sait, un des épisodes de la séance annuelle de l’Académie ; elle complète la série de ces couronnemens, et ajoute la glorification du bien pratique aux honneurs décernés à l’intelligence. M. de Salvandy a eu plusieurs fois la bonne fortune d’être chargé, comme directeur, de rendre compte de ces sortes de récompenses, et il l’a fait cette année avec le même mélange d’élévation et d’esprit ; il a eu des mots heureux pour caractériser ce précieux devoir imposé à l’Académie, de chercher les filons de la vertu comme ailleurs on cherche ceux de l’or. M. de Salvandy a effleuré bien des choses dans son discours, sans omettre même la politique, que personne ne peut oublier, à ce qu’il semble ; il a abordé surtout un point délicat qui touche à la morale de notre temps, c’est le principe même de ces prix de vertu dont M. de Monthyon est le fondateur, et qui font vivre son nom. L’honnête et généreux Monthyon agissait assurément dans des intentions excellentes, dans des vues droites et pures ; mais y songeait-il bien ? En prétendant honorer la vertu, il la rabaissait ; il en méconnaissait l’essence, les mobiles, l’aliment et le but. Il oubliait que la vertu qui se publie n’est point de la vertu, que l’abnégation qui s’affiche n’est point de l’abnégation, que le dévouement dont on calcule le prix n’est point du dévouement. Nourri des idées du XVIIIe siècle ; il les appliquait dans sa bienfaisance, et, voyant défaillir le principe religieux d’où la vertu découle et où elle trouve sa mystérieuse satisfaction, il pensait y suppléer par des ressorts, par des aiguillons purement humains : la perspective de la récompense et de la publicité..« Il en résulte, dit spirituellement M. de Salvandy, que l’administration a maintenant les dossiers de la vertu comme de tout le reste. » Et si cette idée portait tous ses fruits, qu’en résulterait-il encore ? C’est que vous verriez s’organiser la compétition universelle et l’enchère de la vertu. Chacun dresserait ses états de services ; il y aurait probablement les candidats au choix et à l’ancienneté ; puis viendraient les spéculateurs de vertu, comme il y en a déjà de patriotisme. Il ne manquerait qu’une petite chose dans tout cela ce serait la vertu elle-même.

Il n’en est point tout-à-fait ainsi heureusement. Les candidats, selon l’expression du directeur de l’Académie, n’en sont point venus encore à se présenter eux-mêmes. De l’idée de M. de Monthyon, il n’est resté qu’une intention généreuse et les moyens offerts à l’Académie d’aller chercher dans les profondeurs de la vie populaire quelques souffrances patiemment supportées, quelques fidélités inviolables au malheur, quelques dévouemens volontaires, pour leur venir en aide et leur donner un prix inattendu. Quels sont les lauréats couronnés cette année ? En vérité, je l’ignore et veux l’ignorer. Leur gloire est dans leur obscurité, leur mérite est dans cet accomplissement simple et sans faste du devoir. Pensez-vous qu’ils aient songé à M. de Monthyon et à l’Académie, et qu’il y ait eu en eux cette préméditation de bruit et de gain ? S’il est quelque chose qui doive empêcher de désespérer de notre société, c’est qu’à tout prendre, à l’abri des suggestions perfides, des excitations criminelles, en dehors de ces milieux factices où s’agitent les propagandes, où pullulent les journaux et les brochures, dans cette masse humaine qu’on nomme un pays, partout, sous mille formes, de mille manières, s’accomplit sans bruit cette loi religieuse du devoir, du sacrifice, de l’abnégation souvent, de l’effort intérieur, du dévoilement. Partout se reproduisent ces luttes humaines qui se résolvent en vertu ; les épreuves, en plus d’un lieu inconnu, sont acceptées sans murmure et sans révolte ; il y a un instinct du bien pratique, moins trompeur souvent que les lumières de la raison. Demandez à ce brave homme qui, ayant déjà dix enfans, trouve encore le moyen d’augmenter sa famille par l’adoption, s’il eût mis ses enfans à l’hôpital comme Jean-Jacques ! Et cette loi de la lutte, du devoir, ce n’est pas. Seulement dans le peuple, au surplus, qu’elle s’accomplit, c’est dans toutes les sphères sociales. Il y a des héroïsmes de plus d’une sorte et des vertus pour lesquelles l’honnête M. de Monthyon n’a point de prix. C’est cet élément qu’il faut nous appliquer à fortifier dans la société comme une sauvegarde contre les passions qui y sont déchaînées. M. de Salvandy a exprimé, en terminant, à ce sujet, des vues éloquentes qui se transformaient aisément en considérations politiques ; mais alors nous n’étions plus à l’Académie : nous étions presque à l’assemblée nationale, un jour où on parle français, et cela nous rejetait encore vVers tout de qu’on aurait voulu oublier.

CHARLES DE MAZADE.