Revue littéraire, 1850/09

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ce qu’étaient les historiens il y a quelque deux cents ans. On éprouve une sorte de ravissement à pouvoir ainsi mesurer combien l’esprit humain s’est enrichi, combien il peut de choses qu’il ne pouvait pas du temps de nos pères. Nulle part peut-être la distance parcourue n’est plus visible que dans l’histoire. C’est une chose toute nouvelle, un emploi que les facultés intellectuelles ne s’étaient jamais donné, ou plutôt dont elles étaient incapables, que cette enquête critique, qui consiste à étudier les faits pour chercher à les rattacher à des lois, et qui s’efforce de les comprendre en se les représentant comme l’opération et la manifestation de certains agens invisibles et réguliers obéissant à des propriétés en quelque sorte mathématiques. Le XVIIe siècle lui-même ne connaissait encore que la chronique ou tableau synoptique d’un certain nombre d’événemens présentés sans autre rapport que celui de leur chronologie. C’est au XVIIIe siècle qu’appartient l’honneur d’avoir créé l’histoire telle que nous la concevons, l’histoire en tant que science, procédant absolument comme la physique ou comme la chimie, qui, pour nous donner, par exemple, une idée d’un fragment de roche que nous tenons dans notre main, nous apprend à concevoir cet accident comme un composé de calcium, de soufre, d’oxygène, ou d’autres substances élémentaires, c’est-à-dire comme un composé d’élémens qui se retrouvent ailleurs, qui sont des généralités. Concevoir le spécial comme composé de plusieurs généralités, — jamais le passé n’avait seulement entrevu la possibilité d’une pareille manière de procéder ; pourtant, c’est la nôtre en tout, et on peut dire que nous ne faisons que débuter dans une nouvelle période, dont la tâche intellectuelle doit être de tout ramener ainsi à des lois, d’arriver à conquérir de nouveau tous les faits spéciaux que l’esprit pourra différencier en nous représentant chacun d’eux comme la somme de toutes les particularités qu’il peut partager avec tous les autres phénomènes.

Cette ère nouvelle, nous le répétons, c’est bien le XVIIIe siècle qui l’a ouverte ; mais, il faut le reconnaître aussi, en histoire comme en philosophie et en politique, il s’est montré aussi naïf que tous les débutans. Il a joué à peu près le même rôle que la race italienne semble avoir été appelée à jouer en Europe : celui de conclure vite, mais étourdiment, et de préparer l’avènement des théories éclairées en portant partout ce don d’étourderie qui permet d’enfanter plus vite les mauvaises théories d’où procèdent les meilleures. L’esprit de système, c’est-à-dire l’esprit exclusif de l’antiquité, le dominait encore souverainement. Il était incapable de concevoir un fait comme le résultat de beaucoup d’agens. Tout phénomène pour lui ne se présentait guère que comme l’effet d’une seule cause, la manifestation d’un seul type, d’une seule grande règle générale. Il ne savait pas, par exemple, se rendre compte de telles formes sociales particulières à un peuple, en y voyant la conséquence d’un certain ensemble de particularités propres à ce peuple. Il fallait que dans tout fait humain il s’arrangeât pour apercevoir des lois communes à toute l’humanité, en d’autres termes la règle générale de l’humanité, en d’autres termes encore son idée tout entière du type homme, et rien de plus. Voulait-il étudier l’antiquité, il procédait comme Voltaire. Au lieu d’examiner les formes sociales, les actions, les paroles, les œuvres littéraires et autres des anciennes nations pour chercher en elles-mêmes leur explication ; au lieu de tenter d’arriver, par elles, à deviner leurs causes et à se représenter les vieilles nations elles-mêmes comme l’ensemble des causes capables de produire ces effets, il tirait au plus court. Il commençait par concevoir l’homme, et il donnait pour but à l’histoire la solution de ce problème : trouver le moyen d’expliquer quand même tout ce qui s’est passé chez tel peuple, par les seules lois et les seuls élémens qui constituent l’homme en général. Le problème revenait quelque peu à trouver le moyen d’expliquer comment des causes éternellement identiques avaient produit des effets constamment différens, et Dieu sait dans quels embarras il avait mis le XVIIIe siècle. Pour le résoudre, on avait été réduit à n’apercevoir partout qu’anomalies, monstruosités, dérangement de toutes les lois, effets produits en dépit de toutes les causes. Bref, le XVIIIe siècle expliquait tout par les superstitions, les fanatismes, les tyrans et les imposteurs, si bien que l’histoire entre ses mains n’était plus qu’un tableau de diaboliques miracles, uniquement destiné à montrer comment le mensonge et l’hypocrisie avaient à eux seuls engendré tous les événemens de ce monde.

Ce fut une grande révolution que celle qu’accomplit Niebuhr le jour où il en vint à admettre que tous les hommes ne voyaient pas de même, et que leurs idées étaient seulement la traduction de leurs impressions. À l’aide de cette seule découverte, il comprit que les anciennes traditions n’étaient ni des vérités ni des mensonges (dans le sens donné aux mots par le XVIIIe siècle), mais simplement la forme particulière que la perception ou le souvenir d’un fait avait pu prendre dans des esprits particuliers, en se combinant avec ce qu’ils y rencontraient. De ce jour, l’histoire fut comme créée à nouveau.

Combien elle diffère maintenant de ce qu’elle était avant Niebuhr, le livre de M. Éliot se trouve, par une circonstance fortuite, doublement propre à nous le faire apprécier. Il existe un poème de Thompson, publié, vers 1728, sous le titre de Britannia, et qui n’est qu’une histoire poétique de la liberté et de ses phases successives chez les premiers hommes, chez les Grecs, chez les Romains et enfin en Angleterre. Le sujet traité par M. Éliot est presque identique. Après avoir consacré à peu près les deux tiers de son premier volume aux origines de la liberté dans l’Inde, en Égypte, en Perse, en Phénicie, en Grèce et en Judée, il poursuit avec plus de développemens son histoire chez les Romains, et, dans sa préface, il promet presque deux nouveaux ouvrages sur les progrès de la liberté en Europe depuis la réforme, et enfin dans le Nouveau-Monde. L’historien américain du XIXe siècle peut donc être comparé facilement au poète anglais du XVIIIe siècle. Entre eux deux, quel abîme ! Et pourtant Thompson n’était point un esprit inférieur, mais il appartenait à son époque, et partant il débute par nous retracer une peinture des premiers hommes et de leur innocence, qui sent la bergerie. C’était la mode alors : on ne trouvait rien de plus beau, de plus enviable que l’ignorance de la barbarie, l’ignorance de l’instinct, l’ignorance de la jeunesse ; on nommait cela la nature, absolument comme si la civilisation et toutes les acquisitions possibles de l’homme ne venaient pas aussi de la nature. M. Éliot, au contraire, nous montre l’humanité essayant ses premiers pas au milieu des larmes et des terreurs, le front plié sous le fardeau de ses désespérantes ignorances. Bien qu’il croie à un premier état de perfection antérieur à la déchéance, à partir de la déchéance il nous montre les premiers hommes, ahuris et sans espoir, ayant à conquérir rudement tout ce qu’ils ont acquis, leur morale comme leur science : d’abord, les luttes contre les élémens pleins de menace et les combats d’homme à homme, de tribu à tribu ; puis les labeurs de la civilisation matérielle et intellectuelle, la lutte contre l’ignorance, l’effort pour organiser des statuts sociaux, des rapports inter-individuels ; enfin les tentatives pour réformer les institutions organisées, la lutte contre les causes de souffrance et contre les injustices. Dans un chapitre préliminaire, M. Éliot explique ce qu’il entend par la liberté. La liberté, dit-il, c’est la faculté d’exercer des aptitudes, de faire ce que l’homme peut faire ; elle implique donc deux choses, des facultés ou puissances, et des arrangemens sociaux qui leur permettent de se développer. L’histoire de la liberté est ainsi avant tout l’histoire des facultés, et, comme il a plusieurs espèces d’énergies, il y a plusieurs espèces de libertés : celle qui consiste uniquement dans le libre exercice des forces physiques ; — celle qui permet à la fois aux aptitudes intellectuelles et physiques de se développer en s’appliquant aux arts, à la science des choses, à la législation ; — enfin, la liberté, qui est la possession et le libre exercice non-seulement des énergies physiques et intellectuelles, mais encore des besoins moraux et des sentimens affectueux, cherchant sans cesse à se satisfaire et à se développer dans les rapports individuels et sociaux.

Ce point de vue nous plaît. Il revient à dire ceci : c’est que M. Éliot entreprend son voyage à travers le passé avec cette idée suffisamment nette que le degré de développement des nations, leur supériorité ou leur infériorité relative se mesure au nombre des agens spirituels qui existent chez elles, qui peuvent y fonctionner, et qui, par leurs actions et leurs réactions, enfantent les phénomènes de leur vie sociale. Avec ce critérium, l’historien nous fait voir dans l’Inde l’immobilité presque absolue : une seule caste ayant droit (le vouloir et de penser ; une religion qui prolonge les distinctions sociales au-delà de la vie et qui ne permet d’espérance qu’au brahme. En Égypte et en perse surtout, la royauté, appuyée sur les guerriers, vient étendre à une autre classe d’hommes la liberté de vivre. Le soldat partage avec le prêtre le privilège d’espérer et de donner carrière à son activité. En Grèce, une nouvelle barrière tombe : les castes se mobilisent, la fortune, que tous peuvent plus ou moins espérer d’acquérir, devient le moyen de répartir les individus entre les diverses catégories auxquelles sont attachées les diverses libertés, personnelles, sociales et politiques. La religion, d’ailleurs, émancipe l’homme des terreurs primitives : au lieu du panthéisme indien, qui niait l’individu et qui l’absorbait dans l’unité divine immuable et éternelle en lui répétant : Tu n’es rien ; au lieu du dualisme persan avec ses deux personnifications de la vie et de la mort, du bien qui s’isolait au ciel, et du mal qui avait créé la terre, la Grèce a ses mille divinités parmi lesquelles chaque idée peut trouver son prototype, chaque question sa réponse, chaque désir son patron qui le légitime et s’occupe exclusivement de lui ; elle a ses multitudes de dieux avec lesquels l’homme fraternise, qu’il regarde comme des êtres de son espèce, et dont le culte exhilarant encourage la joie, la confiance et les fêtes.

À Rome, un nouveau progrès s’accomplit encore : tandis que les vaincus et les non-citoyens étaient restés en Grèce à peu près exclus ode tous les droits, à Rome, les conquis, sous le nom de plébéiens, arrivent peu à peu à conquérir les mêmes privilèges que les patriciens. Cette marche ascendante, M. Éliot l’a suivie et dans les faits, et dans les institutions, et dans la littérature, en un mot dans toutes les expressions de l’activité. À voir le cadre qu’il embrasse, on est comme désespéré ou plutôt comme écrasé sous l’idée de tout ce qu’il faut savoir à l’heure qu’il est pour être digne de parler et propre à faire avancer les lumières acquises. Lui-même pourtant a fait honneur à sa tâche sous bien des rapports. Il a sagement réagi contre le scepticisme exagéré de l’école de Niebuhr ; il a donné un sens probable à plus d’une légende jusque-là non interprétée. Si d’autres avaient avant lui retracé les progrès et la victoire du parti plébéien, il a émis des vues neuves sur un tiers-parti qui, au lendemain de cette victoire, semble s’être formé par l’union des patriciens éclairés et des hautes classes plébéiennes, tandis que les ultra-patriciens tentaient un peu, connue nos légitimistes, de se coaliser avec les basses classes, avec les mécontentemens et les exaltations immodérés. Le tableau qu’il nous trace de Rome à cette époque et plus tard a un autre mérite, celui d’être large, de bien présenter tous les autres moteurs : d’abord tous les partis, les pauvres, les affranchis, les esclaves, les étrangers (autrefois appelés ennemis), et sous ces partis les seules tendances qui composaient leur activité. Son jugement général nous paraît résumer tout ce que l’on a pu dire jusqu’ici, sauf dans un sens. « Dans l’antiquité, remarque-t-il, le degré de civilisation fut généralement proportionné au développement de la liberté. À Rome seulement, il n’en est plus ainsi : dans sa législation, la liberté s’éleva plus haut que chez aucune autre nation païenne, sans entraîner un progrès parallèle dans les sciences, les arts et le bien-être. » C’est bien cela En Grèce, il y avait mille fois plus d’aptitudes à l’œuvre ; l’activité était capable de prendre mille fois plus de formes ; seulement tout était capricieux et inconstant. La supériorité de Rome, c’était d’avoir des idées fixes, des désirs ou des volontés plus tenaces, plus intenses ; mais Rome était plus exclusive, plus pauvre en humanités ; elle n’avait que l’orgueil et l’esprit de domination, le besoin de vaincre au Forum ou sur les champs de bataille, d’écraser tel parti adverse, de triompher de tel concurrent, de subjuguer tel peuple. Ses magistratures et ses assemblées n’étaient elles-mêmes qu’autant de trophées d’une victoire remportée par une classe et autant d’instrumens que cette classe était décidée à employer quand même, pour s’élever sur les ruines d’une autre. À côté d’une magistrature conquise par les plébéiens, il y avait toujours une magistrature rivale que les patriciens ne s’étaient pas laissé arracher, et qui avait toujours autorité pour vouloir ce que ne voulait pas l’autre. Des partis, voilà Rome ; il n’y avait pas d’individus ; la nation se composait exclusivement de quatre ou cinq coalitions, de quatre ou cinq machines de guerre aveugles et sans oreilles et obstinément occupées à s’anéantir l’une l’autre. « Plus nous avancerons, écrit M. Éliot, plus nous remarquerons l’absence de cette sympathie qui plie le plus orgueilleux caractère jusqu’à la tendresse, et qui exalte les plus humbles actions jusqu’au succès. D’autres incompétences se révéleront aussi clairement, et la scission béante entre des classes incapables de se prêter aux exigences des circonstances et de tenir compte des dangers successifs finira par entraîner leur ruine à toutes, » Nous ne pensons pas qu’on ait rien dit de mieux sur les causes de la décadence de Rome.

L’œuvre de M. Éliot a pourtant un défaut grave à notre sens. Quoiqu’elle soit de nature à apprendre bien des choses et à grandement développer l’esprit, la philosophie historique qui lui sert de base ne s’est pas corrigée d’une erreur commune à tous les historiens de notre siècle. Voilà soixante ans et plus que l’histoire en est au même point, ou du moins ne fait qu’appliquer, dans de nouvelles directions, le même genre de critique. Pour nous rendre compte des faits qui se sont produits, on se borne à rechercher les besoins et les facultés qui, par ces faits, ont cherché à se faire jour, et ont ainsi attesté leur existence mais jamais on ne s’applique à découvrir le pourquoi de ce que les peuples n’ont pas pu faire ; en d’autres termes : jamais on ne fait ressortir les impuissances qui ont limité les facultés et qui les ont empêchées de produire autre chose que les institutions, les littératures et les arrangemens qu’elles ont engendrés. Cette manière de procéder, qui est à peu près générale, n’est rien moins que le fondement sur lequel le dogmatisme radical échafaude toutes ses illusions. Nous pouvons ajouter qu’elle n’est rien moins qu’un mensonge. Un morceau d’oxyde de plomb n’indique pas seulement qu’il a existé sur un même point de l’oxygène et du plomb, il indique aussi qu’il n’y a eu que de l’oxygène et du plomb. N’en est-il pas de même de l’esclavage ? n’en est-il pas de même de toutes les institutions sociales et de tous les faits, qui, à bien voir, sont simplement des arrangemens pour satisfaire certains besoins avec des moyens donnés et rien que ces moyens ? Ce rôle que jouent les incapacités, cette influence qu’elles ont sur le sort des nations en ne leur permettant que certaines combinaisons pour faire face aux nécessités de leur existence, il serait temps que l’histoire fit sa principale affaire de les préciser. Pour que Rome ou toute autre nation prenne à nos yeux une physionomie à elle, pour que nous nous en fassions une idée particulière qui ne soit pas également applicable à toute nation, il faut avant tout que nous concevions Rome comme un peuple dont le propre était de ne pouvoir que ceci et cela Qu’arrive-t-il quand on néglige ainsi le pourquoi de ce qui n’a pas été ? Il arrive qu’on enregistre simplement le moment où certaines facultés se sont manifestées dans l’humanité. On n’écrit pas l’histoire des nations. On ne voit et on ne montre partout qu’une même humanité toujours identique dans sa substance. On a dit ce que tel peuple possédait ; faute de dire ce qui lui manquait, on habitue l’esprit à appliquer à tous les peuples les idées qu’il s’est faites de l’homme en général d’après les hommes du présent. L’intelligence suppose tacitement que toutes les races ont eu toutes les puissances qu’elle s’est accoutumée à regarder comme constituant l’homme, et de la sorte elle vient de nouveau se heurter au problème qui a tant tourmenté le XVIIIe siècle : expliquer comment, dans un milieu constamment identique, il s’est créé des phénomènes tout différens. De nouveau donc il faut recourir à des miracles. On se représente la liberté comme perpétuellement arrêtée parle seul mauvais vouloir des gouvernemens ou par la conjuration des égoïsmes privilégiés ; on arrive à regarder tout pouvoir comme l’ennemi inné de l’homme et à jeter sur tous les pouvoirs l’odieux d’avoir empêché ce qui, en réalité, n’a pas eu lieu parce que c’était l’impossible. Les gouvernemens répondent de la faute des impuissances, et on s’habitue enfin à l’idée souverainement néfaste que la seule tâche des bonnes intentions, l’unum necessarium, est de combattre quand même toutes les précautions organisées pour protéger contre les excès des insuffisances.

Telle est la théorie politique, qui est comme l’ame de la méthode historique dont nous parlons. Cette ame, c’est le radicalisme, l’esprit de système. Il est chez M. Éliot, il n’y a pas à en douter ; il y est, bien que tempéré. Quoiqu’il ait parfaitement constaté dans chaque circonstance ce que les Romains n’avaient pas pu faire, c’est-à-dire les résultats de leurs impuissances, il ne s’est pas appliqué à nous montrer dans les épisodes de leur histoire la constante action de leurs puissances et de leurs impuissances ; il n’a pas tenté de nous représenter précisément leur caractère comme l’ensemble de ces causes négatives et positives de leurs actes. Pour lui-même, un tel point de vue était impossible, car il avait une foi religieuse, un système qui le lui défendait. S’il avait entrepris son histoire, c’était pour montrer comment tous les avortemens du passé avaient eu pour cause le péché, la dégradation qui a suivi la chute, et comment Rome avait simplement été la nation à laquelle Dieu avait donné pour mission, non pas d’organiser, mais d’humilier le paganisme, de faire toucher à la sagesse humaine son néant, en un mot de préparer l’avènement de la régénération, en prouvant à l’homme qu’il ne pouvait rien par lui-même.

Pour nous résumer, M. Éliot, comme MM. Bancroft, Parker, Channing et même Émerson, est certainement imbu de ce transcendantalisme de l’Amérique moderne qui n’est, en réalité, que l’ancien idéalisme, l’ancien esprit de système, avec plus de largeur dans les vues, avec des conclusions basées sur plus de données. Toutefois, c’est plaisir pour nous de l’ajouter, s’il a en lui ce qui nous semble menaçant pour les États-Unis, il a aussi tout ce qui nous semble rassurant dans les tendances de la race anglo-américaine. Il a beau avoir une conclusion à priori, le besoin d’analyser est également tyrannique chez lui. Jamais il ne se contente d’exprimer ses jugemens, il analyse et précise les faits il tient à énoncer tout ce qu’il a vu, il expose toutes les données, toutes les considérations qui l’ont conduit à son jugement ; en un mot, en détaillant ses pièces justificatives, il met les autres à même de conclure autrement que lui. Tout son livre, d’ailleurs, respire une haute moralité, une grave et virile réserve, une crainte profonde et constante de ne pas avoir fait de son mieux. Chez lui enfin, comme en Amérique encore, s’il y a des illusions, il y a ce qui est le remède souverain de toutes les erreurs, un idéal bien placé, une ardente sympathie pour tous les emplois de l’activité humaine, qui sont le meilleur moyen de découvrir ce que l’on ignorait, et de parer à tous les dangers qui se présentent. M. Éliot a un profond respect pour la prudence, pour la modération, pour la sagesse qui consiste à tenir compte du plus grand nombre possible de nécessités, pour la générosité et la vertu, qui se proposent, avant tout, de ne rien froisser de ce qui a vie, mais, au contraire de concilier tous les intérêts, les besoins, les susceptibilités. Pour lui, ce qui est surtout la chose honteuse, le diplôme d’incapacité, c’est la brutalité, l’instinct aveugle que rien ne contient, l’idée ou le désir qui s’élance les yeux fermés comme les passions de la jeunesse. On était fort loin d’un tel culte intellectuel du temps des pèlerins calvinistes, on en est encore fort loin chez nous ; mais l’Amérique du moins a certainement grandi. Il est telle idée chez M. Éliot qui, à elle seule, indique une complète transformation dans l’esprit des hommes. Jusqu’à ces derniers temps, on aurait difficilement trouvé un penseur qui, en jugeant les Romains, n’eût pas célébré leur patriotisme immodéré comme leur plus grand titre de gloire. Aux yeux de tous, ce qui en faisait des héros, c’était précisément la fougue avec laquelle ils sacrifiaient tout, même leurs enfans et leur conscience, aux intérêts de leur patrie ou de leur parti. Dans cet héroïsme, au contraire, M. Éliot n’a vu que le signe douloureux de ce qui leur manquait. « Le Romain, a-t-il écrit, ne savait se dévouer qu’au pays et à sa propre classe ; rarement il lui fut donné de comprendre qu’il pouvait être nécessaire de tenir compte des intérêts d’autrui. » À notre avis, c’est un véritable événement historique que l’apparition de cette répulsion morale tout nouvelle, de cette tendance à regarder l’esprit de parti comme un mal et un danger, tandis qu’autrefois on ne concevait rien de plus noble que de servir quand même son parti, rien de plus honteux que de l’abandonner, lors même qu’on ne pensait pas comme lui. Si ce n’est pas là un fait dans le sens usuel du mot, il y a là l’étoffe de bien des faits, de bien des transformations sociales, et peut-être ce progrès moral est-il plus important pour l’avenir que beaucoup d’événemens plus bruyans de ces soixante dernières années.

j. milsand.


THÉÂTRES.

La saison musicale de cette année laborieuse, qui porte peut-être dans les plis de son manteau la grande solution dont se préoccupent tant les hommes d’état, paraît s’annoncer d’une manière brillante. D’abord Paris possédera enfin un véritable, théâtre italien, dont on peut dire qu’il est privé depuis la révolution de février. M. Lumley, directeur du Théâtre de la Reine à Londres, a été investi, par M. le ministre de l’intérieur, du privilège que possédait M. Ronconi. M. Lumley passe pour un homme habile et passablement heureux : réputation de bon augure aussi bien au théâtre qu’à la guerre. Il paraît donc certain que M. Lumley nous arrive avec une troupe formidable de grands virtuoses ; parmi lesquels il nous suffira de citer Mme Sontag et M. Lablache. L’ouverture du Théâtre-Italien aura lieu le 1er novembre prochain. En présence d’un rival aussi redoutable, que fait l’administration de l’Opéra ? Elle se débat trop souvent au milieu des plus grandes incertitudes ; elle ne sait trop encore à quel dieu se vouer ni à quel maître elle doit confier ses destinées. Les répétitions de l’Enfant prodigue de M. Auber sont retardées, la mise en scène du Génie de la Nuit, opéra en deux actes de M. Rosenheim, pianiste éminent et musicien distingué, a été abandonnée, pour la dixième fois. On nous promet cependant prochainement le Barbier de Séville de Rossini, chanté par Mlle Alboni ou Mme Laborde, MM. Roger et Barroilhet. En attendant, et pour nous consoler un peu de tant de mécomptes, on a repris le Prophète de M. Meyerbeer. Mlle Alboni, qui, heureusement