Revue littéraire, 1851/03

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époques d’agitation et d’inquiétude, où les autres genres littéraires luttent à grand’peine contre l’indifférence du public. Tandis que la révolution de février mettait en désarroi la poésie et le roman, elle rendait une vie nouvelle à l’histoire, elle éclairait d’une étrange et vive lueur des figures, des événemens, qu’on ne peut bien comprendre qu’à la condition d’avoir vécu dans une période révolutionnaire. Il a été ainsi donné à la plupart des historiens, des publicistes politiques, de n’avoir point à rompre avec la direction de leurs travaux, et de marcher tout simplement dans la voie qu’ils avaient ouverte pour se rencontrer avec le courant de l’opinion, souvent avec les sympathies de la foule ; mais, si cette position avait ses avantages, elle n’était pas sans inconvéniens. Si les faits du passé, soumis à une sorte d’interprétation contemporaine, ont pu gagner en relief et en animation, l’histoire n’a-t-elle pas perdu un peu de sa dignité sévère ? Pour ne citer qu’un exemple, les nombreux récits de la révolution française publiés depuis quelque temps satisfont-ils bien à ces hautes conditions de gravité, de sérénité, d’exactitude parfaite, que l’historien ne peut négliger sans s’interdire les succès durables ?

S’il est de notre temps un esprit préparé à comprendre, à remplir ces conditions, c’est assurément M. Guizot. On ne peut contester à ses études sur Monk et sur Washington,[1] le caractère élevé qui convient à l’histoire : nous ne voudrions pas affirmer pourtant, que le mérite historique ait été pour beaucoup dans l’intérêt qui s’est attaché récemment à la réimpression de ces deux études ; c’est encore un reflet de ses préoccupations, de ses doutes, de ses craintes, que le public y a cherché. Resterons-nous en république, et, en ce cas, quel genre de république devrons-nous adopter ? Retournerons-nous à la monarchie au contraire, et sur quelle base la fonder alors pour lui donner force et durée ? Le hasard a voulu que le Washington de M. Guizot semblât à la première question une réponse indirecte, et, que son Monk parût indiquer une solution pour la seconde. Habitué dès long-temps à tirer du passé l’horoscope de l’avenir, à chercher les destinées de son pays dans des annales étrangères, M. Guizot n’était que trop disposé à rapprocher les situations, à presser les rapports, à faire passer sous nos yeux les événemens accomplis comme les tableaux anticipés des événemens futurs. Dans les préfaces qu’il a placées en tête de la nouvelle édition de Monk et de Washington, M. Guizot se défend, je le sais, de toute intention d’assimilation mais n’est-ce point là quelque chose comme une précaution oratoire ? Ne dit-il point, à propos de l’étude sur Monk : « En 1837, elle avait un intérêt purement historique ; évidemment elle en a un autre aujourd’hui ?

Malgré le témoignage de M. Guizot, nous ne pouvons nous défendre de quelque méfiance pour les inductions historiques, tirées de peuple à peuple. Ces inductions suppriment trop souvent les différences natives de génie qui font l’individualité des races, les différences d’idées et de but qui créent les individualités nationales. Or, rien de plus opposé, quant au caractère et aux desseins, que la race anglaise où anglo-américaine et la race française. Tenons donc pour certain que la république originale des Anglo-Américains pas plus que la monarchie traditionnelle des Anglais n’ont chez nous leur sol véritable. D’apparentes analogies dans le passé ou dans le présent, alors même qu’un événement imprévu viendrait les rendre plus marquées, ne changeraient rien au fond résistant des réalités dissemblables. Quant à un Monk ou à un Washington, il n’y faut pas songer. Le désintéressement patriotique, la froide résolution du président américain, l’attente calculatrice, l’égoïsme imperturbable du général anglais, ne sont pas les fruits d’une terre où la furie du désir, l’ambition emportée, ne supportent ni prudente demeure, ne entière abnégation, ni calcul taciturne, ni éternel artifice.

La leçon historique, directe jusqu’à l’évidence dans le Monk de M. Guizot, montre plus retenue dans un livre qui a pour nous aussi un intérêt d’enseignement, les Études Diplomatiques de M. Alexis de Saint-Priest[2]. Il a là un tact et une précision qui rappellent le XVIIIe siècle. Divers de nature et publiés à différentes dates, plusieurs des récits recueillis par M. de Saint-Priest ont pu être lus et appréciés ici même. Deux arrêteront particulièrement notre attention : le Partage de la Pologne en 1772 ; la Nouvelle-Russie et le duc de Richelieu. Le partage de la Pologne a déterminé en France, des conflits orageux d’opinion toujours près de renaître, et dont il faut, dût-on y revenir vingt fois, détruire le prétexte pour en éviter le retour. En regard de la déchéance nationale de la Pologne ; la rapide prospérité de la Nouvelle-Russie forme un contraste significatif, et sur lequel il est bon d’insister.

Les malheurs qui, sous le règne de Louis XV son gendre, frappèrent le pays où régna Stanislas Leczinski, ont long-temps servi de thème à des déclamations sans fondement, quelquefois : même de prétexte à des intentions coupables. Quels desseins peut couvrir la légitime sympathie qu’ils inspirent, on l’a vu au 15 mai ; à quels mensonges, historiques ils ont donné lieu, on va en juger. C’est une accusation devenue banale à force d’être accréditée, que l’ambition moscovite fut la première cause du démembrement de la Pologne, et que la France, qui pouvait empêcher le démembrement, fut le lâche complice de l’ambition qui le provoqua. Rien de plus faux et de plus contraire à la raison. La Russie, qui, du droit d’une influence prépondérante, disposait de la république royale, devait préférer la domination exclusive sur le tout, avec la secrète espérance de se l’approprier un jour, à une division prochaine qui diminuerait sa part de celle qu’il faudrait concéder à des états rivaux. L’Autriche même avait plus d’intérêt au partage que la Russie ; la Prusse y trouvait plus d’avantages que personne : ses provinces, coupées en deux par les possessions Polonaises, l’impérieux besoin d’agrandir ses états pour élever sa force au niveau de ses désirs, lui conseillaient également le partage de la Pologne. Cela établi, toute la question est de savoir si les actes furent d accord avec les intérêts. M. de Saint-Priest le démontre pièces en main, ne laissant pas plus de refuge d’ailleurs aux esprits qui se nourriraient d’illusion pour l’avenir qu’à ceux qui caressent l’erreur dans le passé. Le coup qui tua la Pologne fut une pensée d’origine germanique, et, après un siècle, cette pensée se retrouve aussi vivante au cœur des générations nouvelles que dans la tête du monarque qui la conçut. L’assemblée populaire de Francfort ’émettait le vœu suivant dans une décision célèbre : « La diète exprime le ferme espoir, que le gouvernement prussien garantira en toute circonstance la nationalité des Allemands établis dans le grand-duché de Posen. »

Soustraire la Pologne à son sort déplorable était une tâche au-dessus de l’effort de la lance : M. de Saint-Priest le prouve avec une rigueur de logique toujours appuyée sur une vue claire et certaine des choses. Et de fait, la Pologne succomba moins encore sous la coalition de ses puissans voisins que par les vices de rapport existant entre sa situation intérieure et la situation des autres pays supérieurement organisés. À la fin du XVIe siècle et dans le courant du XVIIe, une grande transformation s’était opérée chez les nations européennes. En Angleterre, la monarchie constitutionnelle s’établissait, appelant le peuple à la vie politique ; presque partout ailleurs la monarchie pure héréditaire triomphait des dernières résistances de la féodalité. De là une double force pour les états, d’une part dans l’émancipation des masses, de l’autre dans la suite des desseins et la concentration de la puissance. Or, en présence de ce mouvement de progrès général, la Pologne s’attarda dans le passé et conserva, avec sa royauté élective, l’indépendance rebelle de ses grands cantonnés en souverains locaux dans leurs domaines ; l’abrutissante servitude de ses populations assujéties à la glèbe, — continuant à réunir l’incertitude des républiques, l’anarchie des pays fédérés, la faiblesse incurable qui résulte de l’oppression. Une pareille obstination dans l’immobilité dictait, pour la malheureuse nation, l’arrêt des destins futurs, arrêt fatal que personne au monde n’eut pu conjurer. Ce qui se meut a sur ce qui s’arrête des droits douloureux, mais inflexibles : les droits terribles, de la vie sur la mort.

Le tableau de la création de la Nouvelle-Russie nous est présenté par M. de Saint-Priest comme un heureux contraste à la triste peinture du désastre final de la Pologne. Peu d’années après le partage, après cette crise suprême, suite inévitable d’un ordre de choses qui chez le peuple polonais divisait le pouvoir et le rendait précaire, qui confondait dans les mêmes mains la seigneurie et la propriété, une ville importante s’élevait non loin de la Pologne, et des contrées sauvages, s’animaient sous l’influence d’une autorité secourable et tutélaire. M de Richelieu et de Maison présidèrent à l’œuvre féconde qui, d’un amas de huttes, fit sortir Odessa, qui fixa les hordes vagabondes des Tartares Nogais en colonies stables sur le sol, qui, dans un pays où les steppes et le désert s’étendaient à l’infini, fit fleurir l’agriculture autour des villages, l’industrie et le crédit commercial dans les villes. Solennel enseignement pour nous, que ce spectacle d’une contrée barbare naissant à la civilisation en regard du naufrage voisin d’un peuple héroïque ! On voit éclater là dans leur pressante évidence ce que contiennent de menaces et de périls l’instabilité du pouvoir, la confusion des idées de souveraineté et de domaine, ce que portent au contraire de promesses et de fruits la protection forte venant en aide à la bonne volonté, la propriété assurée à l’effort résolûment soutenu qui la conquiert ! Le livre de M. de Saint-Priest est plein de ces enseignemens que l’auteur excelle à présenter dans une forme où les qualités, de l’historien viennent heureusement s’unir à celles du moraliste.

Comme le Monk et le Washington de M. Guizot, la troisième partie du Cours d’Economie politique de M. Rossi[3] est une de ces œuvres composées la veille, qui trouvent leur place merveilleusement préparée dans les esprits par les événemens du lendemain. Une des ambitions le plus haut affichées du parti socialiste, lors de sa miraculeuse ascension aux affaires, fut la répartition meilleure des avantages sociaux entre les membres de la famille humaine : or, les dernières leçons de l’illustre économiste dont nous déplorons la perte traitent précisément de la distribution des richesses parmi les producteurs divers ; mais si le sujet est le même, et s’il y a vœu pareil pour l’émancipation de l’ouvrier, quelle différence de vues ! On mesure aussitôt la distance qui sépare la sagesse novatrice des témérités révolutionnaires, le philanthrope éclairé de l’aveugle flatteur des multitudes. Tandis que, prompte aux hallucinations solitaires, l’école socialiste poursuit la solution du problème économique dans des règles systématiquement tracées à priori, M. Rossi, partant de l’observation des faits, la trouve dans les lois qui dérivent de la nature et des rapports des choses. MM. Louis Blanc et consorts, par exemple, ne s’inquiètent ni des droits existans, ni des aptitudes et des mérites inégaux, ni de l’indépendance de l’homme rebelle au joug étranger. Leur cade n’a que trois règles la communauté complète des instrumens de travail, la subordination absolue de l’activité individuelle à la tâche sociale, l’égalité parfaite de rémunération pour tout ouvrier. M. Rossi ne professe point ce dédain superbe pour la justice et la liberté. Il croit à la puissance de la spontanéité propre, source du progrès général ; hors de l’équité, il n’entrevoit que misère pour la société, et pour l’homme qu’oppression. Aussi appelle-t-il à concourir au partage ainsi qu’à la création de la richesse, avec la fécondé activité du travail libre, le capital et la terre ; le trésor lentement acquis des générations et les forces naturelles légitimement appropriées. Mais, demandera-t-on peut-être, quelle sera la part de chaque co-partageant ? La réponse ne tarderait guère, si la question s’adressait à des gens qui taillent et coupent, ordonnent et réglementent avec la preste audace de théoriciens que les réalités n’embarrassent pas. On connaît les dividendes précis des phalanstériens. M. Rossi n’est point de ces hommes, et leurs pratiques ne sont point les siennes. De haute autorité, régler les marchés et les bénéfices, répartir les profits, établir la base et le signe des échanges, il sait ce que valent de telles mesures ; l’expérience lui en a appris à la fois l’impuissance et les effets calamiteux. Laissant à d’autres le métier ici dérisoire de législateur, il se borne à constater les faits et les méditer ; les formules qu’il donne sont le fruit unique d’une réflexion qu’ont enrichie à un égal degré la science et l’investigation personnelle.

Les lois économiques de la distribution des richesses formulées par M. Rossi reposent sur la nature et sur la relation des choses. Si le pouvoir intervient pour les changer, l’équilibre naturel se rompt, et tout est en souffrance : la terre devient stérile, le capital disparaît ; l’industrie laborieuse ne trouve plus à s’exercer. Pourtant, dira le socialisme, il existe un moyen infaillible de suppléer à l’action des rapports abolis : c’est de créer au profit du travail les instrumens d’échange où de crédit qui lui manquent. — M. Rossi avait prévu l’objection. La monnaie se prête à un double office, qu’elle accomplit merveilleusement : commune mesure des choses, elle est en même temps signe et valeur. Les billets d’échange, signes représentatifs d’objets sans rapport certain de valeur, le papier de crédit, simple créance qui n’a de prix que par sa garantie, ne remplissent pas les mêmes conditions. Cependant M. Rossi ne méconnaît ni les souffrances qui réclament allégement, ni les situations qui pourraient être améliorées. Il sait ce qu’a de précaire et de dépendant la situation de l’ouvrier il déplore les sinistres qui frappent le capital et en rendent l’emploi hasardeux ; il a vu avec douleur les misères que l’industrie en marchant laisse sur sa route, et a des maux réels ses bons conseils pas plus que ses sympathies ne font défaut. Une plus large application du système de l’assurance mutuelle devrait, selon lui, être appelée à garantir l’usage périlleux du capital ; l’association volontaire lui paraît offrir à l’ouvrier un noble moyen d’affranchissement. Quant à la question du soulagement fraternel des misères, question morale et religieuse et nullement économique, M. Rossi la signale aux cœurs compatissans et ne la discute pas. Singulièrement habile à délimiter ainsi les domaines divers sans les isoler, esprit finement analytique, quoique fort apte aux généralisations, M. Rossi, par ce trait particulier, se distingue de l’école doctrinaire avec laquelle il eut des rapports d’amitié et de sentiment politique, et ce n’est pas là qui jamais eût songé à transporter après coup les préoccupations du publiciste dans les récits de l’historien.

Un lien plus visible qu’on ne croit unit toutes les choses d’une époque : quand la science chez un esprit aussi ferme, que M. Guizot se laisse envahir par la politique, tenez pour certain que l’invasion a eu lieu sur d’autres points. Voici M. Victor Hugo, par exemple, qui s’érige en tribun ! On connaît le procédé de M. Hugo en poésie : des lois d’observation formant le code du goût, il n’a retenu qu’un précepte, et le plus grossier, le saisissant effet des oppositions brusques ; les tropes familiers à la poésie, il les a réduits à un seul, l’antithèse ; puis, suppléant au défaut des moyens par l’emploi répété de la même figure, il a mis l’antithèse partout, dans les idées et dans les mots, dans les images et dans les choses. Ce n’était pas assez, il importait de lui donner ame et mouvement. Alors sont venus des drames et des romans dont les personnages agissent les uns vis-à-vis des autres comme autant d’antithèses vivantes, et, triomphe du procédé, se font à eux-mêmes l’antithèse ! Il semble que, parvenu à ce sommet, pour nous servir de la langue, du maître, le système, lassé enfin, dût s’arrêter ; point : la mission du poète a défaut elle l’avenir encore : après le sacerdoce de l’art, la papauté de l’intelligence. En d’autres termes, M. Hugo a passé de la fantaisie littéraire à la fantaisie politique, et rien de plus étrange que la langue du poète des Orientales appliquée à la discussion des affaires. La rhétorique de M. Hugo n’a qu’un trait pour chaque question, mais ce trait-là suffit. — S’agit-il de la peine de mort ? « le lendemain du jour où il avait brûlé le trône, le peuple voulut brûler l’échafaud. » - Discute-t-on la liberté, d’enseignement ? « Le parti clérical s’imagine que la société sera sauvée parce qu’il aura mis un jésuite partout où il n’y a pas un gendarme ! » - La loi de déportation enfin occupe-t-elle l’assemblée nationale ? « je suis de ceux qui n’hésiteront jamais entre cette vierge qu’on appelle la conscience et cette prostituéequ’on appelle la raison d’état[4]. »

La réhabilitation du faux en morale, comme en littérature et en politique, serait-elle donc décidément prise au sérieux par l’école de romanciers et de poètes qui s’est formée à la suite de M. Hugo ? Il est certain que la poétique littéraire de cette école, en subordonnant l’indépendance de la pensée au mécanisme de l’expression, le sentiment intime à l’effet extérieur, va directement contre le culte du beau et du vrai, dans l’ordre littéraire comme dans l’ordre moral. Parmi les romans où la triste influence de cette poétique se fait sentir, nous ne nommerons la Dame aux Camélias de M. Alexandre Dumas fils[5] que pour signaler l’idée première dont s’est inspiré l’auteur, et qui appartient de droit à M. Hugo, c’est-à-dire la réhabilitation de la courtisane par l’amour, la Marie Duplessis de M. Dumas forme le vrai pendant de Marion Delorme. Drame et romans peuvent quant à l’intention, se résumer également par ce vers célèbre :

Et l’amour m’a refait une virginité.

Une autre misère de l’école de M. Hugo, à laquelle M. Damas fils n’a pas eu le bon goût de se soustraire, c’est de prendre en pitié grande le sort que certaines femmes se bâtissent à plaisir de leurs propres mains par caprice, de paresse et de vanité, alors qu’on passe indifférent devant l’infortune imméritée d’honnêtes mères de famille. Ce travers me rappelle le trait impudent de la femme d’un chef breton, Arghetecox, qui se trouvait à Rome sous le règne de Sévère. Convaincue d’adultère, aux reproches de la princesse Julie elle répondit sans se déconcerter : — Nos Britannicœ cum optimis viris consuetudinem habemus, at vos Ramanas perdissimus quisque occulte constuprat ; — nous, Bretonnes, nous fréquentons hardiment avec les meilleurs, mais vous, Romaines, l’homme le plus décrié vous agrée qui se cache. »

Par l’étrangeté des sujets, les Contes de M. Champfleury[6] appartiennent aussi à l’école de M. Hugo ; mais l’auteur s’en écarte par le soin sérieux qu’il apporte à peindre apporte à les objets et les personnes. Avec des dons d’imagination humoristique et une nature que le fantastique attire, il a un grain d’esprit observateur que n’aurait pas dédaigné Stendhal. Il est le réaliste de la fantaisie, et on ne peut lui reprocher que de prendre ce rôle trop au sérieux y a chez lui une affectation de trivialité qui souvent dégénère en cynisme. Qu’il évoque sournoisement des ridicules ou décrive avec amour la souffrance, sa moquerie est aigué et perçante, ses pleurs font l’effet de l’acide sur la plaie saignante, ils creusent dans la douleur. On y reconnaît le désir curieux d’étudier les maux et les vices plus que l’ardent dessein de les guérir, quelque chose d’analogue à une froide passion d’anatomiste armée de la loupe et du scalpel. Les Profits de Bourgeoisies et par endroits, la Grandeur et Décadence d’une Serinette sondent très avant les abîmes du caquetage méchant et de la médisance envieuse ; la Morgue soulève le cœur à force de vérité crue. Dans les Souvenirs du Doyen des Croque-Morts, il y a quelque chose de plus pénible, la gaieté au milieu des fosses, des larmes de vin pleurées sur les motifs ; ame naïve et philosophique ballade, hymne : de félicitation à un enfant qui dort dans son lit de planches le somme de l’éternité, rachète difficilement, malgré le mérite du petit chant, le froissement qu’on éprouve au plus profond de sa sensibilité. M. Champfleury est plus heureux dans la Biographie de Carnaval, dans l’Histoire d’une Montre de Rentier, dans Chien —Caillou, et surtout dans M. le. Maire de Classy-lès-Bois, physionomie de vieux révolutionnaire vivement surprise et tracée de même.

Ainsi voilà, pour résumer nos impressions, l’école de l’image et de la fantaisie pure qui succombe, après avoir détrôné l’école classique, et, à son tour, l’art réaliste qui semble s’apprêter : à recueillir l’héritage de l’art puérilement pittoresque. Y a-t-il, dans cette transformation littéraire qui point à l’horizon, avancement ou déclin, promesse, ou présage fâcheux ? La réponse dépend beaucoup du terrain où l’on se place et du jugement qu’on porte sur la société même, car, nous l’avons dit, tout s’enchaîne. Évidemment la décadence est certaine, si l’on s’en tient aux résultats actuels. Malgré l’éclat incomparable et le violent mouvement des œuvres romantiques ; elles sont plus imparfaites et recèlent plus de germes de mort que les œuvres classiques, dont le temps a fané les couleurs, et rouillé les ressorts sans pouvoir altérer en elles l’impérissable beauté que le souffle de l’âme donne à ce qu’il touche. L’école réaliste, la dernière venue, sera plus vite caduque encore que ses aînées, le —talent la soutenant moins, l’atmosphère où elle se plaît étant malsaine. Si l’on croit au contraire que le cercle des destinées n’est point inflexiblement clos devant nos pas, que le travail qui s’opère dans les esprits n’est qu’une préparation, alors la double chute cache aux yeux peu clairvoyans un double progrès que découvre une vue plus lointaine. Le romantisme a grandement ajouté au mécanisme de la forme ; il s’en va, mais l’instrument reste. Le réalisme, qui fait fausse route, accroîtra par ses découvertes le trésor de nos lumières, et par son échec nous instruira utilement. Dès qu’on connaîtra, à n’en plus douter, l’impuissance de la littérature réduite à ses seules ressources et de quelle stérilité est frappée l’étude de l’erreur séparée de la recherche des vérités, on reviendra plus libre et plus fort, désabusé des vains artifices et : des pernicieuses illusions, au goût des sincères et chastes beautés, des grands et nobles sentimens, à l’art profondément humain qui se laisse aller de bonne foi aux choses qui vous prennent par les entrailles. Le détour aura été long ans doute, mais la leçon n’en aura été que plus complète.


P. Rollet.



V. de Mars.

  1. 3 vol. in-8o, chez Didier, 35 quai des Augustins.
  2. 2 volumes in-8o, chez Aymot, rue de la Paix.
  3. 1 vol. in-8o, chez Thorel, 4 place du Panthéon.
  4. Douze discours, 15 boulevard des Italiens.
  5. 1 vol. in-18, chez Cadot, rue de la Harpe.
  6. 1 vol. in-18, chez Michel Lévy frères, 2 bis rue Vivienne.