Revue littéraire, 1851/07

La bibliothèque libre.


REVUE LITTERAIRE.

I. Lettres et Opuscules inédits de Joseph de Maistre, 2 vol. 1851.
II. Essai sur le Catholicisme, le Libéralisme et le Socialisme, par M. Donoso Cortes ; 1 vol. 1851.

III. Histoire des Origines du gouvernement représentatif, par M. Guizot ; 2 vol. 1851.

Chaque moment, dans un siècle qui marche d’un pas aussi précipité que le nôtre, est plein de symptômes et de faits révélateurs. Il peut suffire aujourd’hui au regard le plus inattentif de se promener sur le monde moral pour être frappé d’un phénomène digne de méditation : c’est le spectacle d’un mouvement révolutionnaire se déroulant avec une suite invincible, secondé souvent par ceux mêmes qui ne l’aiment pas, favorisé par une société oublieuse, et déterminant dans son triomphe le plus complet et le plus imprévu une réaction qui atteint jusqu’à son principe, et menace d’envelopper le bien et le mal accomplis depuis soixante ans. Il en résulte, dans l’ensemble des tendances et des idées contemporaines, un revirement à peu près semblable à un changement de front entre deux armées en présence ; l’impulsion morale se déplace, et l’attitude respective des opinions se trouve sensiblement modifiée. Ainsi il est visible, par exemple, que tout ce qui tient à la révolution a baissé depuis février dans l’estime et dans les croyances du monde : elle est dans les faits, dans les institutions, — elle n’a plus autant que par le passé le culte de beaucoup d’esprits élevés et virils, Ce mot même de révolution a cessé d’être l’illusion des ames généreuses pour rester la proie de quelques étourdis bavards ou de quelques mystiques sinistres. Il ne s’allie plus d’une manière générale à une idée de progrès ; il éveille l’idée de la destruction, et il effraie. Je ne nie pas la puissance des systèmes révolutionnaires comme excitation permanente adressée aux passions des multitudes : je constate leur déclin dans le domaine intellectuel, leur irrémédiable déchéance comme systèmes ayant don de vie et d’action morale. Les doctrines plus modérées elles-mêmes qui passaient pour dominante il y a quelques années, et qui étaient effectivement la règle la plus usuelle des intelligences, subissent en ce moment le discrédit d’une défaite et sont réduites à se défendre au lieu de régner. Aujourd’hui le plus grand effort du libéralisme pour reconquérir son ascendant, c’est de chercher à prouver qu’il ne se confond point avec l’esprit révolutionnaire : c’est là ce que j’appelle une attitude défensive devant le sentiment public inquiet et troublé, qui ne l’entoure plus de la même popularité et ne lui fait point écho.

Est-il bien sûr même que l’on comprenne encore le libéralisme ? N’est-il pas évident, au contraire, qu’il règne dans l’atmosphère actuelle comme un courant favorable à l’expression des idées les plus opposées aux idées issues de la révolution, et que, dans le démêlé des opinions, l’offensive appartient à celles qui ne reculent devant aucune des conséquences du dogme absolu de conservation ? La réalité prête facilement un appui et des armes à ces chercheurs ardens des lois suprêmes de l’ordre, qui ne parviennent souvent à les découvrir que dans les conditions les plus extrêmes fût-ce aux confins de la théocratie. Quiconque parlait de liberté il y a quelques années était sûr de faire vibrer un instinct universel. Quiconque parle aujourd’hui d’autorité rencontre les mêmes sympathies. On se laissait volontiers aller autrefois à mettre à l’abri de la nécessité ou de la gloire les crimes de la révolution française ; on ’accepte plus maintenant ces images de grande bataille, et des œuvres sérieuses sont consacrées à dissiper cette confusion entre l’héroïsme de nos soldats et la fureur sanguinaire des bourreaux. Ce qu’on aimait à rechercher et à peindre dans un Mirabeau, c’était le tribun et le factieux intimant à la royauté humiliée les volontés populaires ; maintenant, c’est l’homme d’état, malgré ses souillures, s’efforçant de retenir sur son penchant la monarchie croulante. Dans le symbole de nos croyances, notre premier acte de foi était pour la raison humaine ; peut-être serait-il aujourd’hui pour la mystérieuse puissance de la vérité religieuse. Cela est bien simple : hommes, idées, institutions, conditions de la vie morale ou politique, — tout nous apparaît sous une inclinaison différente, et nous sommes les premiers à revenir sur nos jugemens, à réformer nos admirations, à outrager même, s’il faut le dire, nos illusions d’autrefois. Mon Dieu, quand des hommes d’un esprit rare et pénétrant veulent bien transiger avec leur temps en avouant quelques-uns des bienfaits de la société moderne ; il n’est pas sûr que bien des gens leur en sachent gré, et n’y voient une coupable condescendance. Bien des écrits de philosophie, de politique ou d’histoire rendent témoignage de cette situation ; ils reproduisent dans une mesure inégale de talent les nuances diverses de ce mouvement de réaction. Deux choses en ressortent encore avec évidence à travers les emportemens mêmes par lesquels l’opinion manifeste parfois ses retours c’est qu’il y a des vérités inaliénables, traditionnelles de la civilisation vers lesquelles la société se sent invinciblement ramenée sous le feu des assauts révolutionnaires, et qu’il est en même temps des progrès réels courageusement accomplis dont elle ne saurait se dessaisir. Voilà pourquoi la société veut bien qu’on maudisse la révolution, et contraint, d’un autre côté, les plus intrépides penseurs, pour arriver aux choses possibles, de compter avec quelques-unes de ces réalités légitimes dont 1789 portait le germe. La société est aujourd’hui, sauf quelque degré de plus peut-être dans le péril, ce qu’elle était en 1800, lorsque la main du premier consul venait la rasseoir victorieusement sur ses bases ; les mêmes tendances sont encore aux prises. Cette analogie de situation, elle a été rendue plus palpable et plus saisissante dans l’ordre politique, par la résurrection imprévue de l’ascendant d’un même nom. Je ne sais quel concours de circonstances fait reparaître aussi les mêmes noms dans l’ordre intellectuel, à un demi-siècle de distance. Joseph de Maistre était le premier, en 1796, à s’élever en adversaire inflexible contre la révolution française ; — nul penseur peut-être n’a été plus étudié, plus interrogé, plus commenté que lui depuis quelques années, et il s’est trouvé qu’une publication inattendue de ses lettres les plus intimes est venue le ramener avec nue sotte de nouveauté dans la mêlée contemporaine, et attacher à sa mémoire un genre d’intérêt que j’essaierai de définir en le montrant encore en opposition avec notre temps par un point que je voudrais indiquer.

Les Lettres de Joseph de Maistre n’ajoutent rien à l’idée qu’on se faisait du penseur. Qui ne connaît ses doctrines dans ce qu’elles ont d’altier et d’absolu, d’extrême et de subtil parfois ? Qui ne fait la part des mâles coups d’œil et des aperçus excessifs ? Ce que j’admire dans ces lettres, c’est l’homme même, supérieur peut-être encore à l’écrivain et au philosophe. Un des plus tristes fruits de l’esprit révolutionnaire, c’est justement qu’il détruit l’homme, si l’on me passe ce terme, en détruisant son caractère, en énervant le sentiment du devoir dans sa conscience, en lui enlevant la notion de la réalité et des conditions pratiques de la vie, c’est-à-dire en dissolvant tout ce qui constitue son être moral ; c’est qu’il fait de lui quelque chose de factice et de chimérique livré au souffle de toutes les passions et de toutes les incertitudes. Ce que révèlent au contraire les Lettres de M. de Ministre, c’est un homme dans toute la noble acception du mot. Nature forte et simple, hardie et disciplinée, empreinte d’une sorte de loyale originalité, accessible à tous les élans de l’esprit et aux plus sincères effusions du cœur, mêlant à ces momens de haute ironie que lui inspirent les événemens cet autre enjouement rare et supérieur qui décèle une ame saine, particulièrement assurée sur toutes les grandes choses de la vie. Joseph de Maistre est l’homme qui a le moins eu d’hésitations sur ce qu’il devait faire dans un temps de crise universelle, tant le devoir lui apparaissait net et clair ; et cela est dû, sans nul doute, à des habitudes premières, à cette enfance bien conduite où son pieux biographe, — son fils qui le caractérise aujourd’hui, — le peint rempli d’une « soumission amoureuse pour ses parens, » ne lisant pas même un livre à l’université de Turin qu’il n’en eût reçu l’autorisation de son père, et où il se représente lui-même « étant dans la main de sa mère comme la plus jeune de ses sœurs. » Cet instinct simple du devoir et de la rectitude, Joseph de Maistre semble le porter partout avec lui soit comme homme privé, soit comme homme public. Attaché à un roi dépossédé de ses états, il ne songe pas même qu’une plus vaste carrière puisse s’ouvrir à son ambition au prix d’une infidélité. Frappé dans sa fortune c’est à peine s’il mentionne d’un mot dans une lettre ce naufrage personnel au milieu de tant d’autres naufrages, et il passe outre avec une merveilleuse sérénité ; il ne s’en souvient pas surtout avec âpreté au jour des revendications possibles. Envoyé comme ministre à Saint-Pétersbourg, sans moyens suffisans pour avoir même un secrétaire, par une fierté simple et aisée, par sa rare supériorité, il fait une figure que les ressources de son maître ne peuvent l’aider à faire d’une autre manière. Ajoutez que, contraint à la simplicité, il n’en a point le faste, qu’inflexible sur les principes comme penseur, rude pour ses adversaires, il ne garde dans l’ame aucune haine, et que, comme diplomate, il se faisait juger ainsi : « Le comte de Maistre dit tout ce qu’il veut et ne commet jamais d’imprudence ! » Et comme il faut de notre temps un intérêt visible en toute chose, même à être homme de bien, je dirai : Voyez ce que devient le talent lorsqu’il émane d’untel foyer, et qu’il est l’expression d’un tel caractère.

Le séjour de M. de Maistre à Saint-Pétersbourg, qui a duré de 1802 à 1817, a été l’époque féconde de sa vie. C’est là qu’il préparait les Soirées et le Pape, partagé dans sa solitude entre les soins de la diplomatie et le travail de son intelligence, « faisant ses études ; — car enfin il faut bien savoir quelque chose, » disait-il avec une grace charmante. C’est de là aussi que sont datées la plupart de ces Lettres aujourd’hui mises au jour, et qui allaient porter en Italie, en Suisse, en France, les épanchemens de son esprit et de son cœur. Tantôt M. de Maistre s’y élève avec abandon à ses considérations politiques habituelles, tantôt son imagination parcourt le cercle des souvenirs rajeunissans, tantôt il se peint, lui, ses habitudes intimes, sa vie laborieuse et distraite… «… Ici, là, dit-il dans une lettre de 1805, je tâche, avant de terminer ma journée, de retrouver un peu de cette gaieté native qui m’a conservé jusqu’à présent. Je souffle sur ce feu comme une vieille femme souffle pour rallumer sa lampe sur le tison de la veille. Je tâche de faire trêve aux rêves de bras coupé et de têtes cassées qui me troublent sans relâche ; puis je soupe comme un jeune homme, puis je dors comme un enfant, et puis je m’éveille comme un homme, je veux dire de grand matin, et je recommence tournant toujours dans ce cercle et mettant constamment le pied à la même place… » Un des plus charmons épisodes de cette correspondance, c’est celui où l’auteur du Pape rajeunit, avec sa fille Constance la piquante controverse des Femmes savantes. Là se fait jour sans contrainte ce qu’il y avait en lui d’aimable enjouement et de bon sens plein de grace spirituelle. L’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg rivalise avec Molière, et n’est point battu assurément. Les Lettres de Joseph de Maistre révèlent dans leur variété un fonds natif de sympathie et de bonté, et cela aide à apprécier plus exactement la portée de quelques-unes de suis théories les plus rigoureuses : On se sent plus à l’aise, en le connaissant mieux, pour pénétrer avec lui dans cette sphère de redoutables problèmes sur l’expiation, sur le châtiment. Il est bien facile de prendre quelques pages de M. de Maistre et de dire Voilà le théoricien de la légitimité du bourreau ! Cela peut prêter à quelques laborieuses antithèses de M. Hugo dans les prétoires, où d’honnêtes magistrat : se croient tenus à des déférence pour qui les injurie et injurie la justice elle-même. En pénétrant au fond des théories de Joseph de Maistre cependant, il y a une chose bien simple : ce qu’il cherche à relever, à restaurer, c’est l’idée du châtiment. On ne remarque pas assez que partout où cette idée s’affaiblit, cet affaiblissement correspond à une altération de l’idée du juste et de l’injuste. La haine effrénée du châtiment ne signifie qu’une chose, c’est que toutes les volontés et toutes les passions de l’homme sont saintes et ont droit à se produire. Nous tombons à M. Proudhon, qui nie aujourd’hui le principe de la justice sociale, et accorde à chacun la juridiction souveraine sur lui-même. Singulier sophiste : pensez-vous abolir pour cela la loi du châtiment ? Elle s’appliquerait plus que jamais, seulement au hasard et d’une manière gigantesque. Les hommes l’accompliraient sur eux-mêmes en s’entr’égorgeant. Voilà ce qu’entre ( ?) Joseph de Maistre et ce qui le rejetait vers le point le plus opposé. En relisant ses pages d’autrefois, on aime à les éclairer par quelqu’une de ses lettres à sa fille, quand il dit : « Je te serre avec mes vieux bras sur mon jeune cœur ! » ou bien encore : « Je crois entendre pleurer à Turin !… »

Si le caractère et le génie de Joseph de Maistre s’éclairent d’une noble lumière au contact de ses plus violens adversaires, peut-être sa rare nature d’homme et de penseur ne ressort-elle pas moins à côté de ceux dont il sert les intérêts ou qui s’attachent servilement à ses idées au risque de les travestir. Il se distingue des hommes de son propre camp par une certaine manière inimitable d’agir et de juger qui ne se prête guère aux vues étroites des partis ; il suit les mouvemens avec un esprit intéressé à ce puissant spectacle et libre de puérils préjugés. Ses préférences ne troublent pas sa sagacité supérieure. Voyez-le se plaçant en face de la figure de Napoléon en 1804 ! Tandis que les royalistes de son temps, répandus en Europe, s’amusent de la farce impériale, tonnent contre l’usurpateur, lui, d’un œil ferme, il envisage toutes les éventualités, même celle où la maison de Bourbon serait usée ; il voit dans l’empereur l’homme extraordinaire et providentiel qui tue l’esprit révolutionnaire et reconstruit l’édition social. Un instinct naturel de grandeur l’attire vers Napoléon, vers celui qu’il nomme le Démonium méridianum. Il y a un prestige secret exercé par le génie sur le génie : c’est de là, sans nul doute, qu’est née une démarche singulière faite par De Maistre en 1807 pour avoir une entrevue avec le dominateur de l’Europe et plaider devant lui la cause de son souverain, dépossédé du Piémont. Cette tentative fut sans résultat ; mais qu’on remarque la diversité d’impressions qu’elle éveille selon la portée de ceux qui en ont alors le secret : Napoléon ne sait point mauvais gré de sa démarche, à l’auteur des Considérations ; il l’avait déchiffré, selon le terme énergique de M. de Maistre lui-même, avec cet instinct infaillible du dominateur qui connaît les hommes et à qui la fidélité plaît. « Je serais heureux, ajoute le diplomate philosophe avec un juste orgueil, que sa majesté me déchiffrât comme lui. » La petite cour de Cagliari, au contraire, exprime quelque surprise où perce une sorte de soupçon, et c’est une occasion nouvelle pour De Maistre de dévoiler sa droite et fière nature. «… Voilà le mot, dit-il dans sa lettre au chevalier de…, le cabinet est surpris. Tout est perdu ! En vain le monde croule, Dieu nous garde d’une idée imprévue ! et c’est ce qui me persuade encore, monsieur le chevalier, que je ne suis pas votre homme, car je puis bien vous promettre de faire les affaires de sa majesté aussi bien qu’un autre, mais je ne puis vous promettre de ne jamais vous surprendre : c’est un inconvénient de caractère auquel je ne vois pas trop de remède… » C’est ainsi que, dans ces Lettres d’un prix rare, se révèle à chaque page, d’une manière inattendue, un homme dont la vie respire je ne sais quoi de sain et de valeureux fait pour éveiller aujourd’hui bien autre chose qu’un simple intérêt littéraire, et dont les traits accentués et profonds se gravent dans l’esprit à l’égal des doctrines du philosophe.

L’homme dans De Maistre subjugue sans qu’on lui résiste ; ses doctrines restent un perpétuel sujet de dispute, et elles ont la destinée de toutes les opinions humaines, — celle d’être considérées inégalement selon l’état de l’atmosphère morale, de s’effacer ou de se rajeunir par quelque expression nouvelle selon les tendances générales du moment. M. Donoso Cortes aujourd’hui se lie incontestablement par ses idées à la tradition de M. de Maistre, et, en agitant du même point de vue les mêmes hautes et mystérieuses questions de philosophie religieuse, il leur imprime le sceau d’un esprit original et d’une imagination pleine d’éclat. Nous avons étudié ici même ce talent éminent, cette manifestation nouvelle de la pensée catholique qui nous venait de l’Espagne, et qui est si promptement fait une place dans le monde intellectuel européen. Ce qui prenait la forme de conjectures, de développemens politiques dans les discours de l’orateur espagnol, se condense en corps de doctrines religieuses et philosophiques dans l’Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme. Ce qui se produisait à l’état d’instinct, de tendance, dans ce vif esprit avant février, la révolution en a fait un système rigoureux et coordonné de croyances. M. Donoso Cortes aborde de front dans son Essai le principe même de la doctrine catholique, il en déroule les conséquences en les opposant aux solutions des diverses philosophies, et rien n’est lus curieux assurément que de voir ce vigoureux esprit chercher la certitude aux sources religieuses les plus hautes, remonter jusqu’à ces dogmes premiers, obscurs par eux-mêmes, comme il le dit, mais qui, une fois admis, expliquent ce qu’il y a de mystérieux et de contradictoire dans la destinée de l’homme.

Ce qui fait la grandeur du christianisme en effet, c’est qu’à la lumière de ses dogmes, les choses les plus incompréhensibles de notre nature trouvent une justification ; prennent un sens et se coordonnent. Supprimez le dogme chrétien de la déchéance pour le remplacer par le dogme de la bonté absolue et innée de l’homme : est-ce que la loi universelle et invincible du travail et de la douleur ne sera point une insupportable injustice ? Le mal lui-même vous apparaîtra-t-il autrement que comme un fait, partout visible et partout inexpliqué ? M. Donoso Cortès a raison lorsqu’il fait du problème de la nature de l’homme le premier objet de ses recherches, car selon la solution, chrétienne ou révolutionnaire, catholique ou socialiste, que reçoit cette question, il s’en dégage tout un ordre différent de déductions dans les institutions sociales et politiques comme dans la philosophie. L’étude de ces déductions différentes fait le sujet même de l’Essai sur le catholicisme ; une dialectique enflammée poursuit les systèmes socialistes qui nient tout ce que le christianisme affirme et affirment tout ce que le christianisme nie. Esprit absolu, je le disais, M. Donoso Cortès va droit aux extrémités de ces redoutables questions ; les nuances s’effacent pour lui ; il place le monde entre le socialisme et le catholicisme. C’est une alternative faite pour frapper une grande imagination. N’est-il pas seulement à craindre que l’instinct exalté de ce qu’il y a de destructif dans les philosophies révolutionnaires et l’entraînement d’un esprit ardent ne précipitent l’auteur, dans ses interprétations catholiques, vers des conséquences périlleuses ?

La liberté humaine est une pauvre humiliée aujourd’hui qui a commis bien des fautes et qui en porte la peine. Le talent lui-même, le plus rare talent peut mettre une sorte de haute ironie à montrer par des exemples contemporains girelle triste affinité existe entre la raison de l’homme et l’absurde ; mais enfin raison et liberté ont leur place et leur action nécessaires dans le monde moral, elles ont un certain degré d’indépendance qui se lie à l’idée de mérite et de démérite. — Raison et liberté ne peuvent rien par elles-mêmes, dit M. Donoso Cortès, et quand elles agissent, c’est peur amener naturellement et nécessairement le triomphe du mal dans le monde ; elles peuvent tout, et c’est par elles que se réalise le bien absolu, dit le socialisme. — D’après les socialistes, l’homme dans son progrès continu, arrive à absorber Dieu, à le supprimer comme malfaisant ou inutile. — Selon M. Donoso Cortès, le bien n’est possible que par l’action surnaturelle de la Providence ; le progrès ne résulte que de l’assujettissement absolu de l’élément humain à l’élément divin : c’est Dieu qui absorbe l’homme. N’est-on pas frappé d’une singulière identité de résultats obtenus par des voies si contraires ? Des deux côtés, l’un des termes est supprimé dans le grand problème : Dieu ou l’homme. — Quand je vois ces vigoureuses et éclatantes reconstructions de systèmes qui embrassent tous les problèmes du monde moral et se présentent dans des termes absolus, je sens bien quelle utilité il peut y avoir à ce qu’il soit proféré en certains momens de telles paroles pour nous rappeler aux hautes conjectures sur nos destinées, et il est en même temps une question que je me fais avec anxiété : Quelle est la conclusion pratique à en tirer, dans les conditions de la réalité actuelle, pour la direction de nos efforts est le choix de nos moyens ? M. Donoso Cortès a déjà répondu quant à lui : Les institutions issues du catholicisme pur, assises à l’ombre de l’église, sont l’unique refuge efficace pour la société menacée. — Sans doute, les politiques sacrées ont leur grandeur quand elles ont leurs racines dans un état donné de civilisation ; mais y revient-on ainsi pour faire honneur aux théories ? Ne serait-ce pas simplement tenter de refaire le passé que Dieu lui-même ne refait pas ? Il y a donc pour nous une nécessité invincible, — en obéissant à ce souffle religieux qui s’élève dans plus d’une ame de notre temps, en secondant ces retours qui se manifestent en faveur de l’idée d’autorité, — de ne point identifier ces tendances avec tel on tel mode d’existence du passé, tel ou tel régime évanoui. Cette nécessité parle d’autant plus haut lorsqu’un événement comme la révolution française est venu tracer une ligne de feu entre le passé et le présent et transformer toutes les questions. Les écoles mixtes dont M. Donoso Cortès discute les titres avec une force remarquable ont dû long temps leur ascendant sur l’instinct qu’elles avaient de cette situation générale ; elles ont été emportées, et si elles n’avaient contre elles que leur insuccès, ce ne serait pas un motif suffisant de sévérité : l’histoire est pleine des défaites des causes justes.

L’erreur de ces écoles n’a point été de croire que 1789 devait être le germe d’essais nouveaux, d’institutions élargies, de progrès à poursuivre dans l’ordre social et dans l’ordre politique ; leur erreur a été d’essayer quelques-unes de ces grandes et légitimes choses avec des idées révolutionnaires, ou du moins avec de singulières condescendances pour l’esprit de révolution. Quand elles ont travaillé à la sécularisation de la société, elles en ont trop souvent fait le prix de l’abaissement du principe religieux : elles n’ont point aperçu qu’en agissant ainsi, elles allaient en sens inverse de la nature des choses, que plus une société s’émancipait dans sa vie politique et civile, plus il était nécessaire que le principe religieux eût tout son empire sur les aines, et les contînt par la discipline intérieure. Quand elles se sont attachées au gouvernement constitutionnel, elles l’ont fondé - sur quoi ? — sur les infatuations des tribunes et des journaux, sur une sorte de déification de la parole considérée en elle-même et pour elle-même, — et ici encore elles n’ont point vu que cette perpétuelle mise en question de toutes choses par la parole, ces discussions universelles étaient les piéges des gouvernemens libres, par où ils perdaient leur énergie morale et tombaient dans la stérilité et l’énervement. Nous avons eu d’admirables luttes d’éloquence, des discours et des polémiques de quoi alimenter tous les peuples en révolution ; les hommes d’état eux-mêmes croyaient agir quand ils parlaient, et, tandis que notre Moniteur s’enflait glorieusement chaque année en signe de progrès, l’Angleterre qui a bien, elle aussi, un gouvernement constitutionnel, mais qui le comprend autrement, — les États-Unis qui sont bien, eux aussi, un pays libre, mais où l’instinct de liberté s’allie au vieux sentiment puritain, — ces deux grands peuples surprenaient le monde par leur puissance d’action. Tandis qu’ils conquéraient des continens, nous pesions gravement dans nos balances le destin de quelques fonctionnaires-députés, nous faisions la théorie des ministres désagréables au souverain, et nous passions maîtres dans l’art des coalitions parlementaires. Sans manquer de justice pour les écoles libérales, on pourrait dire qu’elles ont passé leur vie à élever un édifice conservateur en y logeant à chaque étage ou en y laissant pénétrer sous mille figures l’esprit révolutionnaire, — si bien que ce redoutable esprit s’est trouvé un jour le maître du logis, presque sans lutte et sans combat, par surprise, comme on a dit. C’est là ce qui rend si facile aujourd’hui, pour les intelligences rigoureuses, d’attaquer les écoles libérales, — en même temps que leur défaite est la raison de leur impopularité auprès de la foule, qui adore le succès. Au milieu de ces déviations et de ces revers, il reste toujours néanmoins un point de départ, une date, — 1789, — et cette date ne saurait être éludée, ne fût-ce que comme point d’appui pour agir sur notre temps. Le vrai, le profond intérêt moral du moment où nous vivons, c’est le besoin ardent de ressaisir le sens conservateur de cette époque, de la dégager des complicités révolutionnaires. de répudier dans la pratique contemporaine les préjugés, les irréflexions, les théories capricieuses qui en ont dénaturé ou compromis les conséquences légitimes, et ce besoin même marque le caractère et les limites de la réaction dans laquelle ont à se retremper les idées modernes, pour ne point risquer de trahir les principes supérieurs de la civilisation ainsi que le leur reproche, M. Donoso Cortès dans les pages sévères et éloquentes de son Essai sur le Catholicisme.

Nul homme, assurément, n’a plus de droit que M. Guizot, par la double autorité du talent et du caractère, à stipuler pour ce qu’on nomme les idées modernes, à les représenter dans leurs phases d’éclat et dans leurs revers, dans leurs audaces tempérées et dans leurs retours. Ces idées, M. Guizot les a professées et pratiquées ; il les a portées dans les tribunes de l’enseignement et au pouvoir ; sa fortune se lie à leur fortune, jusqu’à la dernière heure où il a eu le fatal honneur de les personnifier dans leur défaite. La publication que fait aujourd’hui l’illustre historien d’un livre mûri et composé autrefois prouve quelle élévation et quelle fermeté d’esprit il mettait l’un des premiers à tracer le symbole des croyances libérales et constitutionnelles, à définir la nature et l’action de la société moderne. L’Histoire des Origines du gouvernement représentatif, en effet, reporte vers les plus belles années militantes du libéralisme, vers une époque où il avait pour lui l’avenir, la popularité, la faveur instinctive des masses, l’enthousiasme débordant de la jeunesse, le culte réfléchi des esprits les plus éminens. L’éclat du talent, un peu de persécution assez douce, il est vrai, mais assez opportune peut-être pour ceux qui en étaient l’objet, la séduction de théories ingénieuses et savantes qui flattaient l’instinct public par le spectacle d’institutions où l’action nationale était sans cesse provoquée, — tout cela suffisait pour enflammer les imaginations et pallier ce qu’il pouvait y avoir de factice ou d’erroné dans les opinions. Entre l’année 1820, où M. Guizot, l’un des héros de ce mouvement, professait ses leçons sur le gouvernement représentatif, et l’époque actuelle, où il les met au jour les idées libérales ont eu le temps de manifester leur puissance, de se réaliser en institutions et d’être vaincues à leur tour. Ces trente années ont vu la plus effrayante consommation de théories, de systèmes plus ou moins empreints de libéralisme, — états fragiles sur lesquels s’est appuyé vainement notre chancelant édifice ; l’esprit s’embarrasse à les rechercher et à en ressaisir les nuances caractéristiques. Une des plus séduisantes et des plus viriles de ces théories, à coup sûr, c’est celle qui a été popularisée principalement par l’école dont M. Guizot est le chef et qui se fait jour dans l’Histoire du gouvernement représentatif : c’est la doctrine qui place la source de la souveraineté et du droit dans la raison humaine dans l’intelligence ; M. Guizot en fait découler la puissance paternelle elle-même.

Cette doctrine de la souveraineté de l’intelligence contient-elle en effet la loi de la civilisation, comme on a pu le penser ? En elle-même, elle n’a rien de bien extraordinaire, si elle n’est que la simple expression d’un fait : à savoir qu’en général les plus intelligens, ou les plus capables plutôt, sont appelés à commander. L’illusion de ceux qui en ont fait une sorte de dogme a été d’imaginer que ce qui confère l’unité, la vie, la puissance à une société, c’est l’intelligence, tandis que c’est la foi à un ensemble de vérités religieuses et sociale qui est ce premier ciment. Une erreur plus grande encore, sortie avec le temps de cette doctrine, a été de croire que l’intelligence, séparée de tout ce qui l’épure ou la féconde, suffisait à tout, pouvait suppléer à toutes les autres forces morales défaillantes dans l’homme. Cette croyance a été une source de déceptions et de désastres. Livrée à son propre mouvement, imbue de l’idée excessive de sa souveraineté, l’intelligence s’est éprise d’un amour singulier pour elle-même ; elle s’est adorée dans ses conceptions, dans ses rêves, dans ses doutes et ses incertitudes même, tendant sans cesse à les substituer à la réalité vivante et imprescriptible, à la réalité présente comme à la réalité traditionnelle. Considérée dans un sens pratique et individuel, comme moyen de domination, comme titre unique, en quelque sorte, à toutes les fortunes, à tous les succès, elle a été l’objet de toutes les poursuites et de tous les efforts. L’éducation n’a plus eu pour but de former des hommes dans toute l’excellence du mot, de les rendre meilleurs, selon le langage antique, mais de cultiver artificiellement leur esprit, de créer des capacités, comme on disait avant février : — orateurs en expectative, agitateurs intéressés, prétendans à tous les emplois et réformateurs bénévoles des gouvernemens. C’est là le vice de l’éducation moderne, et c’est sous l’empire de la doctrine dont nous parlons qu’elle a pris cette funeste direction. Le talent étant la mesure de tout, devenant le signe accrédité de la valeur sociale, il s’est développé une rage singulière d’atteindre à ce degré voulu d’aptitude vulgaire pour arbitrer, controverser, conjecturer sur tout. Il s’est élevé des couches brûlantes de la société une nuée de talens, de demi-talens, — utopistes niais ou pervers, esprits puérils et faux, spéculateurs du vice, — revendiquant leur part d’initiative souveraine de l’intelligence, et inoculant à cette société d’où ils sortent cette triste impuissance qui naît des hallucinations intellectuelles, des disputes chimériques, des controverses oiseuses. On ne remarque pas qu’il peut y avoir des siècles prodigieusement cultivés et prodigieusement corrompus, où l’intelligence éblouisse ou brûle sans éclairer, et soit un instrument d’énervement moral et de décadence, au lieu d’être un instrument de progrès. Ce sont les siècles « où le culte austère de la vérité est abandonné pour l’idolâtrie de l’esprit, — ainsi que le dit M. Donoso Cortes ; derrière les sophismes viennent les révolutions, et derrière les sophistes les bourreaux, » - ou le barbare « envoyé par Dieu pour trancher le fil de l’argument. » Ce sont là de ces vérités un peu rudes pour l’orgueil de l’esprit humain, que nous ne soupçonnions peut-être pas il y a quelques années. Il ne dépend pas de nous aujourd’hui, quand nous considérons les doctrines en apparente les plus généreuses, de les séparer de leurs résultats et de fermer les yeux sur nos propres déceptions.

On pourrait distinguer dans l’Histoire de M. Guizot deux parties essentielles, qui se fondent dans un développement commun et qui sont toutes deux également dignes d’étude, également propres à faire réfléchir l’esprit : l’une est la recherche philosophique des principes, des conditions du régime représentatif, — et c’est celle-là sans aucun doute qui prêterait le plus aisément aux commentaires, aux rectifications que pourrait dicter l’expérience ; — l’autre est la partie plus purement historique où l’auteur, en décrivant quelques-unes des origines de la civilisation européenne, fait converger tous les progrès de la pensée politique vers l’établissement du gouvernement libre. M. Guizot ne poursuit son travail assez avant que pour l’Angleterre. L’éminent publiciste avait assurément un but politique en enfonçant ainsi dans l’histoire les racines du régime représentatif qu’il croyait le seul capable de protéger la société moderne en l’honorant ; mais, par ce côté même, il se distinguait profondément des propagateurs d’abstractions révolutionnaires. En rattachant le présent au passé, en montrant notamment, par l’histoire politique de l’Angleterre comment un peuple se développe, par quelle lente et mystérieuse élaboration il arrive à se donner une organisation virile, quelle large et juste place occupe toujours la tradition dans son existence, M. Guizot opposait la plus éloquente réplique aux reconstructeurs de sociétés à priori, à tous ceux qui prétendent asservir un peuple aux principes abstraits qu’ils forgent et aux illuminations de leurs cerveaux échauffés. J’ajouterai une chose : c’est qu’au fond, en s’attachant au sens de ce beau travail historique, on pourrait y trouver peut-être la réfutation de M. Guizot lui-même et de ses anis, de ceux en un mot qui tentaient avec éclat la naturalisation artificielle des institutions anglaises dans notre pays ; car enfin cette Angleterre libre et prospère dont on invoque l’histoire, comment a-t-elle atteint ce degré de grandeur politique ou elle est ? C’est en n’obéissant qu’à sa propre inspiration et à la loi intérieure de son développement national, par le mouvement original et spontané de son génie et de ses mœurs, par le plus opiniâtre et le plus héroïque travail sur elle-même, par le mépris des abstractions et des fictions, et souvent aussi par la combinaison d’élémens contradictoires, mais réels et vivaces. Nous avons pris à l’Angleterre l’appareil extérieur de ses institutions en prétendant le perfectionner ; nous avons calqué ses révolutions et ses changemens de dynasties : lui avons-nous pris son génie, ce caractère national trempé dans les luttes de son histoire, et par lequel vivent ses institutions ? Pouvions-nous même le lui prendre ? C’est ce qui fait dire aujourd’hui à M. Guizot que le régime représentatif ne peut avoir un type unique, qu’il doit se proportionner aux origines et aux destinées de chaque pays. Malheureusement, dans cette poursuite artificielle d’institutions qui ne naissaient point de nous-mêmes, nous nous sommes éloignés du but, nous avons laissé s’obscurcir la notion de nos propres besoins, des conditions réelles de notre propre existence, et tandis que notre ennemi, l’esprit révolutionnaire, grandissait autour de nous, au lieu de lui opposer la virilité d’un sentiment moral et politique intact, nous nous préparions à le combattre par des fictions. La révolution de février ne nous aurait rien appris, si elle ne nous avait point enseigné que nous avons à la combattre dans ses conséquences avec d’autres armes que des fictions, des mécanismes savans, — et même des réconciliations universelles de toutes les dynasties que nous avons poussées dans l’exil.

Il est très vrai, en effet, que cette révolution, à l’insu même de ses auteurs et de ses héros, aura été une époque décisive et féconde dans cet ordre d’avertissemens et de révélations morales. Elle nous aura contraints à replacer nos esprits en face de tous les grands problèmes de la vie humaine pour chercher des solutions meilleures ; elle nous aura révélé ce que nous paraissions ignorer : c’est qu’un peuple ne fait point impunément de son ame le réceptacle de toutes les contestations sur les devoirs les plus simples. Il est évident aujourd’hui pour nous que tout ce qu’on ôte de force à l’autorité ne profite pas nécessairement à la liberté, que tout ce qu’on enlève de respect à la loi divine ne tourne point à l’honneur de l’indépendance de la pensée humaine, qu’une révolution est un châtiment, et non un acte viril d’émancipation. Une chose surtout nous est apparue dans ces crises gigantesques : c’est la puissance bienfaisante de la règle. Supprimez la règle, vous aurez dans l’ordre politique ces catastrophes qui ont deux fois fait frissonner la France, — dans l’ordre intellectuel ce hideux dévergondage où s’est amorti et consumé notre génie, — dans l’ordre privé ces existences flétries et hasardeuses sur lesquelles se projettent parfois des lueurs sinistres. Ce que peut la règle, ne fût-ce que sous ce dernier rapport, voyez-le par cette mâle, et simple vie de M. de Maistre. C’est l’heure ou jamais de faire appel à ces leçons, et d’en tirer un principe pratique de conduite. Les momens de liberté morale accordés à un peuple entre deux révolutions sont courts. Peut-être sommes-nous encore dans une de ces trêves qui précèdent la réalisation de ces paroles de Bossuet : « Quand Dieu veut faire voir qu’un ouvrage est tout de sa main, il réduit tout à l’impuissance et au désespoir ; puis il agit. » Jamais ces paroles n’ont reçu de plus éclatantes confirmations que de nos jours ; mais souvenons-nous aussi que l’homme peut avoir sa place dans les conseils de la Providence autrement que par l’impuissance et le désespoir.


CH. DE MAZADE.


Les journaux ont appris à la plupart de nos lecteurs la mort déplorable de M. Alexis de Valon, un des collaborateurs les plus actifs de la Revue. Le 20 de ce mois, il s’amusait à conduire un canot à voile sur un petit lac, à quelque distance du château de Saint-Priest, qu’il habitait pendant l’été. Avec lui se trouvaient un de ses amis et deux dames de sa famille. Ce lieu est désert et l’habitation la plus rapprochée est à un quart de lieue. Le vent soufflait avec violence, et les dames voyaient avec inquiétude le bateau s’incliner. Pour les rassurer, M. de Valon leur racontait que, quelques mois auparavant, par un vent aussi fort, il avait essayé avec son frère de faire chavirer la même barque, mais que tous ses efforts avaient été inutiles. En parlant ainsi on virait de bord, et le canot chavira. Des quatre personnes qui le montaient trois parvinrent à gagner le rivage ; mais M. de Valon avait disparu. Il était excellent nageur, et, dans le premier moment de confusion, c’était à lui moins qu’à tout autre qu’on aurait pensé à porter secours. Quelques minutes de mortelle anxiété se passèrent avant qu’on pût le découvrir. On le trouva enfin, mais déjà sans vie.

M. de Valon n’avait que vingt-huit ans. Riche, marié depuis peu, doué d’un caractère heureux et charmant, personne n’avait plus de motifs pour aimer la vie, surtout dans le moment où il l’a perdue. Il était entouré de presque tous les membres de sa famille attachés à lui par la plus intime affection. Cette réunion, si difficile dans une famille nombreuse, ne datait que depuis quelques jours ; c’était pour ses funérailles qu’on s’était ainsi rassemblé.

Les lecteurs de la Revue n’ont publié les premiers essais de M. de Valon, publiés dans ce recueil à la suite d’un voyage en Espagne et en Orient. Plusieurs nouvelles intéressantes, un travail très remarquable sur le système des quarantaines, une étude historique sur le marquis de Favras, enfin, tout dernièrement, un excellent article sur l’exposition de Londres ont assuré à leur auteur une place très distinguée parmi les écrivains de notre époque. Ses œuvres forment aujourd’hui plusieurs volumes que la contrefaçon belge n’a pas manqué de reproduire. À la plus merveilleuse facilité, M. Alexis de Valon joignait le goût qui sait épurer un premier jet plein de verve. Son talent d’écrire se perfectionna, mais il conserva toujours le naturel et la liberté de l’homme du monde, tout en recherchant la correction avec la patience et scrupule d’un littérateur d’autrefois. Sous une forme légère, sous un ton cavalier et presque frivole, il laissait voir un talent d’observation applicable aux sujets les plus sérieux. Le monde lui a quelquefois reproché je ne sais quelle tendance au scepticisme en toutes choses, car nous vivons dans un temps où l’indépendance de l’esprit est presque un travers. Il est vrai que M. de Valon, plein de respect pour toutes les opinions honnêtes, tenait aux siennes, et à bon droit, car il n’en adoptait aucune à la légère et sans l’avoir bien examinée. Il n’avait pas plus de goût pour le paradoxe que pour la trivialité, et lorsqu’il croyait avoir de bonnes raisons pour le faire, il avait le courage de louer un homme ou un livre, fussent-ils condamnés par les honnêtes gens. Cette impartialité dans la critique, ce goût de l’examen et cette recherche du bien partout où il se trouve, sont rares aujourd’hui et méritent qu’on les remarque. Avec une modestie poussée peut-être jusqu’à la défiance de lui-même, M. Alexis de Valon est l’homme que j’ai connu le plus indépendant dans ses opinions des coteries politique ou littéraires.

Recherché comme il l’était, et obligé de consacrer beaucoup de temps à ce qu’on appelle les devoirs du monde, on s’étonnait qu’il pût trouver le loisir de travailler ; mais il y avait dans cette nature calme et contenue une habitude d’observation constante. En lisant un livre, il formait son style ; en causant au milieu d’une soirée, il étudiait les hommes. Bien qu’il aimât avec passion tous les exercices de son âge — et sa mort en est la triste preuve – il donnait la préférence aux amusemens de l’esprit, un peu abandonnés par notre société moderne. Il aimait les arts et en parlait bien. Il a fait de jolis vers, connus seulement d’un bien petit cercle d’amis, et il les improvisait avec une grace parfaite. Il ne manquait peut-être à M. de Valon qu’un peu d’ambition pour développer toutes les ressources de son esprit ; mais quelle ambition pouvait avoir un homme si heureux dans son intérieur, si aimé et si digne de l’être ? Le désir et la conscience d’être utile à son pays pouvaient seuls l’obliger à renoncer à son repos et à son indépendance. Cédant aux pressantes sollicitations de ses amis, M. de Valon avait promis de se présenter comme candidat aux prochaines élections de la Corrèze, où la mémoire des services rendus par son père et l’affection générale dont il était lui-même entouré lui assuraient de nombreux suffrages. La mort a rompu brusquement cette existence de tant d’avenir. Si quelque chose peut adoucir nos regrets, c’est la pensée que cet excellent jeune homme n’a connu de ma vie que ses joies et ses douceurs, et qu’il ne laisse après lui que des souvenirs chéris de tous ceux qui l’ont approché.

P. MÉRIMÉE.



V. de Mars.