Revue littéraire, 1852/01

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qui s’étonnent de ces changemens soudains, qui ne les acceptent pas, qui reviennent à l’œuvre commencée, au modèle choisi, et qui voudraient se continuer encore à l’instant où tout s’interrompt. Ici, l’on voit s’arrêter un ouvrage de circonstance dont les premiers feuillets, dispersés par les vents contraires, s’envolent tristement vers le passé ; là, des imitateurs obstinés s’efforcent de remonter le courant, de ranimer des traditions éteintes, de se rattacher à d’autres dates littéraires, interrompues jadis par d’autres crises, et deux fois vieillies en vingt ans par nos perpétuelles vicissitudes. Qui ne se souvient du beau vers de Lucrèce :


Et quasi cursores vitaï lampada tradunt ?


Les événemens, hélas ! ne ressemblent pas toujours à ces coureurs du poète, qui se transmettent de main en main les flambeaux de l’intelligence et de la vie.

N’est-ce pas une marque de faiblesse pour les ouvrages de l’esprit que d’être trop renfermés dans le présent, de dépendre trop absolument de la durée même des situations qui les inspirent, des ridicules qu’ils frondent et des personnages qu’ils retracent ? Il existe un excellent moyen pour se mettre à l’abri de ces brusques variations de l’atmosphère : c’est de recourir au procédé des maîtres qui, tout en effleurant le côté accidentel de leur sujet, savent le féconder, l’élargir, le fondre avec le côté impérissable qui est la vraie comédie humaine. Ainsi a fait Lesage, et l’aimable souvenir de Gil Blas revient à toutes les mémoires, lorsqu’on pense à ce qu’il y a de fragile et de tristement éphémère dans certaines œuvres contemporaines. Un nouveau Gil Blas, un Gil Blas lancé à travers nos sociétés modernes, et qui, désabusé, sans emphase, nous raconterait son odyssée, ses illusions et ses mécomptes, n’y aurait-il pas là, dans cette donnée si simple, le sujet d’un livre piquant et vrai, d’un livre à moitié fait déjà, et dont les événemens se chargeraient de tourner les pages, au lieu de les déchirer ? Une telle œuvre, écrite par un observateur pénétrant, par un moraliste ingénieux, qui nous avertirait de nos travers en nous laissant le soin de nous en corriger, serait assurément bien préférable à quelques-uns de ces romans dont nous avons à parler aujourd’hui, et où s’exagèrent des formes littéraires qui ont fait leur temps et qu’on ne ressuscitera pas.

L’auteur d’Une Vieille Maîtresse, M. Barbey d’Aurevilly, remonte tout simplement à lord Byron à travers M. de Balzac. Le sombre fatalisme de l’un, la phraséologie excessive de l’autre, le tout mêlé d’une forte dose de dandysme à la Brummel, telle est l’inspiration évidente de ce récit étrange qui ne manque assurément ni d’éclat ni de verve, mais où tout est gâté par une affectation désastreuse. Si de pareils livres réussissaient, s’il fallait y voir un progrès, et non pas le dernier soupir d’un genre suranné, on devrait immédiatement jeter au feu Manon Lescaut, Adèle de Sénanges, Zadig, Paul et Virginie, Frédéric et Bernerette, toutes les œuvres, en un mot, où se retrouvent les vrais caractères de l’esprit français, c’est-à-dire la simplicité, la grace et le naturel. Buffon mettait des manchettes pour tracer ses magnifiques tableaux : on dirait que l’auteur d’Une Vieille Maîtresse a mis, pour écrire son roman, le costume de Jean Sbogar, de lord Ruthven ou de Lara. Peut-être aurions-nous le droit de lui adresser de plus sérieux reproches. Il s’exhale de ces pages bizarres je ne sais quelle vapeur malsaine, qui monte au cerveau comme ces liqueurs chargées d’alcool ou ces vins capiteux dont il faut redouter l’ivresse. En vérité, ce n’était pas trop la peine de se poser ailleurs en paladin du passé, en disciple fervent des Soirées de Saint-Pétersbourg, pour finir par nous donner une centième édition des marquises de M. Sue, et nous raconter une histoire de fascination toute sensuelle, un mauvais rêve écrit comme un mauvais livre. Joseph de Maistre, avouons-le, a fait là un singulier élève.

À quelle école, à quel modèle sied-il de rattacher l’Ombre du Bonheur, par Mme la comtesse d’Orsay ? Nous serions très embarrassé de le dire. Évidemment Mme d’Orsay s’est fort préoccupée de Mme Sand ; elle l’a lue beaucoup, et elle l’a un peu imitée. Comme l’auteur d’Indiana, elle s’est proposé de refléter ses impressions intimes, de les encadrer dans une fiction romanesque, et elle a cru que son livre était fait, parce qu’elle en portait les chapitres dans ses souvenirs. Cette méthode, on le voit, n’a rien qui s’éloigne de la mode actuelle, accréditée par d’illustres exemples. On commence par mettre un roman dans sa vie, puis on met sa vie dans un roman ; rien de plus simple, et nous aurions, à ce compte, autant de chefs-d’œuvre qu’il y a eu de cœurs préférant les émotions et les aventures à la monotonie des sentiers battus et au calme des affections régulières. Malheureusement, l’auteur de l’Ombre du Bonheur a oublié que, pour écrire une œuvre de quelque valeur, il fallait autre chose qu’une date personnelle dans cette histoire générale des enchantemens et des mécomptes de la passion ; elle a oublié qu’un peu d’art, d’invention et de style n’y gâtait rien, et qu’il était imprudent d’éveiller en nous les souvenirs d’élégance mondaine et littéraire que son nom rappelle, pour ne nous offrir qu’une fiction banale, écrite d’un style incorrect et vulgaire. Mme d’Orsay, dans sa préface, annonce l’intention de réhabiliter la femme, tantôt comme ange déchu, tantôt comme ange gardien. Tous ces anges-là, ce nous semble, appartiennent à un paradis bien bourgeois, et lady Blessington n’en eût pas voulu dans son antichambre.

N’y a-t-il donc pas eu, dans la courte période qui vient de finir, trace d’une inspiration originale qui ne soit pas le reflet affaibli ou exagéré d’œuvres déjà lues, de talens déjà proclamés ? Tout en reconnaissant que cette période a été peu féconde, qu’elle n’a pas eu les riches et splendides floraisons de l’époque précédente, il est juste cependant de saluer quelques noms nouveaux dont l’avènement servira plus tard, en littérature, à marquer ce moment rapide. M. Henry Murger est bien de cette date, et, quoique tout chez lui ne soit pas original, quoiqu’on sente parfois se lisser à travers ses récits le souffle d’Alfred de Musset, il y a pourtant, dans cette physionomie nouvelle, assez de piquant et de grace pour qu’on puisse indiquer déjà ou du moins prédire son rang et sa place. Après l’aimable succès des Scènes de la Vie de Bohême, nous avions craint un instant que M. Murger n’eût fait un pas en arrière. Ses Scènes de la Vie de Jeunesse n’étaient, à vrai dire, qu’une seconde épreuve de son premier livre, épreuve poussée au noir, et où les tendances réalistes devenaient si excessives, que l’auteur, au lieu d’interpréter la nature ou même de la copier, semblait vouloir ne nous donner que des études d’amphithéâtre, d’après le cadavre ou l’écorché. Son dernier ouvrage, le Pays latin, dissipe heureusement toutes ces craintes. Nous avons peu à apprendre à nos lecteurs sur les qualités de cette œuvre qu’ils ont pu apprécier sous un autre titre. Nous devons seulement constater que, dans ce livre, M. Murger a singulièrement agrandi sa manière, et qu’il est entré pour la première fois dans le roman proprement dit, car les Scènes de la Vie de Bohême n’étaient que d’agréables pochades, éclairées par un gai rayon de jeunesse et de soleil. Dans le Pays Latin, nous trouvons enfin des passions et des caractères. Les premières pages nous semblent comparables à ce que le roman moderne a produit de plus frais, de plus délicat et de plus charmant. Le récit, par malheur, ne se maintient pas dans ces régions pures et exquises. L’auteur revient, un peu trop complaisamment peut-être, à son monde de prédilection, au monde des étudians et des grisettes ; mais cette fois du moins il ne s’y contente pas de joyeuses saillies et de silhouettes bouffonnes : il y reprend l’éternel poème de la passion humaine, et il décrit avec art quelques-unes de ces bizarreries du cœur que tant de regards ont pénétrées, que tant de plumes ont dépeintes, et qui ne sont pas encore épuisées. Il y a, malgré quelques longueurs, une grande vérité d’observation, une remarquable justesse d’analyse dans l’amour d’Édouard pour Mariette, amour étrange qui poursuit, à travers la réalité présente, l’image lointaine d’une autre femme, et dans ces alternatives de jalousie qui ramènent l’amant aux pieds de sa maîtresse du moment qu’il la croit perdue pour lui. Seulement, maintenant qu’il est prouvé que M. Henry Murger est mieux qu’un fantaisiste aimable, qu’il sait observer et peindre, s’en tiendra-t-il toujours aux horizons du Luxembourg et aux mansardes du quartier latin ? Ne cherchera-t-il pas des modèles plus sérieux, plus dignes de la maturité d’un esprit fécond, offrant de plus hautes perspectives, de plus larges échappées ? C’est une question que nous lui adressons avec toute la sympathie que nous inspire son talent.

Au reste, M. Murger a déjà des imitateurs et des élèves. Sous ce titre singulier, Voyage autour de ma maîtresse, a paru un petit livre qui relève visiblement des Scènes de la Vie de Bohême et de Jeunesse ; cela est jeune aussi, mais, le dirons-nous ? il nous semble qu’on abuse un peu, dans cette littérature, de cette note nouvelle qui a remplacé les élégiaques tristesses de l’école de René et des Méditations. Être jeune, avoir vingt ans, sentir s’élever dans son cœur les brises matinales, chanter l’amour et le printemps, les femmes et les fleurs, dans un hymne confus, pareil au gazouillement des oiseaux sous la feuillée, c’est charmant sans doute, mais ce n’est pas tout, Il y a, à toutes les phases littéraires, des aspects fugitifs, extérieurs, qui ne sont qu’affaires de mode et de costume : tantôt la rêverie en longs voiles de deuil ; tantôt le désespoir dithyrambique ; ici, le retour passionné aux beautés du paysage et aux paisibles impressions de la vie champêtre ; là, l’apothéose des joies de la famille et des félicités domestiques ; plus loin, l’élan juvénile vers tous les hasards du grand chemin. Au-dessous de ces surfaces mobiles, le vrai talent sait toujours mettre ce qui fait vivre les ouvrages de l’esprit ; et plus tard, à distance, lorsque le costume vieillit ou s’efface, ce qui n’était que mannequin tombe en poussière ; ce qui avait corps et ame subsiste, et continue la chaîne des œuvres durables. Mieux que nous, M. Murger apprendra à M. Gabriel Richard, l’auteur du Voyage autour de ma maîtresse, non pas comment l’on fait pour être jeune, mais comment l’on écrit des livres qui restent jeunes quand on ne l’est plus.

Toutefois nous préférons cet étalage de jeunesse au spectacle de ces vieux adolescens qui nous affligent de leurs rides précoces, et apportent déjà dans l’exercice de leur art toutes les tristes combinaisons du métier. Il y a quelques années, à propos du drame d’Un Poète, nous avions signalé les espérances que donnait le talent de M. Jules Barbier. Nous avions cru sentir dans cette œuvre, au milieu des hésitations d’une main bien novice, quelques bouffées de cet air frais et pur qui annonce les belles journées. Hélas ! que sont devenues toutes ces promesses ? M. Barbier s’est abandonné aux mercantiles influences de notre temps. Au lieu d’attendre l’inspiration, il l’a brusquée ; au lieu de se concentrer dans une tâche laborieuse et choisie, il s’est gaspillé en cent façons, et aujourd’hui la poésie a disparu dans le mouvement de cette industrie dramatique. Les Marionnettes du Docteur, jouées l’autre soir, n’ont rien, de commun avec l’art véritable. Un vieux médecin a deux nièces charmantes qu’il voudrait marier avec deux jeunes gens du voisinage, l’un enthousiaste et léger, l’autre misanthrope et pessimiste, mais s’accordant tous deux sur un point : une égale répulsion pour le mariage et les vulgarités de la vie de famille. Le docteur imagine, pour les convertir, un moyen quelque peu bizarre : il fait jouer devant eux, par des marionnettes, un drame dans lequel il encadre d’avance tout ce qui ne manquerait pas de leur arriver, s’ils donnaient suite à leur projet de départ pour Paris. Par un jeu de scène dont on accepterait l’invraisemblance, s’il en résultait quelque beauté réelle, ces marionnettes sont remplacées, au moyen d’un rideau qui s’abaisse, par les personnages eux-mêmes, qui deviennent ainsi tout à la fois les spectateurs et les héros de cette morale en action. On devine ce qui s’en suit : l’enthousiaste, l’élégant, est représenté s’engageant dans une liaison mondaine où il ne trouve que déceptions, ennuis et désespoir ; son frère, le misanthrope, à force de pessimisme et de méfiance, laisse échapper le bonheur qui s’offrait à lui, et finit par mourir poitrinaire, dépouillé, dès son agonie, par ses collatéraux et ses domestiques, — si bien que, la pièce terminée, les deux jeunes gens comprennent toute la portée de la leçon. Ils renoncent à partir pour Paris ; l’un consent à se contenter d’un bonheur bourgeois, l’autre se décide à y croire, et ils épousent les deux nièces du docteur.

Nous ne sommes pas de ceux qui voudraient voir jeter dans un même moule toutes les pièces de théâtre et imposer d’étroites limites à la fantaisie du poète. Nous pardonnerions donc bien volontiers aux auteurs ces marionnettes changées en personnages vivans, si ces personnages vivans ne restaient pas, hélas ! de vraies marionnettes ; et encore est-on forcé de se souvenir qu’une main intéressée en tient les fils, si l’on veut admettre ce plaidoyer pro domo suâ, ce nouveau manifeste en faveur des vertus domestiques et des joies modérées contre les ivresses et les désenchantemens de la passion. Nos jeunes auteurs sont devenus de si rigides casuistes, de si édifians prédicateurs en fait d’orthodoxie conjugale, que vraiment nous craindrions de leur paraître hérétiques au premier chef et dignes de tous leurs anathèmes, si nous prenions le parti de cette pauvre passion si rudement menée par eux. Aussi, pour ne point les scandaliser, nous leur dirons simplement qu’ils honoreraient encore mieux le triomphe de cette vertu, leur muse et leur patronne, s’ils donnaient à sa rivale un peu plus de distinction et de charme, s’ils la rendaient un peu moins méconnaissable pour les vrais amoureux et les vrais poètes. Le salon où nous font entrer MM. Jules Barbier et Michel Carré est situé, à ce qu’il paraît, sur leur carte, en plein faubourg Saint-Germain ; mais, dans le fait, il n’est et ne peut être qu’une étape entre la cour d’assises et le bagne. Cette comtesse qui vole son mari ; ce mari qui vole sa femme, ce commandeur qui triche au jeu, ce danseur à gants jaunes qui est un escroc, cette femme qui parle argot de bourse avec un usurier pendant que son amant lui lit des vers, tout cela relève du code pénal, et n’a rien à démêler ni avec les lois de la morale mondaine, ni avec les élégantes folies d’une passion romanesque. Si vous voulez que je compare, si vous voulez que le triomphe de la vertu soit réellement glorieux et décisif, opposez-lui des ames fragiles, mais sincères, emportées par des ardeurs décevantes, mais généreuses ; ne me montrez pas, pour décider ma préférence, des femmes perdues et des galériens : autrement, je croirai que vous n’êtes pas bien sûrs de votre vertu, et qu’une lutte plus difficile vous effraierait pour elle.

Par un procédé que leurs amis proclament shakspearien, les auteurs des Marionnettes du Docteur ont écrit leur ouvrage moitié en vers, moitié en prose. Nous avons même remarqué, pour compléter nos étonnemens, que, dans leur pièce, la vertu parle en vers, et le vice en prose : dans le monde, c’est trop souvent le contraire. Quoi qu’il en soit, l’autorité de Shakspeare est trop imposante, et nous sommes trop agréablement surpris de trouver un point d’analogie entre ses drames et celui de MM. Barbier et Carré, pour oser leur reprocher d’avoir imité le divin poète. Cette imitation pourtant ne nous semble pas très heureuse. La grande poésie anglaise est d’une allure très libre et très dégagée ; elle n’est pas soumise aux mêmes entraves que la nôtre, elle peut plus aisément se lier et faire corps avec la prose. En France, on a peine à accepter ces transitions brusques, ces alternatives entre deux langages dont les lois et les harmonies diffèrent essentiellement. L’inévitable effet de ces variations continuelles est de rendre plus difficile l’illusion scénique, en tenant sans cesse l’esprit du spectateur sur ses gardes, en lui révélant la présence successive de deux mains différentes, travaillant, l’une après l’autre, au même ouvrage. Tout ce qui rompt l’unité, tout ce qui arrête l’entraînement et comme l’entente magnétique entre l’auteur et le public, est contraire aux vraies conditions du théâtre : c’est pourquoi nous ne saurions approuver, dans les Marionnettes du Docteur, l’emploi alternatif de la prose et des vers.

Nous blâmerons bien plus sévèrement encore cette maladroite imitation de la forme shakspearienne dans l’Imagier de Harlem, le drame légendaire de la Porte-Saint-Martin, car ici ce n’est pas seulement le mélange de deux langages, c’est l’alliance funeste d’un talent vrai, d’un érudit plein de finesse et de grace, d’un fantaisiste aimable et délicat, avec un versificateur de logogriphes et de bouts-rimés, que nous avons encore une fois à déplorer. Il suffit d’assister à cet Imagier de Harlem pour reconnaître la part qu’a eue dans cette œuvre M. Gérard de Nerval et celle que s’est faite M. Méry. L’ingénieux traducteur de Faust est arrivé avec une légende dont l’idée est belle, dont les premières perspectives nous ramènent en plein dans la poésie allemande. Il en a indiqué çà et là, en digne disciple de Goethe, les profondeurs mystérieuses et confuses ; puis est venu le Sgricci provençal à l’alexandrin creux et sonore, le prestidigitateur de l’hémistiche facile et de la rime riche, qui a couvert de ses paillettes et de ses grelots ces deux sombres et fantastiques figures du XVe siècle : l’inventeur et le démon.

Nous le répétons, la donnée de l’Imagier de Harlem avait de l’audace et de la grandeur. Satan, devenant, dès le début, l’auxiliaire apparent et l’ennemi secret de Laurent Coster l’inventeur de l’imprimerie, s’efforçant d’entraver, d’anéantir sa sublime découverte, et le faisant passer par une série de douloureuses épreuves, n’est pas peut-être d’une théologie bien exacte ; peut-être aussi les spectateurs, ayant trop présente à l’esprit leur histoire contemporaine, avaient-ils le droit de sourire un peu, et se résignaient-ils difficilement à croire que le malin esprit ait été, dès le principe, l’ennemi naturel et acharné de l’imprimerie. N’importe : nous ne demandions pas mieux que de nous livrer à la légende, de nous laisser emporter par elle à travers les âges, et d’assister aux souffrances de l’inventeur, ce thème si pathétique et si émouvant. Malheureusement l’idée première a disparu ; les alexandrins rangés en bataille, au grand soleil de la Cannebière, ont fait fuir à tire d’aile et se cacher dans quelque forêt allemande tout ce que le sujet pouvait offrir de mystérieux et de fantastique, tout ce qui aurait pu garder le vrai caractère de la légende, et il n’est resté qu’un froid mélodrame, où l’abus du merveilleux et la multiplicité des noms historiques ne font que mieux ressortir les vulgarités de l’exécution. Le Satan de M. Méry, malgré sa cambrure et son fauve panache, n’est qu’un Géronte que tout le monde dupe, et qui se console en faisant des vers.

Tout cela n’empêchera probablement pas cet Imagier et ces Marionnettes d’être bruyamment loués par ces juges officiels qui distribuent aujourd’hui, avec une égale insouciance, le blâme et l’éloge : éloge de parti pris, qui n’engage à rien, qui ne tire point à conséquence, et qui fait partie d’une sorte d’arrangement collectif, où chacun met et retire le même enjeu. Ce qu’il y a de plus difficile à présent, c’est de connaître la valeur réelle d’une œuvre ou d’un artiste d’après ce qui s’en écrit. L’autre jour, à l’Opéra, une cantatrice inexpérimentée, Mme Tedesco, chantait l’admirable rôle de Fidès dans le Prophète. Aussitôt on l’a comparée à Mlle Alboni, à Mme Viardot ; on a établi entre elles un parallèle qui pourrait faire croire à une égalité, à une balance exacte des qualités et des défauts, et il ne s’est trouvé personne pour écrire la vérité, c’est-à-dire que Mme Viardot a du talent, mais une voix brisée ; que Mme Tedesco, malgré quelques belles notes, est une écolière dont la voix molle tombe à chaque phrase, et que Mlle Alboni les domine toutes deux de toute l’incomparable beauté de son organe, de toute l’irréprochable perfection de sa méthode. Pareille chose est arrivée pour Mlle Sophie Cruvelli. À entendre ses admirateurs, ce n’était rien moins que Judith Pasta à vingt ans, la Malibran ressuscitée et revenant chanter le Saule devant une salle frémissante. Nous avons entendu Mlle Cruvelli dans la Figlia del Reggimento : c’est, à coup sûr, une nature richement douée. Voix vibrante, figure expressive, regard de feu, ame, passion, heureuses audaces, elle a tout ce qu’il faut pour devenir un jour une grande cantatrice. Elle promet tout ; mais, pour le moment, que donne-elle ? Ce chant inégal et rude, ces éclats soudains, cette ignorance ou ce dédain des demi-teintes, ce corps et ces bras qui se meuvent par saccades et par soubresauts, est-ce donc là l’héritière directe des Pasta et des Malibran ? Qu’on y prenne garde, une jeune cantatrice qu’on loue un peu trop, assurément ce n’est pas là un bien grand crime : c’est quelque chose pourtant, et ce léger indice se rattache à un système général qu’il convient de signaler. Si vraiment, comme on l’assure, la littérature doit regagner en importance ce qui se perd dans des sphères plus hautes et plus troublées, il faut, pour être digne de ses destinées nouvelles, qu’elle renonce à ces enthousiasmes de convention qui compromettent à la fois l’autorité de ses jugemens et les objets dont elle s’occupe. Ce qu’il y a de plus contraire aux intérêts sérieux de l’art, ce ne sont pas les critiques rigoureuses attaquant les célébrités véritables : ce sont les louanges complaisantes multipliant les célébrités factices.

A. DE PONMARTIN.


COMPTES DE L’ARGENTERIE DES ROIS DE FRANCE AU XIVe SIÈCLE, publiés d’après les manuscrits originaux, par L. Douet d’Arcq[1]. — Le livre dont on vient de lire le titre est tout simplement un livre de ménage, mais ce ménage est celui des rois de France, et les comptes remontent au XIVe siècle. À cette date déjà si loin de nous, les renseignemens les plus minutieux ont une incontestable valeur historique, et la publication de M. Douet d’Arcq ne peut manquer d’intéresser tous ceux qui cherchent à pénétrer dans les secrets de la vie du passé. À partir du XIVe siècle, on voit paraître à la cour de France un économe qui, sous le titre d’argentier, était chargé de tout ce qui concernait l’habillement et les meubles à l’usage des princes et des grands officiers de leur maison. C’était l’argentier qui traitait avec les fournisseurs, courait les marchés et les foires pour acheter des objets rares et précieux, et pourvoyait au cérémonial des sacres, des noces, des obsèques, des fêtes et des festins. Comme tous les comptables, il tenait des livres de recettes et de dépenses, et l’on comprend combien des documens de ce genre sont utiles à l’histoire du costume, des arts, de l’industrie et des mœurs.

Le volume de M. Douet d’Arcq contient les comptes de Geoffroy de Fleuri, argentier de Philippe-le-Long (1316), ceux d’Étienne de La Fontaine (1352), le journal de la dépense du roi Jean en Angleterre, la dépense du mariage de Blanche de Bourbon, et un inventaire du garde-meuble dressé en 1353. Le savant éditeur a de plus ajouté à sa publication une notice, dans laquelle sont résumés avec beaucoup de science et d’exactitude quelques-uns des faits principaux qui ressortent des textes. S’il est dans tout ce qui se rattache à l’étude des usages du passé une question difficile, c’est assurément, dit avec raison M. d’Arcq, celle du costume. Cette étude, tentée plusieurs fois, est encore à faire, et nous regrettons, pour notre part, que le volume qui nous occupe concerne exclusivement les rois et les grands personnages. Quoi de plus bizarre en effet, de plus curieux à étudier que cette société bariolée du moyen-âge, où chaque classe, chaque profession avait ses habits particuliers, comme elle avait ses lois, ses privilèges exceptionnels ! C’est surtout aux XIIIe et XIVe siècles que cette variété éclate avec une originalité singulière. Les hommes et les femmes portaient, suivant les actes du concile de Montpellier, des étoffes chargées de figures fantastiques, qui leur donnaient l’apparence de monstres ou de diables. Les dames de la noblesse laissaient traîner derrière elles les queues de leurs robes longues comme des queues de serpens ; les bourgeoises, enrichies par les progrès toujours croissans de l’industrie et du commerce, marchaient la tête ornée de couronnes d’or ou d’argent. Les gens de loi, la barbe rase, la chevelure longue, étalée par derrière sur les épaules et descendant sur les yeux par devant, étaient vêtus d’une espèce de soutane et d’un manteau long, agrafé à droite et ouvert de ce côté, de manière à laisser au bras une entière liberté pour la mimique des plaidoiries. Les jongleurs allaient à cheval, la vielle suspendue à l’arçon de la selle. Les paysans portaient la jaquette serrée et liée autour des reins par une ceinture de cuir, tandis que les classes maudites ou dégradées, les filles perdues, les Juifs, les cagots, les lépreux, se distinguaient par des vêtemens pour ainsi dire officiels, que le mépris ou la crainte leur avaient infligés comme symbole d’une éternelle réprobation.

Le costume de la plupart des rois, dans les temps ordinaires, était en général fort simple ; mais, à certains momens, dans les grandes solennités de la vie politique, ils revêtaient des costumes d’apparat auxquels était attachée la représentation du pouvoir suprême. L’habit du sacre, confié à la garde de l’abbé de Saint-Denis, et transmis de roi en roi comme le sceptre et la main de justice, se composait d’une dalmatique bleue, d’un manteau de même couleur, de chausses de soie violette, de bottines de soie bleue fleurdelysées d’or. Cet habit du sacre resta à peu près le même à toutes les époques de la monarchie. Dans les autres solennités, les rois et les princes suivaient la mode ; mais on peut dire qu’en général, au XIIIe et au XIVe siècle, ils se montraient peu recherchés dans leur toilette. Saint Louis portait habituellement une robe de grosse étoffe fourrée de poil de chèvre ou d’agneau, et des éperons en fer bruni. Le plus riche habillement de Louis VIII avait coûté 9 livres 15 sols, soit 198 fr. de notre monnaie, et il faut convenir qu’en fait de luxe les rois de France étaient singulièrement effacés par les rois d’Angleterre, car on voit dans Kington que l’un des habits de Richard II avait coûté 30,000 marcs d’argent, 1,500,000 fr. en valeurs modernes, et que, parmi les seigneurs de la Grande-Bretagne, il s’en trouvait, comme Jean d’Arundel, qui possédaient à la fois cinquante-deux habits en étoffe d’or. Il est à remarquer, du reste, qu’en France la noblesse et la bourgeoisie se montrèrent toujours, en fait de toilette et de magnificence, beaucoup plus magnifiques que les rois, et que, dans ces deux classes, le luxe était beaucoup plus répandu qu’on ne le pense généralement, quand on juge exclusivement le moyen-âge d’après sa barbarie intellectuelle. Des témoignages nombreux et irrécusables sont là pour prouver que la fabrication indigène en tout ce qui touche les effets d’habillemens, étoffes, bijoux, fourrures, etc., avait atteint un assez grand développement, et, malgré l’insuffisance des procédés technologiques, un certain degré de perfection ; que, de plus, les relations de commerce s’étendaient beaucoup plus loin qu’on ne le suppose, et que les gens riches du XIIIe et du XIVe siècle étaient, dans leur mise, bien autrement élégans que les riches de nos jours. Par un contraste qui se rencontre dans toutes les civilisations peu avancées, au moment où l’on étalait dans les habits une somptuosité splendide, on était dans l’ameublement d’une simplicité extrême : tout le luxe était exclusivement porté sur l’argenterie de table ; mais, sous ce rapport comme sous le rapport des vêtemens, il est hors de doute que le moyen-âge ne le cédait en rien à notre époque.

CH. LOUANDRE.




V. de Mars.

  1. Paris, Renouard, 1851, 1 vol. in-8o.