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Revue littéraire, 1852/03

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REVUE LITTÉRAIRE. - LES THÉÂTRES.

On l’a remarqué, le théâtre tend de plus en plus à se partager entre deux courans contraires : d’un côté, les plus austères enseignemens, les plus orthodoxes vertus, prêchées par de jeunes puritains de comédie et de drame, dont nous ne nous permettrons assurément pas de suspecter la compétence ; de l’autre, cet éternel royaume de Bohême, qui commence à empiéter un peu sur les régions voisines, et dont les aventureux habitans ne reconnaissent d’autre muse que la fantaisie. Qu’on y prenne garde ! ceux-là même qui semblent le plus résolus à se maintenir en dehors de ces fantasques horizons y touchent encore par quelque endroit. On en retrouve le reflet et la trace ; sinon dans le sujet même et l’inspiration primitive de leur œuvre, au moins dans la manière dont ils l’ont écrite, dans la précipitation fâcheuse qui les a empêchés de mener à bien leur entreprise, dans certaines dissonances qui viennent tout à coup gâter l’effet et l’ensemble. Oui, ce qui nous frappe surtout chez les écrivains qui ont suivi et qui aspirent à remplacer la brillante génération littéraire d’il y a vingt-cinq ans, c’est qu’ils sont à la fois sérieux d’intention, et de fait irréfléchis et juvéniles ; c’est qu’ils affichent l’ambition louable de ramener l’art dans des voies plus sages, et qu’ils apportent à cette tâche une étourderie qui la rend stérile. Ils semblent toujours prêts à donner une leçon à leurs prédécesseurs, qui n’ont, hélas ! que trop mérité d’en recevoir, et en définitive il se trouve que la leçon avorte, ou qu’elle se retourne contre eux-mêmes : ils exécutent en enfans ce qu’ils avaient conçu en pédagogues.

À quoi attribuer le mécompte que vient de subir M. Émile Augier et le succès douteux de ce drame de Diane, entouré prématurément de louanges hyperboliques ? A l’irréflexion. M. Augier a rencontré un sujet heureux ; il a ébauché un caractère intéressant, il a même entrevu çà et là et indiqué certaines intentions à l’aide desquelles son sujet et son personnage auraient pu prendre corps et s’emparer vivement du spectateur. Par malheur, il ne s’est pas donné le temps de mûrir et de combiner les élémens divers dont il avait à se servir ; il a négligé ou dédaigné une fois encore ce travail d’assimilation dont l’absence s’est trop souvent fait sentir dans la composition et le style de ses ouvrages dramatiques.

Faut-il commencer, comme on l’a fait, par reprocher à l’auteur de Diane le choix d’une époque et d’une donnée qui devaient nécessairement le mettre en présence de M. Hugo ? faut-il rappeler à tous le souvenir de Marion Delorme ? Nous ne le croyons pas. Sans vouloir réveiller ici des querelles d’école, discuter le mérite du drame de 1831, et recommencer contre M. Hugo une guerre qui manquerait aujourd’hui de générosité et d’à-propos, il suffit de constater dans Marion trois points principaux, qui sont, à proprement parler, toute la pièce : la courtisane réhabilitée, le roi avili, le cardinal de Richelieu peint du côté odieux et sanguinaire. Ces trois points une fois écartés par M. Augier, il est incontestable qu’en nous présentant dans le même cadre une jeune fille chaste et pure, un Louis XIII relevé et ennobli par une idée d’abnégation et de sacrifice, un Richelieu homme de génie et voué au salut de la France, le nouveau poète avait le droit de se croire à l’abri de tout reproche de plagiat et de pastiche. Qu’importaient dès-lors les conversations entre raffinés, le duel, les édits du cardinal, la cachette dans les murs, toute cette portion extérieure, presque matérielle, du drame, qu’on retrouverait au besoin chez le machiniste ou le costumier ? Nous conviendrons très volontiers que, dans ces détails accessoires, la supériorité de M. Hugo est immense, que ses scènes de couleur locale ont mille fois plus de mouvement et d’ampleur là n’est pas la question : si M. Augier eût réussi à dégager bien nettement sa pensée, il n’en fallait pas davantage ; la victoire était gagnée, le poète était absous. Ce qu’il faut donc blâmer en lui, ce n’est pas d’avoir imité M. Hugo, c’est de n’avoir pas su faire assez bien ressortir ce qui l’eût distingué de lui.

Diane, l’héroïne de M. Augier, est une jeune fille d’une trempe peu commune ; elle est née, elle a grandi au milieu de ces troubles qui signalèrent les commencemens du grand siècle, et qui renfermaient déjà les pressentimens de sa grandeur, comme ces orages qui fécondent la terre en la déchirant. Diane est calviniste ; elle a eu sa part des persécutions et des misères de son temps, et cependant l’image sacrée de la patrie domine pour elle les rancunes de secte et de parti : qu’une main habile guérisse les plaies de la France, et elle bénira cette main, dût-elle y apercevoir la trace lointaine du sang de ses coreligionnaires. Elle a lu Plutarque, et elle devine Corneille. La réminiscence cornélienne est évidente dans ce personnage. On sent que M. Augier s’est ressouvenu des tragi-comédies héroïques de l’auteur de Don Sanche ; il a en même temps songé aux pièces de cape et d’épée du vieux théâtre, et ces préoccupations différentes expliquent les hésitations, les incohérences, le manque absolu d’homogénéité qui se révèle dans toute sa pièce.

Le père de Diane lui a légué en mourant une mission austère, et sainte : il l’a chargée de veiller sur son jeune frère, qui n’a plus au monde d’autre appui que sa tendresse. Elle s’est consacrée tout entière à cette tâche, et elle y a puisé une force nouvelle. Virile par l’intelligence et le courage, mais restée femme par le cœur, Diane, dans ce rôle de soeur-mère, ne sera peut-être pas toujours invulnérable. Peut-être ressentira-t-elle les tressaillemens et les souffrances d’une autre passion que l’amour fraternel. Ce que l’on peut prévoir du moins, c’est qu’entre son amour et son devoir elle n’hésitera jamais ; c’est que, prête à tous les sacrifices, fidèle à cet idéal de patriotisme et d’honneur qu’elle s’est formé, elle fera constamment passer son frère avant elle-même, son pays avant son frère. Nous le répétons, ce caractère a de la grandeur ; il y a loin de là à cette femme de corps belle et de cœur difforme de M. Hugo. Il semble qu’on va sortir enfin des Marion et des Tisbé, des Lesbie et des Laïs, pour rentrer dans des régions honnêtes et pures, pour retrouver cette saine atmosphère où respirent à l’aise les Pauline et les Chimère. Imaginez maintenant cette noble et simple figure placée dans un cadre digne d’elle, au milieu de personnages vrais ou possibles, en face de situations logiquement amenées qui nous fassent assister aux luttes de sa conscience et de son cœur : il y aurait eu assurément dans ce seul spectacle de quoi satisfaire toutes les exigences et affronter tous les parallèles. Si tel n’a pas été l’effet général de Diane, c’est que les faiblesses, nous allions dire les puérilités de l’exécution, ont fait disparaître ce qu’il y avait de vraiment louable dans l’idée première.

Et, d’abord, comment l’auteur n’a-t-il pas compris qu’en sacrifiant à ce point tous les autres rôles, il nuisait non-seulement à l’ensemble de son œuvre, mais à ce personnage même qu’il voulait mettre en relief ? Est-ce ainsi qu’ont procédé les maîtres ? Croit-il qu’Hamlet aurait toute sa valeur sans Ophélia ? Malcolm et Macduff ne font-ils pas valoir Macheth ? Néron ne ressort-il pas mieux entre Agrippine et Burrhus ? On pardonne à un compositeur d’écrire un opéra pour une voix exceptionnelle, telle que celle de la Malibran ou de l’Alboni : la musique, quoi qu’on en puisse dire, a surtout pour objet de charmer l’oreille, et une cavatine, un air de bravoure, quelques traits éblouissans, peuvent suffire au plaisir d’une soirée. Dans le drame au contraire, toute solution de continuité déconcerte ou mécontente, et, lorsqu’arrivent les situations ou les paroles destinées à émouvoir, elles nous trouvent rebelles à l’émotion, parce que nous avons, dans l’intervalle, perdu de vue tout ce qui les amène ou les explique. Cet inconvénient a été visible pendant toute la représentation de Diane. Dès que Mlle Rachel n’était plus en scène, une indifférence si profonde s’emparait des spectateurs, que, quand elle reparaissait, ils n’étaient plus au courant ; ils ne se rendaient pas suffisamment compte des sentimens qui l’agitaient, et une partie de ses effets était amoindrie ou perdue. L’amour de Paul et, de Marguerite, celui de Diane et de M. de Pienne, pourraient jeter sur le drame cet intérêt d’ensemble qui fait plus patiemment attendre les passages saillans ; mais, pour nous y intéresser, il faudrait que l’auteur nous y fit croire. Or M. Augier a une manière de traiter la passion qui simplifie singulièrement la tâche du poète : au lieu de nous peindre ses développemens, ses gradations et ses phases, et de trouver dans cette étude une des plus précieuses ressources de son art, il nous l’impose à priori. Paul et Marguerite se rencontrent, Diane et de Pienne se regardent, il n’en faut pas davantage : nous devons les tenir pour amoureux, avant même de savoir comment et pourquoi ils peuvent s’aimer.

Presque tous les détails de l’ouvrage prouvent que l’auteur a cru qu’il suffisait d’écrire à chaque acte ce qu’on pourrait appeler un ut de poitrine pour Mlle Rachel. Dès les premiers vers, que de traces de précipitation et d’étourderie ! Voilà une jeune fille qu’on nous donne pour une pieuse calviniste ; et elle travaille le jour de Noël, et elle nous parle du crucifix de son père ! Pourquoi faire de Diane une protestante ? Est-ce pour se conformer à cette opinion, quelque peu superficielle, qui attribue aux femmes de la religion réformée des mœurs plus austères et des qualités plus viriles ? Il faut au moins reconnaître que la religion de Diane la prépare bien mal à devenir plus tard admiratrice passionnée du cardinal de Richelieu. Si nous insistons sur ces remarques, minutieuses en apparence, c’est pour montrer combien peu M. Augier s’est préoccupé de mettre dans son œuvre cette logique, cette harmonie sans laquelle la pièce la mieux versifiée touche de près au mélodrame.

La petite conspiration qui ouvre le second acte a l’inconvénient de n’éveiller aucune inquiétude ni pour les conspirateurs, ni pour leur ennemi. Ces trois ou quatre jeunes gens conspirant à grands cris dans un salon bien ouvert, devant une femme et un poltron qui va marier sa fille à un partisan du cardinal, ont l’air de jouer au complot pour se distraire, entre une partie de bassette et une visite à Marion. Il est vrai qu’ils ont à faire à un Richelieu si peu clairvoyant, à un Laffemas si peu terrible, que leur imprudence ne saurait avoir des suites bien graves ! Tout cela ressemble à un manteau d’enfant taillé dans un large pan de velours, à une amplification de collège découpée dans un volume du cardinal de Retz. Le rôle de la duchesse de Rohan peut donner lieu à des observations plus sévères. Puisque M. Augier était en train de réhabiliter les rois, les grands ministres et les honnêtes femmes, il eût bien dû ne pas nous présenter une duchesse digne des plus ignobles tréteaux du boulevard. Nous savons bien que cette duchesse de Rohan a été quelque peu galante : aussi ne blâmerons-nous pas l’auteur de lui avoir donné un amant ; mais nous lui reprocherons d’avoir constamment oublié qu’une Rohan, fille d’un Sully, ne doit pas, même dans ses faiblesses, se conduire comme une héroïne de bal public. Ceci tient à une autre face du talent de M. Augier, à un manque de distinction naturelle ou acquise, défaut qui, se combinant avec ses prédilections pour le vieux sel gaulois, a fini par introduire dans sa manière une veine de grossièreté. On se souvient du luxe d’un garçon et du machin au fromage dans Gabrielle. La duchesse de Rohan a des plaisanteries du même genre. Elle se moque d’un imitateur de Scévola, étendant sa main sur son potage. Elle dit de M. de Pienne : C’est mon amant ! de Diane : C’est sa maîtresse ! et cela devant dix personnes. Ajoutons que, pour ne pas être en reste, de Pienne, le rôle chevaleresque de la pièce, traite cette duchesse comme une servante, et qu’au dénouement il demande à Diane sa main en présence de cette femme qui l’aime, qu’il a aimée et qui s’appelle Rohan chose monstrueuse, également outrageante pour la femme que l’on préfère et pour celle que l’on sacrifie ! Ajoutons aussi que Diane, pour se mettre au niveau de toutes ces étrangetés, oublie que la duchesse l’a dénoncée et insultée an troisième acte, et lui livre, au cinquième, le testament de M. de Pienne. Un charmant esprit, un homme à jamais regrettable, M. Alexis de Saint-Priest, nous disait un jour, à propos de nos auteurs modernes : « Le malheur, c’est qu’en les lisant, on est sans cesse forcé de se dire : Cela n’a pas pu se passer ainsi. » Que de fois ces paroles nous sont revenues en mémoire pendant la représentation de Diane !

L’acte sur lequel reposaient les plus bruyantes espérances des amis de M. Augier, l’acte historique ou politique, ne résiste pas davantage à un examen sérieux. Diane arrive chez le roi pour le supplier d’accorder un sursis à son frère. Passons condamnation sur ce cabinet de Louis XIII ouvert à tous venans, et où l’on ne rencontre ni un garde, ni un page. Amnistions ce monologue de Diane, qui ne doit être occupée que du salut de son frère, et qui s’amuse à déclamer une espèce d’hymne à la royauté et à la patrie. Le roi entre, il est avec Richelieu ; Diane se cache, et elle écoute leur entretien. Pour qu’on pût admettre le brusque changement qui va s’accomplir en elle et l’amener à dénoncer au cardinal le complot tramé contre lui, il faudrait au moins que les services rendus par Richelieu lui fussent révélés en action, et non pas par des phrases. Il ne suffit pas que le cardinal dise vingt fois à Louis XIII qu’il a sauvé le pays, qu’il lui est nécessaire, qu’il le conjure de le laisser terminer son œuvre : les spectateurs les plus accommodans exigeraient en cet endroit qu’il se passât devant Diane un événement, un fait assez concluant pour lui prouver que Richelieu dit vrai, et que les destinées de la France sont attachées à sa vie. M. de Vigny, dans la belle scène de Cinq-Mars, s’est bien gardé de tomber dans cette faute : Louis XIII est décidé à secouer le joug, à congédier le cardinal ; que fait celui-ci ? Il se tait ; il place le roi devant sa table de travail, en face d’un monceau de papiers, d’un chaos d’affaires commencées qu’il faut finir, de questions pendantes qu’il faut résoudre, de négociations entamées qu’il faut conclure. Au bout d’un instant, le roi, découragé, sent qu’il ne peut suffire à la tâche, et d’une voix défaillante il rappelle son ministre. Voilà comment une péripétie devient vraisemblable et dramatique. Chez M. Augier, tout se passe en discours : Richelieu parle, Diane est obligée de le croire sur parole, et la voilà oubliant sa haine, oubliant son frère, dénonçant un complot où trempe l’homme qu’elle aime, transformée, en un mot, de conspiratrice en enthousiaste, elle qui, dans la scène précédente, n’avait pas trouvé une objection contre l’assassinat de Richelieu, elle qui faisait frémir toute la salle en demandant à quelle heure il devait être poignardé ! Deux ou trois tirades font ce miracle. L’auteur nous dit que Diane est passionnée pour la France ; il se trompe elle n’est passionnée que pour les alexandrins.

De ce drame trop vanté d’avance, que reste-t-il donc ? De bonnes intentions et quelques beaux vers. En conscience, ce n’est pas assez, et M. Augier ne peut ni s’étonner, ni se plaindre que les admirateurs de M. Hugo aient profité de tout ce qu’il y avait d’amoindri et de décousu dans Diane, pour y trouver le sujet d’une apothéose rétrospective en l’honneur de Marion Delorme. Au reste, ce n’est point la seule bonne fortune qu’ait eue Marion dans ces derniers temps. Elle a reparu en prose, sermone pedestri, dans une pièce dont on fait bruit depuis quelques semaines. Qu’est-ce que cette Dame aux Camélias si fêtée et si applaudie ? C’est encore et toujours la vieille légende de la courtisane amoureuse, paraphrasant le trop célèbre vers de l’amante de Didier. Sans doute il n’est pas impossible qu’une fille perdue ressente un amour sincère, et qu’il y ait là un intéressant sujet d’étude : faut-il pourtant prendre au sérieux tout ce qui s’est écrit à ce propos, et reconnaîtrons-nous, avec les admirateurs de cette dame, qu’interdire ce type à la poésie, ce serait déchirer les plus belles pages de l’art antique et de l’art contemporain ? Il nous semble qu’il y aurait là-dessus quelques distinctions à faire. Dans l’antiquité, on le sait, les courtisanes étaient seules mêlées à la vie active et mondaine ; seules elles représentaient le côté extérieur et brillant de l’existence, le goût des arts, la culture des lettres, les talens aimables, la causerie au grand soleil avec les philosophes, les guerriers et les poètes. L’épouse, la femme honnête et respectée, vivait dans le silence et dans l’ombre, protégée et annulée par les dieux lares et le foyer domestique. Quoi de surprenant dès-lors que, dans les œuvres où se reflètent l’art et la poésie des anciens, la courtisane joue le premier rôle, elle qui jouissait seule du libre emploi de son temps, de sa beauté et de son esprit ? On a donc tort de citer l’exemple des littératures antiques chaque fois que cette paradoxale figure reparaît sur notre scène. On ferait mieux de rappeler que le théâtre est le reflet des mœurs, et qu’il s’est accompli dans notre société, depuis quelques années, un changement qui explique ce singulier partage de notre littérature dramatique entre la mère de famille et la courtisane, entre les félicités bourgeoises du foyer et les joies aventureuses de la Bohême. Le monde tel qu’on l’entendait autrefois n’existe plus : les femmes, qui y tenaient une si grande place, et dont le culte s’est appelé tour à tour enthousiasme chevaleresque et galanterie française, ont vu décroître leur empire. La société, qu’elles remuaient de leurs passions ou animaient de leurs graces, s’est peu à peu dérobée à cette souveraineté charmante, qui ne représentait précisément ni la vertu, ni le vice, mais se tenait dans ces régions moyennes où s’acclimate de préférence la faiblesse humaine. Ainsi a disparu graduellement toute cette portion de la vie sociale où se nouaient autrefois la comédie et le drame, où se jouaient les variations innombrables de la vanité et de l’amour, où florissaient les Célimène et les Araminte. Qu’est-il resté ? D’une part, la famille, dont les droits se sont raffermis, dont les liens se sont resserrés ; de l’autre, le monde bizarre où règnent les dames aux camélias, les Marguerite Gautier. Encore un pas, et nous revenons à la Grèce et à Rome ; ici le lanam fecit, là le sourire des Glycères et des Lydies. Doit-on s’en féliciter ou s’en plaindre ? Sans doute il y a dans ces tendances profit pour la morale privée la vie de famille devient plus intime et plus douce ; le cœur s’y abrite et s’y repose avec plus de sérénité. Les chastes affections de la maternité et du mariage, au lieu de s’éparpiller et de se compromettre au dehors, se concentrent dans leur paisible domaine, et y gardent toute leur saveur et tout leur parfum. Cependant il est permis de regretter les délicates influences qu’exerçait la société polie : il est permis de se demander si le monde des honnêtes femmes, dépouillé aujourd’hui de tout ce qui faisait son agrément et son charme, n’était pas préférable à ces zones torrides où tout est fièvre et désordre, et s’il n’y avait pas, dans les modèles qu’il offrait à la littérature et au théâtre, quelque chose de supérieur au monde des Marguerite Gautier, aux pièces qu’elles inspirent et au public qui les applaudit.

Si l’on passe de ces succès équivoques et de ces réhabilitations téméraires à certaines ovations musicales, il semble que l’on entre dans un domaine exceptionnel où la critique perd ses droits. Les premières représentations de l’Opéra-Comique deviennent décidément de vraies fêtes de famille ; on n’y aperçoit partout que figures épanouies et regards sourians. Les habitués de l’endroit vous avertissent naïvement qu’ils sont sûrs d’avance d’un grand succès : en effet, le succès a lieu, et tout se passe si bien à point nommé, bravos, rappels, ovations et fleurs, que l’on dirait un programme réglé d’avance, comme pour un anniversaire ou une cérémonie.

Il est bien convenu à l’Opéra-Comique que M. de Saint-Georges est un habile homme, que nul ne l’égale dans l’art difficile d’enchevêtrer le tissu d’un drame lyrique et de préparer des situations musicales. Ne chicanons pas là-dessus, et avouons bien vite, avec les connaisseurs, que le Carillonneur de Bruges est de la force de Raymond et du Château de la Barbe-Bleue. Seulement, ce qui est regrettable, c’est que l’ingénieux auteur de ces poèmes s’égaie si rarement, qu’il s’obstine au pathétique, et qu’il condamne des musiciens d’un talent gracieux et fin, comme MM. Ambroise Thomas et Grisar, à écrire des opéras dont les dimensions et les allures dépasseront bientôt, si l’on n’y prend garde, Semiramide et Guillaume Tell. Ce Carillonneur dure plus de quatre heures. En vérité, quels que soient les mérites du poème, la verve étincelante du dialogue, l’originalité des caractères, on est tenté de dire comme Bélise :

Ah ! tout doux, laissez-nous, de grace, respirer.


M. Grisar, nous le croyons, ne pouvait que perdre quelques-unes de ses qualités charmantes en se déployant dans ce cadre gigantesque. Son vrai genre, quoi qu’il fasse, c’est cette gaieté mélodieuse, si délicatement mise en relief dans Gilles Ravisseur. Toutefois, il serait injuste de ne pas reconnaître les beautés de sa nouvelle partition. L’ouverture, qui commence d’une façon un peu confuse, se dessine et se dégage dans la seconde partie. Une phrase de violoncelle, d’une expression tendre et mélancolique, arrive à temps pour reposer l’oreille, déjà inquiétée de tous ces cuivres. Le rideau se lève sur une marche d’un effet entraînant, suivi de jolis couplets chantés par Mésangère. La romance de Béatrix a du caractère et de l’ampleur. L’air du carillonneur, quoique nuancé avec beaucoup d’art, est long et froid. Au second acte, le duo des deux femmes : Dans mes bras, ma soeur !… est rempli d’élan et de tendresse. Puis vient le morceau le plus applaudi de l’opéra, le boléro de Mésangère. Cela est vif et charmant : les notes aiguës de Mlle Miolan, ses délicates vocalises se détachent à merveille sur le tissu de la mélodie. Là M. Grisar retrouve ses vraies cordes : il a dû s’apercevoir au succès unanime de ce morceau qu’il faisait fausse route, lorsqu’il écrivait des finales comme celui de ce second acte, où il y a certainement autant de musique que dans une partition tout entière de Grétry ou de Dalayrac. Pourquoi ces velléités italiennes ? Pourquoi ces réminiscences d’Otello, de la Sonnambula, de Lucia ? A quoi bon imiter ou rappeler Rossini et Bellini, quand on est certain de ne pas mieux faire et qu’on n’est pas même très sûr de faire aussi bien ? Le trio de Claës lisant la Bible avec Wilhelm et Béatrix est d’une grace touchante ; le motif principal est très heureusement ramené sur chaque verset du livre sacré, et les voix s’en emparent avec des modulations d’un excellent effet. Nous devons aussi des éloges à la grande scène du carillonneur : Mon Dieu ! quel prodige ! à un très joli chœur de ténors qui ouvre le dernier acte, et à l’air de Béatrix : Mes malheurs semblaient finis. En tout, ce qui manque à cette musique, ce n’est pas le talent, la distinction et la grace ; c’est cette unité de ton qui est le caractère des œuvres vraiment supérieures. On sent que le compositeur a voulu s’élever au sublime, qu’il a rencontré à mi-côte ses inspirations habituelles, et qu’entre ses prétentions et ses préférences, il n’a pas su prendre un parti décisif. Son opéra est bien chanté, surtout par Mlle Miolan, gracieuse virtuose qui ressemble à la muse de l’Opéra-Comique, un peu dépaysée au milieu de tout ce bruit.

L’Opéra-National, dont il sied d’encourager la persévérance et les efforts, a représenté, ces jours-ci, une opérette de M. Ad. Adam ; le même soir, il nous donnait le premier essai d’un jeune compositeur, M. de Villeblanche. Ces deux ouvrages ont réussi. M. de Villeblanche a eu le malheur de rencontrer, pour son début, le libretto le plus insipide qui se puisse imaginer. Les Fiançailles des Roses sont empruntées, nous a dit l’affiche, à une légende hongroise : il faut croire que la légende originale est plus poétique ou plus piquante, sans quoi on aurait bien fait de la laisser en Hongrie. Le musicien a brodé là-dessus quelques morceaux faciles et sans prétention. La Poupée de Nuremberg, de M. Adolphe Adam, a le tort de gâter une des idées les plus fantastiques d’Hoffmann ; mais la partition révèle une main exercée. Là encore, il faut le dire, c’est l’ancien qui l’a emporté sur le jeune. Au risque de ressembler au vieillard d’Horace, laudator temporis acti, il est impossible de ne pas remarquer cette supériorité constante des hommes dont les débuts remontent à vingt ou trente années, et qui restent encore, en définitive, les maîtres de ce temps-ci. Dans le roman, au théâtre, toute nouvelle tentative ramène immédiatement les regards sur une œuvre déjà vieille, et force est bien de constater que la vieillerie est supérieure à la nouveauté. Il en est de même des compositeurs : presque tous ceux qu’on applaudit touchent au déclin de l’âge, sans compter le plus ancien et le plus jeune de tous, qui, des cimes de Guillaume Tell, domine encore tout l’horizon. Y a-t-il donc pour l’art comme pour la politique des phases de lassitude ? Y a-t-il des époques où l’imagination se sent tout à coup tarir, comme une nourrice épuisée ? Nous nous refusons à le croire, et nous appelons de tous nos vœux les œuvres originales qui nous permettraient d’affirmer le contraire. Viennent ces œuvres désirées : nul ne sera plus ardent que nous à saluer leur venue, à proclamer leur triomphe.

A. DE PONTMARTIN.



V. de Mars.