Revue littéraire, 1854/01

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REVUE LITTERAIRE.
LES POETES SERBES ET LES CHRETIENS D’ORIENT.

Dans l’état présent des esprits et des choses en Orient, tout ce qui regarde les populations chrétiennes de la Turquie d’Europe a de l’importance, car on n’ignore point que leur attitude peut être d’un grand poids sur la marche des événemens qui se déroulent dans ces contrées. Nous avons plus d’une fois parlé des Grecs et des manifestations imprudentes auxquelles l’imagination de quelques exaltés s’est, en paroles du moins, laissé entraîner au moment critique où la guerre a commencé. Le gouvernement grec, qui, sans être inaccessible aux ambitions dangereuses, ne manque point cependant de sens politique, a su jusqu’à présent résister à ces sollicitations, si contraires aux véritables intérêts du pays, et nous sommes persuadé qu’il donnera une nouvelle preuve de cette sagesse en désavouant toute participation à la révolte qui vient d’éclater sur ses frontières, en Albanie. Il est une province de l’empire ottoman dont la position ressemble par plus d’un point à celle de la Grèce, et dont le rôle est indiqué de même : c’est la Serbie, qui, comme la Grèce, aurait évidemment tout à perdre à tenter en ce moment les aventures. La Serbie exerce sur les autres Slaves de Turquie une influence analogue à celle que peuvent avoir les Grecs du royaume sur les Hellènes de la Roumélie, de l’Asie Mineure et de l’Archipel. Les populations de la principauté serbe sont belliqueuses et bien armées, et, en se prononçant aujourd’hui en faveur des Russes, elles pourraient incontestablement gêner les mouvemens de l’armée ottomane sur le Danube ; mais le gouvernement de ce petit pays ne peut se faire illusion sur les conséquences qu’aurait pour lui une pareille politique. Il sait bien que, dans l’hypothèse la plus favorable aux Russes, les bénéfices d’une victoire ne seraient point pour lui. L’attitude très sage que tient en ce moment la Serbie ne peut donc qu’attirer l’intérêt sur cette principauté, déjà remarquable à tant de titres.

À cet égard, la littérature reflète très fidèlement la pensée du pays. Les Serbes ne sont point encore sortis de cette ère de spontanéité durant laquelle l’homme pense et agit en quelque sorte tout d’une pièce. Dans le poète ou le publiciste, l’écrivain et le citoyen ne sont qu’une seule et même personne. La littérature serbe se distingue encore par un trait commun à la jeunesse de tous les peuples grands ou petits, c’est que les genres n’y sont point nettement divisés, et que la poésie, l’histoire, la politique et la religion se rencontrent en dose plus ou moins forte dans chaque production de l’esprit. La proportion dans laquelle chacun de ces élémens y concourt indique seule à quel genre elle appartient. Il va de soi également que tout travail intellectuel est profondément empreint ou, pour mieux dire, pénétré de l’esprit de nationalité. Depuis les manuels élémentaires à l’usage des écoles jusqu’aux publications les plus élevées, toutes les manifestations de la pensée portent ce caractère. Cet esprit de nationalité éclate au plus haut degré dans un ouvrage historique et statistique publié en français à Paris par deux jeunes Serbes » MM. Jankovitch et Grouïtch[1]. Le but de cet ouvrage est d’exposer le passé et le présent des Slaves du midi, d’indiquer le rôle que la Serbie peut être appelée à jouer dans les éventualités ouvertes aux peuples de l’Orient. Ce travail est beaucoup moins une œuvre d’érudition qu’un plaidoyer historique en faveur de la nationalité des Serbes, des Bulgares, des Bosniaques et des Croates, en un mot de tous les Slaves méridionaux. Ce qui nous frappe aussi dans l’étude historique des deux jeunes écrivains serbes, c’est une modération qui, dans les conjonctures actuelles, a son importance politique. Nous n’oserions affirmer que les pâtres, les guerriers, les bardes qui ont pris part à la lutte soutenue sous Tserny-George et Milosch pour l’indépendance nationale, gardent la même mesure dans leur manière de sentir ; mais le ton modéré de l’écrit de MM. Jankovitch et Grouïtch est celui des hommes éclairés du pays dans toutes les matières qui touchent à la politique présente et à l’avenir de la principauté.

C’est dans le même ordre d’idées que rentrent les dernières poésies de M. Mathieu Ban. On sait que la poésie actuelle des Serbes relève de deux tendances distinctes, de deux traditions également respectées, quoique différentes. Pendant que les uns cherchent, des modèles dans les chants populaires et les rapsodies auxquelles il n’a peut-être manqué que l’empreinte de l’unité pour former de magnifiques poèmes épiques, les autres s’inspirent surtout des exemples classiques de la littérature ragusaine. Puisant à ces deux sources d’inspiration, toutes les deux nationales, M. Ban a essayé de revêtir d’une forme classique et pure des sentimens empruntés à la vie héroïque des anciens Serbes. Par cet effort, M. Ban se rapproche visiblement de la poésie européenne, et il est impossible de ne point remarquer dans les allures de sa pensée un degré de parenté avec les poètes slaves contemporains qui ont subi l’influence de Byron : Pouchkine en Russie et M. Mickiewicz en Pologne. Il se distingue toutefois de Byron et de Pouchkine, comme M. Mickiewicz lui-même, par une foi profonde. La Foi et non le Doute, tel est le titre de l’une des plus remarquables poésies de son dernier recueil[2], tel est aussi le cri qui répond aux sentiment des Serbes. On ne peut qu’y applaudir, lorsque l’on désire voir l’œuvre de régénération commencée chez ce petit peuple arriver à bonne fin : le doute a-t-il jamais rien fondé ?

Le mouvement intellectuel et politique des Serbes n’a pu encore se communiquer d’une manière sensible aux provinces de Bosnie et de Bulgarie. La Bosnie, à peine soustraite au joug intraitable d’une aristocratie que les Turcs ne sont pas parvenus sans peine à détruire, et qui a jusqu’au moment de sa destruction empêché tout travail intellectuel de se produire, n’est pas en mesure de rivaliser avec la Serbie. Ce n’est pas que les Bosniaques soient moins bien doués que les autres Slaves. Le clergé catholique brille en Bosnie autant par ses lumières que par ses vertus ; il possède une instruction solide et étendue ; malheureusement il est absorbé par les devoirs de son ministère religieux et par le soin des affaires temporelles, dont il est chargé comme représentant au civil les populations catholiques devant l’autorité ottomane. Les prêtres bosniaques publient chaque année un annuaire historique et statistique écrit en bon latin[3] ; mais qu’on juge de la pénurie des moyens d’action dont ils disposent : cet écrit est imprimé à Pesth en Hongrie, car il n’existe pas, quant à présent, une seule imprimerie dans la province. Ne désespérons pas pourtant des Bosniaques. L’introduction du tanzimat, sans leur donner tout ce qu’ils se croyaient en droit d’attendre, a ouvert le pays aux améliorations, et appelé sur cette contrée si longtemps délaissée l’attention de l’Europe. La sagesse dont les populations grecques ou catholiques de cette province ont fait preuve dans les derniers événemens atteste qu’elles suivent les voies. Indiquées par la modération et la prudence, dans lesquelles les Serbes les ont devancées.

Quant à la Bulgarie, l’attitude qu’elle garde aujourd’hui au bruit du canon qui retentit sur le Danube prouve assez qu’elle n’est pas plus impatiente que la Bosnie et la Serbie de tenter la fortune. Elle a cependant beaucoup à désirer sous le rapport de l’administration, et surtout de l’organisation religieuse. Ce dernier sujet est le texte des rares publications à l’aide desquelles les Bulgares se mêlent au mouvement littéraire et politique dont Belgrade est le centre ; ils demandent qu’un clergé national soit substitué au clergé grec, dont ils ont fort à se plaindre. Les Bulgares sont patiens, avons-nous dit : ils savent que l’attention est éveillée sur le sujet de leurs plaintes et que leur cause est gagnée dans l’opinion. La Porte comprendra les motifs qui l’engagent à prendre soin de ce grand intérêt religieux dans lequel se confond la pensée nationale, et auquel se borne pour le moment l’ambition des Bulgares. La certitude qu’ils ont d’obtenir satisfaction à Constantinople aussitôt que la crise actuelle sera terminée contribuera à les maintenir dans cette patience qui leur est habituelle.

Ce rapide aperçu de l’esprit des populations slaves de Turquie dans la crise actuelle ne serait pas complet si nous passions sous silence les Monténégrins, qui peut-être ont été l’une des principales causes de cette formidable crise. C’est du moins la guerre survenue entre le Monténégro et la Porte qui a fourni à la Russie le prétexte de ses arméniens. On se souvient toutefois que la paix a été conclue par l’intermédiaire de l’Autriche avant l’arrivée du prince Menchikof à Constantinople, et c’est, on n’en saurait douter, parce que cette occasion de faire acte de protectorat politique a manqué à la Russie que cette puissance s’est engagée avec tant d’opiniâtreté dans la poursuite du protectorat religieux. Nous le répétons, la paix s’est faite sans la participation de la Russie, et il était dans la nature des choses que l’influence russe au Monténégro en fût atteinte au profit de l’influence autrichienne. Cette particularité n’a point été remarquée par les écrivains qui, comme M. Marmier, dans ses Lettres sur l’Adriatique et le Monténégro, viennent nous dire que le Monténégro est en ce moment « un obus chargé dont le tsar tient la mèche. » Aussi bien M. Marmier n’a-t-il point prétendu recueillir des impressions politiques dans le nouveau pays qu’il vient de parcourir ; autrement il eût remarqué un fait sur lequel on ne saurait trop insister lorsque l’on parle des Slaves : c’est que le penchant qu’ils ont pu par instans témoigner pour la Russie n’a jamais été qu’un pis-aller. Lorsqu’ils désespèrent d’obtenir par eux-mêmes la satisfaction de leurs griefs, alors ils acceptent la médiation de la Russie, toujours prête à s’offrir ; mais ils ne se sont pas plus tôt laissés aller à cet acte de désespoir, qu’ils tremblent devant les conséquences d’un entraînement irréfléchi. Nous avouons que l’influence de l’Allemagne ne leur est pas sympathique ; mais on a pu observer que partout où l’influence française a cherché à s’exercer chez eux, les Slaves de Turquie l’ont toujours acceptée de préférence à celle de la Russie. Si l’histoire des Monténégrins au temps de notre domination en Dalmatie semble prouver le contraire, c’est qu’il y avait eu de la part des autorités militaires françaises beaucoup de légèreté dans leurs appréciations sur le Monténégro et peu de ménagemens dans leurs rapports avec lui. Quant à ce qui regarde l’état présent des choses dans la Turquie d’Europe, l’action de la France n’est pas sensible chez les Monténégrins ; mais avertis par le courant d’idées qui s’est emparé de toute l’Europe occidentale et centrale, ils commencent à s’éloigner, eux aussi, de la puissance dont ils n’avaient été jusqu’à ce jour que les instrumens, et ils semblent se demander si, comme les Serbes, les Bulgares et les Bosniaques, ils ne trouveraient pas plus de profit et de sûreté à se rapprocher des Turcs qu’à les combattre. Espérons donc que les Monténégrins eux-mêmes assisteront pacifiquement aux contestations de la Russie et de la Porte, et que toutes les populations slaves de la Turquie repousseront victorieusement le soupçon de panslavisme dont elles ont été quelquefois l’objet. C’est le meilleur moyen d’intéresser l’Europe à leur cause.


VOYAGE PITTORESQUE EN RUSSIE, par M. Charles de Saint-Julien[4]. — Ce n’est point ici d’un nouvel écrit politique sur la Russie qu’il s’agit, le titre l’indique assez. C’est un tableau fidèle des mœurs et des pays réunis sous cette dénomination commune que l’auteur a voulu tracer. M. de Saint-Julien n’appartient point à cette classe de voyageurs qui ne cherchent dans l’empire des tsars qu’un thème à déclamations et à théories. Il n’est point non plus de ceux qui se préoccupent avant tout de recueillir des faits et des chiffres. Les uns ne voient la Russie qu’à travers leurs systèmes, les autres n’en observent que la vie matérielle. Entre ces deux manières de juger un monde si plein de contrastes et de mystères, M. de Saint-Julien a nettement marqué sa voie. Il nous a donné une relation à la fois agréable et substantielle, où la Russie nous apparaît dans sa vie de chaque jour, où le sentiment de la réalité décrite vivement et dans la mobilité de ses nuances inspire seul le voyageur. Les récits de M. de Saint-Julien ont surtout pour mérite de nous faire pénétrer sans effort dans le courant des traditions et des mœurs russes. Au terme de ce voyage, qui, commencé au milieu des splendeurs de Saint-Pétersbourg, s’achève dans les solitudes glacées de la Sibérie, on a une idée également nette du pays et des hommes, on a parcouru toutes les régions sur lesquelles s’étend la domination moscovite, et on a vécu en quelque sorte avec les populations qui se les partagent. L’ouvrage de M. de Saint-Julien se divise en quatre parties. Trois divisions comprennent la Russie d’Europe ; la quatrième grande section du livre est consacrée à la Russie d’Asie. Il nous suffira de donner une idée de l’ordre des tableaux que ce plan amène sous les yeux du lecteur pour faire saisir l’intérêt de cette série d’études sur les principales provinces russes. On est d’abord, nous l’avons dit, à Saint-Pétersbourg : la grande capitale s’offre à nous sous son double aspect d’été et d’hiver. Nous parcourons ses quais et ses places, nous admirons ses monumens, et ce qui vaut mieux, si l’on veut connaître un des côtés les plus séduisans de la société russe, nous entrons dans ses salons. Les scènes de la vie mondaine se mêlent ainsi aux tableaux de la vie populaire, et le génie russe se montre à nous tour à tour policé par la civilisation européenne ou livré à sa sauvage indépendance. Saint-Pétersbourg est le centre d’une vaste région dont M. de Saint-Julien visite successivement toutes les parties. Il nous conduit d’abord en Finlande, et ne s’arrête dans cette direction qu’à Tornéo, la dernière ville européenne du Nord. Ensuite il entreprend une excursion à Arkhangel en plein hiver, ce qui nous vaut la description d’un de ces ouragans de neige


  1. Les Slaves du Sud, chez Franck.
  2. Razlitchné Piesne, Belgrade, 1853.
  3. Schematismus almoe provincioe Bosnioe argentina.
  4. Un beau volume grand in-8o, avec planches, chez Belin-Leprieur et Morizot, rue Pavée-Saint-André-des-Arts, 3.