Revue littéraire, 1855/01

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droits de l’imagination, du cœur et de la poésie elle-même ; occupons-nous de ce qui nous regarde particulièrement, de ce qui doit être la consolation de notre vie présente et l’espoir de nos destinées éternelles. » et l’auteur ajoute que saint Barthélémy et saint Jacques lui paraissent des héros de poèmes beaucoup plus intéressans que le pieux Énée. Cela est possible ; mais comme saint Barthélémy et saint Jacques n’ont pas encore trouvé leur Virgile, nous ne voyons pas ce que M. Clément prétend en conclure. Quant à la vérité dont les poètes chrétiens auraient eu le monopole exclusif, sans outrer ici dans l’examen de cette question, nous nous bornerons à remarquer qu’elle est tout à fait étrangère au but que se propose M. Clément. Cette vérité se trouve exprimée ailleurs et beaucoup mieux que dans les poètes inconnus exhumés par M. Clément. Qu’on l’aille chercher dans Polyeucte, dans Saint Genees, dans Athalie, ou mieux encore dans l’Évangile. Nous ne voyons pas ce que cette vérité gagne à être exposée en vers médiocres, qui ne lui servent certainement pas de recommandation. Juvencus par exemple a mis en vers l’Évangile. Après avoir rappelé que son poème était au moyen âge entre les mains des jeunes gens, M. Clément ajoute : « On pensait alors que l’Évangile ne saurait être lu trop souvent. » Fort bien ; mais pourquoi ne pas lire l’Évangile même, au lieu de recourir à la très médiocre traduction en vers qu’en a donnée Juvencus ? Notez que ce versificateur n’a guère fait qu’un centon composé de bouts de vers empruntés à Virgile, qu’il colle sur le texte de l’Évangile, altérant ainsi l’admirable simplicité du récit sacré. Il va jusqu’à copier des vers entiers de l’Enéide, se contentant de substituer Jésus-Christ ou saint Pierre à Turnus ou au roi Latinus. À peu près comme ces chrétiens des premiers âges qui sanctifiaient les statues païennes en les décapitant et en plaçant la tête de quelque saint sur les épaules d’un Jupiter ou d’un Mercure. Le procédé de Juvencus produit le plus singulier effet du monde sur l’esprit du lecteur qui a le malheur de connaître Virgile et de se rappeler les vers originaux.

En lisant les poètes chrétiens, ceux des premiers siècles surtout, il est aisé de voir qu’ils ne partageaient pas à l’égard des poètes païens les préventions de l’abbé Gaume ; ils les ont lus et les imitent le plus qu’ils peuvent, et pas toujours très habilement. Souvent ils emploient des expressions que leur foi seule devrait leur interdire. Ainsi saint Avit nous parle de l’olympe et de la volonté des dieux, et ce qu’il y a de plus bizarre, c’est que cette dernière expression est mise par lui dans la bouche de Dieu même parlant à Moïse : ce serait bien le moins que Jehovah fût orthodoxe dans son langage. Chez tel autre poète, un mot connu, emprunté aux souvenirs du paganisme, sera généreusement prêté à quelque chrétien. Ainsi Prudence, racontant la mort de saint Romain, met dans la bouche du martyr le mot stoïque d’Arria tendant à son mari le poignard dont elle vient de se frapper : Sic, Paete, non dolet ; allons, Paetus, ce n’est point douloureux. » Seulement Prudence a soin d’allonger cela en deux vers :

Si quaeris, ô praefecte, verum noscere,
Hoc omne, quidquid lancinamur, non dolet.

J’ai été surpris, je l’avoue, en lisant quelques passages de ce nouveau recueil qui prêtent à des comparaisons avec des poètes païens, de trouver parfois moins d’élévation morale chez le poète du moyen âge que chez celui de l’ancienne Rome. Voici, par exemple, un fragment de saint Columban ; c’est un tableau de la vieillesse que M. Clément déclare d’une grande vérité, et dont les vers lui semblent excellens. Or, dans ce passage, saint Columban se préoccupe uniquement des infirmités de la vieillesse, de ses infirmités physiques, perte de l’appétit et du sommeil, refroidissement du sang, etc. — Juvénal aussi, dans sa dixième satire, a fait un tableau de la vieillesse, et c’est surtout sur les misères morales de cet âge qu’insiste ce païen, perte de la mémoire et de l’intelligence, oubli des plus chères affections. Le vieillard ne reconnaît plus ses meilleurs amis, et plus il a vu tomber successivement autour de lui sa femme, ses enfans, tous ceux qu’il a aimés : « il vieillit en robe de deuil, c’est là le châtiment d’une vie trop longue. » De quel côté est donc ici la supériorité morale ?

Ce n’est pas sans quelque timidité que je risque ces observations, car M. Clément a lancé quelque part dans son livre un anathème un peu sévère contre, ceux qui ne partagent pas son enthousiasme pour les poètes latins du moyen âge. « Tout homme, dit-il, dont le sens est droit, dont l’âme est sensible à la vérité, dont le cœur n’a pas encore été complètement desséché par l’étude exclusive des auteurs païens, éprouvera une émotion profonde, et partagera l’enthousiasme qui anime nos poètes et qui donne à leur poésie tant de force et de vie. » Or, comme je suis bien obligé d’avouer que je n’éprouve pas toujours cette émotion profonde en lisant ce recueil, il s’ensuit que j’ai : 1o  l’esprit faux, 2o  une indifférence coupable pour la vérité, 3o  une complète sécheresse de cœur. Cela est dur. Une chose pourtant me console, un peu, c’est que je crois admirer autant que possible la sublime poésie, du Dies irae et quelques autres hymnes, la plupart consacrées par l’église et insérées par M. Clément dans son recueil. Je trouve en outre dans Prudence plusieurs strophes d’une sensibilité gracieuse, surtout celle qu’on cite toujours : Salvete, flores martyrum. J’admire en quelques endroits saint Avit, qui, au milieu de sa poésie assez artificielle et d’une sonorité un peu creuse, a su trouver, avant Milton et sur le même sujet, de grandes images et d’énergiques accens ; enfin saint Bernard et Adam de Saint-Victor ont une onction qui pénètre les cœurs, — même ceux que la lecture de Virgile a « complètement desséchés. » À cela près toutefois, les autres poésies laborieusement réunies par M. Clément, fort intéressantes au point de vue de l’archéologie et de l’histoire, me semblent offrir en général une valeur poétique assez contestable. On est même surpris, après les avoir lues, que la foi ardente du moyen âge n’ait pas créé une poésie lyrique plus abondante et surtout plus simple. Les raffinemens du bel-esprit s’y mêlent perpétuellement aux inspirations d’une foi naïve. Je n’en citerai qu’un exemple ; c’est ce vers assez étrange au su jet de la naissance de Jésus-Christ : Patrem parit filia. Il commence une pièce attribuée à saint Bernard, et la même antithèse se retrouve ailleurs dans ce volume. La sainte Vierge, qui, en enfantant son créateur, se trouve, ainsi devenir « la mère de son père, » est une idée que les poètes du moyen âge caressent assez volontiers ; c’est là un sujet qui a le privilège de leur inspirer toute sorte de raffinemens, fort ingénieux peut-être, mais parfois d’une nature assez délicate. Ce choix de poètes étant destiné à l’enseignement, je serais curieux de savoir comment on s’y prendra pour expliquer aux enfans certains passages. On a beau dire, la lecture de l’Enéide, même celle du quatrième livre, ne présente pas les mêmes difficultés. — Je ne me dissimule pas du reste que l’appréciation de la valeur poétique et morale de telles œuvres doit varier naturellement selon le point de vue plus ou moins orthodoxe auquel le lecteur est placé par ses convictions ; aussi ai-je hâte de quitter ce sujet pour en venir à une question sur laquelle la discussion est possible, parce qu’elle dépend, non des croyances et de la manière de sentir de chacun, mais de certains faits positifs qu’il est possible de constater.

Dans son introduction, M. Clément est obligé de convenir que la plupart des poètes du moyen âge manquent souvent aux règles de la langue et de la versification, et il cherche à les justifier sur ce point. Selon lui, la langue latine, étant celle de l’église, est restée langue vivante, et comme telle, a dû subir de légitimes transformations. Les poètes chrétiens connaissaient fort bien les règles anciennes ; s’ils les ont violées, c’est sciemment, et pour obéir à de nouvelles règles fondées sur les transformations que le latin avait subies. Nous répondrons d’abord qu’on ne voit pas trop ce qu’ils ont gagné à s’accorder tant de licences. Ce qui parait en outre très contestable, c’est cette prétendue transformation régulière que M. Clément veut voir là où nous n’apercevons que des altérations involontaires, produit de l’ignorance. Il faut d’ailleurs distinguer ici la langue de la versification : il est bien évident que les poètes chrétiens, ayant de nouvelles idées à exprimer, ont dû, pour ces idées, inventer de nouveaux termes ; mais quelle nécessité religieuse y avait-il à faire brève une syllabe que Virgile avait faite longue, ou à diminuer par des licences répétées l’harmonie du vers hexamètre tel qu’il existait chez les Latins ? Une remarque que nous ne pouvons nous empêcher de faire, et qui prouverait que ces altérations de la langue et de la versification latines n’ont été ni si méthodiques ni si générales que le croit M. Clément, c’est que parmi ces poètes du moyen âge, à chaque époque il s’en trouve toujours quelques-uns qui écrivent et versifient assez correctement, c’est-à-dire selon les règles anciennes, tandis qu’à côté d’eux il en est d’autres qui multiplient les solécismes et les vers faux. N’en faut-il pas conclure que c’était toujours la même langue, l’ancienne langue, dont les règles étaient observées par ceux qui la savaient bien, violées par ceux qui la savaient mal ?

M. Clément s’est avisé d’un autre argument : « Les poètes chrétiens, dit-il, n’écrivaient pas pour se faire admirer de quelques érudits, mais pour donner au peuple des enseignemens utiles et salutaires. » Pour que cet argument eut quelque valeur, il faudrait prouver d’abord que le peuple pouvait les comprendre. Or la plupart des poètes édités par M. Clément écrivaient dans des pays et dans des temps où la langue latine n’était pas la langue populaire. En France, au VIe siècle, comme le montre M. Ampère, le gaulois était encore l’idiome vulgaire, et c’est tout au plus, dit à cette époque Sidoine Apollinaire, si la noblesse du pays commence à déposer la « croûte de l’élocution gauloise, » crustas celtici sermonis. Plus tard, après l’installation et la domination définitive des Barbares, le latin devint encore moins répandu. C’était donc, bien aux érudits que s’adressèrent alors les poètes chrétiens, c’est-à-dire aux moines et aux prêtres qui savaient le latin ; seulement ces érudits ne l’étaient pas beaucoup, et se contentaient à peu de frais. Enfin, même en se proposant de donner de salutaires enseignement, ces poètes auraient pu sans grand inconvénient être moins barbares : il est possible, à la rigueur, d’édifier les âmes sans solécismes et sans vers faux.

L’auteur du recueil des poètes latins du moyen âge me parait plus heureux quand il nous montre l’origine de la versification Française dans la création d’un système de versification fondé sur la numération des syllabes et sur la rime, système qui se substitua bientôt à l’ancienne prosodie latine. À cet égard, on trouvera dans cet ouvrage de curieuses observations qui suffiraient pour en recommander la lecture. Un des poètes du XIIe siècle, Adam de Saint-Victor, présente une variété de rhythmes et une richesse de rimes à faire envie à nos lyriques contemporains. Il faut avouer du reste que la richesse et la sonorité de la rime sont plus aisées à rencontrer en latin qu’en français. La rime la plus riche que je connaisse, — une rime de quatre syllabes, — se trouve dans une chanson latine, mise en vogue par les jansénistes et les huguenots :

O vos, qui cum Jesu itis,
Non ite cum jesuitis.

La lecture de ces poètes nous semble donc utile pour qui veut étudier le mouvement des idées au moyen âge, et les origines de notre langue, et de notre poésie. À cet égard, nous sommes heureux de nous trouver d’accord avec l’ingénieux et savant critique. Quant à la trop vive admiration que nous blâmons chez M. Clément, c’est là un reproche qu’il est pénible de faire et qui coûte toujours un peu à la modestie : on se demande si cette impuissance d’admirer ce qui excite chez d’autres un si vif enthousiasme ne serait pas une sorte d’infirmité, et cette question ne laisse pas d’être assez inquiétante pour l’amour-propre qui se la pose. D’ailleurs M. Clément, en admirant plus que nous Prudence et Adam de Saint-Victor, a de plus que nous une jouissance littéraire que nous lui envions. Il est vrai qu’en revanche nous admirons peut-être davantage certains poètes de l’antiquité païenne, et cela fait compensation.


EUGENE DESPOIS.


HENRI IV ET LE MINISTRE DANIEL CHAMIER, d’après un voyage inédit de ce dernier à la cour en 1607, par M. Charles Read, chef du service des cultes non-catholiques au ministère de l’instruction publique.


Nous ne voulons pas entrer ici, par une voie détournée, dans ce grand sujet de la conversion de Henri IV ; mais nous voudrions, dès aujourd’hui, faire partager au public le sérieux plaisir que nous avons trouvé dans la lecture du remarquable travail de M. Read sur le mémoire inédit de Daniel Chamier. C’est un modèle de ce genre difficile d’études restreintes qui préparent l’histoire générale et définitive d’une question, résolvant isolément les parties principales du problème, et ménageant de précieux fragmens de la vérité à ceux qui entreprennent de la reconstruire tout entière.

Daniel Chamier, ministre du Dauphiné et plus tard professeur à l’Académie de Montauban, fut à la fois l’un des théologiens les plus savans et l’un des négociateurs les plus actifs qu’aient comptés les églises réformées de la France : Bayle s’étonne que son histoire n’ait point été écrite. « Il n’y a que les Français, dit-il, qui soient capables d’une telle négligence. » Saurin, Élie Benoît, Scaliger ont fait son éloge, et d’Aubigné, dans la Confession de Sancy, le range parmi ceux que le roi ne put « ployer à quelques honnêtetés » dignes d’un tout autre nom. Désigné plusieurs fois par le synode de Montauban pour soutenir des controverses publiques, député aux assemblées de Saumur, de Loudun et de Châtellerault, l’un des quatre députés chargés de recevoir l’édit de Nantes, président en 1603 de ce synode de Gap si agité par la question bizarre de savoir si le pape était l’antéchrist prédit dans la parole de Dieu. Daniel Chamier, que se disputaient plusieurs églises, finit par être accordé à l’académie de Montauban. Ce fut sur la brèche ouverte aux remparts de cette ville par le canon de Louis XIII qu’il trouva, le 1er octobre 1621, une mort digne de cette vie de combats et de sacrifices. Son sang coula encore une fois pour sa cause, lorsque l’intendant Lebret fil rouer vif à Montélimart, en 1683, son petit-fils Moïse Chamier, pour avoir assisté à une assemblée protestante. L’édit de Nantes appauvrit la France de cette race courageuse. Inscrivant sur leurs armes cette belle devise : Aperto vicere voto, les Chamier s’établirent en Angleterre. Ils n’y allaient chercher que la liberté religieuse, ils y trouvèrent l’honneur et la fortune. La postérité du ministre de Montauban ne gagna pas seulement à cet exil volontaire l’avantage de vivre à l’abri des lois et au milieu d’un peuple libre, elle se distingua dans le ministère évangélique et dans de hautes fonctions administratives, c’est l’honorable M. Henry Chamier, ancien secrétaire en chef et membre du gouvernement de la présidence de Madras, qui a bien voulu mettre à la disposition de M. Read le récit que son ancêtre avait laissé de son voyage de 1607 à la cour de Henri IV.

Entre tous les documens qui nous instruisent de la politique suivie par Henri IV envers son ancien parti, il n’en est guère de plus caractéristique que ses entretiens jusqu’ici ignorés avec Daniel Chamier. Son désir de paraître aux réformés un sincère et puissant protecteur, afin de les mieux tenir en bride, ses ménagemens envers l’église romaine, sa ferme résolution de la faire respecter et de se faire accepter par l’Europe catholique, défiante à l’égard du nouveau converti ; ses intelligences avec quelques meneurs chargés de paralyser les assemblées protestantes par un zèle joué et par de fausses mesures ; le soin avec lequel il se défend d’acheter les consciences, et la liberté avec laquelle il offre une pension à Chamier, s’il veut être sage et rendre sages les autres ; en un mot ce mélange de menaces, de promesses, d’apparente bonhomie et d’extrême souplesse qui l’avait rendu maître d’une nation divisée et qui l’aidait à la gouverner, n’est nulle part peut-être mieux saisi que dans le récit naïf de cet honnête homme, qui échappe, par sa simplicité même, à ces royales manœuvres, sans blâmer l’habileté de son maître et sans se vanter de sa conscience.

Afin de rendre ses bonnes grâces plus précieuses et ses séductions plus sûres, le roi effraie longtemps Chamier par le bruit de sa disgrâce, tout en différant de lui donner audience, il dit à l’oreille du cardinal Du Perron, mais assez haut pour être entendu de Chamier : « Voilà le plus mauvais de tous les ministres. » Après douze jours d’attente, Chamier est enfin reçu, et commence une justification à laquelle le roi se dérobe, non sans quelques paroles fermes et dures : « Que s’il y avoit un chat à fouetter, il falloit que je le fisse ; que si je continuels, il me feroit chasser de son royaume, non point comme ministre, mais comme François, et qu’il s’estimoit être roy des ministres, des prêtres et des évesques. » Le Bourbon perce déjà sous le Béarnais, Louis XIV sous Henri IV ; il n’entend pas plus être mal obéi d’un côté que de l’autre ; il n’est plus protestant, et il ne veut pas d’ultramontains ; il dit presque : Mes ministres, mes évêques ! – Il se sent roi de France, il veut gouverner en paix son église gallicane.

L’après-dînée de ce même jour, le roi, qui partait pour la chasse, aperçoit le ministre et lui crie : » Monsieur Chamier, le père Cotton vous a reconnu aussitôt qu’il vous a vu, et dit qu’il vous a écrit fort honnêtement. — Oui, sire, aussi ai-je à lui… - Il dit qu’il veut vous accoster quand il vous verra, soyez sage. » Ainsi averti. Chamier rencontre Cotton, « grand théologien, dit l’Estoilc, mais encore plus grand courtisan. » Le curieux dialogue du ministre et du confesseur est la contre-partie de l’audience royale. Le père Cotton est d’une affabilité doucereuse, il discute avec cette politesse excessive que l’Estoile appelle papelarde, c’est bien là l’aimable controversiste qui, à l’étonnement de ses contemporains, disait monsieur Calvin, au lieu de dire tout couramment et comme tout le monde le démon incarné.

Les entrevues de Chamier et de Sully offrent un autre caractère d’intérêt. Quoique, dévoué à la politique du roi, celui-ci conseillât, à Chamier « de ne point se roidir contre lui, et de confesser plutôt l’avoir offensé, encore qu’il n’en fut rien, » quoiqu’il répétât « qu’aux assemblées on se conduisoit mal, prenant le roi à contre-poil, et se raidissant sur des choses qui dépendoient purement de sa majesté, » Sully ne voulait ni abjurer, ni laisser espérer au roi son abjuration. Il se fâchait qu’on en parlât, comme pour tâter sur ce sujet l’opinion publique. « Il sçavoit bien le bruit qui couroit et ce qu’on disoit de quelques emplois et mariages, mais cela ne l’ébranleroit point ; en somme, si on ne lui faisoit voir une Bible nouvelle et un Testament nouveau dont jamais on n’eut ouï parler, il ne changerait point sa profession. » Il tint parole jusqu’au bout, bien que le roi ne se laissât point facilement décourager, bien que l’épée de connétable et le mariage de son fils aîné, le marquis de Rosny, avec Mlle de Vendôme, lui fussent offerts en échange de ce qu’on lui présentait comme une simple marque de complaisance, il ne suivit point en cela la maxime de son maître, et ne trouva pas que ces avantages valussent une messe ; l’histoire lui doit ce témoignage.

De nouvelles accusations, un nouveau mécontentement réel ou simulé du roi, un second entretien où Henri IV accuse les réformés de « vouloir en faire autant que ceux de Hollande, » une intéressante conversation avec le maréchal de Bouillon sur l’état général de l’Europe, remplissent alors les journées de Chamier. Nous glissons sur cette partie de son mémoire et sur les curieux efforts qui menacent toujours la foi de Sully. C’est Villeroy qui vient le presser au nom du service de sa majesté, c’est le cardinal Du Perron qui répond à ses objections théologiques « qu’il y a des expédiens, que pour la transsubstantation et les images il en croiroit ce qu’il voudroit, qu’on lui donnerait un privilège et à toute sa race de communier sous les deux espèces. » Nous avons hâte d’arriver à la dernière, et à la plus importante audience que Chamier ait obtenue de Henri IV. Le roi s’adoucissant jette sa mauvaise humeur passée sur un accès de goutte et parle à Chamier avec une séduisante franchise.

« Alors il me dit qu’il se vouloit servir de moi, et servir non pas comme plusieurs pensoient et disoient qu’il tachoit de gagner les ministres…, qu’il ne demanderait rien de moi que ce qui se doit d’un homme de bien ; qu’il n’étoit pas, comme on le disoit, gouverné par les jésuites, mais qu’il gouvernoit et les ministres et les jésuites, étant le roy des uns et des autres… qu’on avoit reçu des lettres des princes étrangers, qu’on avoit appelé le pape antéchrist, de quoi il se falloit abstenir, quand il n’y aurait que cette considération qu’il étoit son ami, et que, quand le roy d’Espagne serait son ennemi, il n’endurerait pas qu’on en parlât mal… Il me dit, quant aux disputes, qu’il ne les trouvoit pas mauvaises, encore qu’il ne les trouvât pas bonnes, mais qu’il ne vouloit pas les empêcher : qu’on pouvoit toutefois dire les choses doucement, même qu’il ne trouvoit pas bon que nous nommassions les papistes, que nous pouvions les appeler romains, ou de la religion romaine, ou nos adversaires. Je lui dis qu’ils nous appeloient ordinairement hérétiques, calvinistes, et il dit que c’étoit par abus et que nous le prenions comme si on parloit de nous brûler. Il me dit qu’il voudroit avoir perdu un bras et pouvoir réunir tous ses sujets en une même croyance… qu’il falloit que chacun lui aidât… Lors il s’adressa à moi et dit que je lui aidasse. Je lui dis que j’y pouvois peu, mais que je serais marri de n’y apporter tout ce qui serait en moi. Lors il dit que j’y pouvois beaucoup, et se jeta sur mes louanges, et dit qu’il avoit pensé à me faire du bien, » me donner une pension, et en avoit parlé à M. de Bouillon, mais qu’il ne l’avoit point voulu faire pour cette année, car il vouloit premièrement voir comme je le servirois en la prochaine assemblée qu’il accorderoit dans quatre ou cinq mois, et laquelle il eût déjà accordée, mais qu’il a vu qu’il y a encore des fols parmi nous, et sur cela se plaignit de M. Renaud, de ce qu’il avoit écrit en Allemagne et des paroles qu’il avoit dites, qu’il gagnait les hommes de notre parti en leur donnant des pensions, et qu’il vouloit que je lui fusse témoin comme il n’en étoit rien ; que de telles paroles l’offensoient fort. »

Ce curieux entretien, où l’élément comique domine, se prolonge entre l’honnête Chamier et le plus spirituel des rois de France. Henri IV se livre tour à tour aux émotions les plus touchantes, aux confidences les plus familières. Il sanglotte en parlant de ses devoirs de roi ; il rassure Chamier sur le caractère du dauphin, en qui les réformés pressentaient un adversaire : « Qu’au reste le dauphin étoit d’un naturel tel qu’il le faut à la France, ayant assez de courage pour se faire craindre et se servir du glaive que Dieu a mis en la main des roys ; d’un autre côté, d’un naturel débonnaire pour ne point faire de mal, car, même quand on fait battre des renards avec des petits chiens, il prenoit bien plaisir à les voir mordre, mais sitôt qu’on parle de tuer le renard, il ne le veut pas et se met à crier. » Chamier est enfin congédié avec force bonnes paroles et avec toutes sortes d’encouragemens à bien servir le roi dans les affaires de religion. « Pour mon particulier, il me dit que je le servisse bien, et qu’il me seroit bon maître et qu’il ne me manqueroit pas, que je n’en eusse point de peur, et me redit cela par deux fois, une au milieu de la galerie, l’autre à la porte en sortant. » Avouons que pour un prince qui se défend d’avoir des pensionnaires, Henri IV s’entend assez bien à escompter en services le simple espoir d’une pension. Il ne prenait pas toujours le soin de recouvrir d’honnêtes dehors ce commerce des consciences : « Je puis me vanter, dit-il un jour à d’Aubigné, qu’un homme d’entre vous, des meilleures maisons de France, ne m’a coûté que cinq cents écus pour me servir d’espion parmi vous et vous trahir. »

Dans l’intéressant appendice que M. Charles Read a joint à son travail, il effleure la grande question de l’abjuration de Henri IV. La nécessité de cette conversion est seule digne d’occuper l’attention et les discussions de l’historien, et ce n’est pas sans approcher du ridicule que quelques personnes ont voulu agiter, comme une sorte de question préalable, la sincérité de cette conversion. « Indifférent et sceptique dans un siècle pieux. Henri IV n’avait foi que dans la force tempérée par la prudence. Le côté humain des choses saisissait seul cette nature ardente et sensuelle. » Nous pensons que cette opinion, exprimée en 1845 par M. de Carné[1], a l’évidence en sa faveur et que ce point est acquis à l’histoire : mais la nécessité de cet acte évidemment politique, ses conséquences bonnes ou mauvaises, en un mot sa justification au point de vue des affaires humaines reste encore réservée à l’étude et à la controverse. Les pages remarquables que M. Read a extraites sur ce sujet des Conférences sur l’Histoire de France de sir James Stephen, professeur d’histoire, moderne à l’université de Cambridge, sont d’un protestant éclairé, mais surtout d’un Anglais qui ne peut voir dans les deux siècles de monarchie absolue qui ont suivi le règne de Henri IV qu’un long misgovernment. La question y est bien posée, mais ce n’est qu’après des recherches particulières et une étude sérieuse qu’on peut tenter de la résoudre.


PREVOST-PARADOL.


En feuilletant dernièrement un recueil assez estimé en Allemagne, les Blaetter für literarische Unterhaltung, nous n’avons pas été médiocrement surpris d’y retrouver un grand nombre d’articles que la rédaction de ce recueil nous a empruntés sans faire aucune mention de la source où elle puisait. Il y a dans toutes les langues du monde un nom particulier pour les emprunts de cette nature. La piraterie des contrefaçon, si condamnable à tous égards, laissait au moins aux écrivains et à la direction la récompense morale de leurs travaux : ici, l’écrivain qui les compose et qui les signe, la direction qui les choisit, qui les inspire quelquefois, sont également frustré de l’honneur qui leur appartient. L’Allemagne est justement fière de sa vieille réputation de loyauté ; il suffira de signaler de tels procédés pour que la conscience publique en fasse justice. On comprend sans peine les raisons qui nous obligent à insister sur ce point. Il peut arriver et il est arrivé souvent en effet qu’un article de la Revue, dérobé par un recueil allemand, est reproduit ensuite d’après cette traduction par quelque autre organe de la publicité, qui par ignorance ne manque pas de l’attribuer au recueil où il l’a pris. L’article est lu, il frappe l’attention, il se grave dans plus d’une mémoire attentive, et plus tard si l’on retrouve le même article dans la collection de la Revue, on ne se rappelle plus les dates, on se souvient seulement qu’un a déjà lu cela ailleurs, et l’originalité des travaux publiés ici peut être l’objet d’une suspicion injuste. C’est pour nous l’occasion naturelle, de le déclarer formellement : jamais la Revue, on le conçoit de reste, n’accueille que des travaux inédits. Ainsi, le 15 décembre 1851, M. Ch. de Mazade donne à la Revue une étude sur la Société et la littérature à Cuba ; cet article est traduit dans les Blaetter le 18 septembre 1852, sans que ni la Revue ni l’auteur soient nommés. Quinze jours après, le 3 octobre de la même année, l’article de M. de Mazade est inséré dans la Gazette d’Augsbourg, qui, sans broncher, en fait honneur aux Blaetter für literarische Unterhaltung. Cet article, n’est pas le seul qui nous ait été emprunté de cette manière, et la liste serait longue, si nous voulions citer tous les travaux de la Revue des Deux Mondes que les Blaetter ont jugé convenable de s’approprier. Il faudrait signaler entre autres l’article de M. Gustave Planche sur M. Sainte-Beuve publié dans la Revue le 1er septembre 1851 et copié dans les Blaetter le 31 juillet 1852. M. Émile Montégut aurait aussi à revendiquer plusieurs de ses articles sur la littérature américaine. N’entrons pas dans ce détail, qui pourrait nous mener trop loin ; nous persistons à croire que cette indication suffit pour avertir le public allemand. Nous apprenons d’ailleurs avec plaisir que la direction des Blaetterfür literarische Unterhaltung a passé aujourd’hui en d’autres mains. Un judicieux critique dont la probité littéraire est justement appréciée, M. Hermann Margraff est en ce moment le directeur de ce recueil, et ce nom-là nous est garant que nous n’aurons plus à l’avenir de pareilles réclamations à faire. Les littératures européennes sont de plus en plus associées à une œuvre commune : c’est leur devoir de se contrôler, de s’éclairer, de se contenir mutuellement. Qu’elles observent donc avant tout le respect du travail d’autrui ; c’est la première condition de l’alliance, c’est la première loi de la fraternité littéraire.


V. DE MARS.


  1. Revue des Deux Mondes du 1er mars 1848.