Revue littéraire, 1855/02

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LA


LITTERATURE NOUVELLE




POESIE, THEATRE ET CRITIQUE.





On parlait depuis quelque temps d’une croisade organisée contre les déroutes littéraires par ceux qui se plaisent à s’appeler la jeune phalange : en attendant la venue de Godefroi de Bouillon, nous avons du moins dès à présent Pierre l’Ermite. Dans quelques mois, dans quelques jours peut-être, la campagne va s’ouvrir : que les Gérontes se tiennent bien ! C’est à M. Maxime Du Camp qu’appartient le rôle de Pierre l’Ermite, et j’ai lieu de penser que ce rôle lui a été dévolu par voie d’élection, car il y a dans son accent quelque chose qui indique une force collective. On sent qu’il ne parle pas en son nom seulement, mais au nom d’une armée frémissante, qui n’a pas encore tiré l’épée, et qui demande à grands cris le combat. C’est dans la préface de ses Chants Modernes que M. Du Camp prophétise la ruine prochaine de la gérontocratie. Je voudrais pouvoir prendre au sérieux ce manifeste qui vise au scandale ; mais en bonne conscience, quoique je sois rangé depuis longtemps dans la famille des Gérontes, il m’est impossible de me résoudre au plus léger mouvement de dépit.

Cette préface, vantée d’avance par des amis complaisans comme un prodige de hardiesse, n’est tout bonnement qu’une parodie de la préface de Cromwell. J’ai dit parodie, je n’ai donc pas besoin d’ajouter que c’est le même amour du paradoxe, sans la verve et l’originalité du modèle. Dans ce manifeste belliqueux, il est question de tout et de quelques autres choses. Pourtant, dans cette cohue d’idées qui se pressent et se heurtent sans réussir jamais à s’ordonner, il est facile de démêler la passion qui gouverne l’auteur en souveraine absolue. Cette passion, c’est la haine et le mépris du passé : les yeux tournés vers l’avenir, qu’il espère sans doute remplir de la gloire de son nom, il déclare indignes d’attention, indignes de toute discussion tous ceux qui ont donné des gages de leur savoir, de leur talent, et ne s’offrent plus à nous sous la forme d’une promesse. Il n’excepte dans son anathème que Victor Hugo, Lamartine et Alfred de Vigny. Je doute cependant que ces trois illustres poètes lui sachent bon gré de cette exception, car il les loue et les exalte dans une langue singulière, dont chaque parole peut compter pour une blessure. En parlant de Victor Hugo, qu’il nomme son maître vénéré, il dit que le grand crime de sa vie a été d’entrer à l’Académie. Comprenne qui pourra, pour moi, je ne me charge pas d’expliquer l’intention du panégyriste. Il s’étonne qu’Alfred de Vigny ait eu la faiblesse de partager l’ambition de Victor Hugo, mais il veut bien ne pas voir un crime dans cette faiblesse. Alfred de Vigny lui tiendrait-il compte de cette marque d’indulgence ? Il est au moins permis d’en douter. Pour Lamartine, M. Du Camp ne craint pas de le comparer au Christ crucifié. Comment arrive-t-il à cette étrange comparaison ? Je vous le donne en cent. Lamartine crucifié est tout simplement Lamartine condamné à l’histoire forcée. L’expression est délicate et mérite d’être consignée. Si M. Du Camp, avant de prendre la plume, avait pris la peine de relire l’Ours et l’amateur de jardins, j’aime a croire qu’il n’eût pas lancé sur le visage de Lamartine cet affreux pavé. Condamné à l’histoire forcée ! mais qui donc a prononcé cette cruelle condamnation ? Si Lamartine voulait donner un frère à Jocelyn, le public s’en arrangerait volontiers, faute de mieux, il accepte avec un empressement que le bon sens désavoue, que le goût réprouve, l’Histoire des Girondins, l’Histoire de la Restauration, même l’Histoire de l’Empire ottoman, qui commence aux patriarches, et nous retrace la vie d’Abraham, de Sarah et d’Agar. En échange de ces volumes improvisés, qui naissent sous la plume de l’écrivain comme la tôle sous les cylindres mis en mouvement par une machine à vapeur, il ne prodigue pas seulement les applaudissemens, il prodigue l’or, qu’il devrait réserver pour les travaux consciencieux. Le crucifié condamné à l’histoire forcée est rémunéré comme ne l’ont jamais été les écrivains les plus laborieux, les plus savans, les plus habiles de notre pays. Les âmes les plus candides ne peuvent songer à le plaindre. Qu’il retourne à la poésie, qu’il revienne au filon généreux qui nous a donné les Méditations et les Harmonies, et tous les vrais amis de son talent salueront avec bonheur sa délivrance, car, s’il faut en croire M. Du Camp, l’histoire est pour lui une véritable géhenne. Je ne m’explique pas comment l’Académie, qui est pour Victor Hugo un crime, pour Alfred de Vigny une faiblesse, n’est pas même un péché véniel pour Lamartine. Il est vrai que sa condamnation à l’histoire forcée est une expiation suffisante pour le délit que M. Du Camp a négligé de caractériser.

Quant au reste de l’Académie, c’est un ramas de scélérats que Juvénal et Tacite réunis pour cette tâche difficile ne réussiraient pas à flétrir assez énergiquement. Qui oserait parler du savoir et du talent de MM. Guizot, Thiers et Mignet ? Est-ce qu’ils ont jamais rien compris à l’histoire ? Il n’y a que les Gérontes littéraires pour donner dans une telle bévue ! Est-ce que par hasard MM. Sainte-Bcuve et Ampère connaissent les origines et le développement de notre langue et de notre poésie ? Il n’y a pas un homme de la jeune phalange, pas un homme d’avenir qui consente à se déshonorer par un pareil aveu. Est-ce que MM. Cousin et Villemain connaissent les secrets les plus délicats de l’art d’écrire ? Pour s’égarer dans une telle croyance, il faut porter une douillette de soie puce, et demeurer cloué sur son fauteuil par une goutte obstinée. Quiconque respire à pleins poumons la senteur des bois et l’air vivifiant des montagnes sait à quoi s’en tenir sur ces folles billevesées. La jeune phalange, à qui l’avenir appartient, ne prostitue pas son admiration à ces vaines idoles ; elle réserve ses battemens de mains et son encens pour les génies futurs. Les œuvres accomplies ont à ses yeux un tort immense, c’est de n’être plus à naître, et je m’incline devant ce terrible argument.

Apôtre de l’avenir, M. Du Camp trace résolument la voie nouvelle où la poésie doit entrer, si elle veut se régénérer. Or quelle est cette voie ? Est-ce d’aventure l’étude de l’art antique ou l’étude de l’âme humaine ? Des conseils si vulgaires seraient une honte pour celui qui a maudit toute tradition. Homère, Eschyle et Sophocle ne peuvent rien nous enseigner. Ils ont fait leur temps, et quiconque a la faiblesse de les interroger doit se résigner à l’obscurité. Pour être puissant, pour agir sur son siècle, pour le dominer, écoutez, hommes nouveaux, le parti qu’il faut prendre. La science et l’industrie sont aujourd’hui maîtresses du monde : il s’agit de les détrôner. Voici l’expédient que M. Du Camp vous propose : étudiez le métier de Jacquart, la machine à vapeur, le bateau à hélice ou à aubes, et mettez-vous à la tête de l’industrie. Vous souriez, âmes naïves, et vous demandez ce que la poésie peut gagner dans cet étrange accouplement ! M. Du Camp vous répond qu’il n’y a pas de lutte possible entre la poésie et l’industrie, à moins que la poésie ne consente à célébrer les prodiges opérés par sa rivale. Pour tout homme de bon sens, il est évident qu’un tel conseil, s’il était suivi fidèlement, serait la mort de la poésie ; mais M. Du Camp ne s’arrête pas en si beau chemin. Il a promis, il a juré de régénérer la poésie, il veut tenir son serment. Les fabriques de Lyon, de Rouen et de Mulhouse sont sans doute un thème assez riche, assez fécond pour susciter, pour défrayer plusieurs générations de poètes ; mais l’auteur des Chants modernes rougirait de sa pusillanimité, si, après avoir glorifié l’indienne et la soie brochée, il n’allait pas au-delà. L’hélice a désormais droit de bourgeoisie dans le domaine poétique ; Jacquart passe au rang des demi-dieux : c’est un événement qui n’est pas à négliger. Cette double révolution ne suffit pourtant pas à l’esprit ambitieux de M. Du Camp. Que la science, la science tout entière, devienne vassale de la poésie, et la poésie sera vraiment régénérée, et nous aurons des chants modernes, et le souvenir du passé sera désormais aboli sans retour.

M. Du Camp nous explique très clairement comment la science peut devenir vassale de la poésie. Mon Dieu, rien n’est plus simple, un enfant aurait trouvé cela : le génie s’est toujours rapproché de l’enfance par son ingénuité. Il s’agit de mettre en vers le Cosmos d’Alexandre de Humboldt. L’auteur de ce livre est trop savant pour les gens du monde et trop amoureux de la poésie pour les savans de profession. M. Du Camp conseille à la génération nouvelle de tenter ce que M. A. de Humboldt n’a pas su réaliser, de mettre la science à la portée de tout le monde, non-seulement à la portée des ignorans, mais à la portée même de ceux qui ne veulent pas étudier. Quelle magnifique découverte, quel conseil souverain, quelle miraculeuse invention ! En vérité, je suis confondu quand je lis de telles paroles. Je me demande avec étonnement pourquoi la gloire n’est pas encore venue couronner le nom du révélateur. Si notre génération ne se hâte pas de ranger M. Du Camp parmi les prophètes, elle se placera vis-à-vis de la postérité dans une condition très malheureuse : elle sera flétrie comme ingrate. Je l’engage à réfléchir.

La pensée de M. Du Camp D’offre d’ailleurs rien d’équivoque ; il est impossible de se méprendre sur la portée de ses paroles. Que demande-t-il en effet pour rajeunir la poésie, qui se meurt de vieillesse ? Un poète qui possède la science sans être savant ! Je cite littéralement. Au premier aspect, son vœu peut être pris pour un logogryphe ; mais, pour peu qu’on prenne la peine de l’examiner, on découvre dans ces paroles apocalyptiques un trésor de pénétration. Posséder la science sans être savant, quel admirable privilège ! Vous êtes poète, vous voulez parler d’astronomie, gardez-vous bien d’étudier les mathématiques. La géométrie et l’algèbre flétrissent l’imagination et dessèchent le cœur : c’est une vérité depuis longtemps reconnue. Sans le secours de l’algèbre et de la géométrie, vous courez le danger de ne rien comprendre au mouvement des corps célestes ; mais bah ! qu’importe ? Vous ne voulez pas devenir savant ; vous n’avez qu’une ambition, bien modeste assurément : posséder la science ! Vous voulez raconter les phénomènes qui s’accomplissent tous les jours sous nos yeux, les phénomènes électriques ou magnétiques, parler de la télégraphie nouvelle ou de la boussole ? A merveille, c’est une généreuse pensée, un glorieux dessein ; mais sachez que l’étude du magnétisme et de l’électricité sont parfaitement inutiles, car votre visée ne va pas à devenir savant, mais à posséder la science. Plus je pèse le conseil de M. Du Camp, et plus mon admiration pour lui s’échauffe et s’agrandit. Parler des choses qu’on ignore, et en parler d’autant mieux qu’on les ignore plus profondément, quelle source féconde, quel moyen puissant de régénération pour la poésie, pour la poésie moderne bien entendu, car la poésie routinière, qui tient compte de la tradition, n’a rien à voir dans ce débat ! Les affinités des corps, la combinaison des élémens, la vie des lichens et des polypes vont devenir pour les poètes nouveaux l’intarissable matière d’iliades sans nombre, et ce qu’il y aura de plus merveilleux dans l’enfantement de ces futures épopées, c’est que les Homères que nous coudoyons chaque jour, qui n’attendaient que la parole de M. Du Camp pour se révéler, n’auront pas besoin de se résigner aux mêmes études que leur aïeul. Ils parleront de physique, de chimie, de botanique, sans avoir jamais consulté ni Biot, ni Thénard, ni de Candolle, tandis qu’Homère, premier du nom, s’était abaissé jusqu’à recueillir les traditions populaires sur le siège de Troie et les voyages d’Ulysse ; il est vrai qu’Homère n’avait pas encore deviné qu’on peut posséder la science sans être savant. L’immortel honneur de cette admirable découverte revient tout entier à M. Du Camp, et j’espère bien que la génération nouvelle saura la mettre à profit. Quelques esprits chagrins demanderont peut-être si la poésie, en se proposant de vulgariser la science et l’industrie sans prendre la peine de les étudier, ne va pas au-devant d’une défaite certaine, s’il ne vaudrait pas mieux s’en tenir aux vieux erremens, à l’étude de l’histoire et des passions. Nous plaignons de tout notre cœur ces esprits chagrins, qui ne comprennent pas la mission de la poésie moderne. Soyons de notre temps : tel est le conseil de M. Du Camp. Puisque les bateaux à hélice et le métier Jacquart sont les rois du monde, chantons ces rois nouveaux !

M. Du Camp a mis en œuvre ses théories avec une franchise dont nous devons lui tenir compte. Si la préface de son livre ne suffisait pas pour montrer le néant des idées qu’il appelle nouvelles, ses Chants modernes dissiperaient nos dernières illusions. La pièce adressée aux poètes de son temps n’est qu’une déclamation banale en vers rimes tant bien que mal, destinée à prouver que la mythologie est morte sans retour, et qu’il faut appeler les choses par leur nom. Je ne vois pas grand mal à proscrire la mythologie, quoiqu’il vrai dire cette proscription me semble à peu près inutile : autant vaudrait condamner à l’exil un homme qui depuis vingt ans aurait quitté son pays et juré de n’y pas rentrer. Quand on fait blanc de son épée, il serait de bon goût de ne pas s’escrimer contre un ennemi à terre. Qui donc aujourd’hui défend la mythologie ? qui songea la défendre ? Pour un esprit belliqueux, une victoire remportée sur les dieux païens est vraiment une victoire trop facile ; il n’y a pas de quoi se glorifier. M. Du Camp ne veut plus entendre parler de Bacchus ; il aime mieux les brocs, et recommande Rabelais comme le type de la vérité. Si le joyeux curé de Meudon était appelé à donner son avis dans la discussion, je doute fort qu’il se rangeât de son côté, car il avait pour l’antiquité une passion qui s’explique tout à la fois par la nature de son génie et par la variété de ses études. Tout en parlant volontiers la langue des buveurs attablés au cabaret, il ne dédaignait pas, il ne proscrivait pas les souvenirs d’Homère et de Virgile ; il célébrait le choc des brocs et la purée septembrale sans déclarer mortes à jamais les locutions et les images consacrées par tant d’œuvres exquises.

Mais ce n’est pas le seul reproche que je doive adresser à M. Du Camp. S’il se fût contenté de terrasser un ennemi vaincu d’avance, de plaider une cause gagnée, il se confondait dans la foule des écrivains qui se donnent pour novateurs et se bornent à rajeunir des vieilleries. Il a trouvé moyen d’introduire dans ces redites une originalité inattendue. Chemin faisant, il détrône Jupiter, Apollon et Diane. Jupiter ne lance plus la foudre, célébrons l’électricité. Apollon ne conduira plus les muses ; Phébus ne sera plus le dieu du jour ; Diane ne présidera plus à la chasse ; Phœbé ne promènera plus son char discret dans l’azur des nuits : c’est à merveille ! Le soleil et la lune vont remplacer Phébus et Phoebé ; mais en balayant ou plutôt en démolissant l’Olympe comme une décoration de théâtre qui ne vaut plus même les frais de magasin, il commet une bévue qui amènera le sourire sur bien des lèvres ; il confond l’ambroisie et le nectar. Or, qu’on soit ami ou ennemi de la mythologie, encore faut-il la connaître, dès qu’on en veut parler. Tous ceux qui ont vécu dans le commerce d’Horace et de Virgile savent très bien qu’entre l’ambroisie et le nectar il y a la même différence qu’entre le pain et le vin. Une vérité si élémentaire, familière aux enfans assis sur les bancs de nos collèges, n’aurait pas dû s’effacer de la mémoire de M. Du Camp. Puisqu’il a eu le bonheur de visiter la Grèce, de gravir l’Hémus, le Parnasse et l’Olympe, de cueillir des lauriers roses sur les bords de l’Eurotas, il est doublement coupable lorsqu’il commet une telle méprise. Proscrivez la mythologie, déclarez-la morte sans retour, personne n’élèvera la voix pour vous contredire ; mais prouvez au moins que vous la connaissez, ne prenez pas le Pirée pour un homme, si vous voulez passer pour un citoyen d’Athènes. Je ne veux prendre en main ni la cause de Jupiter, ni la cause d’Apollon, mais il me semble que les amis de l’antiquité doivent éprouver quelque étonnement en voyant les novateurs parler si étourdiment du passé qu’ils dédaignent.

Entre les chants de la matière et les chants d’amour, le choix est assez difficile, car dans chacune de ces deux séries, M. Du Camp a suivi les procédés de Victor Hugo en disciple malhabile ; il veut être de son temps, et ne s’aperçoit pas que son temps a marché. Son esprit ressemble à une montre placée sur le marbre, et qui ne donne plus l’heure vraie : il en est encore à 1829 ! Il n’aperçoit rien au-delà des Orientales. Quand je dis qu’il suit les procédés de Victor Hugo, il demeure bien entendu qu’il s’en tient à l’imitation matérielle dans ce qu’elle a de plus facile. Il ne possède ni l’abondance, ni la richesse, ni la variété d’images qui, chez l’auteur des Orientales, dissimule parfois la ténuité ou l’absence des idées. Chez M. Du Camp, souvent la strophe est nombreuse sans être poétique ; il lui arrive de parler une langue qui n’est ni prose ni vers, malgré la définition donnée à M. Jourdain par son maître de philosophie. Ce sera, si l’on veut, de la prose rimée. Pour estimer tout ce qu’il y a de puéril dans ce recueil, dont chaque page est en désaccord avec les sentimens qui nous animent, avec les idées dont nous vivons, le lecteur, qui tient à ne pas prodiguer son attention, peut se contenter du Sac d’argent. Cette pièce fait partie des chants de la matière. Le sac d’argent prend la parole pour se justifier de toutes les accusations lancées contre lui ; il avoue sans trop de façon la plupart des crimes qu’on lui impute ; il passe en revue toutes les lâchetés qu’il soudoie, toutes les intrigues qu’il encourage. C’est un meâ culpâ qui désarmerait le juge le plus sévère, ou qui du moins obtiendrait de lui le bénéfice des circonstances atténuantes ; mais cette longue confession, très fastidieuse malgré sa franchise, ne serait pour les esprits les plus pénétrans qu’une énigme insoluble, si M. Du Camp n’eût pris soin de placer la moralité en regard de l’aveu. Le sac d’argent, si malfaisant aujourd’hui, répandra sur toutes les misères des bienfaits sans nombre, pourvu que l’héritage soit aboli ! En vérité, on croit rêver en lisant de telles paroles. Quel nom leur donner ? Comment les qualifier ? Après avoir proscrit la mythologie, qui pourtant ne le gênait guère, l’auteur proscrit sans pitié l’héritage, institution surannée dont il n’a pourtant pas à se plaindre, puisqu’il lui doit ses voyages en Orient. Grâce à l’héritage qu’il maudit, qu’il déclare hostile au progrès, indigne, en un mot, d’un siècle vraiment éclairé, il a visité librement l’Égypte et la Grèce, la Syrie et la Turquie ; il a promené son loisir de Thèbes à Athènes, de Beyrouth à Constantinople ; ses yeux ont contemplé les plus riches paysages, et pourtant il maudit l’héritage ! Tant que vivra cette vieille institution, il n’y a rien à espérer de la richesse ; le sac d’argent ne sera jamais qu’un encouragement pour le crime et ne soulagera aucune misère. Abolissons l’héritage, et tout change comme par enchantement. Plus de souffrances dans les mansardes, plus d’artistes défaillans, plus de talens méconnus. L’âge d’or va renaître ; une félicité universelle prend possession du globe tout entier ; une joie sans cesse renouvelée monde tous les cœurs. M. Du Camp n’oublie qu’une chose : l’héritage une fois aboli, si ce rêve insensé venait jamais à se réaliser, le travail, source de la richesse, se ralentirait bientôt. Quel homme en effet voudrait vouer au travail les trois quarts de sa vie, s’il ne devait rien laisser à ses enfans ? Supprimez la pensée de l’avenir, et vous engourdissez l’activité humaine. Mais à quoi bon discuter sérieusement une telle boutade qui se donne pour une théorie ? On ne réfute pas une thèse réfutée d’avance par tous les hommes qui comprennent le sentiment de la famille. Disons seulement que, pour une boutade, la pièce est bien longue.

Pour donner une idée précise de l’anarchie qui règne dans notre littérature, il est bon de rapprocher le nom de M. Alfred Busquet du nom de M. Maxime Du Camp. L’auteur des Chants modernes prêche une croisade contre la mythologie, et parait croire que, la mythologie une fois tuée, la poésie va retrouver une jeunesse et une vigueur dignes des plus beaux temps de l’art. M. Alfred Busquet se place en pleine mythologie pour écrire le poème des Heures. C’est pourtant un jeune homme, un débutant ; je ne me charge pas de le protéger contre la colère de M. Du Camp. L’amour de la mythologie n’est donc pas un certificat de vieillesse. À vrai dire, je m’en doutais un peu. Je ne suis cependant pas fâché de trouver sous ma main un argument nouveau à l’appui de ma croyance. Il y a dans le livre de M. Bosquet quelques pages qui révèlent un sentiment poétique assez élevé, l’intelligence du paysage et des phénomènes de la nature ; mais, puisque l’auteur invite la critique à l’étude sincère de son œuvre, il doit souhaiter qu’on lui dise la vérité. Or, après une lecture attentive, je demeure convaincu que chez lui l’expression n’est pas à la hauteur de la pensée. Il sait ce qu’il veut dire, et les sentimens qu’il se propose de traduire sont généralement vrais ; mais il n’a pas étudié avec assez de soin et de persévérance les secrets de notre langue, et la langue ne lui obéit pas. À côté d’une image bien choisie, on trouve trop souvent un terme prosaïque dont la poésie ne peut s’accommoder, et dont la rime ne s’accommode pas toujours. M. Busquet semble craindre qu’on ne lui reproche d’avoir préféré les dénominations latines aux dénominations grecques. Qu’il se rassure, personne ne songe à le chicaner là-dessus. Le public ne prend parti ni pour Héra contre Junon, ni pour Zeus contre Jupiter, ni pour Poséidon contre Neptune. De telles questions n’ont rien à démêler avec le succès d’un poème. Le point capital est d’intéresser, et le poème des Heures n’offre pas au lecteur un attrait bien vif. Malgré la vérité de quelques tableaux, l’attention languit. À défaut d’émotion, on voudrait au moins trouver à chaque page une forme pure et précise, et M. Busquet ne prend pas assez de souci de la forme. Puis il se laisse aller à d’étranges caprices que le goût ne saurait avouer. Il imagine de donner la parole à la puce et au crapaud, Ces personnages lyriques, d’une race toute nouvelle, excitent plus d’étonnement que de sympathie. Que le poème soit ou non mythologique, la puce et le crapaud font une assez triste figure. Si ce n’est pas une espièglerie, et dans un cadre pareil l’espièglerie n’est pas de mise, c’est à coup sûr une invention malheureuse.

Quant aux pièges à loups indiqués gravement par M. Busquet dans sa préface, je ne les crois dangereux pour personne. S’il a voulu se placer sous la protection de l’antiquité, c’est une preuve de modestie dont nous devons lui tenir compte ; mais s’il a cru qu’il suffisait de nommer Théocrite pour se dérober à la critique, je l’avertis qu’il s’est trompé. Qu’il traduise ou ne traduise pas l’Oarystis, peu nous importe ! Toute réserve faite en faveur de l’invention, qui sera toujours un des premiers mérites du poète, nous avons le droit de discuter la forme donnée à l’original par l’imitateur. Or, dans le poème des Heures, l’Ourystis ne rappelle guère l’élégance antique : M. Busquet prend trop souvent la trivialité pour la simplicité. Qu’il soit arrivé plus d’une fois à André Chénier de reculer devant l’expression vraie et d’altérer le texte de Théocrite, je l’accorderai volontiers ; mais il faut rendre justice à l’élégance soutenue de son imitation. S’il pèche par timidité, il ne blesse jamais le goût, il n’offense jamais les esprits délicats par un terme trivial. Que M. Busquet ne s’abuse pas sur le mérite de sa hardiesse, il est plus loin de Théocrite qu’André Chénier. Il avait pourtant devant les yeux l’exemple récent de M. Ponsard, qui devait suffire pour l’éclairer. Ce que l’auteur d’Ulysse avait fait pour l’Odyssée, il vient de le faire pour l’Ourystis, sans tenir compte des avertissement donnés à son devancier. Ce n’est pas comprendre Homère et Théocrite que de confondre la crudité avec la franchise. Pour peu qu’on connaisse le génie des deux langues, on s’aperçoit bien vite que la latéralité la plus servile peut conduire à l’infidélité, car il y a telle expression qui dans la langue d’Homère et de Théocrite appartient au style élevé, et qui, dans la nôtre, appartient au style bas. C’est là une vérité que les poètes de notre pays ne devraient jamais oublier. Ils croient avoir retrouvé la couleur antique, parce qu’ils ont supprimé la périphrase. Ils se trompent : la périphrase n’est pas plus infidèle que la trivialité substituée à la simplicité.

Que faut-il donc penser du poème des Heures ? Ce n’est pas un début sans valeur. Ce premier essai de M. Busquet mérite les encouragemens de la critique. Le ton narquois de la préface ne doit pas nous rendre sévère pour l’œuvre du poète nouveau. Peut-être y a-t-il autant d’orgueil que de modestie dans les avis qu’il nous donne. En nous signalant les pièges à loup, il semble dire en se rengorgeant : Prenez garde, ignorans, car vous avez affaire à l’antiquité, que je connais, et que vous ne connaissez pas ! N’ayez pas la main trop lourde, si vous voulez frapper sur moi, car il pourrait vous arriver de frapper sur Théocrite. — Mais nous aurions mauvaise grâce à scruter si rigoureusement ses intentions. Que ces conseils soient inspirés par l’orgueil ou par la modestie, nous n’avons à juger que son livre, et nous sommes heureux d’y reconnaître des sentimens vrais. Puisque M. Busquet ne se hâte pas de produire, puisqu’il n’improvise pas, nous avons lieu d’espérer qu’il prendra la peine d’étudier avec soin le vocabulaire poétique, et qu’à l’avenir il traitera André Chénier avec plus de respect. Le dédain des maîtres porte rarement bonheur aux débutans, que M. Busquet ne l’oublie pas. Quoi que puissent dire d’André Chénier les hellénistes qui vivent dans le commerce direct et familier de l’antiquité, quoiqu’il soit possible de signaler dans ses imitations bien des traces de timidité, il faut pourtant reconnaître que personne parmi nous, je dis parmi les poètes, n’a mieux senti, mieux rendu le génie de l’antiquité. Il se rapproche de la Grèce plus souvent que Fénelon, et Ballanche même, qui a montré dans son Antigone un sentiment si pur du génie hellénique, ne lui est pas supérieur. Si dans la seconde partie de son poème M. Busquet veut introduire quelques fragmens antiques, et je crois qu’il ferait mieux de s’abstenir, il ne peut pas choisir un guide plus sûr qu’André Chénier. Puisqu’il aime la poésie grecque, ce qui est une preuve de goût, il n’a rien de mieux à faire que de consulter cet esprit ingénieux, amoureux de l’étude, si richement doué, et qui parlait si naturellement la langue divine.

Si nous sortons du domaine de la poésie lyrique, nous rencontrons au théâtre quelques tentatives plus dignes d’intérêt. M. Octave Feuillet, en abordant la scène, n’avait besoin ni des encouragemens ni des recommandations de la critique : il arrivait précédé d’une réputation très légitime et très solidement établie. Rédemption et Dalila avaient suffi pour le classer parmi les esprits les plus fins de notre temps. Il n’avait pas à redouter l’inattention ; il devait compter sur la sympathie publique. L’accueil fait à sa nouvelle comédie justifie pleinement l’espérance de ses amis. Péril en la demeure a été écouté avec bienveillance, et plusieurs scènes ont été justement applaudies. Il faut reconnaître pourtant que l’ouvrage est plutôt un proverbe destiné au délassement d’un château qu’une comédie dans le vrai sens du mot. Bien des idées qui plaisent à la lecture, et qu’on apprécie volontiers lorsqu’on est assis sur les banquettes d’un salon, perdent la moitié de leur prix lorsqu’elles passent par la bouche des comédiens. Le théâtre s’accommode plus facilement des couleurs que des nuances. Ce que je dis s’applique surtout au dialogue de Péril en la demeure. Il y a des mots spirituels qui ne paraissent pas amenés assez naturellement. Il semble que l’auteur veuille engager la lutte avec Marivaux. Si tel est son dessein, je crois qu’il fait fausse route ; l’esprit de Marivaux ne convient pas à notre temps, la foule demande quelque chose de plus franc et de plus hardi, et la foule a raison. Si M. Feuillet veut écrire pour le théâtre, il faut qu’il se décide à modifier sa manière, qu’il renonce sans hésiter aux nuances trop délicates, et dessine plus largement le caractère de ses personnages. Il confond parfois la mignardise avec la grâce, et ce défaut, que le lecteur pardonne sans trop se faire prier, ne rencontre pas la même indulgence dans les spectateurs. Ce n’est pas d’ailleurs la seule objection que soulève la comédie nouvelle de M. Feuillet. Avoir de l’esprit, écrire avec élégance, sont deux points fort importans sans doute ; mais le théâtre demande quelque chose de plus : il exige la connaissance du monde. Or je ne crains pas d’être démenti en affirmant que M. de La Roseraie n’est pas dessiné d’après nature ; c’est un personnage de pure fantaisie, dont le type ne se trouve peut-être nulle part. Le rôle de Mme de Vitré, quoique très habilement conçu, sort parfois des limites de la vraisemblance. Qu’une mère surveille la conduite de son fils, qu’elle redouble de vigilance quand arrive pour lui l’âge des passions, rien de mieux ; mais, pour accomplir une pareille tâche, la tendresse ne suffit pas : sans adresse, la partie est bientôt perdue. Mme de Vitré, pour sauver son fils, déploie parfois une activité surabondante et néglige trop les conseils de la prudence. Un jeune homme de vingt ans ne se laisse guère mener qu’à la condition d’ignorer qu’on le mène. M. Feuillet ne parait pas s’en être assez souvenu. Quant au mari dont l’honneur est en péril, il est tellement débonnaire, tellement crédule, tellement aveugle, que le spectateur ne peut guère s’intéresser à lui. Chargé de garder M. de Vitré, il cède aux premières instances de son prisonnier, lui rend la liberté, et quand il l’a retrouvée, il n’imagine rien de mieux que d’en confier à sa femme la surveillance. Ce n’est pas là, quoi qu’on puisse dire, un personnage de comédie. Un tel mari fait la partie trop belle aux amoureux, et en effet, sans l’intervention toute puissante de Mme de Vitré, M. de La Roseraie perdrait le cœur de sa femme.

Je regrette que M. Feuillet n’ait pas développé davantage le personnage de la jeune femme. À proprement parler, tout l’intérêt, toute l’attention se concentrent sur Mme de Vitré. Il s’agit de savoir si elle gagnera la partie ; quant à Mme de La Roseraie, arrivée à l’ennui par le désœuvrement, l’amour est pour elle plutôt une distraction qu’une passion. C’en est assez pour qu’il y ait péril en la demeure ; cependant le spectateur souhaiterait quelque chose de plus. Il est trop facile en effet de prévoir qu’elle ne luttera pas longtemps contre les conseils de Mme de Vitré, et qu’elle verra partir sans répandre une larme l’homme qu’elle croit aimer. M. Feuillet a trop de talent pour ne pas désirer qu’on lui dise la vérité tout entière. Aussi je ne crains pas de lui sembler trop sévère en insistant sur les fautes que je viens de signaler. Il y a une optique dramatique dont le poète doit tenir compte, s’il veut agir puissamment sur la foule. Les traits les plus ingénieux, les railleries les mieux aiguisées, ne remplaceront jamais au théâtre le dessin franc et hardi des caractères ; mais pour dessiner les types dont se compose notre société, il faut les épier dans la vie active, et ne pas chercher à les deviner. Ce qui donne tant de valeur à Rédemption, à Dalila, c’est que ces deux ouvrages révèlent une étude sincère de la passion. Ce qui place Péril en la demeure au-dessous de Dalila et de Rédemption, c’est que M. Feuillet n’a pas su ou n’a pas voulu faire pour la vie du monde ce qu’il avait fait pour la vie du cœur. Dans les deux compositions que je viens de rappeler, j’ai lieu de croire qu’il a suivi un guide plus sûr que sa fantaisie. Il avait pour point de départ un modèle vivant qu’il idéalisait. En écrivant Péril en la demeure, il a trop compté sur la finesse de son esprit, sur la forme élégante qu’il sait donner à sa pensée. Les spectateurs, par leur bienveillance, lui ont prouvé qu’ils lui tenaient compte de ses antécédens. Cependant je ne lui conseille pas de renouveler l’épreuve dans les mêmes conditions. Écrire pour être lu, écrire pour être écouté sont deux choses fort diverses. Je ne pense pas, comme le répètent à l’envi les hommes voués à l’industrie littéraire, que le style soit toujours inutile, parfois même dangereux au théâtre : c’est un de ces non-sens accrédités parmi les ignorans, dont les hommes studieux n’ont pas à s’occuper ; mais je crois que le style du roman, de l’ode ou de l’élégie ne convient ni à la comédie ni au drame. Dans la scène la plus passionnée, le poète doit toujours s’effacer derrière ses personnages et les laisser parler sans parler en son nom. Dans la scène la plus comique, l’auteur doit moins tenir à montrer son esprit qu’à mettre en relief les ridicules dont il s’est propose la peinture. S’il compte sur son esprit, s’il manie la raillerie avec ostentation, s’il ne sait pas s’arrêter à temps, s’il entre lui-même en scène, le public demeure froid. Après quelques momens d’une attention soutenue, il écoute d’une oreille distraite. Ce malheur n’est pas arrivé à M. Feuillet. Péril en la demeure, malgré la longueur de l’exposition, n’a pas rencontré un auditoire indifférent ; mais je n’en persiste pas moins à croire que l’auteur fera bien de chercher pour sa pensée une forme plus vive, un style plus rapide. À cette condition, j’ai lieu d’espérer qu’il obtiendra bientôt des spectateurs une sympathie pareille à celle que les lecteurs lui ont témoignée, car c’est un des hommes les plus heureusement doués de la génération nouvelle.

Le Demi-Monde de M. Dumas fils révèle chez le jeune écrivain une aptitude remarquable pour la composition dramatique. Il est hors de doute que ce dernier ouvrage ne mérite pas les mêmes reproches que Diane de Lys, et Diane de Lys, malgré ses défauts, qui frappaient tous les yeux, témoignait déjà d’une incontestable habileté. Tous ceux qui ont bonne mémoire regrettaient à bon droit d’avoir à saluer de trop nombreux souvenirs de famille, souvenirs d’Angèle, souvenirs d’Antony, car cette forme de la piété filiale n’a pas de valeur poétique. Dans le Demi-Monde, M. Dumas fils nous a montré, je le crois du moins, la portée naturelle de ses facultés, sans rien emprunter à son père. Il sait très bien préparer une scène et la développe clairement. Par un privilège bien rare chez les jeunes écrivains, il tire parti de sa pensée sans jamais l’épuiser. En somme, le Demi-Monde est un des meilleurs ouvrages qui aient été représentés depuis longtemps. Cette part faite à la louange, c’est-à-dire à la justice, il convient d’avertir l’auteur qu’il ne se montre pas toujours assez scrupuleux sur le choix de ses bons mots. Qu’il soit spirituel, rien de mieux ; qu’il use largement des dons qu’il a reçus, ce n’est pas moi qui m’en plaindrai : il serait pourtant de bon goût de ne pas produire au théâtre des bons mots qui sont déjà connus depuis quelques années, qui ont égayé les ateliers, et qui sont pour quelques auditeurs au moins de vieilles connaissances. M. Dumas fils me semble assez riche de son propre fonds pour ne rien emprunter à personne et nous égayer par des railleries qui lui appartiennent. L’économie, dont on ne saurait trop vanter les mérites lorsqu’il s’agit de conserver ou d’agrandir un patrimoine, n’est pas de mise dans le domaine intellectuel.

Ce petit compte une fois réglé, une question se présente naturellement, et malgré la sympathie que m’inspire le talent uni à la jeunesse, j’essaierais en vain de l’écarter : est-ce là du talent bien employé ? Ne conviendrait-il pas de chercher des sujets de comédie dans un monde qui ne fût pas le demi-monde ? Si M. Dumas fils eût débuté par le dernier ouvrage qui vient d’être justement applaudi, la question ne se poserait pas, ou se résoudrait facilement en sa faveur, car le poète comique a certainement le droit d’aborder toutes les faces de notre société ; mais le Demi-Monde est le troisième ouvrage qu’il nous donne, et malgré la bienveillance qu’il mérite, nous sommes obligé de dire à l’auteur que ce troisième ouvrage n’est, à proprement parler, que la troisième forme d’une pensée unique. La Dame aux Camélias, Diane de Lys et le Demi-Monde nous dirent à peu près les mêmes pensées, les mêmes sentimens. La première et la troisième forme valent mieux que la seconde, c’est la seule chose que nous ayons à noter dans cette triple mise en œuvre d’une seule et même idée. Si M. Dumas fils a résolu de conquérir une place éminente au théâtre, il faut absolument qu’il se décide à sortir du demi-monde pour entrer dans le monde des honnêtes gens. Qu’il se rassure d’ailleurs : dans le monde des honnêtes gens, les ridicules ne manquent pas, et le vice n’est pas une chose ignorée. Et puis, on y trouve des contrastes qui manquent au demi-monde : la franchise coudoie le mensonge, la probité l’improbité. C’est une ressource pour le poète comique. Le demi-monde, que M. Dumas parait connaître à merveille (et je suis très loin de lui reprocher cette érudition toute spéciale, car il faut avoir vu pour savoir peindre), le demi-monde est empreint d’une fâcheuse monotonie. Dans cette cohue de femmes perdues, on ne sait vraiment à qui s’intéresser. Ces veuves qui n’ont jamais eu de maris, ces baronnes qui sortent on ne sait d’où, qui seraient souvent fort embarrassées de nommer leur père, après avoir d’abord excité la curiosité, finissent par lasser. M. Dumas me répondra que notre intérêt doit se porter sur leurs dupes ; mais cette réponse ne désarme pas la critique. À mon tour, j’ai le droit de lui dire que dans le demi-monde, où se fourvoient sans doute quelques hommes honnêtes ; entraînés par l’ardeur de la jeunesse ou par la contagion de l’exemple, dans ce demi-monde, que les femmes bien élevées regardent d’un œil avide, comme Eve regardait le fruit défendu, il y a tout autant de faux barons et de faux comtes que de fausses baronnes et de fausses comtesses. Tous ceux qui ont vu ou entrevu seulement le demi-monde savent à quoi s’en tenir à cet égard. Ainsi M. Dumas n’aurait trouvé moyen d’introduire l’intérêt poétique dans le demi-monde qu’en nous offrant une demi-vérité. Les hommes les plus purs, les plus loyaux, ne vivent pas impunément dans un tel monde. Si, après avoir respiré pendant quelques mois cette atmosphère de ruse et de mensonge, ils ne se hâtent pas de se réfugier dans une atmosphère plus saine, bon gré, mal gré, ils abandonnent le rôle de dupes et prennent le rôle de complices. Il n’y a guère de Manon Lescaut sans Desgrieux : c’est une vérité que chacun de nous peut contrôler en consultant ses souvenirs. La critique peut donc reprocher à M. Dumas fils de n’avoir pas mis assez de grecs à côté de ses fausses baronnes et de ses fausses comtesses.

Pour ma part je lui adresserai un reproche purement littéraire, qui n’a rien à démêler avec la nature des personnages qu’il met en scène. À mon avis, il possède dès à présent une habileté qui ne s’accorde pas avec son âge, et souvent il en abuse : il connaît à fond l’art de préparer une scène importante, et sans doute ce n’est pas là un sujet de blâme ; mais il ne dissimule pas toujours assez adroitement les moyens qu’il emploie, et quand le moment est venu de laisser le champ libre à la ruse ou à la passion, dans la crainte d’aller trop loin, il lui arrive de tourner court et de ne pas aller jusqu’au but que le bon sens lui désignait. À parler franchement, la seule chose qui inquiète chez l’auteur du Demi-Monde, c’est l’excès même de son habileté. Jeune, il manque de jeunesse. Il n’avance jamais sans avoir reconnu le terrain, et cette habitude, excellente chez les hommes de guerre, ôte à sa composition toute spontanéité. J’aimerais mieux qu’il se montrât moins habile et qu’il cheminât d’un pas plus hardi. Toutefois j’applaudis avec bonheur au succès du Demi-Monde, et je nourris la ferme espérance que M. Dumas fils nous donner à prochainement l’occasion de l’applaudir dans un ouvrage emprunté au monde des honnêtes gens.

Avec M. de Pontmartin, nous entrons dans le demi-monde, littéraire. Ses nouvelles Causeries doivent être signalées à tous les esprits honnêtes comme une des transformations les plus déplorables que puisse amener l’orgueil, car je veux m’en tenir à ce dernier mobile pour expliquer le changement qui vient de s’accomplir. Son esprit et son talent lui avaient donné une place honorable dont il n’a pas su se contenter, et il vient de se fourvoyer dans un sentier périlleux, dont il trouvera difficilement l’issue. À part quelques plaisanteries vulgaires, quelques épigrammes d’un goût au moins douteux, c’était un écrivain digne de sympathie et d’encouragement. S’il n’allait pas volontiers au fond des questions, il les posait du moins en termes assez précis, et lorsqu’il négligeait de formuler une solution, ce qui lui arrivait assez souvent, il l’indiquait d’une manière ingénieuse, comme un homme du monde qui entrevoit la vérité sans vouloir prendre la peine de la débrouiller. À tout prendre, sa position n’était pas mauvaise ; malheureusement une vanité maladive a tout gâté, tout compromis, tout perdu. Aujourd’hui tous les esprits honnêtes, tous ceux qui se préoccupent de la dignité des lettres, oublient le talent de M. de Pontmartin pour ne se rappeler que les pages inqualifiables dont je suis bien forcé de parler, et que tous les amis du bon sens voudraient pouvoir effacer. En discutant la valeur littéraire de George Sand et de Béranger, il aurait usé d’un droit que personne n’aurait jamais songé à lui contester. Qu’il se trouvât ou non d’accord avec l’opinion publique, pourvu qu’il se montrât dans la discussion sincère, loyal et poli, les admirateurs les plus fervens de ces deux illustres écrivains ne devaient pas songer à lui demander compte du motif de ses conclusions ; mais les pages qu’il vient d’écrire n’appartiennent pas à la discussion telle que la conçoivent et la pratiquent les gens bien élevés. C’est une double diatribe, où le goût n’a rien à voir, où le bon sens et le respect de soi-même sont foulés à chaque ligne. M. de Pontmartin a recueilli sur George Sand des quolibets à double sens, des railleries graveleuses, qui seraient à peine applaudies dans un corps de garde ou un estaminet. Dire de pareilles choses est une faute grave ; les imprimer, les prendre publiquement sous sa responsabilité, est cent fois pis encore. Que M. de Pontmartin ne s’y trompe pas, il vient de sortir du domaine littéraire pour entrer sur un terrain sans nom, où les gens qui ont quelque soin de leur dignité ne mettent jamais le pied. Les injures qu’il prodigue à Béranger excitent encore moins de colère que de pitié. Signaler l’auteur du Dieu des bonnes gens comme un type achevé de perfidie et de perversité, le déclarer vil et méprisable, appeler sur sa tête la malédiction, le dénoncer comme un fléau, comme une peste, dire qu’il a voulu, qu’il a préparé les calamités publiques, ce n’est pas, quoi que puisse penser M. de Pontmartin, servir le trône et l’autel ; c’est une calomnie odieuse et ridicule, à moins que ce ne soit tout bonnement un acte de folie.

M. de Pontmartin n’a pas pour lui l’excuse de la bonne foi, il ne peut se retrancher derrière une conviction inébranlable, car les dernières pages qu’il vient de publier sont un modèle d’inconséquence et de mobilité. Qu’il n’essaie pas de se justifier en affirmant que son dévouement à la monarchie traditionnelle, sa ferveur catholique, ont guidé sa plume, et ne lui permettaient pas de parler autrement : un tel argument serait accueilli avec le plus profond dédain par tous les lecteurs qui ont suivi depuis quelques mois ses étranges évolutions. Ils n’ont pas oublié que M. de Pontmartin, après avoir injurié Béranger au nom du trône et de l’autel, a loué Henri Heine, qui ne compte pourtant pas parmi les défenseurs de l’oriflamme et de la sainte ampoule, et qui plus d’une fois s’est rendu coupable d’hérésie. Il suffit de rapprocher l’éloge de Henri Heine des apostrophes outrageantes prodiguées à Béranger pour apprécier la moralité ou l’étourderie littéraire de M. de Pontmartin. Il a perdu le droit d’invoquer à l’avenir sa foi politique et religieuse. Qu’il ne parle plus de son roi ni de son Dieu pour expliquer sa sévérité envers les écrivains animés de sentimens démocratiques ou coupables de philosophie : cette excuse a désormais perdu tout crédit. C’est à la vanité qu’il faut demander tout le secret de sa conduite et de ses incroyables tergiversations ; c’est par orgueil qu’il a cherché le scandale : heureusement le bon sens public s’est chargé de le châtier. De telles incartades ne méritent pas l’indignation, le ridicule suffit. Si maintenant M. de Pontmartin, éclairé par le succès de son équipée, tentait de rentrer dans la discussion loyale et sincère, il ferait d’inutiles efforts pour reconquérir l’attention et la sympathie des lecteurs ; il aurait beau faire amende honorable et prodiguer le respect aux gloires consacrées, personne ne voudrait plus ajouter foi à la sincérité de ses paroles. Son crédit moral est ruiné sans retour. La leçon est dure, mais je la crois méritée. M. de Pontmartin a voulu échanger une réputation modeste contre une renommée bruyante ; l’événement a cruellement démenti son espérance. Il a cru qu’il suffirait de prendre le contre-pied du bon sens, de heurter de front toutes les opinions reçues, pour jeter son nom aux quatre points cardinaux, et son ambition n’a rencontré qu’un étonnement mêlé de commisération : légitime dénoûment dont tous les honnêtes gens doivent se réjouir.

Le châtiment infligé à M. de Pontmartin est d’autant plus juste, que le puéril orgueil qui l’avait poussé dans la voie du scandale lui a inspiré les plus étranges adulations, à charge de revanche, bien entendu. Quand il s’agit d’obtenir une fanfare en son honneur, il ne lésine pas : d’un écrivain médiocre et obscur, il fait sans hésiter un rival de Bossuet, pourvu qu’on lui tienne compte de cette hâblerie et qu’on le proclame à son tour l’émule de Quintilien ou de Fielding. Rendons justice à M. de Pontmartin, proclamons sa clairvoyance ; cette dernière partie de son calcul n’était pas mal conçue. Si le scandale ne lui a pas réussi, il faut reconnaître que ses flatteries n’ont pas été perdues, elles ont été payées de réclames empressées ; nous avons vu son nom recommandé à l’admiration publique, ses écrits signalés comme des modèles de goût et de fine raillerie. C’était sur lui que tous les conteurs et tous les critiques devaient se régler. Le scandale a ruiné tout ce que l’adulation avait édifié, et la main la plus habile essaierait vainement de réunir les débris de cette renommée si follement compromise. Malgré la sympathie que m’ont inspirée ses premiers débuts, j’essaierais en vain aussi de donner à ma pensée une forme plus douce. Qu’il le sache bien, son nom est désormais attaché à celui de Béranger comme le nom de Nicolardot au nom de Voltaire, et chacun sait qu’en France le ridicule est un malheur sans remède.

Je n’ai pas la prétention d’avoir donné ici un exposé complet des œuvres de la génération nouvelle. Il est pourtant permis d’y chercher les prémisses d’un syllogisme légitime, et la conclusion se formule d’elle-même. Il y a sans doute parfois dans les œuvres qui se produisent sous nos yeux de la jactance et de la présomption, c’est un péché véniel dont il ne faut pas exagérer l’importance. Grâce à Dieu, la jactance et la présomption n’ont pas encore envahi toutes les âmes. Si M. Maxime Du Camp voit dans le mépris du passé la première condition du génie, si M. de Pontmartin, qui n’est plus jeune, mais qui se range parmi les jeunes gens et attaque les vieilles gloires pour prendre place parmi les hommes nouveaux, excitent chez les amis sincères de la vraie poésie, de la vraie critique, un douloureux étonnement, en revanche MM. Feuillet, Dumas fils et Busquet paraissent animés d’un sérieux désir de bien faire, et ne considèrent pas le mépris du passé comme le fondement le plus sûr de toute renommée. C’est de leur part une preuve de bon sens que nous devons enregistrer avec joie. Il ne faut donc pas considérer la génération nouvelle comme une génération condamnée à la stérilité, et toile n’est pas notre pensée. Il y a encore parmi nous des esprits généreux qui se complaisent dans les pensées élevées. Seulement, j’ai regret à le dire, ils ne sont pas en majorité. La forme lyrique semble presque tombée en désuétude ; le roman, dont je n’ai pas parlé aujourd’hui, n’offre rien qui mérite d’être signalé. Quant au théâtre, malgré le mérite que je me plais à reconnaître dans MM. Octave Feuillet et Dumas fils, il faut bien avouer qu’il n’occupe pas dans la littérature une place considérable. On dit, et je dois accepter les données officielles de la statistique, on dit que nous possédons huit cent quarante-trois auteurs dramatiques. C’est une merveilleuse richesse que je n’aurais jamais devinée. Mais à quoi se réduisent ces trésors d’invention ? Quels chefs-d’œuvre produisent ces usines qui fonctionnent jour et nuit, qui travaillent sans relâche, et jettent sur le marché plus d’une pièce par jour ? Hélas ! avec la meilleure volonté du monde, il serait bien difficile de voir dans cette infatigable industrie quelque chose de littéraire. Autrefois, dans un temps reculé, qui se confond avec les époques héroïques, la forme dramatique n’avait pas moins d’importance que la forme lyrique ou la forme épique. Aujourd’hui tout est changé, la forme dramatique est tout simplement la forme la plus utile de la pensée. Pour qu’une idée se produise au théâtre, il n’est pas nécessaire qu’elle soit nouvelle. D’après l’avis des hommes expérimentés, il vaut mieux qu’elle ait déjà tâté le public, qu’elle ait été acceptée. À cette condition, elle ne risque rien, elle n’a rien à redouter de l’auditoire. En me plaçant au point de vue industriel, je ne saurais blâmer un tel conseil, car la pratique de chaque jour lui donne raison ; mais si je me place au point de vue littéraire, je suis obligé d’affirmer que l’application de cette méthode mène directement, infailliblement, à l’anéantissement de la poésie dramatique. Du moment, en effet, que les écrivains sont résolus à traiter leur pensée comme le meunier traite le froment, du moment qu’ils en tirent une première mouture pour le roman, une seconde mouture pour le théâtre, il est tout simple que la forme dramatique descende au rang secondaire. La pensée déjà exprimée une première fois, remaniée pour se produire sous une forme nouvelle, n’aura jamais la même fraîcheur, la même jeunesse, la même vigueur que la pensée vierge qui n’a pas encore affronté l’intelligence de la foule.

M. Dumas fils, dont je parlais tout à l’heure, n’a pas échappé à la contagion de l’exemple ; il a remanié la Dame aux Camélias, applaudie une première fois sous la forme du roman, pour lui donner une forme plus utile, la forme dramatique. Les applaudissemens obtenus par cette transformation n’entament pas la valeur de ma pensée ; je préfère le roman au drame, et je vois que tous les hommes de bonne foi partagent mon opinion. Il y a en effet dans cette transformation quelque chose de mystérieux qui échappe aux plus clairvoyans, dont les esprits les plus pénétrans ne peuvent se rendre compte, mais quelque chose qui frappe tous les yeux. La pensée qui se produit pour la première fois vaut toujours mieux que la pensée remaniée. Il demeure bien entendu qu’il s’agit de la pensée poétique : dans l’ordre scientifique, les choses se passent tout autrement.

La présomption de MM. Du Camp et Pontmartin nous dicterait un jugement trop sévère, si nous la considérions comme un vice endémique dans la génération nouvelle ; nous aimons mieux prendre pour base de notre décision MM. Feuillet et Dumas fils. Or nous reconnaissons chez ces deux écrivains un sérieux amour du travail et le germe d’un vrai talent. C’est assez pour donner à nos paroles l’accent de la bienveillance. Ils n’ont pas encore fait tout ce qu’ils peuvent faire, mais j’espère qu’ils le feront. Si la génération nouvelle n’offre pas encore un ensemble de talens qui commande le respect, elle nous offre du moins quelques esprits ingénieux qui excitent la sympathie. Ce n’est pas après une épreuve de sept ans qu’il est permis de se prononcer sur le mouvement intellectuel auquel nous assistons. Il y a encore trop de pensées à l’état de germination pour formuler un arrêt qui échappe au reproche de témérité. Il convient d’attendre encore quelques années. Nous n’avons pas entre les mains un nombre de pièces suffisant. Ajourner est le parti le plus sage. Nous pouvons cependant, d’après les seules pièces que nous possédons, concevoir de légitimes espérances. MM. Octave Feuillet et Dumas fils me semblent avoir pris le bon chemin pour atteindre la renommée. Je ne m’exagère pas la valeur de leur talent, je ne les range pas dans la famille de Corneille et de Molière, ce serait de ma part une complaisance qui ressemblerait à une raillerie ; mais j’attends d’eux des œuvres fines et vraies, émouvantes ou gaies, des tableaux de mœurs, des études de caractères, et les gages qu’ils ont donnés suffisent à démontrer la légitimité de mon espérance.


GUSTAVE PLANCHE.