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Revue littéraire, 1855/04

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REVUE LITTÉRAIRE

ÉTUDES SUR LA VIE DE BOSSUET, 1627-1670, par M. A. Floquet[1]. — Tout le monde a lu la Vie de Bossuet par M. le cardinal de Bausset. Le style en est clair, la narration facile, la doctrine en général excellente, et l’on comprend que cet élégant écrit soit devenu le complément en quelque sorte obligé des œuvres de l’évêque de Meaux. Cependant, à y regarder de près, la composition de M. de Bausset n’est pas irréprochable. D’un côté, allant droit aux principaux épisodes de la vie qu’il raconte, souvent il omet les faits intéressans qui les ont préparés, et, d’autre part, presque toujours il reproduit sans contrôle les Mémoires fautifs de l’abbé Le Dieu : voilà pour la biographie proprement dite. Le défaut du livre devient encore plus sensible, lorsqu’on veut connaître quelles ont été les études de Bossuet, vérifier la date de ses discours, discuter l’authenticité de telle ou telle partie de ses ouvrages, constater enfin les progrès de cette pensée et de cette élocution souveraines. Sur des points aussi essentiels, les informations de M. de Bausset sont à peu près nulles ; elles satisfont mal le lecteur ; un critique n’y trouverait aucun secours. Ce sont précisément, ces regrettables lacunes que M. Floquet a pris à tâche de combler dans les trois volumes qu’il vient de donner au public sous le titre d’Études sur la vie de Bossuet jusqu’à son entrée en fonctions en qualité de précepteur du dauphin. Cette période de la vie de Bossuet, grâce aux recherches patientes de M. Floquet, n’a plus rien d’obscur, et quelques détails suffiront pour montrer l’intérêt qui s’y attache.

Né à Dijon, d’une famille de robe, élevé parmi les hommes graves de sa parenté, les Mochet, les Bretagne, les Bossuet, magistrats dévoués au roi pendant la ligue, serviteurs affectionnés de Louis de Bourbon, gouverneur de la Bourgogne en 1631, le jeune Jacques-Bénigne grandit à l’école du respect, et se vit, à son début, assuré d’une protection puissante, qui devait peu à peu se changer en une noble familiarité. Des lettres inédites, et que M. Floquet déclare devoir aux archives de la maison de Condé, mettent en pleine lumière les intimes rapports du vainqueur de Rocroy et de son panégyriste immortel. Et ces rapports, comme on sait, s’établirent, pour ne se rompre jamais, le jour où, accompagné de quelques-uns de ses gentilshommes, le prince vint au collège de Navarre assister et presque prendre part à la discussion des thèses que Bossuet avait obtenu la permission de lui dédier. Quels furent les maîtres de Bossuet à Navarre, et d’abord chez les jésuites de Dijon, au collège des Godrans ? à quels auteurs s’attacha-t-il de préférences sous quelle discipline se forma ce beau génie ? Ce sont là des questions que M. Floquet devait chercher à résoudre. Il nous montre Bossuet, dont les premiers enthousiasmes avaient éclaté à la lecture de la Bible, Méprenant également d’amour pour Cicéron et pour Virgile, et surprenant par la précocité de son intelligence autant que par son âpreté au travail ses doctes professeurs des Godrans, les pères Jacques Viguier et Claude Perry. À Navarre, Bossuet rencontra des maîtres également distingués par la science, la vertu et le caractère ; mais évidemment son éducation fût restée incomplète sans la retraite où, au sortir de Navarre, il courut s’ensevelir. En effet, c’est pendant son séjour à Metz que, malgré les nombreuses et minutieuses affaires où il fut employé, l’archidiacre de Sarrebourg acquit une si parfaite connaissance des pères, qu’il devait mériter un jour le glorieux surnom de père grec. Saint Augustin, saint Athanase, saint Chrysostome, saint Grégoire de Naziance notamment, étaient sans cesse entre ses mains. Habituellement même il interrompait son sommeil afin de continuer durant le calme des nuits ses fortes et attachantes lectures. Là est le secret de cette irrésistible dialectique, qui présageait dès 1654 le Discours sur l’Histoire universelle et l’Histoire des Variations. Là de même est la source vive de cette éloquence qui s’est répandue en tant de pathétiques discours, sermons, oraisons funèbres, panégyriques, qu’il écrivait d’ordinaire après avoir dit, car Bossuet ne se préparait à l’action que par la méditation. C’était assez pour lui d’avoir assuré les divisions, ordonné les idées principales, réuni les preuves, choisi les textes de son sujet : « Mon sermon est fait, disait-il, ne me restant plus qu’à trouver les paroles. » Ou si parfois il en traçait une rapide esquisse, le plus souvent il la rédigeait en latin.

M. Floquet, qui a déterminé d’une manière, exacte la date de la plupart des sermons de Bossuet, si maltraités par dom Deforis, fixe au mois d’avril 1656 la première apparition du célèbre orateur dans les chaires de la capitale. À cette époque, le jésuite Lingendes et l’oratorien La Boux avaient seuls jeté quelque lustre sur la prédication chrétienne, Paris d’ailleurs ne devait entendre Bourdaloue que vers 1669, Mascaron et Fléchier qu’après Bourdaloue. Bossuet donc, en réalité, n’avait ni prédécesseurs ni modèles, et de la sorte à la hauteur de son talent s’ajoutait tout le prestige de la nouveauté. Néanmoins ce ne fut qu’en 1663, le 2 février, qu’il porta pour la première fois la parole devant Louis XIV. Le roi, qui avait le goût des grandes choses, se sentit ému et charmé par cette voix si mâle tout ensemble et si douce, respectueuse comme il convient à un sujet, mais libre aussi comme il convient à un prêtre, car M. Floquet prouve fort bien, contre La Harpe, Sismondi et de modernes détracteurs, que Bossuet ne descendit jamais aux flatteries de langage ni aux bassesses de silence qu’on lui a reprochées. Au milieu de l’appareil des cours, il osa en mainte occasion plaider la cause des pauvres et le précepte de l’exemple en présence d’un monarque ivre de jeunesse et bouillant d’orgueil. Habile à démêler les hommes, le roi ne songeait point à s’offenser qu’un ministre de l’Évangile s’exprimât avec sincérité, pourvu qu’une telle sincérité fût discrète, et, n’eût-il pas eu une piété profonde, quoique flottante, il lui convenait du moins de maintenir cette espèce de subordination dont parle La Bruyère, « par où le peuple paraît adorer le prince et le prince adorer Dieu. » C’est pourquoi il n’est pas nécessaire d’imaginer le motif secret d’une servile complaisance pour expliquer la faveur constante dont Bossuet jouit auprès de Louis XIV. Comment Bossuet n’aurait-il pas révéré dans Louis XIV les éblouissantes splendeurs du pouvoir royal ? Et comment Louis XIV, à son tour, n’aurait-il pas aimé dans Bossuet ces magnificences de la parole humaine auxquelles rien ne peut être comparé, ces oraisons funèbres de la reine d’Angleterre et de Madame, pièces achevées qu’animent le souffle d’Homère et les tristesses d’Isaïe ; éloges ornés, mais aussi instructions austères ; expositions sublimes qui présentèrent aux contemporains surpris le mélange extraordinaire d’une onction pénétrante, des flammes de l’éloquence, du jeu consommé de l’acteur ?

Bossuet, en outre, ne servait-il pas merveilleusement le roi par les heureux succès de sa controverse. Et n’est-ce pas à lui qu’il fallut rapporter, avant 1669, avec la conversion de Dangeau, celle du comte de Lorge et de Turenne ? La conversion de Turenne surtout fut un coup d’éclat. Louis XIV, transporté de joie, offrit à l’illustre capitaine l’épée de connétable, et, ce qu’on aura peine à croire, Clément IX la barrette, qu’on demandait pour son neveu, Emmanuel-Théodose de Latour-d’Auvergne, abbé-duc d’Albret. Turenne refusa l’une et l’autre ; mais Rome ayant hâte de marquer sa reconnaissance à l’éminent adepte qu’on venait de lui conquérir, le pape se résolut, malgré ses répugnances, à conférer au neveu un chapeau qu’au risque d’une étrange disparate il eut préféré de beaucoup voir placé sur la tête de l’oncle. L’abbé d’Albret devint le cardinal de Bouillon. Ce fut pour l’enfant royale, comme on le nommait alors, pour ce jeune homme, qui, n’ayant guère plus de vingt-six ans, était pressé de couvrir par quelques triomphes oratoires sa nullité présente, que Bossuet rédigea, à sa demande, un remarquable écrit sur le Style et la Lecture des Pères de l’église pour former un orateur. Dans cette précieuse note, jusqu’à présent inédite, Bossuet ne se contente pas de conseils et de renseignemens généraux ; il y découvre en quelque façon le fond de soi-même, et donne de précieux détails sur ses propres lectures.

Parvenu à ce degré d’autorité, d’influence, de réputation, on se demande pourquoi Bossuet n’avait pas quitté depuis longtemps les rangs inférieurs de la hiérarchie ecclésiastique. Il est vrai qu’en 1664 il avait été promu à la dignité de doyen de Metz, il est vrai encore que la cure de Saint-Eustache et celle de Saint-Sulpice lui avaient été successivement proposées, et la reine-mère, Anne d’Autriche, avait même songé à lui pour un des évêchés de Bretagne qui étaient à sa nomination ; mais en définitive Bossuet restait simple prêtre, quoique l’opinion publique le désignât instamment au choix de Louis XIV. Un pareil retard était-il, de la part du roi, indifférence ou raisonnable calcul ? M. Floquet a levé tous les doutes en nous apprenant la déplorable fortune de deux proches parens de Bossuet : de François Bossuet, son oncle, secrétaire du conseil des finances, et d’Antoine Bossuet, son frère, trésorier des états de Bourgogne, qui, tous les deux accusés de concussion, mis en jugement et dépouillés de leurs biens, n’évitèrent qu’à grand’peine une condamnation infamante. Par eux, le nom de Bossuet se trouvait donc compromis, et, pour lui rendre sa pureté première, il ne fallut pas moins que les longs efforts du génie et de la vertu de Jacques-Bénigne. Enfin, en 1669, l’évêché de Condom étant venu à vaquer, Louis XIV y appela Bossuet, et comme s’il eût cherché à compenser un oubli apparent par une confiance illimitée, bientôt il déclarait le nouvel évêque précepteur de son fils, à la place du président de Périgny, dont un travail excessif avait abrégé les jours. Cet infortuné courtisan, empressé de céder au pédantisme de Montausier, qui exigeait qu’on enseignât au dauphin l’origine de tous les mots, ménagea trop peu ses forces, et mourut après avoir recueilli dix-neuf mille mots latins dont il savait à fond l’origine et l’histoire. Cette circonstance, moitié lamentable et moitié risible, valut à Bossuet, nonobstant la compétition de Huet, de Ménage et de Pélisson, les fonctions relevées, mais difficiles, qu’il devait remplir au grand avantage de la postérité, sinon de son royal élève, et aux applaudissemens unanimes de ses contemporains.

Peut-être se souviendra-t-on ici d’une insinuation perfide que Voltaire, à la suite de plusieurs libellistes obscurs, s’est efforcé d’accréditer. Bossuet disant un jour « qu’il ne serait jamais ni janséniste ni moliniste, » — « Non, monseigneur, lui aurait-on répondu, on sait bien que vous n’êtes que mauléoniste. » Et cette dure réplique du père La Chaise ou du père Le Tellier aurait été une allusion directe à des relations peu avouables, bien plus à un mariage de Bossuet avec Mlle Catherine de Mauléon. M. Floquet démontre surabondamment toute l’absurde impertinence de cette fable calomnieuse, et, loin de nier d’ailleurs les rapports si purs de l’illustre évêque avec une personne qu’il protégea constamment comme sa fille, il exalte Bossuet par où on aurait voulu l’abaisser, en nous révélant en lui des qualités qui, sans cet incident, seraient probablement moins connues : la tendresse du cœur, une charité inépuisable, une inclination de bienfaisance que rien ne pouvait lasser.

Nous venons d’indiquer rapidement les points principaux des Études de M. Floquet, et nous estimons que maintenant la partie de la vie de Bossuet qui s’écoula de 1627 à 1670 est en tous sens explorée. En est-il de même des années 1670 à 1704 ? N’ayons-nous rien de considérable à apprendre sur cette dernière et importante période ? Tous les détails, tous les manuscrite qui s’y rapportent ont-ils été publiés ? Nous ne le pensons pas, et nous nous plaisons à espérer que M. Floquet se décidera prochainement à mettre la dernière main à son instructif ouvrage.


F. NOURRISSON.


THEOLOGIE DE LA NATURE, par M. H. Straus-Durckheim[2]. — Les philosophes de profession ne sont guère naturalistes. La plupart se contentent de notions superficielles sur l’organisation des êtres et se bornent à observer l’intelligence humaine dans ses formes les plus élevées. Un petit nombre de faits leur suffit pour construire des systèmes abstraits, qui paraissent aux savans plus ingénieux que solides, et se disputent depuis longtemps l’empire des idées sans pouvoir jamais arriver à une conquête définitive. Il y a une autre méthode qui serait appelée en philosophie à mieux commander la conviction : elle consisterait à interroger incessamment la création, à n’accepter strictement que ce qui semblerait la conséquence rigoureuse des phénomènes observés à tous les degrés de l’échelle organique. Cette méthode pourrait, comme la première, conduire à une théodicée et à une morale. De ces deux sciences, l’une serait la théologie métaphysique, et l’autre la théologie de la nature. L’ouvrage de M. M. Straus-Durckheim est une tentative pour constituer cette seconde science, demeurée jusqu’à présent plutôt à l’état d’aspiration que de doctrine. Pénétré de la plus vive admiration pour la structure des êtres vivans et y reconnaissant une preuve manifeste de l’intervention d’une sagesse infinie, l’auteur a voulu mettre dans tout leur jour les merveilles du monde animal. Sans doute il n’y a pas que le règne organique qui témoigne de l’intelligence suprême présidant à la formation et à la coordination de l’univers : cette intelligence, elle peut se lire sur bien d’autres pages du grand livre de la nature ; mais la main de Dieu est dans l’ordre inorganique moins visible que dans la constitution des êtres. Dans les faits purement physiques, le théâtre de l’intervention divine est si étendu, que notre œil ne peut l’embrasser, et, réduit à n’en apercevoir que des points circonscrits, l’harmonie de l’ensemble lui échappe. Là où un horizon plus vaste nous révélerait accord et perfection, nous ne voyons, cantonnés que nous sommes dans un coin de l’univers, que jeu de forces fatales, concours fortuit de phénomènes matériels. Il n’en est pas de même dans les corps vivans. Ici l’ensemble peut facilement être saisi, chaque animal est un tout complet. Observez, et vous découvrirez peu à peu le rôle de chacun des organes, la corrélation des divers appareils, la fin de chaque fonction. Plus le naturaliste scrute, plus il fouille, plus il pénètre, plus le mystère de cet organisme si complexe se résout pour lui en un assemblage de lois merveilleuses de prévoyance et de sagesse.

Ces considérations nous expliquent pourquoi M. Straus-Durckheim n’a point donné de place dans son ouvrage aux preuves que l’astronomie et la physique générale du globe fournissent en faveur de l’existence de Dieu. Le hasard semble encore avoir une trop large part dans ces actions combinées de la pesanteur, des fluides impondérables et des corps bruts. Dans la physiologie, rien n’est régi par cette fatalité apparente. Il a pu exister, et il a existé en effet, des astronomes, des physiciens, des chimistes athées, mais comment eût-il pu y avoir des naturalistes capables de nier la Divinité, quand toute l’anatomie comparée, fondement de la zoologie, repose sur ce principe, toujours vérifié, qu’il n’y a pas d’organe sans objet et pas de disposition fonctionnelle qui ne réponde à sa fin ? L’auteur s’est donc borné à nous raconter les merveilles de la création animale et à poursuivre l’étude des lois qui mettent le plus en évidence l’intelligence qui y a présidé.

Comme la Théologie de la Nature ne s’adresse point aux savans de profession, la forme même sous laquelle ce livre a été conçu a une certaine importance. Un pareil livre devait être écrit avec une clarté, une simplicité, une méthode qui empêchassent le lecteur de s’égarer au milieu d’un dédale de faits qui demandent des études anatomiques sérieuses et attentives pour être bien saisis. Malheureusement ces qualités font défaut à M. Straus-Durckheim. Il n’a ni cette facilité de style, ni cette aisance d’exposition, ni cette vivacité d’argumentation qui plaisent et entraînent à la fois. Il s’est contenté de grouper consciencieusement ses observations et de les enchaîner par une logique un peu lourde. Au lieu de condenser et de systématiser les faits qu’un vaste savoir zoologique tenait à sa disposition, il s’est bien souvent perdu dans des détails physiologiques plus propres à figurer dans un traité d’anatomie comparée que dans une philosophie de la nature. De là des chapitres d’une étendue fatigante, où l’auteur examine les causes premières et leurs effets immédiats, et conclut l’existence de Dieu de considérations générales sur l’organisation des êtres vivans et sur celle des vertébrés en particulier. Il y a là la matière de douze chapitres qui n’en forment cependant que trois occupant le tome premier. Le second volume comprend deux sujets tout à fait distincts : d’abord la continuation des considérations générales sur le règne organique destinées à démontrer l’existence divine, puis un examen critique des cosmogonies religieuses. M. Straus change alors tout à coup de marche et de méthode. Il quitte les enseignemens de la nature pour entrer dans une voie plus périlleuse et plus hasardée. Poussé par le vent de la spéculation, il finit par aborder sur une terre où le naturaliste perd toute la supériorité due à ses connaissances positives.

M. Straus passe en revue les théogonies des Chaldéens, des Perses, des Égyptiens, des Grecs, avec une érudition supérieure à celle qu’on est accoutumé à rencontrer chez les naturalistes de profession ; mais on reconnaît tout de suite, malgré son savoir, l’homme qui n’est plus sur son terrain. Il en est resté aux idées qui avaient cours il y a vingt années, il est demeuré étranger à tous les progrès accomplis depuis par la critique en mythologie et en histoire. Moïse est toujours pour lui un épopte des mystères de l’Égypte, et les Grecs sont les élèves des Égyptiens. Les mystères ont gardé à ses yeux leur haut enseignement ésotérique, bien qu’ils se réduisent, pour la science contemporaine, à des solennités symboliques secrètes, dans lesquelles certaines paroles, certains signes sacramentels rappelaient le sens du rite. L’examen de la Bible, beaucoup plus étendu qu’on ne s’attendrait à le rencontrer dans une Théologie de la Nature, a trouvé l’auteur mieux préparé. C’est une critique faite avec toute l’indépendance et la bonne foi d’un esprit honnête, ignorant les réticences et les détours. Néanmoins sur ce point encore on sent l’absence d’études exégétiques suffisamment fortes, et l’on a plutôt sous les yeux les réflexions individuelles d’une intelligence libre et sérieuse que le fruit de recherches bibliques prolongées.

Tout ce livre, on le voit, pèche par le plan et par la forme. La confusion s’y est introduite comme d’elle-même et a frappé presque de stérilité les précieux matériaux qui s’y trouvent rassemblés. C’est en un mot un ouvrage tout allemand par la manière dont il est conçu et écrit. La Théologie de la Nature est également un livre allemand quant au fond ; il a la science et la solidité des conceptions allemandes, tant de solidité même qu’il paraîtra dur à bien des gens, tant de science que plus d’un ignorant lettré pensera qu’on lui donne un peu trop à apprendre pour connaître Dieu, et qu’on aurait pu faire un catéchisme de la religion naturelle exigeant moins de mémoire et imposant moins de fatigue. M. Straus eût dû choisir pour modèles quelques ouvrages anglais de Buckland ou de Whewell, Inspirés par une pensée analogue à la sienne, bien que plus fidèle à la foi biblique. Les Anglais réussissent généralement dans ces traités scientifiques à l’usage de tous, traités pour lesquels l’Allemagne est trop diffuse et trop savante. La Théologie de la Nature veut absolument un lecteur déjà exercé ; toutefois le lecteur sera largement payé de son petit labeur. Il apprendra beaucoup, car il aura affaire à un naturaliste éclairé, à un anatomiste habile, qui s’est acquis une juste réputation, et non à un de ces compilateurs qui ne donnent jamais que les idées d’autrui décolorées ou mal comprises. Ce livre respire un parfum de bonhomie et de sincérité qui a bien son charme. C’est le testament d’une vie scientifique honnête et bien remplie. Les imperfections même que je lui ai franchement reprochées lui impriment un certain cachet d’originalité. On y reconnaît l’œuvre d’un esprit qui ne s’est développé que par sa propre culture, et n’a rien reçu des livres déjà faits. Il y a aujourd’hui tant d’emprunté, tant de factice et conséquemment tant de faux chez les écrivains souvent les plus écoutés, qu’on est heureux de rencontrer un type individuel au milieu de toute cette monnaie qui circule sans autre effigie que celle des communs préjugés. Qu’importe, après cela, que l’œuvre heurte quelques-unes de nos convictions, dérange nos habitudes, blesse notre oreille ? Lit-on seulement pour flatter ses idées et chercher des courtisans, ou pour s’éclairer ? Si c’est le dernier cas qui est le vrai, nul ne doit craindre d’aller chercher des contradicteurs, surtout quand on est sûr de trouver, comme dans le livre de M. Straus-Durckheim, beaucoup à apprendre et beaucoup à réfléchir.


ALFRED MAURY.


V. DE MARS.


  1. Paris, 3 vol. in-8o, Firmin Didot, 1855.
  2. Quatre volumes in-8o, Masson, 1852-1854.