Revue littéraire, 1859/05

La bibliothèque libre.
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 23, septembre-octobre (p. 254-256).


REVUE LITTÉRAIRE.

À considérer dans l’ordre où elles se présentent la plupart des œuvres récentes, il est rare d’y trouver un ensemble qui offre quelque unité ; il est difficile de leur appliquer un jugement commun. Le nombre n’en est point assez grand pour qu’il soit possible de les séparer par groupes, et le plus souvent elles n’ont entre elles d’autre lien que celui de la date. Le mouvement des idées morales retentit nécessairement dans le monde de l’imagination : on ne se réunit plus pour défendre un drapeau commun, on marche séparément vers un certain but. Les écoles et les tendances collectives ont fait place aux efforts individuels : faut-il se plaindre de cet amour de la liberté, qui n’est ici qu’un effet particulier d’un besoin plus général ? Il faut maintenant chercher l’intérêt des œuvres poétiques dans une pensée tout intime, toute personnelle, qui, réellement sentie, va d’elle-même droit aux expressions les plus rigoureuses, à la forme la plus simple. L’influence toujours grandissante d’Alfred de Musset n’a pas médiocrement contribué à cet heureux résultat, tandis qu’autrefois la poésie, cultivée froidement, aboutissait, malgré ses hautes prétentions, à n’être qu’un côté musical de l’art de bien dire. Les Impressions et Visions[1] de M. Henri Cantel peuvent être accueillies comme un essai de transition assez heureux entre les deux manières. L’émotion individuelle y est visible et sincère, l’influence du souvenir réelle, la forme y devient plus simple et plus nette tout en se maintenant dans les hauteurs abstraites que s’est réservées la poésie. Cependant il y reste encore des traces nombreuses de pure amplification. Beaucoup de pièces ne sont que le cadre d’une pensée, d’un mot, d’une antithèse finale ; Il faut souhaiter que les poètes abandonnent ces thèmes communs qui frisent la banalité, et qui ressemblent fort à de nobles joutes où l’avantage reste en définitive aux images précieuses et aux expressions raffinées. Aussi bien là n’est pas le mérite du livre de M. Cantel ; l’auteur étudie l’homme, et cette étude donne aux Impressions et Visions leur véritable valeur : tel motif est banal, et l’élégance du langage le soutient à peine ; mais il est sauvé tout à coup par une comparaison ingénieuse avec un des mille sentimens du cœur humain. L’ouvrage est en général composé sur un ton mélancolique, mais qui n’est ni fade ni alanguissant. Ce n’est plus le désespoir à froid des jeunes poètes incompris, c’est le regard jeté en arrière par l’homme qui a déjà vécu une partie de sa vie, qui sait que le cœur, comme la nature, a ses métamorphoses, et dont les regrets sont mitigés par une saine résignation ou même adoucis par une nouvelle espérance :

Vainement l’esprit mûr, l’aile à demi blessée,
Vers les bruns horizons emporte la pensée :…
On a toujours vingt ans dans quelque coin du cœur.

Que l’idéal nous emporte, mais ne nous égare point ! Il faut toujours revenir aux régions humaines. À quoi bon se perdre dans l’atmosphère immatérielle du mysticisme ? Telle est la pensée principale développée par le poète. Ce regret et cette tristesse sont bien loin du découragement ; au contraire, ils composent le terme moyen entre l’expérience pratique et cet horizon élevé que prête Lucrèce à la contemplation sereine de ses sages et de ses philosophes. Ainsi le dit lui-même M. Henri Cantel dans une de ses meilleures pièces, le Château de l’Ame.

Et puis de ce rêve sublime
Je redescends, jeune et plus fort,
Et sans peur d’être la victime
Ou de la vie ou de la mort.

M. Henri Cantel est un poète qui cherche assidûment la grâce. Il trouve même ses plus heureuses inspirations de forme et de couleur dans les délicates descriptions de la beauté, témoin le sonnet qui a pour titre Colles amoris. En somme, il y a là beaucoup d’élégance, de facilité, de charme ; mais, malgré ce que la forme a de vraiment poétique, elle ne révèle qu’incomplètement le poète. C’est l’originalité qui fait surtout défaut à ce recueil où se montre une indulgence trop grande pour certaines images et certaines métaphores, où se traînent quelques pièces molles et inutiles, comme des dialogues avec la Muse, qui évidemment ne sont point les plus récentes inspirations de M. Cantel ; il doit être toutefois permis de fonder sur ce jeune talent de sérieuses espérances.

La poésie contemporaine doit peut-être une de ses principales causes de faiblesse à la recherche presque exclusive des petites pièces et des cadres restreints. On fait des vers, on ne fait plus de poèmes. En bornant ainsi leur inspiration, les jeunes écrivains ne donnent raison qu’à leur paresse, et s’affranchissent trop gratuitement des difficultés de la composition. Sans revenir à l’épopée, que n’admettent plus nos mœurs et notre intelligence critique, il serait désirable cependant qu’on donnât aux essais poétiques une étendue plus considérable. La langue y gagnerait : ce ne serait plus seulement l’éclat fugitif d’une idée rare ou d’une comparaison brillante enchâssée dans un cadre étroit, ce serait le développement d’une situation ou même l’analyse d’un caractère dans une composition dont un rhythme ambitieux ou bizarre n’aurait pas besoin de faire le succès. Le Dernier Amour[2], par M. Alfred de Tanouarn, est une des plus heureuses tentatives qui se soient récemment produites en ce genre. Le philosophe joue évidemment ici le premier rôle, et semble ne s’être servi du langage poétique que pour traduire sa pensée d’une façon plus haute et plus frappante. — Ils ne sont plus que deux, sur les ruines du monde, un jeune homme et une jeune femme.— Pourquoi le monde aurait-il encore duré ? dit celle-ci.

Avions-nous oublié quelques illusions ?
Quels systèmes chercher ? quelles religions ?
Qu’espérer d’inconnu ?…
Ni vices, ni vertus parmi nous, et les choses
Avaient subi déjà tant de métamorphoses
Que le mal et le bien se trouvaient confondus ;
Les mots dont on les nomme étaient presque perdus.


Devant eux défilent alors comme des figures abstraites la femme, le philosophe, le prêtre, les savans, les capitaines. Le poète fait ainsi passer sous nos yeux, en les analysant au seuil de l’infini, toutes les principales expressions de notre existence terrestre. Cependant le soir arrive, et les deux jeunes gens, représentans typiques de l’humanité disparue, se rapprochent l’un de l’autre. Un hymne à la volupté, cette loi harmonique, ce feu intime des mondes, accompagne leurs embrassemens. Le lendemain, ils sont surpris eux-mêmes, les derniers de tous, par l’ouragan qui les emporte. Puis une voix s’élève sur l’onde, c’est l’esprit, l’absolu, celui de qui la nature est l’ombre et pour qui la création n’est qu’un rêve changeant. M. Alfred de Tanouarn nous semble s’être élevé ici à une grande hauteur philosophique : on dirait une page de Hegel éclairée par un reflet de Lucrèce :

 Dans l’absolu repos de ma béatitude,
Je peuple le néant de grandes visions ;
Je m’efforce à combler ma vaste solitude,
Et n’enfante jamais que des illusions…

Parfois je m’assoupis silencieux, inerte ;
Tout se plonge avec moi dans le sein du sommeil.
L’éternité s’endort, solitaire et déserte ;
Le temps reste immobile, attendant mon réveil.

Ainsi les grands soleils et les moindres atomes
Devant moi sont égaux, éphémères et vains,
Et les peuples comme eux sont de pâles fantômes
Qui passent un moment dans mes songes divins.

Le Dernier Amour est un poème qui ne manque ni de puissance ni de grandeur ; les vers visent à la force, à la précision, et se refusent à toute espèce de mièvrerie et de fausse parure. Cette sobriété eût manqué à M. de Tanouarn, s’il n’était pas lui-même, et ce résultat prouve que l’inspiration poétique est un fait indépendant de toute école. Les idées ici atteignent une hauteur lumineuse que n’ont jamais recouverte les brouillards du mysticisme et de la religiosité vague, le style ne ressemble en rien à ce qu’on est convenu d’appeler le langage poétique. Serait-il donc vrai qu’on peut devenir poète en pensant clairement et en sachant écrire ce que l’on pense ?

Eugène Lataye
  1. 1 vol. in-12 ; Poulet-Malassis et de Broise.
  2. 1 vol. in-12 ; Dentu.