Revue littéraire, 1862/05

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pour pouvoir plus vite affirmer quelque chose, et ce qui la distingue maintenant, c’est le besoin de ne plus s’attaquer à des fantômes. Aussi ne songe-t-elle pas à se parer, même dans les récits où elle se met en scène, et il est une qualité qu’on ne saurait lui refuser ! défaut de toute autre, la sincérité, dût-il lui en coûter parfois des aveux déplaisans. Toutefois, à force d’être nécessaire, cette sincérité cruelle devient une qualité, et mieux vaut l’orgueil que l’hypocrisie.

Ainsi confinée dans la sphère du sentiment, la jeunesse se hâte de vouloir conclure sur une expérience qui commence à peine. Consumée par le besoin de vivre et d’agir, elle prend d’abord ses désirs pour des volontés, ses espoirs pour des certitudes. Enfin à la première rencontre qui lui donne lieu d’agir réellement, rencontre où d’ordinaire la volonté dépasse l’entraînement, où la part du cerveau est plus grande que la part du cœur, elle s’étudie curieusement et se juge avec non moins de sévérité. Qu’arrive-t-il alors ? C’est qu’après ce premier choc avec la vie réelle, le jeune homme, si empressé de conclure au début, se montre plus anxieux dans la recherche d’une solution. Il a reçu la terrible accolade de la réalité ; il découvre tout à coup de combien d’élémens complexes l’unité apparente de notre vie est composée, et au seuil de cette vie, le cœur blessé, il s’arrête déjà, regardant à l’horizon, hésitant plus que jamais sur le chemin qu’il va suivre, sans s’apercevoir que la vie elle-même l’emporte insensiblement, et qu’il va mourir sans connaître le sens de l’énigme, je ne dis pas pour ce qui regarde l’humanité, mais simplement pour ce qui le concerne. Cette triste analyse, nous ne la donnons pas seulement comme l’expression abstraite d’une réalité que nous avons pu observer : elle résume exactement les tendances de plusieurs jeunes écrivains et l’esprit de quelques essais récens que nous voudrions apprécier.

Le livre de M. Félix Rocquain, Lucy Vernon, se recommande tout d’abord par la simplicité du sujet, une grande sobriété d’épisodes et une certaine fermeté de style. Le sujet, c’est l’éducation d’un jeune homme par une honnête femme presque plus jeune que l’élève. Dans une telle situation, l’attrait et le danger sont les mêmes, aussi grands l’un que l’autre. Quelle est l’âme malade à qui Lucy Vernon prodigue sa compassion, qu’elle encourage de son doux regard, qu’elle soutient de sa douce main dans le rude chemin de la vie honnête et sérieuse ? Beaucoup, se reconnaîtront dans ce personnage. Sa vie est une véritable histoire de jeune homme pauvre, une enfance privée de mère, aigrie par les privations comme par les jalousies de la vie de collège ; puis l’adolescent est jeté dans le monde, où, malgré son intelligence, il ne peut faire un pas. Il se heurte à mille obstacles réels, sans compter ceux que lui créé son imagination, ces derniers bien plus difficiles à vaincre. Enfin il en vient à cet état maladif où l’inaction forcée finit par engendrer l’impuissance d’agir.

Une occasion s’offre à lui d’aller en Italie. Il part. Ici l’auteur a courageusement poursuivi son analyse. Au lieu de placer son héros sous le charme des chefs-d’œuvre qui l’entourent et du beau ciel qu’il contemple, il le montre surpris, puis irrité de ces beautés. L’intention est fine et juste. Jusqu’alors c’étaient les autres, les obstacles venant d’autrui, que cet esprit orgueilleux accusait. Il souffrait de ne pouvoir les vaincre, mais dans cette souffrance il trouvait une sorte de satisfaction. Il se disait, par exemple, que s’il n’avait pas les mains liées, il sortirait vainqueur de la lutte. Aujourd’hui c’est de lui-même qu’il vient à douter. Devant ces chefs-d’œuvre, il se sent petit. Il se demandera tout à l’heure comment un autre les a pu faire et comment il les a faits. Dans cette admiration générale qui éclate autour de lui, il semble qu’il y ait quelque chose qu’on lui vole. Cette crise est bien indiquée par l’auteur ; les jalousies dont il montre cet ambitieux possédé sont moins à la charge de celui-ci qu’on ne le croirait tout d’abord. C’est que dans un tel sentiment plus la jalousie est violente, plus l’admiration secrète est sincère. Les deux sentimens se heurtent avec une force égale, et d’une telle lutte intérieure il faut sortir le cœur épuré, l’âme guérie, sinon devenir un malhonnête homme. C’est à ce moment que l’auteur fait apparaître la femme dont le doigt fera pencher la balance du côté du bien. Une première et frivole rencontre ne la décourage pas. Mariée, fidèle à son devoir malgré l’amour qu’elle ressent, elle prêchera d’exemple et montrera tout ce que peut le sentiment du devoir. Ce rôle est trop beau, trop glorieux, pour qu’elle l’abandonne et se laisse jamais entraîner. Ce qu’elle veut pour ce jeune homme impatient et tourmenté, c’est le repos de l’esprit, et elle lui montre que ce repos de l’esprit n’est donné que par la salutaire fatigue des patiens labeurs. « Vous êtes intelligent, devenez bon, » dit-elle. Et cette parole si simple présente une haute signification, puisqu’elle veut dire que l’homme qui réfléchit peut dominer les mauvais instincts de sa nature, et que la conscience est un guide souvent plus sûr que le cœur.

Lorsque son ami a parcouru jusqu’au bout cette voie qu’elle lui a faite si douce, Lucy Vernon meurt. Elle a su également comprimer son cœur jusqu’à la fin, et, au premier mouvement qu’elle lui permet, ce cœur se détend et se brise. Je rapprocherais volontiers de cette mort touchante celle de l’héroïne d’un roman qui développe une idée analogue, la Cause du beau Guillaume, par M. Duranty. Après avoir, comme Lucy Vernon, donné par son dévouement à celui qu’elle aime une certitude morale sans laquelle il ne saurait vivre, Lévise meurt, mais plus violemment, et comme frappée par la main de la fatalité. Il y a là en effet, même à l’insu des auteurs, quelque chose de plus qu’un dénoûment dramatique ; il y a une idée qui est tout le ressort de certaines âmes. Étrange volupté que celle du sacrifice ! Il semblerait que les existences honteuses dussent seules connaître l’expiation ; mais ce triste privilège ne leur est pas réservé, surtout en ce qu’il a de divin, et le bien s’achète aujourd’hui comme autrefois par toute sorte de sacrifices douloureux. Ici, des deux côtés, une femme se dévoue à un jeune homme faible, irrité, indécis, et quand l’amour a fait que cet homme s’est révélé à lui-même et connaît sa force, la femme qui est la cause de ce bien quitte violemment la vie sans demander la satisfaction pour elle-même des doux rêves qu’elle caressait. Et pourtant elle meurt contente, enviée même : que de femmes voudraient pouvoir payer de ce prix le bonheur de ceux qu’elles aiment !

J’ai insisté sur cette idée de dévouement, parce qu’elle tient une grande place dans les deux romans où je cherche quelques indices sur l’esprit de nos jeunes écrivains. D’ailleurs le héros de M. Duranty présente une certaine ressemblance avec le héros de M. Rocquain : beaucoup de faiblesse, de sincérité et d’orgueil. Le caractère moral qui leur est commun ressort d’autant plus que la position sociale, cette source ordinaire du mécontentement et des déceptions, est ici différente. Louis Leforgeur est né de parens riches qui habitent la province, et qui, le voyant aimer les livres, le laissent rêvasser à son aise. Il vit donc sans souci du pain quotidien, mais solitaire, se faisant sur la société une théorie dédaigneuse que semble tout d’abord confirmer le petit monde provincial qu’il coudoie, mais avec cela très timide, presque farouche, défiant de lui-même, un jour soulevant le monde dans ses rêves, le lendemain voyant son incapacité et retombant dans la mélancolie de toute la hauteur de ses espoirs déçus. Une petite somme dont il hérite personnellement lui permet d’aller vivre dans un coin de paysage traversé par hasard et dont la vue l’a « attendri. » Là il rencontre une jeune fille, moitié ouvrière, moitié paysanne, dont l’amour honnête et naïf le pénètre peu à peu. Cet amour, Louis passe son temps à l’appeler et à le repousser tour à tour. Bien posé tout d’abord, ce caractère se débat constamment entre deux sentimens qui exaltent au même degré sa faiblesse physique et morale, — défiance d’une part, de l’autre besoin ardent de protection. Entre ces deux sentimens, la vanité vient du reste jouer un très grand rôle, car c’est elle surtout qui gagne du terrain à chaque défaite comme à chaque victoire. Enfin cependant l’amour vrai l’emporte ; mais c’est la gloire de battre en brèche les préjugés mondains, de tenir tête aux menaces, de proclamer sa force en se chargeant volontairement d’une grande responsabilité, qui pénètre Louis plus encore que le dévouement naïf et courageux de la jeune fille. Tous deux en effet ont pour mortels ennemis deux braconniers ; l’un est le frère de Lévise, et l’autre, le beau Guillaume, son prétendu. Les deux amans vont fuir, lorsque, la veille de leur départ, le beau Guillaume s’embusque sous leur fenêtre et tue Lévise d’un coup de fusil. Le roman s’achève ainsi par une scène de mélodrame. Après cet apprentissage de la vie si brusquement terminé, que devient le héros ? Quelques lignes nous l’apprennent, Louis, « intelligent » comme le héros de M. Rocquain, n’a pas su devenir « bon. » Ces résultats si différens sont également vrais, parce qu’ils sont également dans la logique des deux personnages.

Que manque-t-il donc à ce récit, où l’auteur a certainement mis tout ce qu’il pouvait mettre ? Il manque la qualité suprême, sans laquelle toutes les autres ne sont rien, le style. M. Duranty appartient, de fait ou de parti-pris, à une école qu’on ne nomme déjà plus, bien que le mot désigne avec précision une manière de décrire bien spéciale, le réalisme. L’auteur de la Cause du Beau Guillaume a décrit, sans rien omettre, tout ce qu’il a vu (en lui-même et en dehors de lui) comme il l’a vu et dans l’ordre où il l’a vu. L’unité en quelque sorte matérielle de son sujet lui a forcément donné une harmonie qu’un sujet plus complexe, traité par le même procédé, n’eût jamais présentée. Ce bénéfice accidentel ne saurait tromper M. Duranty. Après cet essai, qui témoigne de sérieux efforts, il doit comprendre que le propre de la littérature et de l’art est de choisir précisément entre les objets qu’on observe, et de composer avec ces élémens choisis une harmonie qui n’existe que fort rarement dans la vie réelle et même dans la nature. Ce n’est pas tout : en maint endroit, M. Duranty paraît ignorer la valeur des mots, surtout de ces expressions presque synonymes destinées à rendre les diverses nuances d’une même idée. En employant ces termes l’un pour l’autre, en les confondant, l’auteur du Beau Guillaume manque parfois le but même qu’il veut atteindre, c’est-à-dire l’expression fidèle de toutes les nuances d’un caractère si minutieusement observé. Cette confusion a produit des répétitions, des longueurs sans nombre. Comme il est évident que l’auteur a rempli consciencieusement sa tâche, on ne peut dire que ces défauts soient des négligences : ce sont tout simplement des ignorances. De la sorte, la touche nouvelle qu’il ajoutait à son esquisse, nuance très visible pour lui dans sa pensée, n’est souvent pour le lecteur qu’une répétition fatigante, un trait déjà connu. M. Duranty a pu deviner, aux difficultés qu’il a rencontrées, qu’il lui reste à faire toute une éducation philologique et grammaticale. Ce n’est qu’en apprenant la valeur des mots qu’il apprendra à connaître la valeur de ses propres idées.

Edmée, de M. Camille Dutripon, rentre dans ces études de jeunesse où il y a beaucoup de sincérité, beaucoup de théorie, mais peu d’expérience. Le sujet est à peu près le même que celui de la Fanny de M. Feydeau ; mais il est traité avec une honnêteté naïve qui ne permet pas de suspecter les intentions de l’auteur. Il n’y a ici ni ameublement de boudoir, ni détails complaisans de beauté corporelle, ni scène de balcon. Il faut louer l’auteur de ce bon goût, mais reconnaître qu’il y a encore dans son talent beaucoup d’indécision. Le livre s’ouvre mal, avec une allure cavalière, qui fait place bientôt à une extrême lenteur. L’auteur a pris pour thèse cette idée, que le bonheur non-seulement n’existe pas dans les amours coupables, mais qu’il est incompatible avec l’amour légitime, quand celui-ci se trompe lui-même en se confondant avec les ardeurs de la passion. L’idée peut se défendre, mais les développemens de l’auteur manquent encore d’autorité. Son cadre n’est point assez large pour une telle preuve. La passion est toujours grande et vraie ; c’est l’homme qui est petit et faible, quand il essaie de la plier à son humeur et à son tempérament. Si M. Camille Dutripon a la passion d’écrire, il s’apercevra bien vite qu’on ne devient écrivain qu’en sacrifiant à cette passion son égoïsme et ses préjugés d’auteur.

On voit en définitive que ce qui distingue aujourd’hui les essais des jeunes écrivains, c’est une vive préoccupation de la morale, considérée comme l’étude des mobiles qui doivent diriger notre conduite. Ils s’en inquiètent, il est vrai, moins pour éclairer les autres que pour se persuader eux-mêmes. C’est là un égoïsme dont ils sont punis tous les premiers, car avec un but aussi limité ils négligent volontairement ce qui pourrait étendre l’intérêt de leur étude ; ils négligent surtout la seule condition qui fasse vivre toute œuvre de l’esprit, la seule précisément qui puisse faire d’une pensée individuelle une pensée générale, le style. Ce chef capital d’accusation, ils ne sauraient y échapper, et je me hâte de le formuler tout de suite pour essayer de plaider maintenant les circonstances atténuantes. L’imagination des jeunes romanciers est peu féconde, dit-on : je le veux bien ; mais c’est qu’à leurs yeux la fable importe peu. Ce qui importe, c’est l’interprétation nouvelle qu’ils cherchent à en donner. Là est pour l’esprit la véritable création bien plutôt que dans la combinaison plus ou moins ingénieuse des événemens. Que prouvent les faits en littérature ? Absolument rien. L’étude d’un caractère s’accommode bien mieux des rencontres banales, mais logiques de la vie ordinaire que des accidens imprévus d’une existence aventureuse. Il y a là plus de vérité, comme aussi plus de certitude. L’intérêt qui manque à l’agencement du récit, c’est à la nature morale des personnages qu’on le demande ; la variété des épisodes est remplacée par la subtilité des observations psychologiques, Où sont les modèles de ces personnages ? où vit le sujet de ces observations ? Il ne faut pas chercher bien loin. Le plus souvent c’est de l’auteur lui-même qu’il s’agit, soit qu’il raconte simplement ce qu’il a éprouvé, soit qu’il se place gratuitement dans une situation caressée par ses rêves. D’ailleurs cette part de plus en plus personnelle que les jeunes écrivains prennent à leurs récits, elle est encore plus instinctive que voulue, elle est presque obligée. On a coutume d’attribuer uniquement cet excès de personnalité à la jeunesse des romanciers, qui se hâtent de décrire ce qu’ils connaissent le mieux, ce qu’ils ont le mieux observé, c’est-à-dire eux-mêmes ; mais il est à cette tendance une raison plus générale, qui d’ailleurs contribue à expliquer l’espèce de malaise où vivent aujourd’hui certaines choses de la pensée : c’est la marche des affaires, l’état social en un mot.

Est-ce trop dire ? Ce qui est certain, c’est que, pour l’éducation qui fait l’homme et aussi l’écrivain, l’expérience et l’enseignement du passé ne suffisent pas. Ils peuvent être nos guides, mais les accidens du présent auront seuls une autorité supérieure. Or où le chercher, cet enseignement actuel, sinon dans la littérature, qui est l’expression intellectuelle et morale de la société ? Mais toute littérature, quelle qu’elle soit, ne saurait vivre sans l’affirmation d’une loi générale qui nous gouverne, ni prospérer sans la poursuite d’un certain idéal. La littérature du XVIIIe siècle, qu’on a tant accusée, est une preuve éclatante de cette vérité. Aujourd’hui c’est l’étude de la réalité qui préoccupe nos jeunes écrivains. Y a-t-il là un de ces principes de vie qui suffisent à donner à une littérature l’originalité et la puissance ? Nous osons en douter. Certainement ce n’est pas là qu’il faut chercher l’unité d’inspiration, l’unité d’idéal, la force en un mot qui seule relie les œuvres d’imagination en un de ces ensembles imposans où la postérité reconnaît la littérature d’une époque. Du moins (et c’est là le point délicat à saisir) faudrait-il interpréter la réalité comme le voulait Goethe, qui ne fut un si grand écrivain que parce qu’il était avant tout un grand critique, et qu’il ne sacrifiait aucun de ses principes d’art à la fantaisie même qui l’emportait. Dans ses célèbres entretiens avec Eckermann, dans ces causeries brillantes et fécondes rendues accessibles au public français par une traduction récente, Goethe s’écriait : « Qu’on ne me dise pas que la réalité manque d’intérêt poétique ! C’est avec elle, précisément que le poète se manifeste, à la condition toutefois qu’il ait assez d’esprit pour discerner dans un sujet vulgaire un côté intéressant. La réalité fournira les motifs, les points à mettre en lumière, le fonds proprement dit : la tâche du poète consiste à former avec ces élémens un tout gracieux et animé… Il est peu d’hommes, ajoutait-il, qui possèdent l’imagination propre à concevoir les réalités. Au contraire, presque tous aiment à transporter leur pensée dans des régions et des situations bizarres, qui ensuite agissent sur leur imagination et la faussent. » Enfin il signalait l’écueil opposé, c’est-à-dire la négation de la fantaisie, le calque servile des choses observées, en blâmant « ceux qui se cramponnent à la réalité et qui sont, sous ce rapport, d’une exigence méticuleuse, parce qu’ils sont complètement dénués de poésie. »

De tels conseils sont de tous les temps. Qu’y ajouter ? La seule réalité a l’avantage d’être chose certaine, mais elle est singulièrement étroite et despotique. Elle défend à l’esprit d’aller plus loin que le corps. Celui qui veut se connaître et savoir ce dont il est capable obéira-t-il à cette sa gesse mesquine ? Se contenter de la réalité, c’est, si l’on veut, sentir ; à coup sûr, ce n’est point aller jusqu’à faire acte de réflexion et d’intelligence. Or c’est en s’étudiant eux-mêmes que les jeunes écrivains tentent d’accomplir aujourd’hui cet acte important. La pensée est bonne, surtout si on la considère comme point de départ, comme un moyen de mieux pénétrer dans les choses extérieures et de mieux observer la réalité. Il est certain qu’on ne se contente plus aujourd’hui de l’imagination : le conteur se sacrifie au moraliste, et demande à la critique d’élargir son point de vue pour le juger. Il y a longtemps que la critique a répondu à la demande et peut même revendiquer comme son honneur cette introduction de l’histoire, de la psychologie, du milieu social, dans la décomposition des élémens d’une œuvre. Elle est donc prête, et elle attendra patiemment le chef-d’œuvre qui peut naître tout à coup, sans que rien en vienne d’avance annoncer l’apparition. Comment la critique croirait-elle à la décadence absolue dans les choses de la pensée ? Elle croit à la décadence des forces matérielles, des organisations politiques, de toutes ces choses qui ne peuvent assurer leur existence que par le maintien exclusif du statu quo accidentel qui fut leur raison d’être ; elle croit aussi à la décadence des formes spéciales que revêtent, selon les temps, les divers genres de littérature ; mais au-dessus de ces expressions passagères demeure l’esprit humain, qui précisément tend toujours à renouveler cette expression, parce qu’il ne puise qu’en lui-même la source idéale de son développement continu. D’ailleurs ces momens d’arrêt, l’âme humaine en profite pour refaire son éducation, pour se retremper dans le passé. Ensuite elle éprouve un besoin nécessaire d’agir par elle-même et de résoudre les problèmes du présent. Nous traversons une de ces périodes laborieuses, mais qui ont leurs lendemains éclatans. Il est permis de croire que l’élan qui succéda jadis au marasme littéraire du premier empire est un de ces miracles qui se renouvellent.


EUGENE LATAYE.


V. DE MARS.