Revue littéraire, 1863/01

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NOTES
sur l’Ile de La Réunion (Bourbon), par L. Maillard.

Sous ce titre beaucoup trop modeste, un homme éminemment observateur et doué de connaissances spéciales en plus d’un genre rassemble une foule de notions très complètes sur cette intéressante colonie française, qui d’un volcan perdu au sein des mers lointaines s’est fait longtemps un nid tranquille et délicieux.

Bien que déchue de sa sauvage beauté primitive, l’île de La Réunion offre encore pour l’avenir des ressources immenses, si on sait les mettre à profit. Grâce à ses formes coniques et à la grande élévation de ses principaux centres, elle se prête à toutes les productions, depuis celles de la zone torride jusqu’à celles de nos Alpes. Donc rien de plus varié que la flore de cette échelle de température ; mais le caractère le plus curieux de l’île, caractère qui y a été général autrefois et qui s’y trouve localisé aujourd’hui, c’est cet état perpétuel de création ignescente propre aux îles volcaniques, et nulle part mieux appréciable aux études spéciales. Le volcan qui couronne notre colonie de ses banderoles de flamme ou de fumée vomit toujours, à des intervalles assez rapprochés, des torrens de lave et de cendre qui, sur une notable étendue de sa surface (un dixième environ), changent sa configuration. Des tremblemens de terre ont fait surgir sur les hauteurs des masses rocheuses, débris des anciennes éruptions que d’autres cataclysmes avaient engloutis. Ailleurs, ces monumens naturels anciennement produits s’effondrent et rentrent dans l’abîme. De profondes ravines se creusent et des torrens s’y précipitent, des vallées se soulèvent ou s’aplanissent sous des lits de sable et de cendre bientôt recouverts d’un nouvel humus, des remparts rocheux s’écroulent ou se dressent. La fertilité, poursuivie par ces ravages, se déplace, monte ou descend, abandonne les forêts saisies sur pied par la lave, et s’en va créer des pâturages dans les régions redevenues calmes. D’autre part, la mer, refoulée par les coulées volcaniques, voit des caps nouveaux étendre leurs bras dans ses ondes et former des anses paisibles là où, la veille, elle battait la côte avec énergie ; mais, toujours agissante, elle aussi, elle va ronger plus loin, — par son action saline encore plus que par ses vagues, — les pores des anciennes falaises. Elle y creuse des cavernes étranges, jusqu’à ce que la roche désagrégée s’écroule et montre à vif ses arêtes de basalte et les couches superposées des diverses éruptions. Au fond de son lit, l’Océan ne travaille pas moins à se débarrasser des masses de galets et de débris de toutes formes et de toutes dimensions que les torrens lui déversent. Il les soulève, les roule, les porte sur un point de la côte où il les reprend pour les amonceler ou les répandre encore. Ailleurs, il se bâtit des digues de corail et des bancs de madrépores aussi solides que les remparts de lave, si bien que ces deux forces gigantesques, la mer et le volcan, l’eau et le feu, toujours en lutte, pétrissent pour ainsi dire le dur relief de l’île comme une cire molle soumise à leur caprice ; mais ici le caprice ne consiste que dans l’étreinte corps à corps de deux lois également fatales, logiques par conséquent, car ce que nous appelons fatalité est la logique même, et l’homme qui les observe arrive à saisir leur puissance d’impulsion et à camper en toute sécurité sur cette terre mobile, si souvent remaniée dans les âges anciens, et qui change encore manifestement de forme et d’emploi sur une partie de sa surface.

Pour nous, cette île enchantée, passablement terrible, a toujours été un type des plus intéressans. Nos fréquens rapports avec M. Maillard durant les dix dernières années de son séjour à La Réunion nous avaient initié à une partie de sa flore, de sa faune et de ses particularités géologiques. Plus anciennement encore, un autre ami spécialement botaniste, après un séjour de quelques années dans ces parages, nous avait rapporté de précieux échantillons et des souvenirs pleins de poésie. Ce fut le rêve de notre jeunesse d’aller voir les grands brûlés et les fraîches ravines de Bourbon. Quand l’âge des projets est passé, c’est un vif plaisir que de se promener dans son rêve rétrospectif avec un excellent guide, et ce guide, à qui rien n’est resté étranger durant vingt-six ans d’explorations aventureuses et de travaux assidus, c’est l’auteur des notes que nous avons sous les yeux.

Ingénieur colonial à La Réunion, M. Maillard s’est trouvé là, en présence de la mer et du volcan, le représentant d’une troisième force, le travail humain aux prises avec les impétueuses et implacables forces d’expansion de la nature. Le temps n’est plus où le Dieu hébreu défiait Job de dire à la mer : « Tu n’iras pas plus loin. » Le vrai Dieu, qui veut que l’homme aille toujours plus loin, lui a permis de posséder la nature en quelque sorte, en s’y faisant place et en luttant avec elle de persévérance. Des jetées hardies et des travaux sous-marins bien calculés ouvrent aux navires les passes les plus dangereuses et défendent aux flots d’envahir les grèves où l’homme s’établit. Quand les torrens des montagnes emportent les ponts jetés sur leurs abîmes, l’homme s’attaque au torrent lui-même, lui creuse un autre lit, et l’oblige à se détourner. Les débris incandescens des volcans ravagent en vain ses cultures ; il les transporte ailleurs, et il attend. Il sait que ces déserts redeviendront fertiles, il sait aussi quels abris ces gigantesques vomissemens refroidis offriront à sa demeure, à son troupeau, à son verger, et de cette nature terrible, de ces cratères éteints, il se fait une forteresse et un jardin.

En ouvrant des routes dans la lave, en dessinant des jetées à la côte, en explorant lui-même les profondeurs sous-marines à l’aide du scaphandre, en étudiant les habitudes de l’atmosphère et ses perturbations violentes, M.L. Maillard a pu observer cette nature tropicale sous tous ses aspects. Ses notes embrassent donc tout ce qui constitue l’existence de la colonie : topographie, hydrographie, météorologie, géologie botanique, zoologie, agriculture, industrie, administration, histoire, législation, finances, statistique, arts, coutumes, biographie, travaux publics, etc. Toutes ces recherches, sobrement et clairement exposées, appuyées des indications et témoignages des hommes les plus sérieux et les plus compétens de la colonie, sont venues demander l’aide de la science aux illustrations de la mère patrie. Ainsi M. Maillard a eu le généreux plaisir d’offrir à notre Muséum, ainsi qu’à des personnages éminens dans la science, des collections et des spécimens précieux, rares, ou entièrement nouveaux en histoire naturelle, et en retour il a eu l’honneur de pouvoir joindre à sa publication une annexe de notes descriptives et classificatives signées Verreaux, Michelin, Guichenot, Milne-Edwards, Guénée, Deyrolle, H. Lucas, Signoret, de Sélys-Longchamps, Siebel, Bigot, Duchartre. L’illustre et respectable docteur Camille Montagne et son savant associé M. Millardet se sont chargés de décrire les algues et toute la cryptogamie. Aux travaux zélés et consciencieux de M. Maillard se rattache donc une suite de travaux extrêmement précieux et intéressans non-seulement pour l’étude de l’île de La Réunion, mais pour le progrès des sciences naturelles, auxquelles les recherches des voyageurs et des amateurs dévoués apportent chaque jour leur contingent éminemment utile. Celui de M..L. Maillard est considérable. Il a rapporté, en fait de zoologie et de botanique, les types d’une famille nouvelle (parmi les crustacés) de plusieurs genres, et de plus de cent cinquante espèces jusqu’ici non décrites[1]. Il a donc bien mérité de la science, et son ouvrage intéresse tous les adeptes.

Mais une autre utilité incontestable de cet ouvrage, c’est d’avoir signalé sans ménagement à l’attention du gouvernement et de la société tout entière la nécessité d’organiser sur des bases sévères et intelligentes le régime de la propriété et le système de l’exploitation territoriale dans notre colonie, aujourd’hui dévastée et menacée de ruine par suite du déboisement. Tout le monde lira avec intérêt les réflexions de M. Maillard sur les inconvéniens de la culture trop développée de la canne à sucre, sur l’abandon de la culture du café, du girofle et d’autres plantes utiles qui préservaient le sol en le retenant sur les pentes et en lui conservant l’humidité nécessaire. Le défrichement aveugle, qui est la conséquence du chacun pour soi, a fait disparaître entièrement les arbres magnifiques dont les essences précieuses couronnaient l’île et la protégeaient à la fois contre la sécheresse et contre les inondations. Quand les terribles cyclones dévastaient ces belles forêts, leurs débris imposans servaient encore longtemps de digues à la fureur des ouragan, et protégeaient les jeunes pousses destinées à remplacer les anciennes. Aujourd’hui rien n’entrave plus les déluges qui pèlent le sol et l’entraînent à la mer, tandis que dans les temps secs les sources, privées d’ombre, tarissent et que l’aridité se propage. Si la France ne daigne pas intervenir, ou si les colons ne se rendent pas aux plus simples calculs de la prévoyance, on peut prédire la ruine et l’abandon prochains de cette perle des mers que les anciens navigateurs saluèrent du nom d’Eden, et qui, épuisée et mutilée par la main de l’homme, secouera son joug et rentrera dans le domaine de Dieu. C’est une leçon qu’il tient en réserve, en France aussi bien qu’ailleurs, pour les populations qui méconnaissent les lois de l’équilibre providentiel, et abusent de leurs droits sur la terre. À l’homme sans doute est dévolue la mission d’explorer et d’exploiter ; mais l’intelligence lui a été départie pour épargner à propos, prévoir l’avenir, et chercher dans la nature même le préservatif de son existence. Les forêts lui avaient été données comme réservoirs inépuisables de la fécondité du sol et comme remparts contre les crises atmosphériques. Il a violé tous les sanctuaires., Plus aveugle et plus ignorant que ses ancêtres, il a porté la hache jusqu’au plus épais de la forêt sacrée. En Amérique, il s’acharne avec fureur contre le monde primitif qui lui livre un sol admirablement nourri et préservé depuis les premiers âges de la végétation. L’œuvre de dévastation s’accomplit. Nous aurons du blé, du sucre et du coton jusqu’à ce que la terre fatiguée se révolte et jusqu’à ce que le climat nous refuse la vie.


GEORGE SAND.



DU CLASSEMENT DEFINITIF DE NOS ARCHIVES[2]

L’embarras est grand, au milieu de nos innombrables amas de documens historiques, pour qui veut rassembler sur un sujet particulier les papiers inédits. Il a rarement la bonne fortune qu’a obtenue M. Rousset, l’auteur de l’Histoire de Louvois, en rencontrant réunie dans le seul dépôt de la guerre toute la correspondance de son héros. Même en de si heureuses circonstances, que de travail encore au milieu d’un immense labyrinthe ! Le dépôt de la guerre, par exemple, ne contient pas moins de 3,997 volumes in-folio, dans lesquels sont traitées beaucoup d’autres matières que celles des affaires militaires du dedans ou du dehors. On y trouve beaucoup de papiers d’ambassades qui seraient mieux placés sans doute aux archives des affaires étrangères : par exemple, en une longue suite de volumes, les lettres de Servien (de 1631 à 1636), puis les dépêches de M. de Grémonville, ambassadeur à Venise, les négociations du traité des Pyrénées avec les lettres de Mazarin, etc.. La définition de ce qu’on appelle les vieilles archives en tête du catalogue manuscrit qu’on peut consulter dans le dépôt indique l’infinie diversité des sujets. Les vieilles archives comprennent, y est-il dit, « des lettres écrites ou reçues par les rois, les ministres, les généraux et autres officiers, par les intendans d’armées et de provinces, par les ambassadeurs plénipotentiaires ou commissaires près les puissances ou les congrès pour négociations de paix. Ces lettres ont une suite régulière depuis 1571 jusqu’en 1788 ; mais on trouve aussi des pièces antérieures, de 1035 à 1567… « Grâce au bizarre partage des attributions entre les différens ministères sous l’ancienne monarchie, on rencontre ici de nombreux documens sur l’administration intérieure de quelques-unes de nos provinces qu’on ne serait pas venu y chercher, sauf information spéciale. Pour ne prendre que le Dauphiné, il a été dans le ressort du ministère de la guerre de juin 1709 à 1716, puis de 1726 à 1789, et c’est au dépôt de la guerre par conséquent qu’il faut demander à ces dates les papiers qui le concernent. Eût-on en main l’état exact, qui n’existe pas malheureusement, des papiers d’administration de l’ancienne France, avec l’indication précise des différens dépôts où ils sont dispersés, il faudrait encore, pour suivre l’histoire d’une même province dans les trois derniers siècles, s’adresser successivement, avec grande perte de temps et d’efforts, aux archives de la guerre, de la marine, des affaires étrangères, à la Bibliothèque impériale, et revenir plusieurs fois sur ses pas. Non-seulement un dépôt en particulier retient d’autres documens que ceux qui lui devraient appartenir, mais il n’a pas conséquemment tous ceux qui lui reviendraient à bon droit. Les papiers de la guerre sont, pour le ministère de Le Tellier, à la Bibliothèque impériale ; ceux de la marine sous Colbert sont partagés entre les archives de la marine et la Bibliothèque, et, si l’on veut rechercher les documens officiels concernant les origines administratives de l’Imprimerie nationale et du Jardin des Plantes, c’est au dépôt de la guerre qu’ils se trouvent, Sublet de Noyers ayant été ministre de la guerre et surintendant des bâtimens à la fois. S’attache-t-on à un ministre en particulier, à Colbert par exemple, on trouve les papiers qu’il avait réunis, correspondance active, correspondance passive, documens administratifs de tous genres, non point divisés par ensembles à peu près homogènes, mais dispersés comme au hasard entre la Bibliothèque impériale, qui en possède la meilleure partie, les Archives de l’empire, celles de la marine, et peut-être d’autres dépôts encore.

On a essayé plusieurs fois de mettre un terme à cette confusion nuisible sans aucun doute au travail ; mais il y a danger de l’augmenter en voulant la faire disparaître, si on n’y apporte pas une main très prudente et très expérimentée. C’était donc une œuvre fort délicate que celle qui était confiée récemment par les ministres d’état et de l’instruction publique à la commission dont nous avons aujourd’hui les conclusions et le rapport. Il s’agissait de définir le plus exactement possible quelles sortes de documens manuscrits devaient appartenir aux Archives de l’empire d’une part, de l’autre à la Bibliothèque impériale, puisque c’étaient là les deux premiers dépôts subsistant aujourd’hui indépendamment des archives spéciales de chaque grande administration ; mais, pour donner une telle définition, il était indispensable de se rendre compte des mille circonstances qui avaient concouru à former ces immenses réunions de documens administratifs et historiques. C’était toute une histoire à écrire depuis les commencemens de notre ancienne monarchie, tout au moins depuis l’origine du trésor des chartes au XIIe siècle, jusqu’à nos jours. Il y fallait une érudition à la fois ardente et sobre, maîtresse d’elle-même, perlant la lumière avec elle, capable de reconnaître avec une rare perspicacité les petits cours d’eau, bientôt grossis dans leur cours, qui avaient été destinés, à travers les obstacles et les intermittences, à former les deux grands fleuves, et il fallait encore discerner les infiltrations de l’un à l’autre. Le dédale administratif, souvent interrompu et mêlé par les événemens politiques, s’ajoutait au labyrinthe des créations particulières, c’est-à-dire au travail de formation des fonds de Brienne, de Béthune, de Dupuy, de Colbert, etc. — M. Félix Ravaisson, l’esthéticien distingué, l’interprète habile d’Aristote, s’est chargé de ce rude labeur, et, à le lire, on en oublie toute la complexité, tant il fait sentir, sous la trame de sa patiente analyse, une vive et douce lumière, qui aide à suivre sans peine et avec une constante sympathie les destinées de ces vénérables témoins de notre vieille histoire.

Sous la dénomination modeste d’un simple rapport, on a donc aujourd’hui un volume de plus de trois cents pages qui sera recherché des historiens et des archivistes. Aux premiers, il apprendra à bien connaître ces grandes et précieuses collections où ils peuvent puiser sans cesse ; aux autres, il fournira des renseignemens de détail dont le secours leur est indispensable. L’auteur, dont nous connaissions déjà, il est vrai, l’érudition de bon aloi, depuis la publication d’un curieux catalogue de bibliothèque provinciale, s’est transformé en professeur de l’École des chartes ; il définit fuse ac diserte ce que c’est que lettres patentes, diplômes, chartes, lettres missives, sceaux de cire verte en signe de verdeur inaltérable ou de perpétuité, etc. Quant à l’objet particulier du livre et à ses conclusions, un nouveau partage est demandé suivant lequel la Bibliothèque impériale devrait surtout restituer un grand nombre de volumes et de papiers manuscrits au dépôt des Archives. Quel que doive être le résultat définitif, le livre de M. Ravaisson n’en subsistera pas moins avec sa réelle importance. En effet, si un ordre meilleur est introduit dans nos collections, il l’aura préparé d’une façon excellente. Si nul changement important n’intervient, ce qui paraît devoir être le cas[3], il aura du moins répandu une lumière nouvelle, qui rendra plus faciles les explorations futures. Il aura démontré surtout, — c’est la moralité de son livre, — que la clé de ces riches dépôts est la connaissance des développemens de notre histoire et de celle de notre érudition française, qu’en beaucoup de parties, avec ce flambeau, le désordre est plus apparent que réel, et qu’enfin, si le statu quo n’est pas le parti absolument le meilleur, il ne rompt pas du moins un précieux accord avec la tradition historique et littéraire.


A. GEFFROY.


V. DE MARS.


  1. Ce chiffre sera peut-être dépassé. Le travail le plus important, la conchyliologie, n’étant pas encore terminé.
  2. Rapport concernant les Archives de l’empire, etc., in-8o, par M. F. Ravaisson, chez Durand, 1862.
  3. Le résultat s’est borné à un échange entre les deux établissemens ; mais cet échange a fait rentrer dans le trésor des chartes des documens d’une haute importance : on a transporté de la Bibliothèque ou, pour mieux dire, de ses greniers, aux Archives de l’empire les papiers du contrôle-général, ceux du clergé et quelques autres collections encore.