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Revue littéraire, 1863/04

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LES ARCHIVES SAXONNES.


Deux publications récentes faites à Dresde offrent à qui en a pu profiter l’occasion de rendre hommage à l’hospitalité libérale avec laquelle l’important dépôt des archives de Saxe est ouvert aux étrangers[1]. Les frontières de la Saxe étaient jadis fort étendues, de sorte que son histoire générale implique celle de la Pologne d’un côté, de l’autre celle d’une grande partie de la Thuringe, c’est-à-dire d’un pays qui, depuis Luther et Mélanchthon jusqu’à Goethe et Schiller, est resté à la tête de la civilisation allemande. La position centrale de la Saxe l’a d’ailleurs mise en contact avec tout le reste de l’Allemagne et la plus grande partie de l’Europe ; Son gouvernement, dont les agens à l’extérieur étaient depuis longtemps nombreux et actifs, n’était resté étranger à aucune des grandes affaires qui avaient agité les derniers siècles. De plus, les usages constans d’un vieux despotisme administratif avaient accumulé entre les mains de l’état un nombre infini de documens et de correspondances, le gouvernement revendiquant, après la mort des princes de la famille régnante ou des fonctionnaires, tous les papiers qui se trouvaient en leur possession, souvent même les plus étrangers aux intérêts publics. C’est avec ces matériaux que fut formée à Dresde en 1834 l’Archive royale de Saxe, qui comprend plus de trois cent mille documens et une série considérable de correspondances.

M. de Weber, appelé depuis quatorze ans à la direction de ces archives, a commencé par y mettre en ordre les documens modernes ; de concert avec le gouvernement saxon, il en a facilité l’accès aux travailleurs allemands ou étrangers ; payant enfin d’exemple, après avoir convié les savans à ne pas négliger une source d’informations féconde ; il y a puisé lui-même et a livré au grand jour ce que d’autres à sa place auraient peut-être soigneusement caché. On ne saurait trop répéter qu’une publicité si libérale fait grand honneur à l’archiviste et à son gouvernement. Nous savons plus d’un état où il serait à désirer qu’on s’inspirât d’un tel exemple.

La première publication de M. de Weber, Aus vier Jahrhunderten, présente en quatre volumes un ensemble complet par lui-même. Dans ce vaste cadre de quatre cents ans, ou plutôt de trois cent cinquante environ, car l’ouvrage commence au XVIe siècle seulement pour s’étendre jusqu’à nos jours, s’offre à nous un curieux mélange de documens historiques n’ayant entre eux aucun lien, si ce n’est celui d’une habituelle relation avec l’histoire saxonne, mais fort instructifs pour qui veut pénétrer dans la vie des temps passés. Nulle part on ne trouvera des détails plus précis sur la condition des petites cours allemandes aux XVII et XVIIIe siècles, sur les superstitions et les passions populaires, et sur maints personnages excentriques, produits de ces passions eux-mêmes, ou qui les ont exploitées. Cet ouvrage devient plus particulièrement précieux pour nous quand il donne les lumières les plus inattendues sur les événemens ou les personnages qui nous touchent de plus près. Par exemple M. de Weber a rencontré dans les papiers d’un baron de Just, envoyé saxon en Angleterre au commencement de 1816, un écrit rapportant une conversation qui eut lieu entre Napoléon et M. Littleton, membre du parlement anglais, à bord du Northumberland, dans la journée du 7 août 1815. Las Cases et d’autres historiens disent quelques mots de cette conversation sans la rapporter ni sans doute la connaître en entier. M. de Weber s’est livré à une longue recherche bibliographique au sujet de cet écrit ; il est arrivé, grâce seulement aux célèbres Notes and Queries, à ce résultat que ladite conversation a tout au plus été publiée, peut-être par extraits, dans une brochure tirée a cinquante-deux exemplaires et introuvable aujourd’hui. Bien que la pièce retrouvée à Dresde soit, pour la plus grande partie, écrite en anglais, beaucoup de fragmens y ont été conservés en langue française, notamment les réponses de l’empereur, quand M. Littleton se croit sur de son souvenir. Et pourtant on a peine à croire que ce souvenir ait été fidèle quand on lit ces paroles irritées, quoique désormais impuissantes : « Vous agissez comme une petite puissance aristocratique et non comme un grand état libre. Je suis venu m’asseoir sur votre sol ; je voulais vivre en simple citoyen anglais. Peut-être ce que vous faites est-il prudent, mais ce n’est pas généreux. Si vous n’aviez d’autre dessein que d’agir suivant les règles de la prudence, pourquoi ne pas me tuer ? Vous avez souillé le pavillon et l’honneur national en m’emprisonnant comme vous le faites. Vous avez flétri votre pavillon ; la postérité vous jugera… J’avais mon grand système politique. Il était nécessaire d’établir un contre-poids à votre énorme puissance sur mer. Je voulais rajeunir l’Espagne, et faire pour elle beaucoup de ce que les cortès ont tenté depuis. Je ne dis pas que l’idée d’amener la perte de l’Angleterre ne m’ait pas, pendant vingt années de guerre, passé par la tête,… c’est-à-dire votre perte, non, mais votre abaissement ; je voulais vous forcer à être justes, ou plutôt moins injustes… Vous avez été à Pétersbourg, monsieur, et vous dites que vous avez entendu les Russes dire du bien de moi. Pourquoi me haïraient-ils ? Je leur ai fait la guerre, voilà tout… Je voulais rétablir la Pologne ; c’est une grande nation. Poniatowski en était le véritable roi. Avez-vous été à Moscou ?… Ce n’est pas moi qui ai brûlé Moscou… C’est une île de fer, cette Sainte-Hélène, et un climat malsain… » Puis il parlait des Bourbons, des difficultés que leur opposerait un pays auquel on les imposait par la force. Il s’étendait avec une complaisance évidente sur les ressources qui restaient, disait-il, à la France, sur les progrès de la chimie industrielle, qui lui permettait, en bien des cas, de se passer de l’étranger, sur la production indigène du sucre de betterave, sur l’industrie de l’indigo et sur une ancienne loi de Henri IV a ce sujet, qu’il avait lui-même renouvelée. L’Angleterre avait de célèbres chimistes, mais la science n’était pas descendue chez elle à des applications pratiques aussi généralement répandues qu’en France.

Nous ne pouvons nous proposer ici de rendre un compte exact de quatre volumes dont les matières sont si variées. Il nous suffira de nommer, parmi les noms célèbres auxquels se rattachent les principaux documens publiés, le maréchal de Saxe et son illustre descendance jusque dans notre temps, le mystérieux comte de Saint-Germain, la princesse Palatine, mère du régent, le comte de Konigsmark, don Carlos d’Autriche, Théodore de Neuhoff, roi de Corse, etc. Le peu de rapport de ces noms entre eux donne une juste idée de la manière dont l’ouvrage se présente, et cela nous amène à présenter à l’auteur deux objections : pourquoi d’abord s’est-il abstenu d’indiquer soigneusement pour chaque pièce employée par lui dans quelle correspondance et même dans quelle liasse elle se retrouverait aux archives de Dresde ? En second lieu, l’historien qui consulte l’ouvrage se prend à regretter que ces quatre volumes, déjà précieux assurément, n’offrent pas autant de ressources pour l’histoire politique et diplomatique que pour la peinture des mœurs et la curiosité.

M. de Weber, à la vérité, paraît avoir répondu à cette dernière objection par la publication nouvelle qu’il a récemment entreprise de concert avec le célèbre historien M. Wachsmuth. On sait avec quelle facilité se fondent en Allemagne des recueils érudits : un savant dont le nom inspire la confiance appelle à lui quelques hommes de mérite, et s’engage à donner tous les trois mois deux ou trois études d’histoire, de philologie ou de science ; un public suffisant ne manque jamais à ces sortes de recueils, dont un certain nombre sont parvenus à une véritable célébrité. C’est ainsi que M. de Weber vient de fonder un périodique intitulé : Archives pour l’histoire de Saxe, dans lequel il se propose d’abord de faire, connaître, avec le concours des hommes spéciaux, tout ce que le dépôt public de Dresde contient de négociations, de mémoires et de correspondances offrant un véritable intérêt politique, ensuite de centraliser tous les travaux inédits se rapportant, de loin ou de près, à une branche de l’histoire saxonne. M. de Weber lui-même a écrit dans les premières livraisons du recueil une biographie fort étendue de l’un des principaux hommes d’état saxons, du comte d’Einsiedel, qui, de 1794 à 1831, ne quitta pas les affaires publiques.

Pendant la plus grande partie de sa longue carrière, le comte d’Einsiedel fut le ministre dévoué de l’honnête Frédéric-Auguste, allié fidèle de Napoléon. En donnant, avec le secours des renseignemens jusqu’à ce jour inconnus que lui présentaient les archives royales, une biographie étendue de cet homme politique, M. de Weber a restitué une page importante, non pas seulement de l’histoire de son pays, mais de celle encore de l’Allemagne et de l’Europe pendant le premier tiers si agité du XIXe siècle. A côté des intéressans détails qu’il fait connaître sur l’infatigable travail intérieur par lequel le comte d’Einsiedel s’efforçait de diminuer ou de guérir en Saxe les malheurs inséparables de la guerre, l’auteur se trouve appelé à publier des pièces d’une incontestable et précieuse authenticité concernant les grands événemens de cette époque. Il faut compter dans ce nombre un utile récit des divers incidens de la grande journée du 18 octobre 1813 par un témoin qui y avait été fort mêlé. — Il était déjà midi, et la bataille de Leipzig était à peu près décidée, quand un aide de camp, M. de Nostitz, vint dire au roi que la cavalerie saxonne avait déjà passé à l’ennemi ; l’infanterie, commandée par le général Ryssel, menaçait d’en faire autant, si le roi lui-même ne se décidait à répudier immédiatement l’alliance de Napoléon. On attendait une réponse suprême. Frédéric-Auguste n’hésita pas, et un ordre royal fut immédiatement adressé au général Zeschau en ces termes : « Général, j’ai placé ma confiance dans mes troupes, et je suis moins disposé en ce moment que jamais à m’en dédire. Elles n’ont pas de meilleur moyen de me prouver leur fidélité qu’en accomplissant leur devoir. J’attends de vous que vous fassiez tous vos efforts pour les y retenir. » Une heure après, Zeschau, ayant ramené en arrière le petit nombre de Saxons restés fidèles, environ sept cents hommes, venait annoncer au roi la défection du reste de l’infanterie saxonne. — Le lendemain 19 octobre eut lieu la scène des adieux de Napoléon à la famille royale de Saxe, que M. Thiers a brièvement racontée. « Relevant fièrement son visage grave, mais non abattu, dit-il, l’empereur exprima l’espoir de redevenir bientôt formidable derrière le Rhin, et promit de ne pas stipuler de paix dans laquelle la Saxe serait sacrifiée… » Le témoin cité par M. de Weber confirme ces traits au milieu de son récit : « Le matin du 19 octobre, pendant que l’armée française défilait entre la ville et les faubourgs, le duc de Bassano vint, vers huit heures, trouver le comte d’Einsiedel pour lui faire part des vues de l’empereur sur la situation politique de Frédéric-Auguste, et pour lui laisser trois ordres chiffrés adressés aux commandans français à Dresde, Torgau et Wittenberg. À neuf heures environ, l’empereur lui-même arriva pour faire ses adieux à la famille royale. Son attitude extérieure était parfaitement calme, et pendant sa conversation avec le roi il par la fort peu des rapports avec les alliés ; il dit seulement que le roi serait requis et forcé de se tourner contre lui, que sa majesté aurait peut-être mieux fait de le suivre jusqu’à Weissenfels, pour engager de là ses négociations avec les puissances coalisées ; d’ailleurs il donna l’assurance à la reine qu’il reviendrait et qu’il la reverrait à Dresde, et il lui manifesta par les plus fortes expressions son étonnement de la défection de son frère, le roi de Bavière, défection qu’il venait d’apprendre, et qu’il méditait de punir quand le temps serait venu. À son départ, il passa, encore à cheval devant le front du bataillon de la garde qui se trouvait sur la place du marché, et déclara aux troupes qu’il leur confiait la garde du roi son allié. » Ainsi se termina un des actes de la grande tragédie de Leipzig.

On sait quelle cause d’incertitude et de trouble ce fut pour les négociateurs du congrès de Vienne que la question de savoir comment ils devraient disposer des états du roi de Saxe. La Russie voulait la Pologne, et la Prusse voulait Dresde ; mais l’Autriche n’entendait pas qu’on livrât à ces puissances les défilés, de la Bohême, dont le grand Frédéric et Napoléon avaient signalé la haute importance, et elle se montrait, ou peu s’en faut, prête à recommencer une guerre pour empêcher ce qu’elle appelait une double usurpation fort désastreuse. D’autre part, les états allemands de second ordre ne pouvaient de gaité de cœur abandonner la cause de la Saxe, avec laquelle se confondait la leur, et ils déclamaient avec vivacité contre ce qu’ils appelaient l’avidité de la Prusse, la tyrannie de la Russie, la faiblesse de l’Autriche. L’Angleterre, de son côté, ne devait pas être d’humeur à laisser la Russie et la Prusse se fortifier outre mesure, et Louis XVIII enfin souhaitait de faire quelque chose pour son cousin le roi de Saxe. L’écho de ces craintes, de ces désirs, nous est livré dans certaines lettres de Frédéric-Auguste, du prince Antoine, son frère, et de Louis XVIII lui-même, publiées pour la première fois. Les nombreux détails relatifs à la question saxonne pendant le congrès y sont clairement déduits, et c’est tout un grave épisode d’histoire diplomatique qu’on expose ainsi.

Une fois le sort nouveau de la Saxe fixé, le comte d’Einsiedel se livra aux soins de l’administration intérieure avec une attention dévouée, et il ne fut détourné de sa tâche patriotique que par un petit nombre d’affaires extérieures. On lira avec intérêt parmi ces dernières les difficultés que lui suscitèrent la présence à Dresde d’un jeune libéral français, devenu depuis un homme d’état et un philosophe illustre, son arrestation dans la matinée du 14 octobre 1824, son extradition demandée par la Prusse, et la petite émeute qui, dans les rues de Dresde, voulut s’opposer à la condescendance obligée du cabinet saxon en cette circonstance envers le gouvernement prussien.

À côté de ces pages d’histoire contemporaine, le recueil de M. de Weber contient des travaux fort variés : un travail de bibliographie raisonnée sur les écrivains de l’histoire nationale depuis le commencement du XVIe siècle, par M. Wachsmuth ; une étude profondément érudite sur les différentes branches de la nation des Suèves dans l’Allemagne centrale au commencement du moyen âge, par M. Fraustadt ; des études militaires et d’archéologie locale, et enfin une importante dissertation de M. Helbig concernant un des grands épisodes de l’histoire diplomatique au XVIIe siècle. On sait quel ascendant la paix de Westphalie avait assuré à la France dans toute l’Allemagne. Le droit de protection que la France avait conquis sur les différens princes germaniques s’était transformé bientôt en une domination véritable, supérieure à celle que l’empereur lui-même exerçait. M. Mignet a magistralement exposé ces triomphes de la diplomatie française au commencement du règne de Louis XIV, mais il n’a pas prétendu épuiser un si vaste sujet, et chacune des archives étrangères que le zèle historique de notre temps explore révèle quelque entreprise nouvelle d’une politique active et bien servie. M. Helbig a retracé, d’après les documens inédits conservés dans les archives de Dresde, l’histoire d’une de ces négociations nombreuses qui ont eu, après le traité de Munster, pour but constant et pour effet dégrouper autour de la France un nombre toujours plus considérable de petits souverains devenus dociles. Il s’agit cette fois de l’électeur de Saxe Jean-George II. M. Helbig raconte les circonstances curieuses du traité qui fut conclu avec lui en 1664. La politique-de Louis XTV avait sur cette alliance des vues fort étendues. On écrivait de Dresde que « la Saxe pourrait tenir en bride l’empire et la Suède, » et le cabinet de Versailles se préoccupait en effet sérieusement de créer au nord de l’Allemagne une puissance imposante, qui fût dévouée aux intérêts français. On sait comment la place fut bientôt prise par une monarchie dévouée à de tout autres intérêts. A partir de décembre 1666, un envoyé du gouvernement français, nommé Chasson, résida à Dresde, et veilla à ce que l’électeur ne s’éloignât pas de la ligne dans laquelle le retenait d’ailleurs le besoin d’abondans subsides. L’électeur et ses frères furent de constans appuis pour le vainqueur de la triple alliance et pour le négociateur de Nimègue. M. de Pomponne signa avec l’envoyé saxon Wolframsdorf à Saint-Germain, le 5 (15) novembre 1679, un traité dont les articles secrets stipulaient que l’électeur consacrerait tous ses efforts à faire décerner la couronne impériale à Louis XIV, « comme plus capable que tout autre, par ses grandes et héroïques vertus et par sa puissance, de soutenir la couronne impériale, de rétablir l’empire dans son ancienne splendeur, et de le défendre contre le voisinage du Turc. » Tous ces épisodes diplomatiques sont racontés par M. Helbig avec une précision qui apporte ça et là des rectifications et des additions aux textes déjà connus.

Les princes allemands n’étaient si soumis à l’ascendant politique de Louis XIV que parce que la civilisation élégante dont la France avait donné le signal les enveloppait de toutes parts. Ils cédaient à l’attrait d’un luxe qui les ruinait, et ils avaient après cela besoin de subsides. Ces envahissemens d’une culture étrangère déjà raffinée, et contrastant avec la simplicité germanique, donnaient lieu à une multitude de nuances dont nous sommes aujourd’hui fort curieux. M. Helbig a voulu sans doute ne faire acte que d’excellent érudit, écrivant dans un recueil qui puisait aux mêmes sources que le premier ouvrage de M. de Weber dont nous avons rendu compte, mais qui se proposait un autre but en s’enfermant plus exclusivement dans le pur domaine de l’histoire érudite. L’exposition savante qu’il a faite des négociations entre Louis XIV et l’électeur de Saxe pourra être ailleurs pour M. Helbig l’occasion d’un travail d’ensemble qui deviendra, avec un entier usage de tous les documens dont il dispose, une importante étude d’histoire diplomatique. M. Helbig a déjà prouvé qu’il joignait aux qualités du savant celles de l’historien : il est connu par un livre sur Gustave-Adolphe et les Électeurs de Saxe et de Brandebourg qui contient de nombreux documens inédits, et qui fait autorité. Il a récemment publié une étude spéciale des rapports diplomatiques entre le gouvernement de Louis XIV et la Pologne pendant les années 1692-1697 ; il a ensuite édité, en la commentant, une curieuse relation d’Isaïe Pufendorf, envoyé suédois à Vienne et frère du célèbre Samuel, sur l’empereur Léopold, sa cour et sa faible politique de 1671 à 1674. Les Suédois étaient alors, dans ces premières et brillantes années du règne de Louis XIV, nos fidèles alliés ; aussi Pufendorf expose-t-il dans cette relation les efforts qu’il a tentés à Vienne pour seconder les intentions politiques du grand roi : il s’agissait de forcer l’empereur à l’inaction pendant la guerre franco-hollandaise. Notre XVIIe siècle, toujours plus intéressant à mesure qu’on l’étudie et qu’on le connaît davantage, s’éclaire de lumières nouvelles grâce à tant de recherches. Involontairement, c’est cette grande époque, si féconde en grandes combinaisons politiques conçues sous l’ascendant de la France, que M. de Weber et ses collaborateurs rencontreront le plus souvent dans leurs recherches désintéressées. Nous avons donc plus d’une raison pour applaudir au succès de leurs efforts, et il y aurait lieu de souhaiter que, dans les autres parties de l’Allemagne, l’étude de l’histoire fût servie par un pareil zèle de la part des écrivains, par une pareille libéralité de la part des gouvernemens.


A. GEFFROY.
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Mémoires d’Histoire ancienne et de Philologie, par M. Émile Egger, de l’institut[2].


Ce volume est un recueil de mémoires publiés à diverses époques dans des journaux savans. M. Egger a pensé qu’il ne fallait pas les y laisser, et qu’il était bon d’en rendre la lecture plus facile aux gens qui auraient besoin de les consulter. En les réunissant, il a rendu un véritable service à ceux qui veulent s’instruire. Ces mémoires traitent de sujets très différens. S’il y en a quelques-uns qui touchent à de hautes questions de littérature et d’histoire, le plus grand nombre semble, au premier abord, d’un intérêt beaucoup plus mince, et bien des gens sans doute, en lisant la table des matières placée en tête du volume, se demanderont si c’était bien la peine de se donner tant de mal pour déchiffrer quelques mots douteux sur des fragmens de papyrus ou des tessons de poterie. Là pourtant est la véritable importance du livre de M. Egger ; c’est par ces études de critique philologique et d’archéologie qu’il est sûr de plaire aux esprits sérieux, seul public auquel il s’adresse. Il est là plus à son aise, plus véritablement original, que lorsqu’il traite des sujets tout à fait littéraires, et l’on voit bien que son goût, comme son talent, le porte de préférence vers l’érudition. Cette préférence n’a rien qui doive surprendre, et tous ceux qui ont mis la main à des travaux de ce genre la comprendront bien. Les gens du monde, qui ne jugent guère que par le dehors et l’apparence, plaignent beaucoup les archéologues et les érudits de s’exiler dans ces recoins obscurs de la science plutôt que de suivre la grande route de la littérature, où l’on voyage si à l’aise et en si nombreuse compagnie ; mais ceux-ci ne se trouvent pas si à plaindre qu’on le suppose. C’est précisément parce que le chemin où ils marchent est solitaire qu’ils ont tant de plaisir à y marcher. Il a l’avantage qu’on peut toujours y trouver quelque endroit inexploré, et s’y faire, à l’écart, loin du bruit, un petit domaine. Si petit qu’il soit, il est tout à nous, et l’on s’y sent à l’aise, quand on n’aime pas à vivre sur le terrain d’autrui. Les résultats qu’on obtient, en se livrant à ces études spéciales, peuvent paraître insignifians au plus grand nombre ; mais ils charment celui qui les a trouvés, parce qu’au moins ils lui appartiennent. Il sait bien d’ailleurs que, dans les sciences d’observation comme l’archéologie, tout a son importance, qu’une vérité conduit à l’autre, et que personne ne peut dire si ce monument informe qu’on déblaie, si ces lignes qu’on déchiffre dans une inscription presque effacée ne mettront pas quelque esprit pénétrant sur la voie des plus belles découvertes. Cela suffit à expliquer la passion qu’excitent, chez ceux qui les cultivent, certaines sciences que le monde trouve arides et rebutantes, et comment de nobles esprits les préfèrent à d’autres travaux qui demandent moins de peine et donnent plus de renommée.

Les livres comme celui de M. Egger ont un autre avantage que de nous apprendre un certain nombre de faits nouveaux ; en nous montrant réunie l’œuvre entière d’un homme, et pour ainsi dire toute sa vie scientifique, ils nous permettent de distinguer, avec la nature particulière de son esprit, la tendance générale de la science de son temps. Il n’est pas besoin de beaucoup de peine pour trouver de quel côté la critique de M. Egger se porte le plus volontiers. Une énumération rapide des principaux mémoires contenus dans son livre montrera suffisamment quels sujets il aime surtout à traiter et les résultats qu’il veut tirer de ses études. Nous le voyons s’occuper successivement à établir les formalités de l’état civil chez les Athéniens, les moyens qu’employaient les Grecs pour garantir de toute fraude leurs poids et leurs mesures, à chercher quels étaient les divers genres de billets dont ils se servaient dans leur commerce, et s’ils ont connu la lettre de change ; La découverte d’un inventaire de dépenses pour la construction du temple d’Érechthée l’amène à se demander quel était le prix du papier au temps de Périclès, et il trouve que ce prix était très élevé, puisqu’une feuille de papyrus coûtait 30 centimes de plus qu’une planche de bois de la même dimension. Comment donc pouvait-on suppléer au papier pour les usages ordinaires de la vie ? M. Egger nous l’apprend dans un mémoire où il s’occupe de ces fragmens de poterie (ostraka) qui se retrouvent en si grand nombre dans l’Egypte, et sur lesquels il y a encore des traces d’une ancienne écriture ; ce sont d’ordinaire où des reçus donnés aux contribuables par les percepteurs de l’impôt public, ou les quittances des soldats aux officiers chargés de les payer. Une inscription romaine des derniers temps de la république, qu’il étudie avec un grand soin, lui fait découvrir chez les anciens une vertu que nous croyions toute moderne, la charité. Il s’agit d’un homme de bien qui veut qu’on grave sur son tombeau qu’il aimait les pauvres. Ce qu’il importe de remarquer, c’est que celui qui parle ainsi n’est pas un philosophe : on ne serait pas surpris de lui voir ces sentimens ; c’est un simple affranchi, un joaillier de la voie sacrée, margaritarius de via sacra. N’est-il pas remarquable de voir comment, aux approches du christianisme, ces grandes leçons d’humanité données par la philosophie descendent jusque dans le peuple ? Enfin un des plus curieux mémoires du livre est consacré à étudier les fragmens de Polémon, un écrivain touriste, comme on le dirait aujourd’hui, et cette étude révèle dans l’antiquité la plus reculée l’existence de certaines professions que l’on ne supposait pas aussi anciennes : d’abord celle des ciceroni ; il y en avait, sous le nom de périégètes et de mystagogues, dans les temples célèbres et dans les villes importantes de la Grèce. Ils étaient, comme les nôtres, à l’affût des visiteurs ; comme les nôtres aussi, ils les supposaient crédules, et, selon Lucien, pour embellir le passé des monumens qu’ils montraient, ils ne se faisaient pas faute de débiter beaucoup de fables. Plusieurs d’entre eux avaient couru le monde, et M. Egger raconte qu’au retour ils écrivaient la relation de leurs voyages à l’usage de ceux qui voulaient faire comme eux. Voilà une belle antiquité trouvée à nos Guides du voyageur ! Je pourrais poursuivre cette énumération ; mais ce que j’ai dit suffit, je crois, pour montrer quelles sont les préférences de l’érudition de M. Egger. Elle ne se perd pas dans les questions oiseuses ; elle a partout quelque chose de pratique et de vivant ; elle cherche dans l’antiquité l’analogue de nos sentimens et de nos usages ; elle se demande comment les gens d’autrefois, en présence des besoins et des difficultés que nous rencontrons devant nous, les ont surmontés. C’est ainsi que l’archéologie de notre temps s’est résolument placée au milieu de la vie des anciens, mais non pas seulement dans cette vie artificielle et arrangée que les historiens nous racontent : elle veut descendre plus bas, et saisir ce qu’on a appelé le tous les jours et la vie familière. Jusqu’ici le résultat de ces études a fait reconnaître que le plus souvent les mêmes besoins avaient amené les mêmes inventions, qu’il n’y a presque aucun de nos usages que les anciens n’aient pratiqué de quelque manière, et qu’en somme leur vie était bien plus semblable à la nôtre qu’on ne se l’était figuré. C’est de là qu’est parti un illustre archéologue, devenu subitement un grand historien, M. Mommsen, pour donner à ses ouvrages un intérêt tout nouveau. Par une manœuvre tout à fait contraire à celle d’Augustin Thierry, qui rendit à notre moyen âge sa couleur véritable en évitant de se servir des expressions qui rappellent l’époque moderne, M. Mommsen a hardiment jeté le monde moderne au milieu de ce monde ancien. Quand il parle des Gracques, on croirait qu’il est question de 89. Il a sans cesse à la bouche les mots de démocrates, de parlementaires et de clubistes. Les soldats de Sylla deviennent chez lui des lansquenets, les troupes espagnoles de Sertorius sont des guérillas, tandis que Mithridate est appelé un sultan, le lieutenant du roi des Parthes son vizir, et Pompée un caporal. Il peut y avoir là bien des exagérations, et M. Mommsen n’est pas homme à faire les choses à demi ; mais il faut reconnaître aussi que ces assimilations hardies, en nous faisant les contemporains de cette antique histoire, la rendent pour nous singulièrement vivante.

Une des parties les plus remarquables du livre de M. Egger est celle qui contient les quelques mémoires où il essaie de lire et d’expliquer des papyrus égyptiens. Pour faire comprendre l’importance de ces travaux, il faut donner quelques indications rapides.

Notre siècle s’est fait remarquer en toutes choses par une incroyable curiosité d’esprit. Dans l’érudition, cette curiosité, s’est trahie par les efforts qu’on a faits pour découvrir des textes nouveaux. Depuis le XVe siècle, cette ardeur de découvertes qui fit la gloire de la renaissance s’était fort attiédie, et l’on se contentait d’expliquer et de commenter les auteurs anciens qu’on possédait. Ils ne nous ont pas suffi, et nous avons voulu en trouver d’autres. Ce serait une histoire intéressante, et qui nous ferait honneur, que le récit de tous les essais qu’on a tentés de nos jours et des prodiges d’invention qu’on a imaginés pour enrichir de quelques pages ou seulement de quelques lignes le trésor littéraire qui nous vient de l’antiquité. Nous avons beaucoup fait nous-mêmes : le hasard a fait plus encore. D’abord, à la fin du siècle dernier, la découverte d’une bibliothèque parmi les ruines d’Herculanum donna aux savans de grandes espérances qui ne se sont pas toutes réalisées. Le malheur a voulu que cette bibliothèque fût celle d’un épicurien entêté qui ne s’est soucié de recueillir que les ouvrages des philosophes de sa secte. Ces livres, si péniblement déroulés et déchiffrés, ne se sont trouvés contenir qu’une sorte de scolastique ennuyeuse et des démêlés éternels avec les stoïciens. C’était une déception. Heureusement que nous avons eu, peu de temps après, pour nous consoler, la découverte des palimpsestes de Milan et les travaux du cardinal Maï. On sait comment cet infatigable philologue parvint à lire dans des manuscrits grattés, et au-dessous de traités théologiques, des lignes anciennes et imparfaitement effacées. C’est ainsi qu’il nous rendit les lettres de Fronton et de Marc-Aurèle, les fragmens des plaidoyers de Cicéron et de sa République. Toutefois les palimpsestes ne sont pas inépuisables. Quand on eut achevé de déchiffrer ceux qui se laissaient lire, il fallut bien se tourner d’un autre côté. Les bibliothèques de l’Europe, étudiées par tous les savans depuis quatre siècles, ne pouvaient plus contenir de trésors cachés ; on eut l’idée de fouiller celles des monastères de l’Orient ; mais la moisson ne fut pas très riche, car on ne tira guère du mont Athos que le fabuliste Babrius, et ce n’était pas grand’chose. Cette fois il semblait bien que tout était fini et qu’il n’y avait plus d’espoir de rien trouver de nouveau, quand il arriva de l’Egypte, mieux explorée, un assez grand nombre de papyrus sur lesquels on ne tarda pas à reconnaître des caractères grecs. On les avait trouvés dans des tombeaux où ils étaient employés à envelopper des momies, ou même quelquefois déposés, comme dans des sortes d’archives de famille. Aussitôt toute l’Europe savante se mit à l’œuvre pour les déchiffrer. En France, la bibliothèque du Louvre en forma une collection assez nombreuse, et l’illustre érudit qui semblait avoir pris l’Égypte comme son domaine, M. Letronne, fut chargé de les lire et de les publier. Ce n’était pas un travail facile. Il fallait se familiariser avec ces écritures cursives qui changent suivant les pays, les temps et les hommes, deviner le sens de mots qu’on n’avait jamais vus ailleurs, se reconnaître au milieu des variations d’une langue populaire toujours flottante et renouvelée, sans cesse corrompue par toutes ces nations grecques et barbares dont le mélange formait la société égyptienne. Toutes ces difficultés ont été surmontées, et les découvertes qu’on a faites ont largement payé la peine qu’il a fallu prendre. La littérature y a gagné des vers d’Homère et d’Alcman, des fragment d’Isocrate et d’Hypéride. L’histoire y a gagné plus encore. Ces papiers de rebut, dont on garnissait des cercueils, revenus au grand jour après plus de vingt siècles, sont en train de nous apprendre toute une civilisation que nous ne connaissions pas. Ils nous révèlent mille détails curieux sur l’Égypte des Ptolémées. Saurait-on sans eux, par exemple, qu’il existait dans le Sérapéum de Memphis de véritables couvens d’hommes et de femmes qui subsistaient d’une sorte de dîme en nature que leur payait le roi d’Égypte[3] ? On peut dire que tous ces manuscrits, même ceux qui paraissent les plus insignifians et les plus barbares, ont leur importance. Sans doute ce ne sont pas des lettrés qui les ont écrits, et ce n’est pas cette langue grossière, mêlée de copte, et de syriaque, qu’on parlait au Musée ; mais la langue populaire mérite aussi d’être étudiée : il y a un grand profit à pénétrer par elle jusque dans les habitudes et l’état social d’un peuple, surtout à cette époque où s’accomplissait dans le peuple et par le peuple la plus grande révolution religieuse que le monde ait vue. Cette révolution, nous ne la connaissons que par ses livres officiels. Les écrivains ecclésiastiques ne nous ont dit d’elle que ce qu’ils ont voulu, et les historiens païens, qui ne s’occupaient guère que des hautes classes de la société, où elle n’a pénétré que plus tard, semblent ne l’avoir véritablement aperçue que le jour où elle a triomphé. Qui sait s’il ne nous viendra pas un jour de ces papyrus d’Egypte quelques révélations qui nous’permettront de la mieux juger[4] ? Tout espoir est permis à ce sujet, s’il est vrai, comme l’affirme M. Mariette, que derrière les pyramides de Sakkarak gisent encore, dans un même cimetière, des milliers de sarcophages gréco-égyptiens que personne n’a explorés.

Ces réflexions expliquent l’importance que les savans attachent au déchiffrement des papyrus égyptiens. Ceux dont M. Egger s’est occupé dans son ouvrage, et qui contiennent, avec quelques vers nouveaux du poète Alcman, des détails sur la comptabilité des rois d’Égypte, ont été expliqués par lui avec beaucoup de pénétration et de sûreté. Du reste, l’Institut a prouvé le cas qu’il faisait de ces travaux en adjoignant l’auteur à M. Brunet de Presles, pour achever la lecture et préparer l’impression des papyrus du Louvre.


GASTON BOISSIER.
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V. de Mars.

  1. Aus vier Jahrhunderten (Documens sur quatre siècles), par M. Charles de Weber, directeur des archives de Dresde ; 4 vol, Leipzig 1857-63. — Archiv fur die Sächsische Geschichte (Archives de l’histoire de Saxe) ; Leipzig 1863.
  2. Paris, Auguste Durand.
  3. Voyez le mémoire de M. Brunot de Presles sur le Sérapéum de Memphis.
  4. M. Egger a retrouvé sur un fragment de poterie quelques lignes qui étaient certainement une prière ou une amulette écrite par un chrétien d’une époque très reculée.