Revue littéraire — 14 mars 1832

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ESQUISSES DE LA SOUFFRANCE MORALE.
PAR M. ÉDOUARD ALLETZ.[1]


Si notre mémoire ne nous trompe pas, M. Alletz a débuté dans le monde littéraire par un poème sur le dévoûment des médecins français en Catalogne, couronné en 1822 par l’académie française. Un prix académique avait encore alors quelque valeur. Dix ans se sont écoulés, et les choses ont bien changé. Cependant le concours dans lequel triompha M. Alletz, eut de la solennité. Près de l’astre vainqueur, on avait aussi vu apparaître pure et brillante à l’horizon poétique une nouvelle étoile. Comme sa jeune rivale, mademoiselle Delphine Gay, dont la renommée a depuis si fort grandi, M. Alletz ne s’en est pas tenu non plus à ce premier succès. Laissant M. Bignan qui semble, en matière de poésie, s’être attribué le monopole des couronnes académiques, récolter annuellement sa moisson de palmes et d’églantines, M. Alletz a pensé avec raison qu’il lui fallait s’adresser surtout au public, juge impartial et austère, juge sans appel, qui ne donne, il est vrai, ni médailles, ni prix officiels, mais qui décerne seul, en définitive, la réputation. Celle que s’est acquise M. Alletz par ses publications successives, disons-le d’abord, est des plus honorables, et repose déjà sur une large base. Le cadre étroit dans lequel nous nous voyons à regret forcés de resserrer cet article, nous permet à peine d’énumérer ses divers ouvrages. Tous ils ont, au surplus, été dignement appréciés et jugés. Empruntant un caractère particulier de l’alliance qui paraît s’être formée chez leur auteur entre l’esprit de liberté qu’il juge conforme au mouvement et aux besoins du siècle et l’esprit de la philosophie catholique, empreints de cette foi vive et éclairée qui ne voit ni vérité ni bonheur hors des croyances religieuses, et n’en sympathise pas moins ardemment avec l’espoir des progrès et du perfectionnement de la civilisation humaine, tous ces ouvrages, fruits d’un talent grave et consciencieux, attestent les profondes convictions d’une âme non moins poétique que généreuse et dévouée. C’est ainsi que le Walpoole de M. Alletz flétrissait avec énergie sous M. de Villèle les ministres corrupteurs, et qu’un de ses autres poèmes saluait courageusement M. de Châteaubriand dans sa disgrâce. L’Essai sur l’homme, œuvre philosophique et religieuse d’une haute portée, que l’auteur dédiait à Lamartine, n’était certes pas non plus indigne de paraître sous les auspices du grand poète qui nous a donné les Méditations et les Harmonies. Publiée en 1830 en des circonstances peu favorables qui ont pu nuire momentanément à son succès, la Nouvelle messiade n’est pas, selon nous, destinée à figurer sur la longue liste nécrologique de nos épopées. M. Alletz n’avait pu se dissimuler, que dans l’exécution de la sienne, le difficile était de dégager la poésie enveloppée dans la révélation, et de tirer de l’Évangile un poème où l’imagination pût se montrer sans nuire à la foi. Le poète nous semble avoir heureusement triomphé de cette difficulté, qui pouvait bien en vérité passer pour insurmontable.

Les Esquisses de la souffrance morale, dont nous avions surtout à parler ici, forment une série de nouvelles, de romans, de drames plus ou moins développés. L’auteur s’y est appliqué à peindre la douleur sous plusieurs faces différentes et dans diverses conditions. Au moyen de ces peintures, il a voulu, non-seulement consoler les malheureux et leur enseigner le courage et la résignation, mais, unissant par un lien philosophique tous ces tableaux de l’intelligence humaine modifiée par la douleur, jeter en même temps quelque lumière sur les effets intimes et orageux de la souffrance morale. Les esquisses qu’il en trace et où tout l’être humain, dans l’état d’affliction, se trouve soigneusement analysé, ressortent ainsi, à proprement parler, du domaine de la psychologie. Avec cet esprit de méthode employé dans la métaphysique, il a cherché à mettre la description des peines de l’âme au niveau d’une science. On s’était occupé de l’homme ; M. Alletz a traité de l’homme malheureux. Il importe donc de bien considérer que c’est vers ce but moral et philosophique qu’ont tendu surtout ses efforts, et se souvenir qu’il n’a point fondé l’espoir du succès sur les combinaisons plus ou moins intéressantes, plus ou moins bizarres de quelques nouvelles. — S’il vous faut à toute force des contes fantastiques, drolatiques, voire même philosophiques, selon que l’entendent les faiseurs, ne prenez point le livre de M. Alletz. Il ne s’agit pas en effet, dans ses Esquisses, d’étranges et merveilleuses aventures, de fables curieusement extravagantes, telles que vous les fabriquent aujourd’hui nos fournisseurs brevetés. Non ; M. Alletz marche dans une toute autre voie : c’est dans un tout autre point de vue qu’il a considéré l’art. C’est une profanation, selon lui, que de le subordonner dans ses principes fondamentaux à l’état passager de la société et à ses goûts capricieux. Il ne cherche donc point à distraire le désœuvrement : il ne veut point exploiter un genre à la mode et spéculer sur les fantaisies du jour ; ce qu’il veut surtout dans ses Esquisses, c’est, il le déclare lui-même, en prêtant une forme animée à quelques vérités utiles, apporter aux malheureux les secours de la morale et de la foi.

Le premier volume des Esquisses de la souffrance morale avait obtenu, en 1829, la première des médailles décernées par l’académie française dans le concours extraordinaire de morale qu’elle avait ouvert. Le livre de M. Alletz se recommande à nos yeux par d’autres titres que ce prix académique ; il avait d’ailleurs assez de mérite pour ne point l’obtenir et surtout pour s’en passer. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage n’en a pas moins réussi hors de l’académie et malgré son suffrage. Le public a cette fois encore et avec justice homologué pour M. Alletz le jugement des quarante.

Bien qu’il se présente à nous sans être revêtu de leur apostille, le second volume des Esquisses de la souffrance morale ne nous semble néanmoins nullement inférieur au premier. Les morceaux qui le composent se développent avec plus d’aisance dans de plus larges cadres. Exécutées sur de plus vastes toiles, les esquisses deviennent ici des peintures réelles, de vrais tableaux. La Captivité est l’histoire de l’une des dernières victimes de l’inquisition d’état de Venise. Ce récit est des plus touchans ; seulement l’imagination du prisonnier se promène-t-elle peut-être trop long-temps dans ses souvenirs de bonheur, et n’est-elle pas assez souvent prisonnière elle-même. J’aurais voulu que le poids des fers eût enchaîné quelque peu son vol, et que le journal du captif retraçât avec plus de détails, et jour par jour, heure par heure, instant par instant, cette vie du cachot si lente, si monotone, si sombre, si désespérée. L’étude de cette souffrance morale en serait, il me semble, plus complète encore et plus profonde. Dans l’Épouse coupable, sans nuire à l’intérêt de sa fable, l’auteur a su grouper et analyser habilement toutes les douleurs, tous les déchiremens d’une âme fière et passionnée, trahie indignement et livrée en proie aux atroces tortures de la jalousie. La Proscription, dans une suite de scènes vives et animées, nous fait assister à la longue agonie et à la mort des plus célèbres girondins. Ce drame, écrit et conduit avec vigueur, nous paraît le morceau le plus remarquable du volume.

En résumé, ce dernier ouvrage de M. Alletz, l’un de ses travaux les plus consciencieux et les plus recommandables, élève et consolide l’édifice qu’il bâtit laborieusement depuis plusieurs années. C’est une pierre de plus apportée à son œuvre. Il ne s’agit de rien moins pour lui que de la reconstruction de la foi sur les fondemens de la morale et de la philosophie. En des temps comme les nôtres, l’entreprise est honorable et courageuse. « Naguère », dit lui-même M. Alletz dans l’avant-propos du second volume de ses Esquisses, et nous ne pouvons mieux finir que par cette citation ; « naguère les croyances étaient regardées comme des opinions politiques ; les choses avaient été poussées à ce point, qu’une sorte d’honnêteté faisait fuir l’apparence d’un attachement à la religion, et que la pudeur se trouvait placée entre l’homme et l’autel. — Espérons que la véritable foi renaîtra, aujourd’hui que son semblant n’est plus récompensé par des honneurs… Les ouvrages que j’ai publiés, ont tous été conçus sous l’inspiration de cette espérance, etc. »

Il est beau, lorsque, par des voies moins escarpées, on pouvait aisément arriver à de rapides et brillans succès, d’avoir ainsi voué, bien jeune encore, toutes ses forces, toute sa vie à l’accomplissement d’une tâche difficile et austère. Espérons aussi qu’avec tout son talent, au milieu des préoccupations politiques et de la profonde indifférence du siècle, M. Alletz n’aura pas fait retentir sa voix dans le désert.

LA SALAMANDRE,
PAR M. E. SUE.[2]


C’est à dessein que nous avons différé jusqu’à ce jour de parler du nouveau roman de M. Sue. Nous avons voulu voir l’essor de ce livre, recueillir tous les avis, éloges et critiques, et venir ensuite, autant qu’il serait en nous, juger ces jugemens, et examiner si de cet ensemble d’opinions contraires, il résultait que la Salamandre eût en elle un principe de durée et de vie, et ces beautés fondamentales qui font dire long-temps : C’est un ouvrage remarquable.

Le reproche le plus fort que l’on ait fait, selon nous, au livre de M. Sue, c’est que le caractère de Szaffie était faux. Si l’on veut dire par là que Szaffie n’est pas un homme que l’on ait vu dans le monde, et dont on retrouve souvent le modèle, la critique est fondée, et je ne crois pas qu’en effet il y ait dans la société d’être qui réunisse à-la-fois tant de qualités d’esprit et tant de vices de cœur. Mais, si l’on se met au point de vue de M. Sue, ce que l’on doit toujours faire pour juger un écrivain quelconque ; si l’on réfléchit qu’il a voulu personnifier, dans Szaffie, un siècle tout entier, montrer, dans le désullisionnement complet qu’il inspire à Paul, l’effet sourd et inévitable de la dépravation de notre société blasée et morte à toute croyance, on conviendra qu’il y a, dans cette donnée, de la vérité, et une vérité grande et forte. Il était important d’établir cette distinction, parce que l’ouvrage de M. Sue pose tout entier sur l’idée de la vie réelle et de la vie d’illusion mises en contraste, et qu’en accusant cette donnée d’être fausse, on ôtait à l’ouvrage son caractère philosophique et sa portée de pensée : on n’en faisait plus qu’un roman.

Ce n’est pas qu’il n’y ait de graves défauts dans la Salamandre. Le combat du père et du fils pour un morceau de pain est contraire, selon nous, au caractère donné par l’auteur à Pierre Huet et à Paul. C’est de l’horreur invraisemblable. Dans le chapitre intitulé le Rat passé au grès, il y a une telle crudité de détail, une énergie si affreuse de description, que cela irrite les nerfs, encore plus que cela ne serre le cœur ; et M. Sue a assez d’imagination pour intéresser le lecteur, sans être obligé de recourir à cette poésie de supplices et de tortures. On peut, peut-être, trouver aussi que l’héroïsme du lieutenant est poussé un peu loin, et là encore M. Sue a représenté une idée plutôt qu’un homme. Pourquoi des chapitres si peu liés ensemble ? pourquoi ce surchargement de coloris qui ressemble à du clinquant ? Ne pourrait-on pas demander à M. Sue un peu moins de monotonie dans les formes de son style, si vif et si animé ?…

Toutefois, il y a mieux qu’un ouvrage remarquable dans la Salamandre ; il y a l’espoir de dix beaux ouvrages, et j’aime encore mieux ce que M. Sue promet que ce qu’il donne. Et cependant, que d’éclat, que d’originalité, que de sources d’intérêt, que de drame surtout dans ce livre ! M. Sue possède le rare talent de faire des hommes qui vivent, que l’on connaît, que l’on reconnaîtrait. Peut-on ne pas se souvenir de ce bon marquis de Longetour, si sensible, si paternel, si candide, qui avoue si naïvement son ignorance, qu’on la lui pardonne, et que l’auteur, par une bien grande délicatesse de talent, a su rendre à-la-fois ridicule et intéressant ? Je ne parle pas de Paul et d’Alice, parce que ce ne sont que des abstractions animées, quoique l’esquisse en soit poétique et gracieuse ; mais qui n’applaudirait à la création de maître Lajoie et de son sifflet, de Misère et de ses douleurs, du Parisien et de sa gaminerie, de Rouquin, de Garnier, et même du vieux calier, tous êtres bien vivans, avec leur caractère, leur individualité, leur cachet ? car, un des talens de M. Sue, c’est la science d’observation : aussi, quand il tient une situation vraie, avec quelle vérité et quelle sagacité il la traite ! Les deux chapitres la Salamandre a reçu sa paie hier, Problème, et la scène de Bouquin et du commissaire, sont des modèles d’observation fine et franche en même temps.

Une action triste et sombre, semée de scènes du comique le plus vrai et de descriptions éblouissantes, un style chaleureux, des idées neuves, et surtout la singulière faculté de colorer tout de poésie, voilà ce qui nous fait dire que la Salamandre, malgré ses défauts, occupera un rang distingué parmi les ouvrages originaux de l’époque.

MÉMOIRES DU MARÉCHAL NEY !

La voix des morts est quelquefois bien embarrassante pour les vivans. Vous figurez-vous la chambre des pairs, déjà si rudoyée par la main populaire, voyant tomber au milieu de ses séances, si décolorées, les Mémoires du maréchal Ney ! L’ombre de Banco fera tressaillir plus d’un de ses juges sur son siège de velours. Ce livre, jeté au milieu de nos embarras politiques, fera, pour ainsi dire, trêve aux débats journaliers : ce sera le grand évènement du jour, une pâture à tous les partis.

Mais, dira-t-on, le maréchal Ney a-t-il laissé des mémoires ? À cela nous répondrons, nous qui avons pu parcourir ses papiers, qu’il est facile de convaincre les plus incrédules par la même communication. Si, dans quelques endroits inachevés, la soudure manquait, nous pouvons assurer ici qu’il n’y aura pas un fait avancé dans les Mémoires, pas une anecdote qui ne vienne du maréchal. Ce qui a été pour nous, nous devons l’avouer, un objet d’étonnement, en lisant les nombreux matériaux que la famille du maréchal a confiés à une plume exercée, pour faire uniquement ce travail de soudure qui leur manquait, c’est de voir que cette main, si rude à l’ennemi, si habile à manier l’épée, était loin d’être étrangère à l’art d’écrire. Nous avons vu des passages de ces Mémoires, des épisodes, des rapports tout entiers de sa main, écrits avec une netteté, une précision et un talent remarquables.

Après Bonaparte, le maréchal Ney est incontestablement la plus grande figure de l’empire : il s’est montré tour-à-tour, il faut bien qu’on le sache, homme d’état et de guerre. On verra dans ces Mémoires quelle habileté il lui fallut déployer dans la difficile mission que lui avait confiée le premier consul, pour pacifier la Suisse et faire accepter sa médiation. Ce sera là peut-être la partie la plus inattendue, une des plus piquantes du livre ; car les grands faits d’armes du maréchal Ney ont, pour ainsi dire, jeté dans l’ombre les autres parties de sa vie ; il les ont absorbées comme un grand événement en absorbe un plus petit ; mais lui-même a beaucoup appuyé sur ces divers incidens de sa carrière, soit qu’il en eût plus le loisir alors, soit que sa position auprès du chef du gouvernement lui en fit un devoir. Avant d’arriver aux deux grandes époques de la vie du maréchal Ney, la campagne de Russie et son procès, nous aurons à traverser bien des années, bien des épisodes, bien des faits militaires, bien des anecdotes ; car ce sera aussi un livre conteur, qui, se souciant peu de la marche ordinaire de l’histoire, recueille en passant un fait politique aussi bien qu’une aventure de salon ou une scène de bivouac. Mais le narrateur prend naturellement une allure plus grave et plus sévère à mesure qu’il approche de la fin de l’empire. Il est impossible qu’en lisant cette grande campagne de Russie, on ne se demande, saisi d’une profonde tristesse, comment cette lutte homérique ne lui a-t-elle pas fait trouver grâce devant ses juges ! comment celui qui avait sauvé tant de milliers de Français n’a-t-il pu être sauvé !

Pour nous qui avons lu les manuscrits des Mémoires du maréchal Ney, et qui espérons en faire connaître d’avance quelques fragmens à nos lecteurs, nous croyons pouvoir prédire qu’ils sont appelés à faire sensation. C’est le libraire Fournier qui en a fait l’acquisition. La première livraison, qui est sous presse, paraîtra vers la fin d’avril.


— Nous étions mal informés quand nous disions, dans notre dernière livraison, que M. Victor Hugo s’était retiré de la candidature académique. Pour s’être retiré, il faudrait d’abord s’être présenté. Or, M. Victor Hugo n’a pas songé un seul moment à se présenter.

— Les graves et rudes paroles adressées par M. Victor Hugo aux démolisseurs ont porté coup.

Nous apprenons de bonne source que l’ordre vient d’être donné par le gouvernement de suspendre la plupart des démolitions commencées. Il paraît qu’on abandonne le projet de la grande, grande, grande rue ! et que Saint-Germain l’Auxerrois, quoique condamné depuis long-temps par un très haut personnage, sera respecté. Il paraît aussi que le magnifique hôtel du Bourgtheroulde, à Rouen, était menacé, et que M. Victor Hugo vient de le sauver. Il a sauvé aussi l’église de Brou. Elle ne sera décidément pas convertie en grenier à foin. Le contre-ordre vient de partir des bureaux du ministère. On nous assure que c’est au théâtre de l’Odéon que cette destination de grenier à fourrage va être donnée. Ceci du moins est raisonnable.

Espérons qu’on verra enfin poindre quelque lueur d’intelligence dans le cerveau de M. d’Argout.

M. Victor Hugo, en attendant la loi qu’il réclame pour la conservation des monumens nationaux, est, dit-on, déterminé à faire lui-même la police autour de ces vénérables ruines, et à châtier sévèrement et sans pitié, en le dénonçant en face et en l’appelant par son nom, tout démolisseur, quel qu’il soit, propriétaire, maire, ministre ou roi. Il n’y a pas en effet de vandale irresponsable aux yeux de l’art, et le goût n’admet pas de the king can do no wrong.

  1. 2 vol. in-8o chez Adrien Leclerc et compagnie, libraires, quai des Augustins no 35.
  2. Paris. Renduel, rue des Grands-Augustins, n. 22.