Revue littéraire — 29 février 1844
La Comédie-Française prouve à merveille, à notre avis, qu’elle comprend ses devoirs envers l’art et le public, en déroulant comme elle fait, et en exposant aux regards des connaisseurs et de la jeunesse, les belles toiles de son ancien répertoire depuis long-temps laissées dans l’ombre. Après la gracieuse et poétique apparition de Bérénice, voici venir l’imbroglio héroïque de Don Sanche d’Aragon, cette curieuse tragédie de cape et d’épée, si l’on peut s’exprimer ainsi, dans laquelle l’auteur de Cinna, de Polyeucte et de Rodogune, s’est plu, suivant l’heureuse expression que lui-même nous fournit, « à chausser le cothurne un peu plus bas, » et à reprendre, par délassement ou souvenirs de jeunesse, l’allure et l’accent chevaleresques qui lui avaient valu tant d’applaudissemens dans le Cid[1]. Pour notre part, nous verrons avec une satisfaction vive et sincère la Comédie-Française persévérer dans cette voie laborieuse d’études intelligentes. Tout le monde y gagnera ; le goût du public s’étend et s’améliore par ces utiles comparaisons ; la vue vacillante de la critique s’affermit devant ces fières beautés des vieux maîtres, qu’elle a été souvent tentée de prendre pour des défauts dans les poètes contemporains ; le talent des acteurs eux-mêmes se retrempe et s’assouplit dans ces grandes et fortes luttes. N’est-ce pas d’ailleurs le glorieux privilége des grands artistes dramatiques de pouvoir ranimer de leur souffle les chefs-d’œuvre que l’oubli commence à atteindre ? Malheureusement, bien de belles œuvres qui ne sont pas mortes encore, mais qui se refroidissent dans le silence, attendent ce souffle qui leur fait défaut ; mais leur tour viendra. Nous ne voulons aujourd’hui exprimer ni regrets ni désirs. Le moment serait mal choisi. Mlle Rachel ne vient-elle pas de se montrer à nous sous deux formes nouvelles ? Remercions-la, ainsi que Beauvallet, de nous avoir ainsi rendu, à un si court intervalle, deux ouvrages, non pas assurément les plus parfaits de leurs auteurs, mais deux ouvrages charmans, à divers titres, remplis d’enseignemens poétiques, et qui plus est, à force d’avoir été oubliés, nouveaux en quelque sorte pour un grand nombre de spectateurs.
Cela est vrai surtout de Don Sanche. Qui de nous, je le demande, se rappelait, avant les représentations dernières, cette pièce que les plus curieux ont lue à peine une ou deux fois en courant ? qui de nous avait conservé un souvenir distinct de la fable et des caractères ? qui avait présens à la mémoire les traits et la physionomie de Carlos et d’Isabelle ? M. de La Harpe n’a pas même cité, chose inouie ! le titre de cet ouvrage dans le demi-volume qu’il a consacré à l’examen du théâtre de Corneille. M. de Schlegel ne mentionne Don Sanche d’Aragon dans son Cours de littérature dramatique que pour le placer étourdiment ou malicieusement peut-être sur la même ligne que le Cid. Aujourd’hui, grace à l’exquis commentaire de Mlle Rachel et de Beauvallet, nous sommes rentrés en possession de cette charmante création du père de notre théâtre. Aujourd’hui, nous comprenons pour la première fois tout ce que vaut le rôle trop peu apprécié d’Isabelle. Merveilleux pouvoir de l’art du comédien ! Il suffit à une jeune fille inspirée de toucher quelques feuillets jaunis d’un vieux livre, pour qu’une figure jusque-là voilée… que dis-je ? pour que tout à coup une sœur inattendue de Pauline et de Chimène apparaisse et se révèle ! La magicienne a parlé… et voilà qu’un diamant de plus a lui dans la couronne étoilée du vieux Corneille !
Je vais dire une chose qui paraîtra bizarre, mais qui pourtant me semble vraie. Il y a, si je ne me trompe, dans la principale situation de Don Sanche, une sorte d’à-propos piquant qui doit ajouter à l’attrait naturel de cette reprise. On nous a si souvent entretenus, depuis quelque temps, de jeunes filles couronnées, forcées d’accepter un mari délibéré en congrès européen, que la supposition d’une reine, et, qui plus est, d’une jeune reine d’Espagne à marier, telle qu’Isabelle, je veux dire telle que l’Isabelle de Don Sanche trouve toutes les imaginations ouvertes à l’intérêt et préparées à comprendre ce qu’une telle position peut avoir de critique et de romanesque. La jeune Isabelle donc, à peine reine depuis deux mois, est pressée par les états de Castille de prendre un mari, et, comme il ne se trouve alors dans les Espagnes aucun roi qui la puisse épouser, elle est obligée de faire un choix parmi les grands de son royaume. Cependant Isabelle aime en secret un jeune aventurier, Carlos, un soldat qui n’a d’autres titres à l’estime publique que sa bravoure et son épée. La jeune reine combat ce penchant, dont sa fierté s’indigne et que les devoirs de son rang lui commandent de maîtriser ; mais des circonstances, habilement ménagées par le poète, la contraignent à tous momens de laisser échapper quelque chose de son secret. Cette donnée, alors nouvelle et hardie au théâtre, d’une reine qui aime un cavalier sans naissance, et qui est fatalement amenée à laisser voir son penchant, fait naître plusieurs situations, qui, malgré le rang du principal personnage, touchent à la comédie. En effet, ce sujet qui semble avoir blessé la susceptibilité d’Anne d’Autriche, comme on peut l’induire d’une demi-confidence de Corneille, est, si l’on y prend garde, le même que Marivaux, un siècle plus tard, fit descendre de plusieurs degrés, et dont il tira tant d’effets agréables et de gracieuses angoisses dans les Fausses Confidences et le Jeu de l’Amour et du Hasard. Ce sujet est encore le même (tous nos lecteurs en auront déjà fait la remarque) que l’auteur de Ruy-Blas a reporté dans les régions royales, en le dépouillant, sans pitié, de tous ses adoucissemens chevaleresques. Il est vraiment curieux, en présence de ces deux expressions extrêmes d’une même idée, Ruy-Blas et Carlos, de calculer le chemin qu’a fait, parmi nous, le sentiment de certaines bienséances ; il est curieux de se demander quelle impression Ruy-Blas aurait produite sur Anne d’Autriche, qui refusa son suffrage à Don Sanche. Voici, sur ce sujet, le passage de Corneille[2] auquel j’ai fait allusion : « Cette pièce eut d’abord grand éclat sur le théâtre ; mais une disgrace particulière fit avorter toute sa bonne fortune. Le refus d’un illustre suffrage dissipa les applaudissemens que le public lui avait donnés trop libéralement. » On a dit[3], et Voltaire a répété que l’illustre suffrage qui manqua à Don Sanche fut celui du grand Condé. M. Taschereau, dans sa vie de Corneille[4], a parfaitement montré l’invraisemblance de cette supposition, en rappelant que le prince de Condé passa toute l’année 1650 en prison ; soit au donjon de Vincennes, soit au château de Marcoussis. Or, ce fut en cette année 1650 que Don Sanche d’Aragon fut représenté, et non point en 1651, comme l’ont répété, après Beauchamps, tous les historiens du théâtre et tous les éditeurs de Corneille[5]. M. François de Neuchâteau a émis une autre conjecture, qui ne me semble guère plus satisfaisante. Il prétend que ce qui fit avorter le succès de Don Sanche d’Aragon fut que la reine-mère et le cardinal Mazarin crurent voir dans Carlos, fils d’un pauvre pêcheur, quelque ressemblance avec Cromwell, fils d’un brasseur de bière. Assurément, rien ne pouvait moins rappeler le rude et sombre chef des puritains que le galant et romanesque Carlos. On aurait pu trouver plus aisément de la ressemblance entre ce brillant cavalier et le fameux duc de Buckingham. Au reste, le ton élevé qui règne dans tout l’ouvrage autorisa pleinement Corneille à donner à Don Sanche le titre de comédie héroïque. Un critique d’une érudition solide a dit, en rendant compte de cette reprise, que « l’épithète d’héroïque était un présent fait à Corneille par ses éditeurs. » Cette assertion n’est pas exacte. Je ne sais comment l’habile écrivain du National, qui a transcrit curieusement plusieurs passages de l’épître dédicatoire de Corneille au conseiller d’état hollandais, M. Zuylinchem, a sauté par-dessus cette phrase décisive : « J’ajoute à cette comédie l’épithète de héroïque, pour satisfaire aucunement à la dignité de ses personnages qui pourrait sembler profanée par la bassesse d’un titre que jamais on n’a appliqué si haut. » Ces paroles sont suivies de quelques lignes qui m’ont paru bonnes à relever, en ce qu’elles montrent que Corneille, malgré la gêne presque continuelle où il a vécu, prenait fort galamment son parti de la contre-façon qui se faisait de ses œuvres en Hollande. « … Mais après tout, monsieur, continue-t-il, ce n’est là qu’un intérim, jusqu’à ce que vous m’ayez appris comme j’ai dû l’intituler. Je ne vous l’adresse que pour vous l’abandonner entièrement et si vos Elzeviers se saisissent de ce poème, comme ils ont fait de quelques-uns des miens qui l’ont précédé, ils peuvent le faire voir à vos Provinces sous le titre que vous lui jugerez plus convenable… » Mais nous voici bien loin de notre propos ; revenons.
Le rôle d’Isabelle, si peu remarqué, si peu connu même jusqu’à présent, a été tracé par Corneille avec une grace et une délicatesse infinies. On conçoit que Mlle Rachel ait été tentée d’exprimer, avec la justesse et la perfection de nuances qu’on lui connaît, la succession si harmonieuse des sentimens qui agitent cette belle personne, tantôt fière et haute comme une Castillane et une reine, tantôt enjouée et moqueuse comme une jeune fille, tantôt timide et troublée comme une femme qui se craint elle-même. Toutes ces nuances si fines, le génie de Corneille les a devinées et indiquées en traits que l’on pourrait parfois désirer plus éclatans et plus profonds, mais qui ne sauraient être ni plus délicats, ni plus justes. Nous ne croyons pas, par exemple, qu’il fût possible d’exprimer d’une manière plus heureuse que l’auteur n’a fait dans les vers suivans cette mélancolie particulière aux jeunes reines :
Que c’est un sort fâcheux et triste que le nôtre,
De ne pouvoir régner que sous les lois d’un autre,
Et qu’un sceptre soit cru d’un si grand poids pour nous,
Que pour le soutenir il nous faille un époux !
À peine ai-je, deux mois, porté le diadème,
Que de tous les côtés j’entends dire qu’on m’aime ;
Si, toutefois, sans crainte et sans m’en indigner,
Je puis nommer amour une ardeur de régner.
L’ambition des grands, à cet espoir ouverte,
Semble pour m’acquérir s’apprêter à ma perte ;
Et, pour trancher le cours de leurs discussions,
Il faut fermer la porte à leurs prétentions.
Il m’en faut choisir un : eux-mêmes m’y convient ;
Mon peuple m’en conjure et mes états m’en prient ;
Et même, par mon ordre, m’en présentent trois,
Dont mon cœur, à leur gré, peut faire un digne choix…
...................
Tout le monde a vu dans une comédie récente Mlle Plessy rendre avec beaucoup d’esprit et de naturel les impatiences et l’ennui d’une autre jeune reine isolée et vaporeuse. Dans le tableau de Corneille, les ennuis et les faiblesses de la royauté sont peints en traits à la fois moins marqués et plus respectueux, et ils étaient par cela même plus difficiles à saisir. Mlle Rachel y est parvenue avec cette justesse dans le dessin général qui lui est propre. Nous n’oserions dire que dans les momens où la passion d’Isabelle pour Carlos s’échappe et se trahit en dépit d’elle-même, Mlle Rachel ait aussi complètement réalisé l’idéal du rôle. À la vérité, il faudrait ici que l’actrice aidât un peu au poète qui, dans plusieurs de ces occasions, ne s’est pas montré peut-être complètement égal à sa tâche. Toutefois, l’intention de l’auteur n’est pas douteuse, puisque les prétendans à la main d’Isabelle aperçoivent clairement sa passion pour Carlos et la lui reprochent hautement :
Toujours Carlos, madame ! et toujours son bonheur
Fait dépendre de lui le nôtre et votre cœur !…
Il serait donc désirable, à notre avis, que lorsqu’Isabelle parle à Carlos, ou seulement quand elle parle de lui, on remarquât dans ses yeux, dans sa voix, dans son geste, plus de ces indices révélateurs, plus de ces éclairs passionnés que Mlle Mars savait si bien prêter à la voix et même au silence d’Araminte et de Silvia.
Il y a surtout, dans Don Sanche, une scène capitale, une scène entre Carlos et Isabelle, où celle-ci veut empêcher son amant de s’exposer à un triple duel, et où, dans son trouble, elle laisse échapper l’aveu de sa passion en termes formels :
Cette scène offre une frappante similitude (toutes proportions gardées néanmoins) avec une des plus belles qui soient au théâtre, celle où Chimène s’efforce de détourner Rodrigue de se jeter en désespéré au-devant des coups de son rival. Ce cri
est le trait culminant de la passion d’Isabelle, comme le fameux
est la note la plus élevée, le plus clair et le plus éclatant aveu de la défaite de Chimène. Dans ces deux passages, l’actrice doit laisser parler toute son ame. Mais de pareils traits, pour remuer, comme ils le doivent, toute une salle, exigent une faculté d’expansion qui n’est pas, jusqu’à présent, la plus saillante des qualités, en si grand nombre, que nous admirons dans notre grande tragédienne. Pour bien lancer ces paroles ailées, comme disaient les Grecs, il faut posséder ce qu’avait à un haut degré Mlle Duchesnois, cette actrice de cœur qu’il ne faut pas trop oublier, l’élan irréfléchi et l’effusion.
Quant à la partie enjouée et moqueuse du rôle, Mlle Rachel s’en est acquittée avec une finesse et une mesure d’expression charmantes. Il y avait là pourtant un écueil contre lequel on pouvait craindre qu’elle ne se heurtât. La pointe d’ironie qui joue si souvent sur les lèvres d’Isabelle doit être exempte de toute amertume. L’innocente raillerie d’une jeune fille ne doit avoir rien de commun avec l’ironie poignante et tragique de Roxane et d’Hermione. Aussi, n’avons-nous rien vu de tel dans Isabelle. Après avoir vengé Carlos des mépris des courtisans, et l’avoir élevé à tous les honneurs, à toutes les dignités du royaume, elle ajoute :
Je l’ai fait votre égal, et, quoiqu’on s’en mutine,
Sachez qu’à plus encore ma faveur le destine ;
Je veux qu’aujourd’hui même il puisse plus que moi :
J’en ai fait un marquis ; je veux qu’il fasse un roi…
Et elle lui remet sa bague, avec pouvoir de la donner au plus digne. Puis, après avoir ainsi vengé Carlos, elle entend bien se venger un peu elle-même. Jouissant donc, un moment, de la stupéfaction des trois comtes qu’elle a mis à la merci de son amant, elle leur dit avec une adorable malice :
Ici l’accent, le regard, la pose de Mlle Rachel ont été parfaits. Elle a bien senti qu’en lançant à ces jeunes seigneurs humiliés ce sarcasme si cruel, l’enjouement du ton devait tempérer la dureté des paroles, qu’une raillerie de reine devait toujours être adoucie par la grace. Enfin, le dirons-nous ? nous avons eu pendant toute cette représentation de Don Sanche une pensée que probablement nous n’avons pas eue seul. Il nous semblait que par cet aimable rôle d’Isabelle, qui est comme une transition à la haute comédie, notre grande tragédienne préludait à un succès d’un autre genre, à un succès que j’ai souvent rêvé pour elle, et auquel, par la réunion de ses qualités, elle seule peut-être est en droit de prétendre aujourd’hui. J’en ai trop dit pour ne pas achever… En la voyant donc, ainsi rayonnante et sereine entre ses quatre amans, mêler si bien la dignité à la raillerie, il me semblait qu’elle se préparait, sous le regard souriant de Corneille, à nous rendre bientôt cette chose admirable et ravissante qui a disparu… vous devinez ? la souveraine et en quelque sorte la royale coquetterie de Célimène.
Jusqu’ici, j’ai à peine parlé de don Sanche, quoique, dans l’opinion générale, ce personnage soit toute la pièce. « La grandeur héroïque de don Sanche, qui se croit fils d’un pêcheur, a dit Voltaire[6], est d’une beauté dont le genre était inconnu en France ; mais c’est la seule chose qui pût soutenir cette pièce… » Ce qui m’a engagé à m’occuper d’abord exclusivement d’Isabelle, c’est, outre l’intérêt qui s’attache à cette partie de l’ouvrage, que ce personnage est, à peu de chose près, l’œuvre intacte et complète, la véritable et légitime création de Corneille, tandis que le reste de la pièce a subi des transformations qu’il est nécessaire, mais beaucoup moins attrayant de constater et de discuter.
Malgré des longueurs fatigantes et l’ennui causé par l’inutilité de plusieurs rôles, Don Sanche d’Aragon s’est maintenu plus d’un siècle au théâtre sans y subir de trop nombreux changemens ; cette pièce a été applaudie toutes les fois qu’il s’est rencontré un acteur doué de la noblesse et des graces qu’exige le rôle de Carlos. Grandval fut, au milieu du XVIIIe siècle, le dernier, je crois, qui s’y essaya ; il y excita même l’admiration, au rapport de Palissot, bon juge en ces matières ; mais le reste de la pièce parut languissant et insipide[7]. Cependant, au commencement de 1814, Don Sanche se trouva au nombre des pièces qui devaient être remises au courant du répertoire de la Comédie-Française. Les rôles même furent distribués : Talma aurait doublé Fleury, Mlle Duchesnois devait doubler Mlle Mars. C’eût été, comme on voit, un duel entre la tragédie et la comédie. Cependant la pièce ne fut pas jouée. À part toute autre cause, les évènemens politiques auraient présenté un obstacle insurmontable. Le lendemain de la chute de Napoléon, la censure n’aurait pu laisser Carlos, un soldat de fortune, prononcer sur la scène des vers tels que ceux-ci :
On m’appelle soldat : je fais gloire de l’être.
...............
Se pare qui voudra du nom de ses aïeux :
Moi, je ne veux porter que moi-même en ces lieux.
Je ne veux rien devoir à ceux qui m’ont fait naître ;
Je suis assez connu sans les faire connaître.
Mais, pour en quelque sorte obéir à vos lois,
Seigneur, pour mes parens je nomme mes exploits :
Ma valeur est ma race, et mon bras est mon père[8].
Le rôle entier de Carlos aurait été une magnifique et perpétuelle allusion au glorieux soldat de l’île d’Elbe.
On ne songea plus à cette pièce jusqu’en 1833. Alors fut donné, rue de Richelieu, avec quelque succès, le Don Sanche qui nous occupe en ce moment, le Don Sanche mis en trois actes par M. Mégalbe. Il y eut une reprise de cet ouvrage en 1837. La critique, qui, lors des deux premières épreuves, s’est montrée, à une seule exception près, indulgente pour ce travail d’arrangement exécuté avec une adresse fort remarquable, vient, à propos de la reprise actuelle, de faire entendre de violentes réclamations. Pour nous, qui sommes très opposé en principe aux changemens qu’on fait subir aux chefs-d’œuvre, et qui ne serions même pas fâché de voir les rôles de l’infante et de Livie rétablis dans le Cid et dans Cinna, nous n’éprouvons pas, à beaucoup près, les mêmes scrupules, quand les retouches ne s’adressent qu’à des pièces d’un ordre secondaire, surtout à des pièces qui ne peuvent évidemment se maintenir à la scène que par ce remède héroïque. Alors bien loin d’être un instrument de dommage, les ciseaux de l’arrangeur sont un instrument de salut ; ils donnent le moyen de conserver à la vie du théâtre des ouvrages qui ne pourraient plus espérer que la vie des bibliothèques. Un parterre, qu’on y songe bien, n’est pas une académie. L’auditeur sur sa banquette n’a pas, comme vous qui me lisez, la faculté de poser le livre ou de le changer contre un autre, si l’ennui vous gagne. Ce qui importe donc, en cas de retouches indispensables, c’est que retranchemens et raccords soient faits avec l’intelligence et le respect de toutes les beautés réelles. Ne sommes-nous pas heureux, dites-moi, de pouvoir entendre de temps en temps le Dépit Amoureux de Molière, mis en deux actes ? La plus énorme profanation qui ait été accomplie sur Corneille a passé inaperçue au commencement de ce siècle. Un inconnu s’avisa de refaire pour la scène six des plus belles tragédies de Corneille, la Mort de Pompée, Rodogune, Sertorius, Nicomède, Horace, Polyeucte ! Que dites-vous du choix ? et quant à la manière, ce restaurateur de Corneille, comme il se nomme modestement dans sa préface, avait réduit Horace à deux actes ! En vérité, c’eût été cette main sacrilége qu’il eût fallu couper et clouer à la porte de la Comédie-Française, comme en 1833, un spirituel critique proposait de faire de la main de M. Mégalbe, dans un accès de justice un peu trop orientale.
Ce n’est pas d’ailleurs que l’arrangement de Don Sanche me paraisse irréprochable. Je crois qu’on aurait pu mieux faire en faisant moins. La pièce originale était trop chargée d’incidens et de personnages ; la pièce actuelle pèche par la sécheresse et par le vide. Corneille avait placé la plus belle scène de la pièce, et une des plus belles du théâtre, celle de la querelle devant la reine, dans le premier acte ; c’était un début plein de mouvement et de grandeur. M. Mégalbe a reporté cette scène au second acte, ce qui est d’un effet bien moins frappant. Je n’ose blâmer le retranchement des deux reines. Cependant il faut convenir que l’amour d’Elvire pour Carlos servait à rehausser encore ce cavalier et mettait en jeu un nouveau et puissant ressort, la jalousie.
Mais le plus gros péché, le péché capital de M. Mégalbe, c’est, à mon avis, le changement qu’il a apporté dans la condition du personnage principal. Carlos, dans la pièce de Corneille, se croit bien réellement fils d’un pêcheur ; il ignore, comme tout le monde, que son père, roi détrôné d’Aragon, l’a caché chez de pauvres gens pour le soustraire aux rebelles. Ce n’est qu’au cinquième acte que le mystère s’éclaircit assez péniblement, et que Carlos est enfin reconnu pour don Sanche. Tout l’intérêt vient de cette ignorance où Carlos est de sa naissance. Dans la pièce arrangée, au contraire, don Sanche a pris volontairement un nom supposé : ce n’est plus un vrai soldat de fortune ; c’est un prince déguisé, cachant son nom, comme un autre Joconde, afin de se faire aimer pour lui-même. Ce travestissement d’opéra-comique détruit presque entièrement la beauté du rôle. Ces vers, par exemple, que j’ai cités, et qui sont si beaux dans la bouche d’un véritable soldat de fortune :
perdent la moitié de leur valeur en perdant leur sincérité. Il faut pourtant convenir que la prestesse du dénouement actuel, qui peut s’effectuer par un simple mot, fort bien dit par Beauvallet, a quelque avantage sur les lenteurs et les ambages de celui de Corneille. Ce grand homme, d’ailleurs, faisait lui-même assez bon marché de son dénouement. Voici comme il en parle dans le curieux examen qu’il a fait de Don Sanche: « Le sujet n’a pas grand artifice ; c’est un inconnu assez honnête homme pour se faire aimer de deux reines. L’inégalité des conditions met un obstacle au bien qu’elles lui veulent durant quatre actes et demi; et quand il faut, de nécessité, finir la pièce, un bonhomme semble tomber des nues pour faire développer le secret de sa naissance… » Et plus loin : « Don Raymond n’a pas de raison d’arriver ce jour-là plutôt qu’un autre, sinon que la pièce n’aurait pas fini, s’il ne fût arrivé. » Quelle admirable bonne foi ! et quelle ingénuité dans le génie ! Croirait-on, après avoir lu ce passage, que Voltaire ait eu le courage d’écrire dans la préface qu’il a mise en tête de Don Sanche : « Corneille suppose toujours, dans tous les examens de ses pièces, depuis Théodore et Pertharite quelque petit défaut qui a nui à ses ouvrages, et il oublie toujours que le froid, qui est le plus grand défaut, est ce qui les tue. » Je demande si Corneille atténue, dans ce qu’on vient de lire, les défauts de Don Sanche, et s’il est possible de se critiquer soi-même avec plus de franchise et une plus admirable bonhomie.
En résumé, je suis convaincu que si Corneille pouvait passer du foyer du Théâtre-Français dans la salle, et voir, de ses yeux de marbre, son Isabelle, si embellie par Mlle Rachel ; s’il pouvait entendre applaudir de nouveau ses beaux vers que la foule avait désappris, ceux, entre autres, de la scène de la provocation, si bien dits par Beauvallet,
Comtes, de cet anneau dépend le diadème[9] ;
Il vaut bien un combat : vous avez tous du cœur
Et je le garde …
— À qui, Carlos ?
— À mon vainqueur.
Qui pourra me l’ôter l’ira rendre à la reine ;
Ce sera du plus digne une preuve certaine.
Prenez entre vous l’ordre et du temps et du lieu ;
Je m’y rendrai sur l’heure, et vais l’attendre.
Adieu…
si Corneille, je le répète, pouvait assister à une représentation de Don Sanche, il regretterait, sans nul doute, bien des beaux vers, il hocherait la tête à quelques autres ; mais il pardonnerait, j’en suis sûr, à l’écrivain modeste qui, quoi qu’on en dise, vient de rendre à sa mémoire tout à la fois un service et un hommage.
- ↑ Voltaire a dit à propos du sujet de Don Sanche d’Aragon : « Pourquoi Corneille choisit-il un roman espagnol, une comédie espagnole pour son modèle, au lieu de choisir dans l’histoire romaine et dans la fable grecque ? » Malgré le respect que nous portons au génie de Voltaire, nous ne pouvons nous empêcher de trouver ce pourquoi bien étrange.
- ↑ Examen de Don Sanche d’Aragon.
- ↑ Ant. Jolly, Avertissement des poèmes dramatiques de Pierre Corneille Paris, 1738.
- ↑ Page 157 et suivantes.
- ↑ Don Sanche fut achevé d’imprimer le 14 mai 1650, comme on le lit au bas du privilége de l’édition originale ; ce privilège est daté lui-même du 11 avril. Beauchamps donne exactement ces deux dates ; il ne s’est trompé que sur l’année. M. Taschereau a le premier, je crois, rétabli ce point de chronologie théâtrale.
- ↑ Préface de Don Sanche.
- ↑ Les dernières représentations de Don Sanche d’Aragon sont de février 1765.
- ↑ Cette magnifique tirade se trouve en germe dans la première journée de la comédie espagnole El Palacio confuso, dont Corneille a tiré, comme on sait, le sujet et plusieurs heureux détails de Don Sanche. Cette pièce, fort rare, est la quatrième de la vingt-huitième partie des comédies de Lope de Vega.
- ↑ Dans la pièce espagnole, la reine donne à Carlos non pas son anneau, mais un bouquet, Voltaire remarque que la bague de Carlos vaut bien l’anneau royal
de l’Astrate. Ce rapprochement me paraît d’autant moins à propos que, de l’aveu de Voltaire, les vers auxquels cette bague donne lieu et que nous citons, sont « dignes de la tragédie la plus sublime. »