Revue littéraire — 30 septembre 1841
On dirait qu’il y a deux hommes dans chaque grand poète, l’un de tous les temps et de tous les pays, qui se fait l’interprète des sentimens généraux, qui s’inspire de lui-même, de la création, du problème de notre destinée, enfin de ce spectacle mobile, mais perpétuel, qu’offrent à la pensée l’ame, la nature, l’humanité ; l’autre qui réfléchit seulement les nuances de son époque, les douleurs comme les joies passagères qui sont particulièrement propres aux esprits d’alors. De ces deux poètes, si l’on peut dire, qui se relient et se concentrent dans l’unité puissante du génie, l’un est éternel, toujours accessible, toujours admiré ; l’autre, auquel le premier sert au besoin de couvert et de sauvegarde, quand on l’oublie, semble avoir ses retours, comme les civilisations de Vico. À certains momens, on remonte vers lui par l’enthousiasme, on se reconnaît en lui avec orgueil, quand les évènemens remettent à nu les mêmes plaies du cœur, quand la société se retrouve dans des conditions, sinon identiques, du moins analogues.
En est-il ainsi pour Dante ? Ces deux poètes dont nous parlions se montrent en lui à un haut degré, l’un impérissable, permanent, pour ainsi dire ; l’autre qui a sa date ineffaçable, et qui est tout entier de son époque. Est-ce à de secrètes sympathies pour le poète du XIVe siècle, est-ce par conséquent à la similitude des temps, à l’analogie des sentimens exprimés, qu’il faut surtout attribuer l’accueil de plus en plus sympathique qu’on fait de toutes parts aux moindres œuvres d’Alighieri, enfin l’espèce de renaissance dantesque qui s’est traduite depuis vingt ans en Europe par tant d’éditions, de travaux, de commentaires, et qui forme à elle seule toute une petite littérature admirative ? On le supposerait, à ne croire que cette poétique phrase de M. de Lamartine dans son discours de réception à l’Académie, phrase devenue célèbre, et qui a servi depuis d’épigraphe et comme d’enseigne à bien des apologies : « Dante, dit l’auteur des Méditations, semble le poète de notre époque, car chaque époque adopte et rajeunit tour à tour quelqu’un de ces génies immortels qui sont toujours aussi des hommes de circonstance ; elle s’y réfléchit elle-même, elle y retrouve sa propre image, et trahit ainsi sa nature par ses prédilections. » Tout compétent que puisse être M. de Lamartine pour parler des grands poètes, j’avoue qu’il m’est impossible d’attribuer à une pareille cause le retour si marqué de notre époque vers la Divine Comédie, et, il faut le dire, cette espèce de caprice, de mode, qui s’est emparée de Dante, cet engouement, ce culte exagéré, et presque ce fétichisme qu’affectent à tout propos quelques-uns de ses compromettans admirateurs.
C’est par la partie éternelle de son poème que Dante a vécu, qu’il doit vivre ; autrement, quoi qu’on en puisse dire, les érudits seuls sauraient son nom, car le côté contemporain de son œuvre était essentiellement transitoire et est devenu exclusivement historique. C’est un point qu’il faut abandonner sans crainte, et qui n’implique nullement le mépris du grand génie de Dante : rien n’est plus maladroit que les apothéoses déplacées.
Qu’est-ce en effet que ces analogies factices qu’on montre comme nécessaires entre notre temps et la Divine Comédie ? Qu’ont nos sentimens de pareil à ceux du vieil Alighieri ? C’est demander ce que le moyen-âge a de commun avec nous ; c’est demander ce qu’après la réforme et la philosophie du dernier siècle, notre scepticisme indifférent peut faire de la foi soumise, visionnaire et mystique, d’un Italien d’il y a cinq cents ans ; c’est demander ce qu’après le laborieux avènement de la démocratie moderne il peut se trouver de sympathies entre les passions politiques de notre époque et un sectaire de la faction des blancs, devenu plus tard l’utopiste de je ne sais quelle rénovation impériale imitée de Charlemagne ; c’est demander enfin si, en philosophie, après Descartes et Leibnitz, il faut retourner à la scholastique de saint Thomas amendée par des rimes de poète.
Assurément le culte de la Divine Comédie est exagéré quand il mène là. C’est que, quoi qu’on en puisse dire, nous devons admirer Dante en critiques plutôt encore qu’en lecteurs. Sans doute il y a sympathie en nous pour ce passé, mais nous sentons bien que c’est du passé. Soyons francs : la fibre érudite est ici autant en jeu que la fibre poétique, la curiosité est aussi éveillée que l’admiration. On est frappé de ces catacombes gigantesques, mais on sait qu’elles sont l’asile de la mort. En un mot, nous comprenons, nous expliquons, nous commentons ; nous ne croyons plus. La foi de Dante nous paraît touchante ; aux heures de tristesse, elle nous fait même envie quelquefois, mais personne ne prend plus au sérieux, dans l’ordre moral, l’œuvre d’Alighieri. N’est-ce pas pour tous un rêve bizarre qui a sa grandeur ? Et à qui, je le demande, cette lecture laisse-t-elle une terreur sincère et mêlée de joie comme au moyen-âge ? Hélas ! ce qui nous frappe surtout dans la Divine Comédie, ce sont les beaux vers.
Ainsi, rien ne fait du livre de Dante le poème de notre époque, comme on l’a tant dit après M. de Lamartine. C’est tout simplement un poème de génie qui doit avoir pour nous sans doute une grande signification historique, une immense valeur intellectuelle, mais qui n’est en rien une œuvre de circonstance dans les données actuelles de l’art. La réaction qui s’est manifestée depuis une vingtaine d’années en faveur de Dante, le bruit croissant qu’on fait autour de son nom, ne tiennent donc nullement à ces rapports qu’on suppose entre les circonstances et les idées dont s’est inspiré Dante, et les idées et les circonstances au milieu desquelles nous vivons. Cette réaction a une autre cause, et, tant qu’elle n’est pas sortie de la mesure, elle était parfaitement légitime.
Au surplus, l’injuste oubli dans lequel était tombé le poète s’explique par l’histoire. Dante, il importe de se le rappeler, n’est pas un génie précurseur par les idées ; il ne devance pas l’avenir, il résume le passé. Son poème est le dernier mot, pour ainsi dire, de la théologie du moyen-âge. C’est le poétique et suprême écho des légendes de l’apocalypse, des traditions mystiques de Bonaventure et de Bernard. Cela est triste à dire peut-être, mais le cynique Boccace est bien plutôt l’homme de l’avenir que Dante. Dante parle à ceux qui croient, Boccace à ceux qui doutent. La réforme est en germe dans le Décameron, tandis que la Divine Comédie est le livre des générations qui avaient la foi. Aussi, quand, au XVIe siècle, une révolte violente éclata contre le moyen-âge, quand il y eut rupture, le poème d’Alighieri cessa-t-il presque d’être lu. Je me rappelle une lettre de Guichardin à Machiavel où il est dit : « J’ai cherché un Dante par toute la Romagne ; enfin je suis parvenu à trouver le texte, mais je n’ai pu découvrir la glose. » Voilà ce qu’était devenue en Italie, au temps de Luther, la popularité du grand poète. Ce dédain persista dans les deux siècles qui suivirent. Au temps de Louis XIV, toute noblesse poétique devait remonter à l’antiquité ; au temps de Voltaire, il n’y avait que des sarcasmes pour le moyen-âge. Le poème de Dante fut pour l’auteur de la Henriade une amplification « stupidement barbare, » pour La Harpe une « rapsodie informe : » voilà les aménités de la critique. L’influence des idées françaises était telle alors, que ces incroyables préventions pénétrèrent jusqu’en Italie. Alfieri assurait qu’au-delà des Alpes la Divine Comédie n’avait pas trente lecteurs, et un poète célèbre, Monti, voyait son oncle Bettinelli, écrivain assez renommé, se fâcher et le gourmander parce qu’il lisait les « vieilles et obscures extravagances » d’Alighieri.
Si jamais réaction a été légitime, c’est donc celle qui s’est récemment accomplie au profit de Dante. Le XVIIIe siècle avait la haine du moyen-âge ; nous, au contraire, dans la situation un peu confuse et indifférente que nous ont faite les évènemens, nous remontons sans haine à l’étude de cette époque transitoire ; nous nous éprenons même d’admiration pour des idées que nous n’avons plus, pour des dévouemens qui seraient au-dessus de nos forces. Triste privilége que celui des âges critiques ! triste bienfait peut-être que cette impartialité devenue facile par la même aptitude successive à tous les systèmes, par le manque commun de but et de désir ! Au moins profitons de nos avantages, et maintenons les priviléges du bon sens : toute idolâtrie est dangereuse.
Je commence par le proclamer, dans le notable retour qui, dès les premières années de la restauration, s’est manifesté vers les études historiques, et qui se continue avec persévérance, avec éclat, Dante devait avoir sa part : Dante n’est pas pour rien le représentant poétique du moyen-âge. Placé, si j’ose dire, comme au carrefour de cette étrange époque, toutes les routes mènent à lui, et sans cesse on le retrouve à l’horizon. En philosophie, il complète saint Thomas ; en histoire, il est le commentaire vivant, animé, de Villani ; le secret de la vie religieuse, des tristesses, des terreurs de l’époque, est dans son poème. C’est un homme complet à la manière des écrivains de l’antiquité ; il tient la plume d’une main, l’épée de l’autre ; il est savant, il est diplomate, il est grand poète. Son œuvre est un des vastes monumens de l’esprit humain ; sa vie est un combat : rien n’y manque, les larmes, la faim, l’exil, l’amour, la gloire, les faiblesses.
Dante a donc une importance capitale que je suis loin de contester ; mais, depuis quelques années, on le cite, on le nomme, on le fait intervenir à tout propos, on le loue sans restriction (ce n’est pas une raison pour qu’on le lise davantage). À cinq siècles de distance, il semble pourtant que la critique pourrait se dégager des admirations voulues et factices : point ; on l’a pris pour la Divine Comédie sur le ton du lyrisme, et il n’y a pas de passage obscur qui n’ait, à l’aide du mythe et du symbole, des panégyristes frénétiques ; on préfère aux splendeurs de la vraie et sublime poésie dantesque la métaphysique quintessenciée et les vagues subtilités de certaines pages du Paradis.
Sans doute, les ultras sont moins dangereux en littérature qu’en politique ; en politique, ils perdent les gouvernemens qu’ils flattent ; en littérature, ils ne font que compromettre un moment les écrivains qu’ils exaltent, et qui, après tout, sont toujours sûrs de retrouver leur vrai niveau. Mais pourquoi ces exagérations ? Pourquoi la vogue ose-t-elle toucher à l’austère génie de Dante ? Soyons justes : l’œuvre d’Alighieri ressemble à ces immenses cathédrales du moyen-âge que j’admire beaucoup, autant que personne, mais qui en définitive sont le produit d’un temps à demi barbare, et où toutes les hardiesses élancées de l’architecture, où les fines ciselures et les délicatesses des sculptures s’entremêlent, à travers les époques, à de lourds massifs, à des statues difformes, à des parties inachevées.
Il serait difficile d’énumérer, même incomplètement, tout ce qui s’est publié depuis quarante ans de livres, de brochures, de traités relatifs à Dante, sans compter les quatre-vingts réimpressions des œuvres du poète. C’est une mode qui a fait son tour d’Europe. Un Allemand, M. Witte, a donné une édition spéciale et savante des lettres d’Alighieri que j’ai eue entre les mains, et on peut voir, dans la systématique Histoire d’Italie du docteur Leo, l’indication de cinq ou six autres ouvrages relatifs à Dante, et tous publiés au-delà du Rhin… qu’ils n’ont pas franchi, grace à Dieu. C’est bien assez d’un gros et indigeste commentaire anglais sur la Divine Comédie, publié à Londres, et dont le premier volume (l’ouvrage est, je crois, resté incomplet, et je ne m’en plains pas) est venu trouver asile dans la bibliothèque du savant M. Fauriel. Ainsi le génie teutonique s’est incliné cette fois devant le génie méridional ; la patrie de Shakspeare comme la patrie de Goethe est venue jeter son obole au pied de la vieille statue d’Alighieri.
Mais c’est en Italie surtout, depuis la grande édition donnée en 1791 par Lombardi, qu’on n’a cessé de s’occuper de Dante avec une vigilance très louable dans son principe, mais un peu monotone à la longue, et désormais insignifiante si elle se prolonge. Après les commentaires de Volpi et de Venturi sont venus ceux de Dionisi, de Tommaseo, de Biagioli, de Costa et de tant d’autres encore. M. de Romanis a aussi publié, il y a vingt ans, un texte de Dante enrichi de notes et de documens importans. On a fait des gloses philologiques, des gloses historiques ; puis on s’est jeté sur les éclaircissemens biographiques, on a éclairé la vie d’Alighieri par l’histoire de son temps, et l’histoire du temps par l’œuvre et les actes du poète. C’est à ce mouvement littéraire que se rattachent plusieurs traités plus ou moins curieux, mais où beaucoup de fatras et de lieux communs se mêlent à quelques recherches nouvelles ; il faut ranger dans le nombre la Commedia illustrata, de Foscolo, le Secolo di Dante de M. Arrivabene, le Del veltro allegorico di Dante du comte Troya, et bien d’autres travaux plus obscurs. Depuis 1830, les commentateurs et les biographes de Dante ne se sont pas reposés. On a disserté sur ses tendances, et on a continué à prêter des opinions au poète ; chacun a exploité à son profit cette grande figure. À Rome, l’abbé Féa prétend que, par quelques pages déclamatoires du De Monarchia sur l’empire romain, Dante a fondé la philosophie de l’histoire, et a le premier montré, avant Bossuet, la main de la Providence tournant les destinées des empires au profit de la religion. À Londres, M. Rossetti (auquel M. de Schlegel a si bien répondu ici même dans cette Revue[1]) a voulu faire de Dante un hérétique, tout comme M. Artaud et M. Ozanam veulent faire de lui à toute force un catholique ardent. Après tout, Dante pourrait bien n’être qu’un poète. Puis, c’est la politique d’Alighieri qu’on met en question ; les uns le font guelfe, les autres gibelin, et l’on ne sait auquel entendre. Les moindres particularités de sa vie fournissent aux pédans des sujets de dissertation, et l’on en est maintenant à discuter s’il savait le grec ou non. C’est surtout en Italie que ce règne de Dante est sensible, et, il faut le dire, un peu fatigant. Poussée à ce point, la critique devient une affaire de rhéteur, de scholiaste, un métier sans inspiration, une véritable œuvre de byzantin. J’entends vanter partout l’école dantesque qui s’est formée au-delà des Alpes et qui doit régénérer la littérature italienne : rien de mieux ; mais, le jour où l’influence de Dante y sera sérieuse, on cessera d’annoter ses œuvres, on suivra sa trace.
Les publications relatives à l’auteur de la Divine Comédie se sont encore accumulées depuis deux ou trois ans ; il a paru, notamment en France et en Italie ; de véritables ouvrages sur la vie et les écrits du poète florentin. Serait-il convenable de les passer sous silence ? Les restrictions, on se l’imagine, y tiennent peu de place, et l’enthousiasme déborde. M. Balbo met Dante au-dessus de tous les poètes, sans exception ; M. Ozanam le place tout à côté de saint Thomas comme philosophe ; enfin M. Artaud ne quitte presque pas un instant le ton dithyrambique, et propose sérieusement, tout comme au temps de Boccace, de créer à Paris une chaire spéciale pour l’explication de la Divine Comédie ; je crois même que Dante est recommandé en note à M. de Ravignan et à M. Lacordaire pour leurs sermons. C’est la panacée universelle. Disons quelques mots de tout cela, et tâchons de rétablir la vraie mesure.
Et d’abord, au premier rang de ces publications nouvelles, il faut placer l’estimable Vita di Dante[2], imprimée récemment à Turin par l’un des érudits les plus recommandables des états sardes, qui tient une place éminente dans l’administration de son pays, M. le comte Balbo. Ce livre a paru un peu avant l’Histoire de Dante Alighieri[3], donnée à Paris il y a quelques semaines par M. Artaud de Montor. M. Balbo a au moins l’avantage chronologique, nous verrons tout à l’heure s’il a l’avantage littéraire.
Ce serait assurément un grand et utile monument qu’une belle et définitive histoire de Dante ; la tâche vaut qu’on s’y dévoue. Sans doute il y a de sérieux inconvéniens à voir un siècle par une biographie, à juger une société par un homme ; on ramène tout forcément à son héros, on tire à soi, on exagère l’importance individuelle, on sacrifie tous à un seul, et le point de vue se trouve ainsi faussé. C’est là un danger grave et qu’il est bien difficile d’éviter. Il y a encore une objection qui n’est pas sans valeur. Chacun sait, et nous l’avons tous un peu appris par expérience, qu’il ne faut pas trop se fier aux écrits des hommes célèbres pour juger leur caractère et leur personne. Quelques-uns (et ce sont les privilégiés) valent mieux que leurs livres ; d’autres, le grand nombre, valent moins. Or, il se trouve qu’à cette distance de cinq siècles, c’est surtout par les écrits mêmes de Dante, bien plus que par les témoignages insuffisans et tronqués des contemporains, qu’il est possible de reconstruire la biographie du poète. Et si d’ordinaire les écrits sont un miroir qui ne montre l’auteur qu’en beau ou quelquefois en laid, comment se fier à un témoignage si suspect et si souvent invoqué ?
La difficulté tombe au moins pour Dante, si peu qu’on y réfléchisse. Ce n’est en effet que dans les époques de raffinement, de civilisation avancée, comme la nôtre, que l’art, la facture, la manière, se substituent fatalement à la spontanéité naïve et individuelle. Il n’en pouvait pas être ainsi au moyen-âge ; l’art y étant informe, la culture bornée, on n’exprimait guère que des sentimens vraiment éprouvés. L’art y procédait de la foi et ne s’en séparait pas. L’œuvre de Dante a particulièrement ce caractère sincère, véridique, et on peut sans crainte chercher les détails de la vie du poète dans ses livres, et reconstruire cette vaste existence avec les renseignemens qu’il a lui-même donnés.
Il y a trois grands côtés dans la biographie de Dante, comme il y a trois grands côtés dans ses écrits ; son œuvre littéraire a aussi la même et forte unité que sa vie. Tous ses ouvrages en effet se rapportent à une seule pensée, convergent à un seul but, et, avec des diversités de surface, se trouvent être de la même nature. Ce ne sont guère que des développemens, des appendices, des pièces justificatives de la Divine Comédie. Or la Divine Comédie peut être considérée sous trois aspects différens, la poésie, la politique, la philosophie. Il y a en effet trois hommes chez Dante, un poète, un citoyen, un penseur.
C’est la Vita Nuova qui d’abord explique le poète et le fait seule comprendre.
M. Delécluze vient précisément de rendre un notable service aux lettres italiennes en traduisant pour la première fois dans notre langue, et sans se laisser duper par une admiration banale, la Vie nouvelle[4] de Dante. La tâche n’était pas facile ; ce passage continuel des vers à la prose, ces délicatesses nuancées de l’amour, ce tour rêveur et subtil, ces aridités scholastiques, tant de poésie naïve, de grace sans fard, d’images éclatantes, tant de raffinement sentimental à côté de passions si spontanées, tout cela a été surmonté par M. Delécluze le plus souvent avec habileté, quoi qu’il dise dans sa préface, et quelquefois avec bonheur.
Rien n’est plus étrange que ces confessions d’Alighieri sur ses enfantines amours. Ce n’est point un retour calme vers la vie passée, l’océan regardé de loin et vu du port ; ce n’est pas plus Augustin racontant ses erreurs et son repentir comme un sublime exemple au monde chrétien, que Rousseau exalté par la folie morose de l’orgueil et dévoilant à l’avenir, sans honte, sans regret, revêtues des formes magnifiques de son style, toutes les abjectes nudités de son ame. Qu’on se figure des mémoires d’amour sous la plus bizarre de toutes les formes, sous la forme de scholies ; qu’on se figure des pages de Werther semées dans un livre dont le Maître des Sentences ne désavouerait pas les divisions scholastiques, le plan puéril et aride : c’est un contraste étrange.
La Vita Nuova est une sorte de récit en prose italienne, où Dante rapporte toutes les circonstances de son amour pour Béatrice, et où il encadre un assez grand nombre des poésies qu’il lui avait adressées. La prose n’est que le commentaire des vers, lesquels sont rangés dans l’ordre chronologique. Le poète rapporte avec une exactitude méticuleuse la date, l’occasion, de ces pièces : tel morceau a été conçu dans la rue, en voyant passer des pèlerins ; tel autre a été fait la nuit, après une vision dans sa chambre ; tel autre enfin a été rapporté comme d’un rêve. On ne peut imaginer avec quel respect de sa pensée Dante analyse, étudie les causes occasionnelles de ses soupirs et de ses élégies d’amour. À part les landes scholastiques qu’il faut traverser, à part ce culte insensé de soi-même que rien ne légitime, mais qui, après cinq cents ans, n’est qu’un trait bizarre de plus dans un caractère si marqué et si en dehors, la lecture de la Vita Nuova est pleine de charme ; on respire, à presque toutes les pages de ce livre naïf, je ne sais quelle mélancolie douce, quel tour naturel et sincèrement passionné qui vous laisse pensif. Il y a des broussailles pédantesques qui obstruent la voie et qui fatiguent ; mais, à côté et comme au détour du buisson, on retrouve les graces discrètes et cette simplicité qui n’interdit pas la science amère de la vie.
D’abord ce sont des allusions voilées, une timidité juvénile, jusqu’à ce que l’enthousiasme ait enhardi cette nature respectueuse, et ait, pour ainsi dire, transfiguré Béatrice en un ange consacré, pur, inaccessible. Quant aux cadres de composition, ils sont sans recherche : un regard, un souvenir, une joie, une douleur, un pressentiment, le récit d’un songe, la moindre circonstance de la vie ordinaire poétisée et transformée par la passion, la solitude cherchée après l’enivrement d’une rencontre, un nom aimé jeté, à travers soixante noms indifférens, à une place préférée, pour qu’il ne soit pas deviné du vulgaire, telles sont les données habituelles du poète.
Quand on songe que ce tableau tracé d’une main si émue et que la passion fait trembler encore n’a été écrit que dix-huit ans plus tard, alors que Béatrice était morte, on comprend qu’il soit devenu un grand poète, celui qui était capable d’une exaltation si soutenue, celui qui savait idéaliser à jamais son premier rêve, et ne pas laisser, sous le morcellement successif et infaillible des années, s’effacer un sentiment de l’enfance ; car, selon le mot de Byron dans son beau poème de la Prophétie de Dante, le poète « avait aimé avant de connaître le nom de l’amour ; » et, comme dit admirablement un des vieux biographes de Dante, trop peu cité, dès qu’il eut vu Béatrice, cette enfant pénétra dans son cœur pour ne s’en retirer qu’avec la mort, et les années ne firent qu’ajouter à cette passion, multiplicatæ sunt amorosæ flammæ.
Mais ce qui me frappe surtout dans la Vita Nuova, ce qui en relève hautement la moralité, ce qui corrige et rachète la mollesse un peu énervée de ces sentimens amoureux, c’est Béatrice devenant peu à peu l’idéal du vrai, du beau, du bien, servant au poète d’aiguillon, le relevant dans ses défaillances, le retenant dans ses soulèvemens tumultueux : « Aussitôt qu’elle se montrait, une flamme soudaine de charité s’allumait en moi, qui me faisait pardonner à tous, et n’avoir plus d’ennemis. » Assurément, voilà de nobles sentimens ; l’amour qui sert de transition, d’initiation, pour ainsi dire, à la charité ! la charité dans l’ame d’un guelfe ! c’est là un trait peut-être unique dans la farouche histoire des républiques italiennes. Roméo oublie tout pour l’amour de Juliette, Dante pardonne pour Béatrice : il y a la différence d’une passion à une vertu. La réalité ici l’emporte sur le roman.
Au point de vue de l’histoire littéraire, et en dehors de l’intérêt qu’elle présente pour la biographie même de Dante et pour l’intelligence de son poème, la Vita Nuova, comme l’observe avec raison M. Delécluze, est une véritable date. C’est le premier en effet de ces livres maladifs et consacrés à la subtile analyse d’une faiblesse, d’un penchant, d’une passion ; c’est l’aîné de cette famille de Werther, de René, d’Obermann, d’Adolphe qui seront un produit particulier, et vraiment distinctif, des littératures modernes. Ces types vagues, souffrans, exaltés, dans lesquels des générations entières se reconnaissent, étaient à peu près ignorés avant le christianisme. C’est que l’art chez les anciens portait avant tout, comme le remarquait naguère M. Philarète Chasles, une empreinte d’universalité grandiose au sein de laquelle venaient s’effacer les traits individuels. Le caractère général, au contraire, de l’art moderne, c’est la réhabilitation de la personnalité humaine. De là tous ces livres intimes dont la Vita Nuova est l’antécédent direct, autant que cela pouvait être à la fin du XIIIe siècle ; de là tous ces livres où l’humanité disparaît devant l’homme, ces livres dont une seule ame est l’acteur et le théâtre, ces livres enfin où le moi s’étale avec complaisance dans tout l’égoïsme de son développement. Heureusement la candide figure de Béatrice prête à l’ouvrage de Dante un air de désintéressement platonique, de dévouement amoureux, qui est plein de poésie, et qui fait oublier le naïf orgueil du commentateur de soi-même.
L’amour explique bien des choses dans la vie italienne[5] ; il explique tout un côté du génie de Dante. C’est chez lui un sentiment tout nouveau, épuré par le christianisme, et où viennent se marier et se fondre par la poésie les souvenirs platoniques, la galanterie des cours d’amour et de la chevalerie, avec le mysticisme scholastique des théologiens. On est bien loin des roses de Tibulle, du moineau de Lesbie, et Anacréon ne reconnaîtrait plus cet Amour vêtu de drap noir[6], qui ne sait que répéter : « Elle est morte, ma dame est morte. » Les yeux du poète, selon son énergique expression, sont devenus des désirs de pleurer ; on prévoit déjà, par la lecture de la Vita Nuova, tout ce qu’il y aura d’amertume, de tristesse, de désolation dans l’ame de Dante ; que sera-ce quand les douleurs de l’exil seront venues s’ajouter aux regrets de la mort de Béatrice, quand le citoyen sera déchiré dans ses affections et dans son orgueil, comme le poète l’est déjà dans son amour ?
Les deux nouveaux biographes de Dante, M. Balbo et surtout M. Artaud de Montor, n’ont pas tiré peut-être de la Vita Nuova tout le parti qu’ils auraient pu. C’est là encore seulement, c’est dans ce livre étrange et touchant, où apparaissent ensemble l’homme avec ses faiblesses, l’écrivain avec ses bizarreries, le poète avec sa grandeur native, qu’il faut aller chercher le mystère de la destinée d’Alighieri, cette pensée de Béatrice, à laquelle, durant les traverses d’une vie politique agitée, durant les préoccupations d’une vie littéraire si remplie, il demeura malgré tout fidèle.
Les graces naturelles de cette première phase de la biographie de Dante s’effacent un peu, et comme à l’estompe, si j’osais dire, dans le travail, d’ailleurs très recommandable, du comte Balbo. Sa Vita di Dante est méthodiquement, régulièrement composée, bien répartie dans ses divisions ; mais les curiosités érudites, les faits particuliers, les vues de détail, en un mot, tout ce que l’on s’attendrait volontiers à trouver de rapprochemens piquans, d’éclaircissemens littéraires, dans une monographie de ce genre, tout cela disparaît un peu dans la trame volontiers ample, et par là même un peu vague du récit. M. Balbo se complaît dans les généralités historiques, qu’il entend à merveille, mais où il lui est bien difficile d’apporter autant d’idées nouvelles et ingénieuses, qu’il eût pu le faire en s’en tenant à son héros lui-même, et en pénétrant avec décision dans les profondeurs de ce grand caractère. La Vita di Dante respire à toutes les pages une noble affection pour cette Italie toujours chère, une admiration passionnée pour son poète, exagérée même, et que M. Balbo n’aura pas de peine, puisque la mode s’en mêle, à faire partager à beaucoup de ses lecteurs. Son ouvrage, écrit d’un style courant et facile, trop facile même, est digne d’attention et d’encouragement ; ce n’est pas un vain effort, l’andar perduto, comme dit trop modestement l’auteur. Sans doute, il y a encore à faire après M. Balbo : le manque de concentration se fait vivement sentir dans son livre, et le détail y est parfois insuffisant ; mais c’est pourtant un travail sérieux qui honore la littérature italienne et qui mérite d’être distingué.
L’Histoire de Dante de M. Artaud de Montor est conçue dans un tout autre système que la Vita di Dante de M. Balbo, à laquelle elle est très inférieure de tout point. Ce n’est plus cette méthode simple, lumineuse, qui glane les textes sans les entasser, et qui les fond volontiers dans son récit. M. Artaud, au contraire, ne choisit pas ; il cite tout, il insère de longs fragmens pris de toutes mains et comme ils viennent, sans trop de scrupule des sources, sans trop de souci de l’opportunité. Ce mélange, cet entassement, fatiguent à la longue. Tout est prétexte à l’auteur pour nommer pêle-mêle ses amis, ses confrères, pour intercaler des hors-d’œuvre, pour multiplier les noms propres. Chacun de ses laborieux chapitres ressemble à un mémoire confus de quelque société savante de province. Quelques recherches intéressantes, beaucoup de textes curieux, d’extraits inconnus, quelques vues nouvelles, viennent cependant racheter l’absence de l’esprit critique, et rendent indispensable à ceux qui s’occupent d’Alighieri cette compilation peu méthodique.
Au surplus, la vie de Dante est si remplie, si variée, si traversée d’évènemens, qu’elle sera toujours d’elle-même pleine d’intérêt, quoi que puissent faire les biographes. Dès le berceau de Dante, on pressent un grand homme : le poète a eu son enfance légendaire, son auréole surnaturelle dès le début. Si l’on en croyait, en effet, la biographie, je dis mal, le roman que Boccace nous a laissé sur Alighieri, un de ses maîtres aurait prédit à Dante la gloire qui l’attendait, un rêve aurait révélé à sa mère, avant qu’il naquît, les grandeurs de sa destinée. Ne rions pas trop de ces mystères, de ces fables, de ces pronostics étranges, dont la foule entoure ainsi le berceau des hommes exceptionnels. C’est un hommage involontaire, naturel, sincère, rendu à l’intervention de la Providence dans les évènemens de ce monde ; c’est la reconnaissance spontanée, pour ainsi dire, de ce qu’il y a de fatal, de divin, dans le rôle des génies supérieurs.
Rien n’est indigne d’attention dans l’histoire d’un esprit éminent, et la jeunesse laborieuse de Dante offre déjà un spectacle curieux à étudier. Il ne faudrait pas s’imaginer qu’elle est tout entière dans les aspirations amoureuses de la Vita Nuova, quoiqu’on puisse cependant deviner dans ce livre les fortes études scholastiques du poète. Dante était en même temps dévoré de l’amour de la science ; il avait été à bonne école : c’est Brunetto Latini (que M. Libri va bientôt restituer à la France par la publication du Trésor), c’est Brunetto qui lui avait appris comment on s’immortalise, come l’uom s’eterna : on sait si Dante a profité de la leçon. Il voulut connaître tout ce qu’on savait de son temps. À un esprit aussi actif il fallait le cercle entier des connaissances humaines.
Il est plusieurs points très intéressans de la jeunesse de Dante que ses biographes, je ne sais pourquoi, n’ont pas touchés ou n’ont pas suffisamment éclaircis : ainsi l’amitié qui, dans sa jeunesse, l’unit à plusieurs artistes éminens de son temps. Et cependant ces liaisons furent-elles sans influence sur le génie du poète ? Au musicien Casella ne put-il pas demander ces harmonieuses douceurs de la langue italienne dont hérita plus tard Pétrarque ; au peintre Giotto, le modèle de ces vierges élancées qui, dans les vieilles œuvres italiennes, se détachent pensives au milieu d’une lumière d’or ; à l’architecte Arnolfo enfin, la hardiesse de ses belles constructions, pour bâtir aussi son édifice, sa sombre tour, maintenant noircie par les années, mais qui domine tout l’art du moyen-âge ?
Dès-lors Dante poursuivait dans l’ombre sa destinée poétique et se familiarisait avec la muse. Il se consolait de Béatrice par la poésie ; il s’en consola bientôt par la politique. L’accès plus facile du pouvoir donne vite l’aiguillon aux jeunes intelligences dans les démocraties, surtout dans les démocraties restreintes. On y assiste de si près à l’œuvre du gouvernement, on le voit si bien agir, qu’on s’y habitue comme à une chose possible, facile, et bientôt on n’a d’autre mesure de ses facultés que la mesure de son ambition. De bonne heure donc, Dante sentit le besoin de se mêler aux affaires du temps, d’y apporter l’activité de son esprit, éveillé jeune aux grandes choses. Chez lui, ce désir était légitime. Au surplus, il ne perdit pas comme poète à cette dure école de la politique, à ce rude et déchirant contact des hommes et des choses, à cet enseignement laborieux des révolutions et de l’exil. Il avait en lui l’idéal, l’expérience lui révéla le réel ; il put de la sorte toucher aux deux pôles de la poésie.
Le rôle politique de Dante a été singulièrement exagéré ; il est très important pour la Divine comédie, il est peu important dans l’histoire. Les biographes d’Alighieri en parlent beaucoup, les historiens le mentionnent à peine.
Dante fut-il guelfe, fut-il gibelin ? grande question.
Il me semble que ce talent hautain, fier, exceptionnel, féodal, si j’osais dire, aristocratique à coup sûr, qui ne devait guère concevoir l’égalité, car il n’avait pas d’égaux de son temps, eût été naturellement entraîné dans le parti gibelin par ses propres tendances, s’il n’avait pas été jeté du côté des guelfes par ses instincts de famille. On a trop dit que Dante fut guelfe par conviction et gibelin par vengeance ; il fut bien plutôt guelfe par hasard, par engagement de naissance, et gibelin par entraînement, par passion. Je suis loin d’en disconvenir d’ailleurs, la dureté démocratique, ces mœurs communales ombrageuses, ces passions politiques toujours en jeu, ce contact avec la foule, ces violences jalouses de l’esprit de corporation, ne furent pas inutiles au développement, à l’excitation de son génie.
Au surplus, les choses s’étaient bien modifiées à l’époque de Dante ; ces noms de gibelins et de guelfes ne représentaient plus la vieille lutte du sacerdoce et de l’empire. Le temps est un grand maître ; il change les hommes, et les noms que les hommes avaient inventés changent avec eux. Sous ces drapeaux, la féodalité d’abord se substitua aux idées impériales, les libertés communales prirent la place du système théocratique. L’hérédité des bénéfices militaires, apportée dans le Nord par la conquête lombarde, trouva un appui dans l’aristocratie des mœurs gibelines, tandis que la papauté se montra favorable à ces vieilles traditions municipales qui, sur un sol voisin de Rome, se rattachaient aux glorieux souvenirs du droit antique.
Au temps d’Alighieri, la lutte n’avait même plus cette grandeur. Ce n’étaient partout que des haines de maison et de famille, des jalousies de cité ; en somme, plus d’idées générales, mais des guerres privées, de mesquines fureurs de factions, un ensemble misérable de petites passions s’étreignant entre elles. Depuis trente années, les guelfes régnaient seuls ; il n’était plus question des gibelins. Mais le pouvoir introduisit la division, une division funeste, dans ces rangs que le malheur avait naguère rendus si compacts, si homogènes. Des tendances contraires s’introduisirent dans le parti guelfe. Arrivé au pouvoir, tiré, pour ainsi dire, à ses deux extrémités par la résistance aristocratique, par le mouvement populaire, ce parti finit par céder des deux côtés. Des différences d’opinions avaient commencé la scission, des haines de famille l’achevèrent. Il y avait donc parmi les guelfes, lorsque Dante entra aux affaires, une faction féodale et une faction démocratique, les noirs et les blancs. Dante fut jeté dans le parti des blancs par sa naissance, et il en emprunta si bien les haines, que plus tard, exilé, aigri, il alla jusqu’à se faire gibelin par aversion des noirs. Voilà où pousse la logique des factions.
On sait la part qu’Alighieri prit aux luttes de sa cité, on sait comment il fut banni de Florence. Riche, accoutumé à l’aisance, il vit ses biens pillés, ses maisons incendiées, ses domaines confisqués ; père de cinq enfans, il fut séparé de sa famille et laissé à la solitude de sa pensée ; poète, il égara son poème commencé, il eut ses manuscrits lacérés dans le pillage ; placé au premier rang dans le gouvernement de son pays, il se vit réduit à mendier l’hospitalité, à se faire écrivain pour vivre, à renouveler presque, chez Malespina et Can Grande, le rôle des jongleurs et des troubadours.
Dante ne pouvait pas abdiquer d’un coup les passions de toute sa vie. Son énergie le poussait à combattre, à ne pas se déclarer vaincu dès l’abord. L’amour-propre blessé, la haine comprimée du partisan, le premier déchirement d’une absence forcée, exaltèrent ses facultés. Poète, il ne songea pas que l’art était son vrai, son plus sûr refuge. C’est alors que, dans l’exil, dans l’impuissance, il commença à comprendre tous les vices de l’organisation des municipalités italiennes ; c’est alors qu’il vit que deux grandes choses manquaient dans cette agglomération bâtarde de petites républiques rivales, je veux dire la sécurité de la vie et le progrès des institutions. On le sait, il n’y avait là de garanties que pour les vainqueurs, et les vainqueurs changeaient incessamment.
Dante a comparé quelque part Florence se créant sans cesse d’autres lois, d’autres mœurs, de nouvelles magistratures, au malade qui se retourne sur sa couche sans trouver de repos. Il fit lui-même comme Florence ; il changea de parti avec son parti. En effet, une sorte d’abdication mutuelle eut lieu. Chassés de la ville, les blancs, qui représentaient les traditions populaires, les franchises communales, s’allièrent aux gibelins. Les noirs de leur côté, représentans de l’aristocratie, ne purent garder le gouvernement à Florence qu’en se faisant républicains. — Dante ne dissimule pas la mobilité de son caractère ; il dit au deuxième chant du Paradis :
Mi… che pur di mia natura
Trasmutabile son per tutte guise…
Les liaisons des blancs avec les gibelins initièrent bien vite le poète aux vives passions de ce dernier parti. Les ennuis de « l’escalier d’autrui si dur à gravir, » cette fièvre de regrets que lui donnait la patrie, la haine des noirs, l’inflexible dureté de son caractère, l’aristocratie de son génie, cette supériorité méconnue par ses concitoyens, acceptée par les autres, tout cela lui fit croire au retour possible de l’empire, lui fit évoquer les grandeurs de la monarchie latine. Il se crut (le poète !) au temps de la grande lutte du sacerdoce et des empereurs, il se prit à rêver l’unité de l’Italie sous la forte tutelle de l’antique royauté romaine, et quand la faible main de Henri VII en fit apparaître un instant le fantôme, il se laissa prendre à ces simulacres. C’est alors que fut composé ce singulier manifeste gibelin, le de Monarchia, où Dante établit successivement ces trois points, à savoir que la monarchie universelle est nécessaire au bonheur du monde, que le peuple romain a seul droit d’exercer cette monarchie, et que l’autorité impériale dépend immédiatement de Dieu. Dans ce livre, Dante n’est plus citoyen, il est poète. Ce système politique, cette illusion exaltée, ce développement syllogistique mêlé d’apostrophes en style oriental, tout cela prouve qu’il était déjà habitué à vivre dans l’autre monde. Le de Monarchia est une vision tout comme la Divine Comédie.
Ainsi s’expliquent pour moi les mutations, tant de fois attaquées ou justifiées, de la vie politique de Dante. La poésie l’excuse. D’ailleurs, à plusieurs époques de sa vie, son exaltation fut poussée presque jusqu’au délire. La lettre étrange qu’il écrivit en latin à tous les rois de l’Europe pour leur apprendre la mort de Béatrice, en est l’irrécusable preuve. Dans ses dernières années, cette exaltation augmenta encore. Il ne lui suffit plus alors de condamner dans son poème ses ennemis vivans aux plus horribles supplices de la damnation, de mettre à jour les ténèbres des consciences, et d’accomplir au sérieux ce rôle d’Asmodée que Lesage rendra plus tard plaisant ; il ne se contenta plus de cette terrible royauté de la mort dont il pouvait faire chacun vassal. Sa figure s’assombrissait de plus en plus, et, dans le sublime égarement de sa pensée, il allait jetant des pierres aux enfans et aux femmes qu’il entendait calomnier son parti. Déjà dans le Convito, cette tendance farouche était visible, lorsque, combattant une doctrine philosophique, il avait été jusqu’à dire « C’est par le couteau, non par les argumens qu’il faut répondre à ceux qui parlent ainsi. » Au surplus, il y a un passage peu connu de Machiavel qui confirme, et bien au-delà, ce que je viens de dire. Les biographes de Dante n’aiment guère à le citer. Il est assez facile pourtant de le découvrir dans le Dialogue sur la langue : « … L’envie était innée dans le cœur de Dante… on le voit à cette foule d’opinions que la passion lui a dictées, et où il se montre si aveuglé, si privé de sens, de savoir, de dignité, qu’il paraît un tout autre homme… S’il eût montré dans toutes ses actions un jugement aussi peu sain, ou il serait demeuré tranquille dans Florence, ou il n’en eût été chassé que comme fou… » C’est ainsi qu’à près de trois siècles de distance le plus profond historien de l’Italie, l’historien de Florence, l’un des admirateurs le plus passionnés de la poésie de Dante, répondait d’avance, et avec quelque exagération sans doute, au fanatisme de ces apologistes à tout prix qui veulent retrouver le grand homme dans les moindres essais de l’écrivain, dans les moindres actes du poète.
J’ai nommé tout à l’heure le Convito ; ce n’est pas seulement en effet dans la Divina Commedia, que tout le monde connaît surabondamment et relit, mais dans ses opuscules (dont M. Fraticelli vient de donner une excellente édition[7] qu’on ne saurait trop recommander), qu’il faut aller chercher les secrets de la biographie intime et du caractère littéraire de Dante. Moins le génie, qui se retrouve çà et là pourtant dans les Rimes, mais qu’il a surtout gardé pour son poème, Alighieri est là tout entier.
J’ai dit qu’il y avait trois hommes chez Dante, qu’il ne faut cependant pas séparer : un poète, un politique, un philosophe. C’est de ce dernier que s’est exclusivement préoccupé M. Ozanam dans une vaste thèse, qui, complétée depuis et amplifiée, est devenue un livre important sous le titre de Dante et la Philosophie catholique au treizième siècle[8]. Le marquis Azzelino, dans un livre assez déclamatoire[9], avait déjà essayé de poser, comme on dit dans le patois d’aujourd’hui, la formule dantesque. M. Ozanam a considéré Dante d’un point de vue encore plus spécial ; il n’a vu en lui que le philosophe, le disciple de saint Thomas ; il a reconstruit, à grand renfort d’érudition et de textes, ce qu’il croit être le système d’Alighieri. Déjà un professeur distingué, enlevé jeune à la science, M. Bach, dans un opuscule peu répandu, avait touché à ce point curieux et indiqué les plus frappans rapports entre la Somme et la Divine Comédie. M. Ozanam n’a fait que développer cette donnée sur une plus large échelle et avec beaucoup plus de solennité. On conçoit ce qu’il doit y avoir d’arbitraire dans un procédé qui dédouble ainsi un homme avec parti pris, et qui veut à toute force trouver isolément un philosophe sous un poète. Souvent les assertions de Dante sont flottantes, poétiques, et M. Ozanam, comblant les intervalles, les réduit en formules rigoureuses. Si le vieil Alighieri pouvait encore revenir de l’enfer, comme disaient les femmes de Ravenne, il se reconnaîtrait peut-être assez difficilement dans le livre de M. Ozanam, ou du moins il y trouverait sa science philosophique singulièrement étendue et affermie.
M. Ozanam déploie dans son livre une vaste et réelle érudition qui mérite des éloges ; mais nous ne saurions goûter son style au même degré, malgré l’incontestable talent dont il fait preuve. M. Ozanam appartient à cette nouvelle école catholique, assez intolérante, très paradoxale, que M. Lacordaire représente dans la chaire ; c’est le romantisme religieux, le pire des romantismes, qui sacrifie tout à l’image, à la période, et pour qui la pensée passe toujours après la métaphore. Néanmoins l’ouvrage de M. Ozanam mérite d’être remarqué ; il contient beaucoup de vues, de recherches curieuses, d’additions intéressantes. Il est à regretter que tant de qualités précieuses et une naturelle élévation soient gâtées par un ton dogmatique et par un lyrisme vulgaire.
Dans la remarquable traduction en prose qu’il vient de donner de la Divine Comédie[10], et qui est assurément une des meilleures que nous possédions, M. Brizeux a évité avec bon goût ces exagérations qui sentent le sermon. Venant après M. Fiorentino, qui avait déjà restitué dans notre langue son sens rigoureux au poème de Dante, M. Brizeux s’est un peu trop abandonné à ce nouveau système de traduction, qui, dans son exclusive préoccupation de la fidélité littérale, sacrifie l’ensemble au détail, l’esprit à la lettre, et néglige l’ampleur, le nombre, l’énergie, tout ce qui constitue enfin le caractère général du style. Le talent que M. Brizeux vient de montrer tout récemment encore dans ce charmant volume de vers, où il a su si bien allier le sentiment breton au sentiment romain, le rend plus justiciable que qui que ce soit d’une pareille faute contre la poésie. Loin de nous la pensée de vouloir revenir au temps de la traduction impériale, de la périphrase de Delille ; mais, toute précieuse, tout essentielle que soit l’exactitude, on nous la ferait presque maudire, si elle dégénérait en sécheresse et en aridité. À part ces restrictions nécessaires sur la méthode de traduction adoptée par M. Brizeux, et une fois ce procédé accepté, on ne saurait trop reconnaître ce que l’habile interprète a su mettre dans cette tâche de sagacité et d’intelligence poétique[11].
Tels sont les plus récens travaux sur Dante ; il importait de constater ce mouvement de retour vers l’auteur de la Divine Comédie. Dieu nous garde de le blâmer en lui-même. Il y a toujours dans ce flux et reflux des réactions littéraires quelque chose de grand et d’élevé. Nous avons cru seulement devoir faire nos réserves contre ce fanatisme de prédicant qui s’est emparé de certains esprits en ce temps de philosophie pacifique et d’universelle indifférence. On a suffisamment écrit sur la vie de Dante ; un travail définitif serait seul acceptable désormais. Les livres dont nous venons de parler n’ont guère avancé l’histoire littéraire, et, malgré l’affectation de la forme et les prétentions à un enthousiasme presque fougueux, ils ne valent pas la belle biographie que nous a donnée autrefois M. Fauriel à la Faculté des Lettres (et depuis dans cette Revue) ; ils ne valent pas les brillantes leçons de M. Villemain sur le poète de Florence.
Au reste, Dante est au-dessus de tous ces tourbillons passagers que soulèvent par intervalles quelques-uns des grands noms de l’histoire et de la poésie. Les admirations compromettantes ne lui feront pas plus de tort que les attaques injustes. Nous n’en sommes plus, comme au temps de Perrault, à nous quereller sur les anciens et sur les modernes, et, si par impossible nous en étions encore réduits là, la statue de Dante resterait comme celle d’Homère aussi ferme et aussi inébranlable sur son piédestal après qu’avant le combat. Il est bon seulement de protester contre les enthousiasmes maladroits.
Gardons pour le grand poète une admiration sincère, mais réfléchie. Ce qui frappe surtout dans le génie de Dante, c’est qu’il est à la fois un génie créateur et un génie traditionnel. Son œuvre surgit tout à coup dans les ténèbres du moyen-âge : prolem sine matre creatam ; et cependant il faut se demander, avec M. Villemain : « D’où vient-il ? » D’où vient cette intervention subite du génie, cette dictature inattendue ? Dante a tout imité, il n’a dit que ce qu’on disait autour de lui, que ce qu’on avait dit avant lui ; à chacun il emprunte quelque chose, sa langue aux patois italiens, son sujet même, par un admirable éclectisme, aux légendes sur l’autre monde, depuis l’Arménien visionnaire de la République de Platon[12], jusqu’au voyage infernal de saint Brendan, jusqu’au récit du moine Albéric ; il prend l’harmonie de ses vers à Virgile son guide, sa grace à la poésie provençale, sa morale et sa théodicée à la scholastique : et, avec toutes ces imitations, Dante est pourtant le plus original, le plus personnel, le plus primitif des poètes modernes. Comment expliquer ce problème ? C’est que précisément c’est là le caractère des très grands poètes d’avoir ainsi toute une généalogie obscure, toute une famille ignorée qu’ils font oublier avec éclat. On dirait que le long travail des intelligences, que les efforts et les tâtonnemens des siècles antérieurs, éclatent tout à coup en eux et s’y résolvent avec une fécondité et une puissance inconnues ; il leur suffit de dire sous une forme meilleure, souveraine, de fixer sous l’éternelle poésie ce qui se répète à l’entour. Honneur rarement accordé que celui de formuler de la sorte, avec génie, une pensée collective, qui autrement n’eût jamais réussi à se produire ; honneur immense que d’avoir tout un peuple, tout un temps pour auxiliaires et pour aides !
Dante apparaît en plein moyen-âge ; il est le symbole puissant de son époque ; il en a la sauvage dureté, les contradictions, la poésie étrange. Société, religion, intelligence, tout se reflète en lui. Voyez plutôt. Politiquement, le moyen-âge met en œuvre les élémens les plus divers : la féodalité, la monarchie, l’enfantement du tiers-état dans les communes. Eh bien ! le poème de Dante reproduit tout cela à la fois, dans son mélange : la saveur aristocratique y est très sensible ; ailleurs le poète rêve le retour de l’Empire, et néanmoins le vieux guelfe reparaît à chaque instant et maintient l’égalité dans la mort.
Où les mœurs chevaleresques, où le dévouement à la femme se montrent-ils en une plus complète plénitude que dans la Divine Comédie ? Sur quel front le lis virginal redouble-t-il mieux ses plis que sur celui de Béatrice ? Quand Gautier de Coinsy, quand les pieux trouvères chantent les louanges de Marie, quand les sculpteurs taillent ces chastes et sveltes statues, dont les yeux sont baissés, dont les mains sont jointes, dont les traits respirent je ne sais quelle angélique candeur, quand Cimabuë enfin, ce vieil ami de Dante, met une auréole d’or aux blanches figures dont son pinceau touche à peine les lignes suaves, sont-ils mieux inspirés, sont-ils plus de leur temps que l’auteur du Paradis ? Je ne parle pas de la religion ; il est le premier en date des grands poètes chrétiens.
Mais comment, je le répète, en demeurant de la sorte l’homme de son époque, Dante a-t-il empreint à un si haut point son œuvre d’un sceau personnel et original ? Comment la réflexion et l’imitation se sont-elles si bien fondues dans la spontanéité de l’art ? Ce sont là les inexplicables mystères du talent ; c’est dans ce développement simultané du génie individuel d’une part, et du génie contemporain de l’autre, qu’est la marque des esprits souverains. Voilà l’idéal qu’Alighieri a atteint ; il ne faut lui disputer aucune des portions, même les moindres, de son œuvre : tout lui appartient par la double légitimité de la naissance et de la conquête. Il était créateur, et il s’est fait en même temps le chantre de la tradition, parce que la poésie ressemble à ces flambeaux qu’on se passait de main en main dans les jeux du stade, à ces torches des coureurs, auxquelles Lucrèce compare si admirablement la vie. La poésie ne meurt jamais ; Dante l’a prise des mains de Virgile et des légendaires pour en éclairer le monde moderne.
- ↑ No du 15 février 1836.
- ↑ Deux vol. in-8o, chez Stassin et Xavier, rue du Coq, 9.
- ↑ Un fort vol. in-8o, chez Adrien Leclère, rue Cassette, 29.
- ↑ Bibliothèque Charpentier.
- ↑ C’est ce qui fait dire, avec tant de grace et de sens, à M. Balbo : «… Chi facesse una storia dell’ amore in Italia, farebbe forse la più evidente che si possa, de’ costumi de’ vari secoli di essa. » (Vita di Dante, I, 56.)
- ↑ Sonnet XXIV.
- ↑ Opere minori di Dante, 1840, 3 vol. chez Stassin et Xavier.
- ↑ Un vol. in-8o ; chez Debécourt, rue des Saints-Pères, 69.
- ↑ Sullo spirito della Divina Commedia, Florence, 1837, in-8o
- ↑ Bibliothèque Charpentier.
- ↑ On pourrait quereller le spirituel traducteur sur le sens de certains passages, si Dante ne prêtait souvent à une double interprétation. — M. Brizeux assure qu’il a emprunté ses notes aux précédens commentateurs ; dans ce cas, il aurait dû corriger certaines inexactitudes qui les déparent. Ce sont des vétilles, mais il faut être scrupuleux jusqu’à la minutie avec un esprit qui, comme celui de Dante, a su allier la scholastique à la poésie. Je prends un chant au hasard, le vingt-neuvième du Purgatoire. M. Brizeux affirme tout d’abord que les vingt-quatre vieillards qui suivent le chandelier à sept branches et les sept candélabres figurent les vingt-quatre livres de l’ancien et du nouveau Testament ; mais l’ancien Testament se compose à lui seul de trente-neuf livres, et le nouveau de vingt-sept, en tout soixante-six ; ce qui est un peu loin de vingt-quatre. En ne reconnaissant, comme les Juifs, que vingt-deux livres canoniques dans l’ancien Testament, et en ne faisant des vingt-une épîtres de l’Évangile qu’un seul livre, on a encore vingt-neuf livres. — Ces vingt-quatre vieillards, vêtus de blanc et couronnés de lys, sont les vingt-quatre vieillards de l’Apocalypse qui environnent les quatre attributs des évangélistes eux-mêmes, ainsi que l’annonce une autre note. — L’oiseau à double nature, aigle et lion, le griffon qui traîne un char de triomphe, n’est pas le Christ, selon nous, comme le dit une troisième note, mais bien le pape qui mène le char de l’église. Le pape est lion par la puissance temporelle, aigle par l’autorité spirituelle ; il est roi et prêtre. — Ce triomphe du Christ et de l’église est peint sur verre à Notre-Dame de Brou. M. Didron a trouvé ces vieillards et ces attributs des évangélistes peints sur verre à Saint-Étienne-du-Mont, sculptés sur pierre au portail occidental de Saint-Denis et de Notre-Dame de Chartres, au portail méridional de Saint-Julien du Mans. Ce sujet, toujours représenté de même, et figuré plus de cent fois sur nos cathédrales, plus de mille fois dans les manuscrits à miniatures, n’est que la traduction littérale d’un passage du chapitre iv de l’Apocalypse. — Il faut connaître l’art chrétien pour comprendre Dante ; Dante n’est, pour ainsi dire, que la glorification en vers de la sculpture et de la peinture des monumens religieux du moyen-âge.
- ↑ Voyez la traduction de M. Cousin, tom. X, pag. 280 et suiv.