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Revue littéraire — Autour de Bouvard et Pécuchet

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André Beaunier
Revue littéraire — Autour de Bouvard et Pécuchet
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 691-702).
REVUE LITTÉRAIRE

AUTOUR DE « BOUVARD ET PÉCUCHET » [1]

Voici un gros livre, — trois cents pages in-quarto, — consacré au roman posthume de Flaubert, à son roman certes imparfait, bizarre, un peu absurde, et si beau. Encore l’auteur de ce gros livre ne croit-il pas avoir, comme on dit, épuisé le sujet. Pas du tout ! Il a seulement réuni quelques études relatives au « réalisme » de Bouvard et Pécuchet, relatives aux « sources » de plusieurs chapitres, mnémotechnie, ou gymnastique, ou géologie, relatives au second tome que Flaubert n’a pas eu le temps d’écrire. Flaubert, avant de composer son roman, n’avait-il pas lu quinze cents volumes de toute sorte ? L’analyse des sources ne serait complète que si le commentateur lisait à son tour ces quinze cents volumes. Il faudrait, en somme, refaire tout le travail de Flaubert, afin de voir comment il l’a fait. M. René Descharmes s’est judicieusement borné à l’examen de quelques problèmes.

Un si gros livre, et incomplet ! J’avoue que j’aime beaucoup ces gros livres ; mais je crois que j’ai tort, et je l’avoue, de les tant aimer. Au bout du compte, un romancier qui donne son œuvre la considère comme suffisante à elle-même ; il croit qu’elle existe, qu’elle est vivante et intelligible. Ne l’est-elle pas ? Le commentaire dont vous avez jugé qu’elle a besoin signale son infirmité.

Il convient pourtant de noter la différence qu’il y a entre la littérature ancienne et la nouvelle. La littérature a été plus « objective «  qu’elle ne l’est devenue ; elle est devenue extrêmement « subjective » . Une tragédie de Corneille ou de Racine, une comédie de Molière, se passent de toutes anecdotes explicatives et garderaient leur clarté, leur signification, leur valeur, si même nous n’avions aucun renseignement sur la personne de Corneille, ou de Racine, ou de Molière. De telles œuvres sont bien détachées, bien séparées de l’auteur. Mais Lamartine a lui-même écrit le commentaire de ses Méditations, disant comme il était mélancolique ce jour-là, et pourquoi et quelle bien-aimée occupait alors sa rêverie. Or, il est vrai que je compare des pièces de théâtre et des poèmes lyriques ; le poète lyrique chante sa peine ou sa gaieté, sa gaieté rare et dont il est moins fier que de sa peine, tandis que le dramaturge crée des personnages et les substitue à lui. Néanmoins, le romantisme a rendu la littérature, et dramatique aussi, beaucoup plus personnelle, — et « lyrique, » disait Brunetière, — beaucoup plus analogue à une confession de l’auteur : si la confession n’y est pas tout au long, du moins y devinez-vous une allusion perpétuelle à maints petits faits et à l’émoi qu’ils ont causé dans la pensée de l’auteur. Enfin notre littérature est de plus en plus sentimentale. Ainsi, elle se prête à une glose qu’elle aurait autrefois refusée. ,

Mais Flaubert ne le voulait pas. Ce fut sa prétention, sa volonté, de n’être pas sentimental, de ne paraître pas dans son œuvre, de n’y paraître pas et voire de n’y être pas. Sa doctrine de l’impassibilité, bien entendue, le ramène à l’usage ancien.

Les œuvres du XVIIe siècle, qui se passent d’un commentaire, je les comparerais aux temples de l’antiquité grecque : ils tiennent tout seuls. Les œuvres qui dérivent du romantisme ressemblent davantage aux monuments gothiques : les commentaires indispensables sont, en quelque sorte, les arcs-boutants qui leur servent d’appui. Encore faut-il que lesdits arcs-boutants ne soient ni démesurés ni en nombre tel que se perde l’architecture principale dans leur exubérante prodigalité. L’on aimerait leur discrète élégance et leur style un peu analogue à celui de la nef et du chœur, s’il se pouvait.

Le commentaire de M. René Descharmes a d’autres qualités que celles-là. Il est trop abondant, prolixe, encombré ; il n’est pas rédigé avec tout le soin désirable. Je l’ai pourtant lu très volontiers. Les recherches qu’il résume, et qu’il aurait dû résumer plus brièvement, donnent des résultats attrayants. Ces gros livres contiennent, dans leur fatras, de jolies choses. De longues pages sont reposantes : l’on sait où va le commentateur ; il l’a dit et il le répète, il ajoute une preuve à celles qu’il a déjà présentées. Puis une trouvaille imprévue vous amuse. Et puis vous relisez Bouvard et Pécuchet.

L’étrange roman !... Vous le comprenez mieux qu’avant d’avoir lu le gros livre de M. René Descharmes.

Par exemple, Bouvard et Pécuchet, se mettant à l’histoire, utilisent la Mnémotechnie de Dumouchel, un in-12 cartonné, qui porte cette épigraphe : Instruire en amusant. Ne cherchez pas à la bibliothèque une Mnémotechnie de Dumouchel, qui est un personnage que Flaubert a inventé. Mais, dit Flaubert, la Mnémotechnie de Dumouchel « combinait les trois systèmes d’Allévy, de Paris et de Fenaigle. » Qu’est-ce que ces gens ? Flaubert raconte qu’Allévy transformait les chiffres en figures : 1 signifie une tour ; 2, un oiseau ; 3, un chameau, etc. Le deuxième, Pâris, organisait de malins rébus : un fauteuil garni de clous à vis évoquait le nom du roi Clovis, etc. Quant à Fenaigle, eh ! bien, Fenaigle « divise l’univers en maisons, qui contiennent des chambres, ayant chacune quatre parois à neuf panneaux, chaque panneau portant un emblème. » Ce n’est pas la clarté même. Lisez donc M. Descharmes : il consacre tout un chapitre à ces trois serviteurs de Mnémosyne, pour qui la muse a manqué de gratitude, car ils sont oubliés.

Plus exactement, on connaissait Paris et Allévy ; les savants les connaissaient un peu. Mais, Fenaigle, non. Et l’on était à se demander si Flaubert n’avait pas inventé l’homme qui « divisait l’univers en maisons. » Pas du tout ! Grégoire de Feinaigle, — à qui Flaubert a ôté son premier ! par mégarde, — eut son temps de célébrité. M. Descharmes expose le système de Feinaigle, un drôle de système ! et il montre le gaillard, aussi drôle que le système.

Le gaillard était Bavarois ; et il avait chapardé le système à Johann Christof Friedrich von Arétin, conservateur de la bibliothèque de Munich. Premièrement, il partit pour Strasbourg et la Société des sciences et arts lui décerna de grands éloges. Il obtint des certificats à Nancy et se mit en voyage. On le vit à Besançon, Dôle, Epinal, Dijon. Il avait soin de ne rester longtemps nulle part ; dès qu’il avait donné de la mémoire à ses élèves, il se sauvait devant qu’ils ne l’eussent perdue. L’un de ses élèves, nommé Guivard, lui parut si heureusement doué qu’il l’adopta comme disciple et collaborateur. En 1806, tous deux arrivent à Paris. D’abord, on ne leur prête aucune attention. Tous deux mangent de la vache enragée. Mais, par chance, Feinaigle rencontre M. Blanc, professeur émérite et « créateur de l’okygraphie, méthode couronnée par le jury de l’Instruction publique. » M. Blanc s’éprit de « mnémonique. » Cet ancien professeur était alors sous-chef à la préfecture. Il parla de la science qui l’avait émerveillé, dont le bruit vint aux oreilles du préfet, le conseiller d’État Frochot. Lequel ordonna qu’on fît une expérience. Neuf petits garçons de l’école primaire furent amenés et, de dix heures du matin jusqu’à la fin de l’après-midi, pendant deux jours, serinés par Feinaigle et Guivard. On leur apprit l’arithmétique, les capitales de l’Europe, les départements de l’Empire français, la chronologie des rois de France depuis Pharamond, les empereurs romains, le code civil et la botanique. Les bambins, après cela, semblèrent « consommés dans la pratique de ces connaissances diverses. » Agé de dix ans, le petit Chevrier vous déduisait tout le système de M. de Jussieu, les acotylédones, les monocotylédones, les dicotylédones ; et chacun de ces groupes se divise en quinze classes, les classes en plusieurs familles et la huitième classe en dix-huit familles. Le petit Chevrier n’embrouillait pas les orobranchoïdes, les rhinautoïdes, les acantoïdes, les polemonacées, les apocinées, les hylospermes : il « prononçait avec la plus grande facilité ces termes nouveaux pour lui et entièrement étrangers pour la plupart des spectateurs. » C’est dommage de ne pas savoir ce que devint le petit Chevrier, ce qu’il fit de tous ces mots-là quand il eut de la barbe au menton.

Voilà Feinaigle consacré. Avec Guivard, à frais communs, il ouvrit un cours ; les élèves affluèrent. Dieulafoi et Gersin, vaudevillistes à la mode, mirent au théâtre la mnémonique et, sous le nom de Fin-Merle, Feinaigle fut raillé dans les couplets. C’était la gloire. Seulement, Guivard et lui se chamaillèrent. Comme Feinaigle, à Munich, avait chapardé la méthode von Arétin, Guivard eut, à Paris, le désir de confisquer la méthode Feinaigle, ci-devant von Arétin. Feinaigle se disait « seul professeur de mnémonique » ; et, là-dessus, Guivard se fâchait. L’on plaida. Feinaigle écrivit aux journaux que Guivard ne savait rien. Guivard répondit. La meilleure idée de Guivard fut de s’établir à son compte et d’ouvrir un cours, rue Jacob, à meilleur marché que Feinaigle : de sorte qu’il eut vite séduit toute la clientèle. Ensuite les gens s’aperçurent que, si peut-être Guivard était aussi fort que Feinaigle, celui-ci n’était pas fort. Feinaigle inondait Paris de prospectus et de boniments, inutilement. Il dut s’en aller. On apprit, en 1820, qu’il venait de mourir à Londres ; ses élèves avaient alors oublié depuis longtemps ses charlataneries, ses leçons et lui ; car la mnémonique ou mnémotechnie est une grande vanité, qui engage le combat contre la loi ou la coutume invétérée de nos esprits et de nos cœurs, l’oubli.

Voilà Feinaigle et son histoire. M. Descharmes accorde à ce bonhomme et à ses calembredaines un plaisant chapitre. Et, si vous dites que ce Feinaigle ne vous importe guère, Bouvard et Pécuchet vous l’ont pourtant recommandé, Bouvard et Pécuchet dont il est dignement le maître et le camarade.

En outre, M. Descharmes fait, à propos de Feinaigle, une intéressante remarque. C’est que Flaubert n’a tiré, de ce Feinaigle, qu’un très petit nombre de lignes : tandis que l’aventure de Feinaigle et de Guivard lui pouvait donner bien davantage. M. Descharmes fait la même remarque au sujet d’Amoros, à qui Flaubert emprunte les éléments principaux du chapitre où son Bouvard et son Pécuchet s’éprennent de la gymnastique. Don Francisco Amoros, marquis de Sotelo, régidor de San-Lucar, ensuite l’auteur du Gymnase normal, est un personnage extraordinaire ; et de sa vie, de son Manuel, de son Atlas, Flaubert pouvait tirer des merveilles de drôlerie. Au lieu de quoi, Flaubert se contente de quelques traits, qu’il a discrètement choisis parmi les moins grotesques. Bouvard et Pécuchet, disciples de Feinaigle et d’Amoros, allaient facilement à une absurdité bien réjouissante. M. Descharmes vous avertit de constater ici l’intention de Flaubert, qui n’est donc pas que son roman tourne à la bouffonnerie. Songez-y, afin de ne pas interpréter à contre-sens le roman de Bouvard et Pécuchet.

Flaubert a très attentivement préservé la vraisemblance et la vérité de son Bouvard et de son Pécuchet. Il lui appartenait de les rendre beaucoup plus extravagants l’un et l’autre, suivant Amoros et Feinaigle. En somme, il ne s’est pas acharné contre eux ; et plutôt il les aménagés.

Flaubert, qui préserve la vraisemblance et la vérité de ses bonshommes, compose-t-il un roman réaliste ? C’est une question qu’examine M. Descharmes ; et voici comment il la traite, d’une manière qu’il emprunte à l’auteur d’un essai sur Madame Bovary, M. Ernest Bovet, d’une manière assez ingénieuse. M. Bovet néglige « le fait divers Delamarre » et ne s’occupe aucunement de savoir si Flaubert a copié ce fait divers ou l’a modifié ; il se demande si le récit de Flaubert est agencé selon la vraisemblance et la vérité probable, si la chronologie de l’aventure se déroule bien, si l’espace des mois, des jours et des heures est observé avec justesse. Il répond, oui ; car il a trouvé que chaque détail était à sa place. M. Descharmes soumet à la même épreuve le roman de Bouvard et Pécuchet ; la conclusion ? différente.

Le 20 janvier 1839, Bouvard reçoit de Me Tardivel, notaire, la lettre qui annonce le bel héritage. Pécuchet n’aura point sa retraite avant deux ans. Les deux amis partent pour Chavignolles le dimanche 20 mars 1841. Viennent « les mauvais jours, la neige, les grands froids : » automne 1841 et l’hiver 1841-1842. « Au mois de novembre, ils brassèrent du cidre : » novembre 1842. « L’année suivante, ils firent des semailles très dru : » 1843. M. Descharmes note précisément les indications de temps que Flaubert a données ; il évalue les délais qu’il faut pour que les diverses opérations horticoles ou agricoles aboutissent à un résultat. Les expériences d’agronomie, d’arboriculture et de distillation, toutes manquées, n’ont guère duré moins de sept ans, qui mènent les deux amis à l’âge de cinquante-sept ans et nous mènent au mois de janvier 1848. Trois mois de chimie ; et Flaubert dit alors que Pécuchet a cinquante-deux ans. Flaubert ne croit donc pas avoir encore dépassé l’année 1843 : il l’a pourtant dépassée.

Après la chimie, Bouvard et Pécuchet travaillent la médecine, la géologie, l’archéologie. Quand ils abandonnent l’archéologie pour l’histoire, M. Descharmes, fort de ses calculs, nous avertit que l’année 1851 vient de finir. Et Flaubert : « Ils recoururent à M. Thiers. C’était pendant l’été de 1845, dans le jardin, sous la tonnelle. » L’écart est de plus de six ans.

Venons à la politique ; elle occupe le sixième chapitre du roman. Et Flaubert : « Dans la matinée du 25 février 1848, on apprit à Chavignolles, par un individu venant de Falaise, que Paris était couvert de barricades… » M. Descharmes nous démontre que nous sommes, au plus tôt, en 1854. M. de Faverges apprend aux amis l’expédition de Rome : c’est en 1849. La même année, M. de Faverges entre à l’Assemblée législative : en effet, les élections se firent au mois de mai 1849 ; seulement, « nous devrions être au moins en 1859-1860, » dit M. Descharmes. Dépêchons-nous : Flaubert conduit ses deux bonshommes jusqu’en 1869 ; M. Descharmes prouve que leur aventure ne peut avoir duré moins de trente-huit ans. Le roman finirait en 1877 à peu près ; et les deux amis auraient, quand ils se remettent à copier, quatre-vingt-cinq ans. Flaubert ne s’en est pas aperçu.

Dira-t-on que Bouvard et Pécuchet, roman que Flaubert n’a point achevé, ne doit pas être jugé comme un ouvrage auquel l’auteur a donné la dernière main ? Sans doute ! Et Flaubert, qui avait le goût de la perfection, l’eût corrigé, son roman, plus d’une fois avant de le faire imprimer. Sans doute ! Mais allait-il en déranger l’économie ? Je ne le crois pas. Il ne dépendait pas de lui de changer la saison des chaulages, binages, échardonnages, de modifier le programme de l’année agricole et de refuser à la terre les répits dont elle a besoin. S’il avait resserré en un temps plus court les études scientifiques de ses deux bonshommes, — chimie, médecine, géologie, archéologie et histoire, littérature, politique et puis, après l’intermède amoureux, gymnastique, philosophie, religion, pédagogie, sociologie, — ses deux bonshommes seraient devenus par là plus étonnants, plus improbables, moins réels. Le seul moyen de sauver la chronologie, sans offenser la vraisemblance, aurait donc été de supprimer quelques-unes de ces études scientifiques : et l’on ne voit pas du tout que Flaubert en eût l’intention. Bref, on n’imagine pas qu’une révision de Bouvard et Pécuchet pût rendre le roman plus exactement réaliste que Flaubert ne l’a laissé.

Dira-t-on qu’au surplus ces méticuleux calculs de chronologie ne sont que tâtillonnage ? Mais, ailleurs, Flaubert ne les néglige pas. La chronologie de Madame Bovary est extrêmement rigoureuse. A mon avis, M. Descharmes a le droit de considérer cet indice comme valable, et de conclure que Madame Bovary est un roman plus réaliste que Bouvard et Pécuchet, de conclure enfin que le réalisme n’est pas, dans Bouvard et Pécuchet, le souci principal de Flaubert.

A vrai dire, on s’en doutait. Je l’avoue. Il suffisait d’avoir lu le roman : le badinage, en bien des endroits, se voit à merveille ; et Flaubert s’amuse.

On distingue ordinairement deux Flaubert : un Flaubert lyrique, l’auteur de Salammbô et de la Tentation de Saint Antoine ; un Flaubert réaliste, l’auteur de Madame Bovary et de l’Éducation sentimentale. Auquel de ces deux Flaubert attribuer Bouvard et Pécuchet ? Le lyrique eût très volontiers mené ses deux bonshommes à la bouffonnerie, comme il a procédé en écrivant le Saint Antoine : or, nous avons noté qu’il ne le fit pas. Le réaliste aurait eu grand soin de ménager la vraisemblance et la vérité, de compter au juste les années, les mois, les jours et, comme dans Madame Bovary, les heures même : or, nous le voyons beaucoup moins vigilant. Le roman de Bouvard et Pécuchet serait donc d’une autre sorte ? Mais oui ! Alors, qu’est-ce que ce roman d’une troisième sorte et quelle en est la signification ?

Flaubert se moque... Au fait, de qui ou de quoi se moque-t-il ? de la science ou des bonshommes qu’il a entichés de science ?

Flaubert se moque-t-il de la science ? Étrange façon de s’en moquer, si deux ignorants la ridiculisent ! La science n’y peut rien ; et ce n’est pas la faute de la science, ni son ridicule, si un Bouvard et un Pécuchet l’entendant mal, l’ont tournée en caricature. Elle ne dépend ni d’un Pécuchet ni d’un Bouvard ; elle existe sans eux. Une telle critique ou raillerie de la science, présentée ainsi, serait sans portée aucune.

Flaubert se moque-t-il de ses bonhommes ? Il s’en moque. Mais, quoi ! l’objet du roman n’est-il que de montrer, aux prises avec la science, deux imbéciles ? On en rirait un peu de temps ; puis on aurait bientôt fini d’en rire. Au surplus, Bouvard et Pécuchet sont-ils exactement des imbéciles ? C’est une question qu’a posée, dans le Mercure de France, M. René Dumesnil et que reprend M. Descharmes. Des sots ! comme dit Faguet, qui attribue à Flaubert « le mauvais désir de trouver ses personnages toujours stupides, même quand ils ont une idée à moitié juste. » Et Barbey d’Aurevilly les appelle « deux imbéciles de base et de sommet. » M. Dumesnil observe que d’abord Flaubert semble détester ses bonhommes, deux types de « médiocrité bourgeoise, » et qu’ensuite, sans leur accorder son amitié, il les traite avec plus de bienveillance, avec une sorte de pitié indulgente. M. Descharmes note ces mots : « Ils s’informaient des découvertes, lisaient les prospectus ; et, par cette curiosité, leur intelligence se développa. » Bouvard dit un jour : « La science est faite suivant les données fournies par un coin de l’étendue ; peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu’on ne peut découvrir. » Ce n’est pas bête ; Flaubert ne dit pas que ce le soit ; Flaubert ne se moque pas de Bouvard qui résume ainsi une idée juste. Bouvard et Pécuchet travaillent, tant bien que mal, et, si dépourvus du génie qu’on les voie, du moins sont-ils très supérieurs à la moyenne des gens qui les entourent. On les calomnie, on les houspille de maintes manières : « Alors, une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer. Des choses insignifiantes les attristaient ; les réclames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard. En songeant à ce qu’on disait dans leur village, et qu’il y avait jusqu’aux antipodes d’autres Coulon, d’autres Marescot, d’autres Foureau, Us sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la terre. » Sont-ils encore des imbéciles ? Mais non. Et le sentiment que leur prête Flaubert, vous l’avez bien reconnu : c’est le sentiment de Flaubert lui-même et, si je ne me trompe, le sentiment d’où provient le roman de Bouvard et Pécuchet.

Ni l’amour de la science, ni la curiosité, ai le désintéressement de Bouvard et de Pécuchet ne sont ridicules ni méprisables. M. Descharmes borne le tort des deux bonshommes à ceci : défaut de méthode. Bouvard et Pécuchet se mêlent de toutes les sciences à l’étourdie et procèdent mal, sans exactitude et sans rigueur.

Je ne crois pas qu’il faille réduire ainsi la signification du roman ; je le vois d’une autre manière et je le vois, selon le sens qu’on donne à ces deux mots, réaliste ensemble et lyrique.

Je sais bien que Flaubert ne veut pas qu’on le devine dans son œuvre et qu’il entend n’y paraître pas, n’y être pas. Il est, à mon avis, dans son roman de Bouvard et Pécuchet. Je contredis sur ce point M. Descharmes qui, après avoir résumé les événements de la vie de Flaubert à l’époque de ce roman, déclare : « Ni l’intrigue du roman, ni le caractère des deux expéditionnaires, ni celui des personnages secondaires, ni la conception primitive du livre, ni son plan, ni son écriture, ne paraissent avoir été en rapports plus ou moins directs avec les événements extérieurs... Autant qu’on peut, d’après ce qui est, supposer ce qui aurait pu se produire dans des conditions différentes et parmi des circonstances modifiées, il semble que, même si l’existence de Flaubert de 1870 à 1880 n’avait pas été du tout celle que nous connaissons, nous posséderions tout de même Bouvard et Pécuchet, tel qu’en effet nous le possédons. Il aurait trouvé le temps, peut-être, de mettre la dernière main à son œuvre ; mais l’idée directrice du roman et ses divers épisodes seraient demeurés vraisemblablement identiques. » Ce n’est pas du tout mon avis.

Flaubert a commencé en 1874 le premier chapitre de son roman ; mais il en avait l’idée, il le préparait depuis deux années au moins. Or, il écrit à Mme des Genettes, le 5 octobre 1872 : « Je médite une chose où j’exhalerai ma colère. Oui, je me débarrasserai enfin de ce qui m’étouffe. Je vomirai sur mes contemporains le dégoût qu’ils m’inspirent, dussé-je m’en casser la poitrine ; ce sera large et violent. » Le 28 octobre, il écrit à Ernest Feydeau : « Avant de crever, ou plutôt en attendant ma crevaison, je désire vuider le fiel dont je suis plein. Donc je prépare mon vomissement. Il sera copieux et amer, je t’en réponds. » Un autre jour : « Je crois que l’idée [de mon livre] est originale... Comme j’espère cracher là-dedans le fiel qui m’étouffe, c’est-à-dire émettre quelques vérités, j’espère par ce moyen me purger et être ensuite plus olympien, qualité qui me manque absolument. » Un autre jour : « J’avale des pages imprimées et je prends des notes pour un bouquin où je lâcherai de vomir ma bile sur mes contemporains ; mais ce dégueulage me demandera plusieurs années. » Il écrit, au mois d’avril 1874, à George Sand : « Et vous voulez que je ne remarque pas la sottise humaine et que je me prive du plaisir de la peindre ! Mais le comique est la seule consolation de la vertu. Il y a, d’ailleurs, une manière de la prendre qui est haute ; c’est ce que je vais essayer de faire dans mes deux bonshommes. » Et il écrit à Edmond de Concourt, en 1877 : « La bêtise humaine, actuellement, m’écrase si fort que je me fais l’effet d’une mouche ayant sur le dos l’Himalaya. N’importe ! Je tâcherai de vomir mon venin dans mon livre. Cet espoir me soulage. » Un tel projet, que voilà rudement défini, sans dissimulation ni modestie, n’est pas celui d’un réaliste véritable ni d’un Flaubert qui se détache de son œuvre et la considère avec impassibilité. Lui-même avoue qu’il n’a point de sérénité, pour le moment, et qu’il n’est pas olympien le moins du monde, s’il le fut jamais et compte l’être encore, une fois son roman fini.

Au temps de Bouvard et Pécuchet, depuis la guerre de 1870 jusqu’à sa mort, Flaubert a beaucoup de chagrin, de colère et d’ennui. Ces dix années, dit M. Descharmes, sont « les plus douloureuses, les plus sombres qu’il ait vécues. » On meurt autour de lui : Bouilhet, au mois de juillet 1869 ; Duplanet Jules de Goncourt, en 1870 ; Maurice Schlésinger, en 1871 ; et Mme Flaubert, le 25 mars 1872. Il écrit : « Je me suis aperçu, depuis quinze jours, que ma pauvre bonne femme de maman était l’être que j’ai le plus aimé. C’est comme si on m’avait arraché une partie des entrailles. » Quelques semaines plus tard, la fille de son ami Duplan vient de mourir ; et il écrit : « Encore une mort ! » Quelques mois plus tard, il perd son vieux Théo, comme il l’appelle. Si l’on veut voir comme ces deuils exaspèrent sa mélancolie et le pessimisme d’où est né le roman de Bouvard et Pécuchet, la mort, de Théophile Gautier le fâche d’une façon qu’il écrit à sa nièce : « Il est mort de la charognerie moderne... Il est mort, j’en suis sûr, d’une suffocation trop longue causée par la bêtise moderne. » Les deuils continuent : Feydeau, Louise Colet, George Sand. Puis, en 1875, son neveu Commanville est à la veille de la banqueroute. La bonté même, Flaubert, donne l’argent qu’il faut. Il ne sait point gagner sa vie et sera gêné maintenant : « Quel supplice que cette incertitude ! C’est si loin de à manière dont j’ai été élevé. Mon pauvre bonhomme de père ne savait pas faire une addition et, jusqu’à sa mort, je n’ai pas vu un papier timbré. Dans quel mépris nous vivions du commerce et des affaires d’argent ! et quelle sécurité ! quel bien-être ! » S’il n’en dit pas davantage, c’est pudeur gentille : la ruine des Commanville a été pour lui une espèce de catastrophe ; il a craint de perdre sa maison de Croisset, faute de quoi il était éperdu ici-bas. Tout cela, dans les années qui ont suivi la guerre et la Commune.

Il suffit qu’on ait lu la correspondance de Flaubert et l’on sait le mal horrible que ces deux événements lui ont fait. Il écrit, le 11 mars 1871 : « J’avais des illusions, et je ne croyais pas voir arriver la fin du monde. Car c’est cela : nous assistons à la fin du monde latin. Adieu, tout ce que nous aimons ! Paganisme, christianisme, muflisme, telles sont les trois grandes évolutions de l’humanité. Il est désagréable de se trouver dans la dernière. Ah ! nous allons en voir de propres. Le fiel m’étouffe ! » Ces derniers mots sont les mêmes qu’il emploie quand il annonce le projet qu’il a d’un roman qui sera Bouvard et Pécuchet. Sur la fin de la précédente année, il écrivait à George Sand : « Quel effondrement ! quelle chute ! quelle misère ! quelles abominations ! Peut-on croire au progrès et à la civilisation, devant tout ce qui se passe ? À quoi donc sert la science, puisque ce peuple, plein de savants, commet des abominations dignes des Huns, et pires que les leurs, car elles sont systématiques, froides, voulues, et n’ont pour excuse ni la passion ni la faim ?… » Ces lignes sont à retenir, où l’on voit que, dans son désespoir, Flaubert nie l’utilité morale, sociale et bienfaisante de la science : les Prussiens la lui ont avilie.

Or, au lendemain de la défaite, plusieurs contemporains de Flaubert et tels de ses amis, Taine par exemple, ont eu, avec une extrême douleur aussi, une espérance de salut : la science. Le positivisme avait magnifiquement flori sous l’Empire ; et l’on essaya de compter sur la science pour compenser la défaite et pour régénérer la France. On disait que la Prusse devait sa victoire aux savants. Lui, Flaubert, ne signale que l’ignominie des savants prussiens. Il est plus pessimiste que personne. Il ne compte pas sur la science, où d’autres ont mis leur confiance dernière. Voilà le pessimisme de Bouvard et Pécuchet.

Flaubert n’y fait pas la critique de la science pure ou absolue. Je veux dire que Flaubert ne dégage pas la science des conditions réelles dans lesquelles l’humanité la fabrique ou la reçoit. La science pure, ou absolue, ou parfaite, image de la vérité, la plus ressemblante, est sans reproche. Mais la science parmi nous et dans l’humanité, qu’est-ce donc ? Un mélange d’erreur et de vérité ; l’absurdité s’y confond avec le génie : et Flaubert montre, à côté des Cuvier, des Buffon, les Amoros et les Feinaigle. Il faut séparer le travail de l’intelligence et la niaiserie. Hélas ! qui fera le partage ?… Qui donc le fait ? l’humanité !

L’humanité, Flaubert la représente par son Bouvard et son Pécuchet. Deux imbéciles ? Mais non : Bouvard et Pécuchet ne sont pas l’humanité la plus sotte. L’humanité la plus sotte, c’est Coulon, Marescot, Foureau ; c’est la tourbe de ces gens qui n’ont même pas la curiosité en éveil. M. Paul Bourget, dans un récent discours, note que les deux bonshommes souffrent d’un mal et ridicule et pathétique, sentant « la disproportion de la pensée et de la vie. » En effet, « la pensée n’est pas nécessairement bienfaisante. » Bouvard et Pécuchet, dit Flaubert, « ayant plus d’idées, eurent aussi plus de souffrances. » Bouvard et Pécuchet sont au juste l’humanité, non pas vile ou stupide, mais intelligente déjà, et qui prend contact avec la science.

Le résultat ? Lisez Bouvard et Pécuchet.

Les deux bonshommes viennent de lire les grands maîtres, Cuvier, Buffon : c’est trop fort pour eux ; la science est, pour leur cerveau, une nourriture trop forte. Mais ils ont lu le Guide du voyageur géologue, par Ami Boué. Ils savent comment s’habille ou s’accoutre un géologue modèle, comment on se charge du havre-sac, on se munit du bâton de touriste et l’on dissimule sous la redingote une chaîne d’arpenteur, une lime, des pinces, une boussole et trois marteaux. Ils tournent à n’être que les Tartarins de la géologie. Est-ce que Flaubert mène à la bouffonnerie la dégradation de la science par l’humanité dont les Bouvard et les Pécuchet sont les dignes représentants ? Relisez le chapitre où les bonshommes, entichés de la doctrine évolutionniste, en font une caricature anticléricale : toute l’extravagante histoire du darwinisme qui se détériore après Darwin est là, sans faute et sans exagération, telle qu’on la trouve dans les livres et dans l’activité des néo-darwiniens. Le roman de Bouvard et Pécuchet, comme je le vois, n’est pas une diatribe contre la science et n’est pas la simple anecdote d’un imbécile et d’un autre, mais la triste peinture de l’humanité qui ne sait pas accueillir l’énigmatique bienfait de la science, la science et l’humanité n’ayant nul accord ensemble.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Autour de Bouvard et Pécuchet, « études documentaires et critiques, » par René Descharmes (Librairie de France). Cf. Gustave Flaubert, discours, par Paul Bourget (librairie Champion).