Revue littéraire — Le singulier talent de M. Jean Giraudoux

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André Beaunier
Revue littéraire — Le singulier talent de M. Jean Giraudoux
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 215-226).
REVUE LITTÉRAIRE

LE SINGULIER TALENT DE M. JEAN GIRAUDOUX [1]

Je suppose que vous n’ayez jamais rien lu de M. Jean Giraudoux, Mais voici son nouvel ouvrage, Suzanne et le Pacifique, un roman ; vous lisez la première page : « C’était pourtant un de ces jours où rien n’arrive, où, comme les poules quand la pluie va durer, sentant que jusqu’au soir la vie sera monotone, les astres occupés d’habitude à la varier sortent sans emploi et voisinent. Il y avait de tout dans le ciel. Il y avait le soleil ; il y avait, sous une housse, la lune. Nuit, matin, tout était servi sur les mêmes nappes radieuses. Le vent du Sud tombait sur le vent d’Est, perpendiculaire, et des souffles Nord-Ouest-Sud-Est vous caressaient dans l’angle droit. Les cloches sonnaient ; quand le battant frappait leur côté oriental, déjà tiède, le son était moitié plus tendre. Tout le monde était sur les portes, on mettait son ombre au soleil... » Je ne crois pas que vous ayez lu tout cela d’une traite. Vous avez été d’abord ébaubi ; vous avez craint d’être inattentif. En regardant de près chaque phrase, vous consentez que les étoiles sont dans le ciel comme les poules dans le poulailler ; la housse’ de la lune vous amuse un peu ; les nappes du ciel, pareillement radieuses pour la nuit et pour le matin, vous étonnent ; vous saviez que le vent du Sud était perpendiculaire au vent d’Est ; vous ne savez pas ce que c’est que votre angle droit ; vous ne saviez pas non plus que le côté des cloches qu’elles présentent au soleil rendît un son plus tendre ; et vous n’auriez point osé mettre votre ombre au soleil... Il vous semble que l’auteur vous taquine ; et vous passez quelques pages. Une jeune fille fait le portrait de ses amies. L’une, Victoria, est singulière par l’acuité de son regard : elle voit l’invisible et, de même, entend ce que vous n’entendez pas : « Il eût suffi de bien peu d’êtres avec des sens aussi perçants pour que la France fût exactement peuplée et que rien, du travail des roitelets et des taupes, n’y fût sous un contrôle humain... Ses cils protégeaient bien ses yeux de la poussière, et s’emboîtaient comme un démêloir, au cas où un brin de paille y serait pris... On comprenait, en la voyant à l’affût d’un lièvre, accroupie pour bondir, pourquoi les genoux des hommes et des femmes se replient en dedans et non en dehors. » Une autre amie, Juliette Lartigue : « Nous dirigions sur elle tout ce qui nous semblait d’un règne trop physique, crabes, écrevisses, araignées, ou tout ce qui dépassait notre morale, inceste, meurtre, tsaoïsme, lui laissant le soin d’éprouver les frontières de notre âme. Elle allait ainsi gentiment, une ou deux fois par minute, du néant à la grâce totale. J’oubliais de dire que sa main gauche était toujours froide, sa main droite chaude. Celle de nous qui, en somme, pesait le moins ; mais que cependant devant chaque émotion, chaque coucher de soleil, nous appelions vite, comme on met un gramme dans un plateau pour annuler dans l’autre le poids du papier-enveloppe et avoir la pesée exacte. » Vous n’y comprenez rien ?... Si ! vous y comprenez quelque chose ; mais peu de chose, et à grand’peine. Au bout du compte, vous vous apercevez qu’il y avait peu de chose à comprendre : et vous êtes déçu. L’auteur ne vous a point obligeamment facilité la besogne de le comprendre et vous le soupçonnez même de vous l’avoir compliquée à plaisir : pour son plaisir, assez pervers, non pour le vôtre. Vous pardonnez sans trop d’ennui ou de rancune à un auteur qui, ayant de prodigieuses nouveautés à vous révéler, n’y réussit point à merveille. Tout n’est pas clair, en ce monde ; et il faut consentir que ce qui n’est pas clair ne soit pas clairement dit. L’auteur a tâché d’être clair et, s’il ne l’est pas à merveille, l’objet de son discours ne l’était pas. M. Giraudoux met de l’obscurité inutile. Voilà ce qui fâche son lecteur.

Ouvrez les autres volumes de cet écrivain. Si vous n’avez pas de chance, vous y tomberez sur de telles pages, qui ne sont pas du tout satisfaisantes.

Vous y remarquerez que M. Giraudoux se moque, par moments, de la syntaxe. Il écrit, dans L’école des indifférents : « Pour Versailles, il y part à pied... Je lui fis donner, pour qu’il ait approché... Malgré que le professeur s’entête... » Dans Lectures pour une ombre, il écrit : « Celles vêtues de pilou... » Dans Simon le pathétique : « Celui aux jambes maigres... » Dans Adorable Clio : « Ceux, décolletés, que l’on guillotine... » Il écrit : « Un casoar accroupi près de moi lançait en l’air sa tête encore aveugle comme une élastique. » Et il écrit : « De la terre, de Paris, l’effluve la plus odorante... » Cela vous désole. Si vous le dites, on vous accusera de pédantisme. C’est une accusation qu’il faut supporter sans faiblesse. Évidemment, le pédantisme ne paraît pas une jolie manière. Mais il n’est pas joli non plus d’offenser le bon langage français.

Vous concluez que M. Giraudoux commet toute sorte de péchés, le péché de négligence et le péché d’obscurité ou de brouillamini. Vous fermez ses livres et les jetez à l’écart. Vous avez tort et vous privez d’une lecture, malaisée, je l’avoue, mais attrayante et, en bien des endroits, délicieuse.

Il est impossible que vous n’aimiez aucunement ce paysage du Nord : « Peu d’habitants, tous les oiseaux ; des canards trop lourds qui devaient traverser le golfe en plusieurs fois, par ricochet ; des poules d’eau, surprises par le pasteur, qui regagnaient dignement et pudiquement leur bain ; des éperviers égarés au large, qui convoitaient leur propre image, se laissaient soudain tomber sur elle et, déconfits, regagnaient la terre d’un vol court et mouillé. Pas de fils blancs, le soir, sur les buissons, entre les arbres ; mais des aigrettes, des flocons, des duvets et, sur la rive, alternant pour le poète gai, le poète mélancolique, des plumes de cygne blanc, des plumes de cygne noir. Du moindre regard au ciel, comme d’une fusée, retombait une gerbe d’oiseaux. On reconnaissait d’où venait le vent, vers le crépuscule, à l’orientation des cygnes endormis. Pour un bateau qui appareillait s’élevaient mille mouettes ; pour une pensée, mille rêves. » Il y a là, je le sais bien, de la recherche : et des trouvailles ! C’est méticuleux : c’est charmant ! La peinture des objets et la peinture de l’esprit où les objets sont reflétés composent un paysage qui est aussi un état de l’âme. Et c’est un jeu ? Mais la littérature est un jeu. Voulez-vous qu’elle soit tout le temps à énoncer des vérités premières ?

Vous la préférez plus sentimentale ? Vous avez cependant aperçu le sentiment très délicat, furtif et tremblant qui passe dans ce paysage. Un sentiment d’artiste ? Vous demandez peut-être un sentiment plus simple et, comme on dit, plus cordial et humain. Alors, il est impossible que vous n’aimiez pas du tout cette page où frissonne en poésie le chagrin de séparation : « Il me semble maintenant que ma journée n’a plus de but, comme lorsque j’ai retrouvé un nom cherché pendant des heures. La présence de Dolly me pèse. Je l’abandonne, désemparée. — Vous me lâchez ?... — Je n’aime pas beaucoup cette expression. — Oui, je vous quitte... Étriquée dans son chagrin comme dans ses joies, elle me regarde sans parler. Le crépuscule lui va bien mal, ses yeux s’enfoncent, son menton sort, son visage entier devient masque ; il ne lui manquerait plus que de sourire pour y ajouter des rides. — Souriez-moi, Dolly... Tendrement, pauvrement, elle me sourit. » Un peu d’ironie est là et dissimule, sans l’atténuer, la tristesse. Vous ne vouliez pas, en effet, qu’on pleure à chaudes larmes, devant vous !

L’ironie vous déplaît pourtant. Alors, lisez l’« adieu à la guerre, » une douzaine de pages qui sont l’épilogue de l’Adorable Clio ; j’en citerai seulement quelques lignes. Souvenir de la mobilisation ; le nouveau soldat, sur le point de partir pour la guerre, va dire adieu à ses parents, passe la nuit chez eux ; « A mon réveil, ils m’entourèrent. Mais, déjà, j’étais leur aîné : j’étais plus près qu’eux de la mort. » Maintenant, la guerre est finie, et finie par la victoire : « Il est midi. La rue est coupée en deux parties inégales par l’ombre et le soleil ; du côté étroit de l’ombre, les enfants, qui mangent pour la première fois des gâteaux, reviennent de Saint-Sulpice, où tous leurs saints depuis hier sont victorieux, à la main de leur grand-père, qui mange à nouveau des bonbons ; du côté du soleil, les animaux, chiens et chats, dorment et courent, vivent au large. C’est sur leur trottoir que je vais ; à chaque minute, un des trois millions de moineaux part sous mes pas... Il est midi. Un vent léger remue les platanes ; en appuyant du doigt sur son œil, on voit toutes choses avec un contour doré ; le vin est rose dans les carafes ; la nappe est blanche sous l’argent et sous les cerises... Ce que je fais ? Ce que je suis ? Je suis un vainqueur, le dimanche, à midi. » L’on peut imaginer une autre façon de célébrer la victoire et de la chanter : nous avons des orateurs, à ne savoir qu’en faire ; et la place publique demande une éloquence moins discrète. La discrétion que voilà, qui est modeste et qui est jalouse, ne supprime pas l’allégresse ni la fierté.

Il fallait citer ces quelques passages de l’œuvre de M. Giraudoux et constater qu’il n’est pas toujours un bon écrivain, qu’il est souvent un écrivain de qualité rare et exquise. L’étrange écrivain ! par moments, le plus attentif, jusqu’à une espèce de préciosité, puis négligent jusqu’à écrire : « Biset se heurte à une porte en apportant le rapport... » Il n’accumule pas à dessein la porte et le rapport qu’on apporte'' ? Et la plupart des fautes qu’il commet contre l’irréfutable grammaire sont des fautes de négligence. Je lui en veux et l’invite à considérer que nul écrivain ne doit refuser le précepte de Quintilien : Grammatices amor vitæ spatio terminetur ; c’est à savoir que ton amour de la grammaire n’a d’autre terme, si tu es sage, que le terme de ta vie.

En outre, M. Giraudoux a une singularité naturelle qui surprend, qui déconcerte et qui demande un peu d’explication probablement.

Nous allons l’interroger, noter quelques-unes de ses déclarations évasives ou quelques-uns de ses aveux. Un personnage de L’Ecole des indifférents, Jacques l’égoïste, dit : « J’avais la passion de tout ce qui est lointain, caressant, imprécis. Un mot abstrait me donnait je ne sais quel vertige. Au nom seul du Jour, je le sentais onduler silencieusement entre ses deux nuits comme un cygne aux ailes noires. Au nom seul du Mois, je le voyais s’échafauder, arc-bouté sur ses Jeudis et ses Dimanches. Je voyais les Saisons, les Vertus marcher en groupes, dormir par dortoirs. » Les idées abstraites, qu’il aime, deviennent aussitôt concrètes, deviennent des images. Il ajoute : « J’avais pour le monde entier la tendresse et l’indulgence qu’inspirent les allégories. » Qu’est-ce en effet qu’une allégorie ? Une image d’idées.

Considérer le monde comme une allégorie est à la fois une opinion philosophique et une habitude mentale qui aujourd’hui semblent bizarres, mais que toute une époque française avait adoptées, le moyen âge. Les écrits de cette époque sont pleins d’allégories, à un tel point qu’ils en deviennent fastidieux. L’on dirait d’une extraordinaire surcharge d’ornements littéraires, parmi lesquels on ne dégage point aisément la pensée de l’auteur. Si l’on y regarde, on s’aperçoit que ces ornements sont l’idée même, l’idée qui ne s’exprime pas toute seule et qui ne se montre jamais que sous le vêtement d’une image.

En d’autres temps, l’allégorie est un ornement de l’ouvrage, poésie ou peinture. Les poètes et les artistes du moyen âge ont cru l’allégorie réelle.

Comment se fît cette croyance ? Ils admettaient, selon la foi. que l’Ancien Testament préfigure le Nouveau Testament ; et, aux portails ou aux vitraux des cathédrales, ne juchaient-ils pas les apôtres sur les épaules des prophètes ? Ils admettaient que les cieux racontent la gloire de Dieu : les cieux et l’univers entier. Ce n’est pas à dire seulement que la beauté des cieux et l’harmonie de l’univers attestent le Créateur ; ils se croyaient, en présence de la création, comme placés devant une allégorie ou, si le mot n’était fort laid, devant un subtil et immense rébus offert à notre sagace rêverie et qu’il s’agit de déchiffrer. Leur histoire naturelle, consignée dans les bestiaires et divers livres de ce genre, le prouve : les caractères physiques et les mœurs des animaux sont les signes de vérités surnaturelles. Toutes choses créées par Dieu ou même fabriquées par les hommes, les objets et les événements demandent et reçoivent une interprétation, qui nous paraît un jeu, qui leur paraît l’intelligence fidèle de la vérité. C’est ainsi que leur littérature, ou mondaine ou dogmatique, foisonne de ce qu’ils appelaient « senefiances » et que nous appelons images, symboles ou allégories ; mais leur mot de « senefiance » indique leur crédulité à des significations réelles et authentiques. En somme, ils n’ajoutaient pas à l’idée l’ornement d’une allégorie : leur espoir était de découvrir la vérité en traduisant l’allégorie.

Conséquemment, il se forma, au moyen âge, une espèce de dualité mentale. Tandis que nos raisonnements suivent, en quelque sorte, une ligne simple, la pensée du moyen âge est double et se déroule sur deux lignes parallèles, ligne des images et ligne de l’interprétation, l’une et l’autre liées ou coordonnées dans la réalité de la « senefiance » et d’une façon que l’esprit parcourt ensemble l’une et l’autre.

Cela est difficile à exposer ; je crains de ne l’avoir pas fait à merveille. Et je crains de n’être pas clair, en disant que les ouvrages de M. Giraudoux révèlent un esprit du moyen âge.

Il semble si moderne ; et, à certains égards, il est si moderne ! Voire, il a certains défauts tout récents, les défauts de la dernière mode. On le prendrait assez bien pour un impressionniste.

Mais relisons ce que dit Jacques, dans L’école des indifférents : « J’avais pour le monde entier la tendresse et l’indulgence qu’inspirent les allégories. » Jacques dit encore : « De grandes ressemblances balafrent le monde et le marquent ici et là de leur lumière. Elles rapprochent, elles assortissent ce qui est petit et ce qui est immense. » Un autre personnage de M. Giraudoux, Simon le pathétique, raconte ses années de collège et se souvient de ses camarades : « Ceux qui avec moi discutaient acceptèrent en réponse mes arguments somptueux, mes comparaisons parfois un peu éclatantes ; pêcheurs mesquins et minutieux, ils se mirent à respecter mes filets à si larges mailles. C’est moi qui dus combattre ma tendance à parler par métaphores, par paraboles, par prophéties, la grammaire et la poétique des apôtres... » Ailleurs, M. Giraudoux parle de ces comparaisons « qui se remplissent aussitôt, par on ne sait quelle loi des vases communicants, de sang, ou de sève, de résine, de liquides premiers... » Le « faible Bernard, » de L’école des indifférents, « éveillait sa pensée avec des ruses parentes de celles qu’il employait pour exciter sa mémoire. » C’est que la mémoire suggère à l’esprit les analogies : ; et des analogies naissent métaphores et images, symboles et allégories : la perception des analogies et la pensée se confondent, pour le faible Bernard, ainsi que pour un poète ou un philosophe du moyen âge.

Mais on dira que j’abuse de ces petites phrases, où du reste M. Giraudoux indique le caractère de ses personnages divers.

Ils ne sont pas très divers ; ils ont ensemble assez de parenté pour qu’en leur empruntant quelques traits, l’on ait bientôt les principaux éléments d’un personnage qui penserait et qui écrirait exactement comme fait M. Giraudoux.

Comment écrit M. Giraudoux ? Il note des analogies et des senefiances. Une jeune fille de Bellac, Suzanne, visite Paris, avant de partir pour un grand voyage d’outre-mer : « Par le grand pont où le péage est perçu, politesse suprême de Paris, par un aveugle, nous traversions la Seine en jetant à droite un coup d’œil à Notre-Dame, à la royauté, à gauche au Trocadéro, à la République ; nous longions vers la Concorde la balustrade des Tuileries tendue contre le jardin comme le mètre-type de toutes les promenades, avec ses balustres comme des centimètres... Moi qui ne connaissais pas Paris, je regardais sans ardeur et dignement, ainsi qu’il sied pour un point de départ, cette ville qui à tous les êtres est le point d’arrivée, et où les gens de l’univers, lâchant enfin leurs valises, comme les sauteurs dans les cirques, se sentent pour la première fois libres et bondissants. La pudeur qui écarte les jeunes gens des grands hommes m’écartait, moi, des monuments célèbres. Cet Arc de Triomphe que les Américains mettent sur leurs âmes comme un binocle à voir la France, je m’en détournais, j’aimais ma myopie. Cet Arc du Carrousel, abandonné debout comme un palanquin dans le désert, je laissais les Suédois et Danois chercher autour de lui les ossements de l’animal qui l’avait apporté, puis qui était mort là... » Etc., etc., etc. Les métaphores suivent les métaphores ; et tout le roman de Suzanne et le Pacifique est un assemblage de métaphores, une mosaïque de senefiances.

Je disais que l’esprit de métaphore, au moyen âge, avait produit une espèce de dualisme de la pensée. Or, Suzanne dit que, dès l’adolescence, « la vie et l’âme lui apparaissaient doubles ; » et, plus tard, quand elle est seule, abandonnée dans une île déserte du Pacifique, elle « s’amuse à être deux femmes. » Un dédoublement pareil est habituel au faible Bernard : « Qu’as-tu, Bernard ? — J’ai que je suis heureux. — Ton soulier droit bâille . Tu n’es pas rasé. J’ai aussi le regret de t’apprendre qu’avec tes joues aplaties, ton nez généreux, ton complet à raies verticales, tu évoques irrésistiblement l’idée... l’idée d’un zèbre. — Je suis heureux. Arrêtons-nous à ce café. Je paye une glace... C’est avec lui-même que Bernard discutait ainsi. » M. Giraudoux en vient à distinguer deux Bernards, qui ne sont qu’un Bernard en deux personnes. Est-ce qu’il n’y a pas deux Giraudoux, l’un qui a de bons yeux pour apercevoir le détail de la réalité, l’autre qui a beaucoup d’imagination pour inventer ou attraper les analogies d’une seconde série de phénomènes ?

Les senefiances de M. Giraudoux ont, avec celles du moyen âge, une différence : elles ne sont pas d’origine théologique. Aurais-je dû le dire plus tôt, que je ne prenais pas M. Giraudoux, l’auteur de Suzanne et le Pacifique, pour un théologien ? Ses métaphores sont un jeu malin, sans doute un jeu, mais un jeu quasi involontaire et le tour naturel ou spontané de sa pensée.

Il a de bons yeux pour apercevoir le détail de la réalité ; ses descriptions de paysages et de tous objets sont remarquables de justesse et de minutie. « Je suis certes le poète qui ressemble le plus à un peintre... » C’est un de ses personnages qui le dit ; ce personnage est lui, à s’y méprendre... « Je ne peux écrire qu’au milieu des champs ; trouver des, rimes qu’en voyant des objets semblables ; atteindre le mot qui fuit que si un homme fait un geste, que si un arbre s’incline. D’un index qui laisse les autres doigts tenir la plume, je dessine dans l’air, avant qu’elle ait sa vraie forme, chaque phrase... » Il est extrêmement prompt à observer et copier « tout ce qui court et joue sans raison sur la surface de la terre. » Il voit et il sait peindre sur un mur ensoleillé l’ombre d’un oiseau qui vole. Et, parmi les peintres, il est à sa manière fine et subtile un Préraphaélite. Il se moque des gens qui pensent et vivent, — l’expression n’est pas très bonne, — « en général : » au contraire, il ne prétend vivre et penser qu’en détail ; ses plus vastes rêveries se posent vite sur de menus faits.

Et, à peine a-t-il aperçu quelque détail de la réalité, l’image se présente. Les deux Giraudoux, le clairvoyant et l’imaginatif, ont travaillé ensemble.

Exemples ; il est facile d’en trouver plusieurs à chaque page. Souvenir de Munich : « Mille petits bassets trottinent pai-les rues asphaltées avec des pattes si courtes que leur ombre reste tout le jour juste au-dessous d’eux, comme un tapis. » A l’hôpital, pendant la guerre, un blessé, qui écrit à son ami, songe à cet ami ; l’infirmière le divertit de sa pensée : « Dès que miss Daniels était là, les mots ne me venaient plus, comme les teintes à celui qui peint entre deux lampes. » Au petit jour, on ouvre les volets ; miss Daniels éteint les lampes électriques : « Chaque commutateur craque comme si elle écrasait un gros insecte lumineux. » Des années passées, retour au pays natal, qui n’a point bougé, qui garde son aspect, sa coutume : « Seul, l’horloger a changé de trottoir ; et cela me gêne un peu, comme un bracelet-montre attaché au mauvais bras. » Le pathétique enfant Simon, dans sa petite ville provinciale, aimait à grimper au beffroi : « Venait la nuit. En vain j’attendais que le beffroi devînt phare : à peine s’allumait une lampe à la porte d’entrée. Je redescendais dans l’ombre, étreignant la corde de la rampe qu’au seuil je lâchais, laissant aller ma tour comme un ballon. » Suzanne vient de s’embarquer : « Maintenant nous partions. Le bateau, comme dernière ancre, redonnait à la terre la femme du commandant, et il tournait par petits coups comme un cheval qu’on selle. » Pendant la traversée : « Parfois, tous les passagers se précipitaient vers un bord ; c’est qu’un petit bateau noir, comme un rat dans un télescope, s’était logé entre le soleil couchant et nous. » Suite de la traversée : « Pendant deux jours, l’Afrique avança quelques îles sur la mer, comme un enjeu, des Canaries, des îles Vertes... » Que tout cela est ingénieux ! Trop ingénieux ? Quelquefois. Toutes ces trouvailles ne sont pas de la même valeur. Il y en a de plaisantes, il y en a de charmantes, il y en a de saugrenues : il y en a plus qu’il n’en faudrait. A vrai dire, mon résumé les entasse ; à vrai dire aussi, elles n’y sont pas beaucoup plus entassées que dans certaines pages de Suzanne et le pacifique, où les comme de la similitude reviennent à chaque instant.

C’est un procédé ? Je dirais plus volontiers, si le mot ne semblait offensant, que c’est une manie : je tâcherais de marquer ainsi que le procédé de M. Giraudoux a quelque chose de naïf et dérive de son esprit médiéval, au sens que j’ai donné à ce mot. D’ailleurs, cette manie est, en meilleurs termes, le génie même de l’image, trésor de toute poésie.

M. Giraudoux, que son étonnante et précieuse manie amuse, a souvent le tort de s’y abandonner. Il dépense tout son trésor ; et sa prodigalité, qui ne le fatigue pas, fatigue son lecteur. On le supplierait vulgairement de n’en plus jeter : l’on ne sait plus que faire de tant de richesses gaspillées. Une fois, sous le nom de Simon le pathétique, ne se moque-t-il pas de son extravagance ? Une petite Luce est un peu effarée : Simon lui conte des histoires, pour la distraire de son émoi, les histoires de tous les animaux qui peuplent les pays étranges, lions et panthères, lynx et guépards. « Je convoquai aussi les mangoustes, les onces. Elle souriait, par ce fourmillement de petits êtres muets attendrie. Notre coupé... » c’est en chemin de fer... « eût été ainsi peu à peu surpeuplé le premier jour du monde, car moi je n’eusse pas su m’arrêter à temps. » Elle s’endort : « J’avais oublié de lui parler du carcajou, de l’ocelot. Mais je ne la réveillai pas. » C’est vrai, que M. Giraudoux ne sait pas s’arrêter à temps et que parfois on imiterait Luce, amusée d’abord, et puis lasse.

M. Giraudoux ne se moque-t-il pas de lui-même et de son procédé ou de sa rhétorique ? Le voici dans sa ville natale, ému de souvenirs et sur le point de s’écrier : « O Châteauroux... O tilleuls sur lesquels sont gravés les premiers prénoms que j’ai entendus... » Il avertit son lecteur : « Vous qui me lisez, prenez garde. Vous savez ce qui arrive, quand je débute ainsi par petites phrases. Vous savez qu’en moi s’agite ce vocatif que mes maîtres de grec m’ont transmis et qui vit en moi comme un asthme, et que le moment n’est pas loin où je vais adresser la parole à un arbre même, à un passant, à une ville... » Or, il assure qu’il se contient. Mais la gaieté verbale est en définitive la plus forte : « Ma ville retrouvée va s’évanouir. De la grande terrasse, je la surveille, et je surveille aussi, avec cette fin de journée, toute dorée, mais confuse de sa mort, palpitante (je ne dirai pas si tous ces adjectifs s’adressent à journée ou à jeunesse), ma jeunesse. » Badinage ! et c’est afin de réunir une jeunesse et une journée qui ont l’air de mourir ensemble... Une fillette vend des fruits : « La voilà qui me pèse des cerises, sans se douter qu’elle me revend, si fraiche et propre et si vernie (je ne dirai pas si ces adjectifs s’appliquent à jeune fille ou à enfance), mon enfance... » La seconde fois, le jeu de syntaxe est moins drôle, est un peu insignifiant.

Badinage de lettré malin, ses gambades ! M. Giraudoux rachète plusieurs de ses torts en aimant son art, quitte à l’aimer d’une façon qui n’est pas la plus raisonnable ; et, puisque la littérature est l’art des mots, il aime les mots. Il les choisit à cause de leur son, de leur mesure, et à cause de ce qu’ils contiennent de rêverie ancienne ou récente. Il a dit : « Lorsqu’on regarde fixement les mots les plus communs, ils se désagrègent, deviennent méconnaissables, reprennent pour une minute l’aspect de leur ancêtre hébreu ou saxon... « Il se plaît à déchiffrer sans faute « les effigies marquées un revers du mot le plus usé. » Les mots ne sont pas pour lui de simples étiquettes que l’on colle sur les objets ou les sentiments ou les idées ; il leur accorde une espèce de vie, une âme et devine auprès d’eux leur fantôme inquiet, leur double.

N’est-ce pas une imagination séduisante et vaine de M. Giraudoux, qu’essaye de réaliser sa jeune Suzanne exilée dans une île du Pacifique ? Elle invente un langage ! « Langage sans suffixes, ni préfixes, ni racines, où les êtres qui se ressemblent le plus ont les noms les plus différents. Noms sifflants toujours suivis d’une belle épithète qui les nourrit comme un tender. Noms roulants dont je forge beaucoup devant l’écho, les criant et les modifiant jusqu’à ce qu’il me revienne du rocher un nom sans alliage... » Glaïa désigne « le sentiment que l’on éprouve quand les feuilles rouges du manguier sont retournées par le vent et deviennent blanches. » Kirara désigne « le mouvement de l’âme quand les mille chauves-souris, pendues à un arbre mort comme des figues, se détachent une à une. » Youli désigne et le sommeil et la faim. Etc. Suzanne, qui est seule et ne parle qu’à elle-même, est l’unique maîtresse de son langage et l’abandonnera dès que surviendront de jeunes Américains, voyageurs qui la sauveront de la solitude. Il faut, dans la société, faire usage des mots les plus répandus. M. Giraudoux consent à employer le commun langage. Il le sait à merveille ; il traite les mots avec une savante précaution. Mais j’avoue qu’il se rattrape, de temps en temps, sur la syntaxe. Et je l’en blâme : il n’a aucun besoin de rechercher la bizarrerie, ayant une singularité naturelle.

Le ton le plus ordinaire de ses ouvrages est le même qu’il définit comme celui de Jacques dans l’École des indifférents : « son ironie, son lyrisme et son humour commodes. » Son ironie est gaie, est tendre et souvent proche d’une tristesse qui se cache. Son lyrisme se mêle de raillerie et tend au sublime avec un peu d’incrédulité ; les héros qu’il invente ne s’engageraient pas à être dix années sans « construire de cathédrales, sans commander d’armées, sans devenir moines » : ils sont très nonchalants cependant, chimériques et voluptueux. Son « humour, » je regrette qu’il ne l’ait pas désigné d’un mot, de chez nous : car il est bien de chez nous et de la veine de nos bons écrivains.

M. Giraudoux est de France. Toute son œuvre est bien française dans la plaisanterie, ailleurs également.

Suzanne, dont l’aventure a quelque analogie avec celle de Robinson Crusoé, ne ressemble point à ce garçon d’une autre race. Elle n’est pas Russe, ni Allemande, ni Anglaise et, du commencement du roman jusqu’à la fin, joue élégamment « le rôle d’une Française seule dans une île. » Quand elle s’en ira, l’on gravera sur le rocher du promontoire : « Cette île est l’île Suzanne, où les démons de Polynésie, les terreurs, l’égoïsme furent vaincus par une jeune fille de Bellac. » Elle aura donné à l’île « cette harmonie que quarante millions de Français ont juste achevé d’imposer à leurs montagnes et forêts ; » l’île sera « usée juste comme la France. » Suzanne, qui rentre chez nous, s’écrie ou chante : « Voilà que je t’arrive sans valise, ô France, mais avec un corps préparé pour toi, avec la soif et la faim, un corps à jeun pour ton vin et ton omelette ; et voici le soleil qui se lève ! Je te reconnais, France, à la grosseur des guêpes, des mûres, des hannetons... » C’est à mille petits détails qu’un étranger ne voit pas, qu’on reconnaît un visage aimé.

L’amour de la France est le vif sentiment qui anime les livres que M. Giraudoux a consacrés à la guerre, Adorable Clio, Lectures pour une ombre. Il ne les a point écrits, en apparence, d’une autre manière que ses précédents livres ou essais. L’on y retrouve les mêmes caractères, qualités ou défauts. L’on y retrouve la même sûreté de vision, la même justesse fine et exquise. « Nous ne sommes pas de l’avis de ceux qui prétendent ne rien voir à la guerre : nous voyons tout ! » La peinture est exacte et, par l’exactitude, est pittoresque. L’on retrouve, dans ces livres de guerre, l’ironie de M. Giraudoux, son humeur plaisante, et qui alors est courage, le même goût de dissimuler sous les dehors de gaieté une émotion discrète et qu’on devine sans qu’elle se montre. Il égare volontairement parmi les petites phrases futées cette poignante expression, que les jeunes Français nés entre les deux guerres entendent bien, « ma défaite originelle, » dont la victoire fut la rédemption. Le chapitre intitulé, dans l’Adorable Clio, « Mort de Ségaux, mort de Drigeard » se prolonge, s’épanouit en méditation : Ségaux et Drigeard, au lieu d’y mourir, ont l’air d’y survivre ou bien se transforment en ombres ; leurs âmes nouvelles sont faites du souvenir que leur vie a laissé, que l’amitié garde. Et la méditation s’achève ainsi : « O France ! O Bien-aimée !... » C’est extrêmement beau.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Suzanne et le Pacifique (Emile-Paul). — Du même auteur, L’école des indifférents, Simon le pathétique (Grasset) ; Adorable Clio, Lectures pour une ombre (Émile-Paul).