Revue littéraire - « La Nef » de Elémir Bourges

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André Beaunier
Revue littéraire - « La Nef » de Elémir Bourges
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 218-229).
REVUE LITTÉRAIRE

« LA NEF, » DE M. ÉLÉMIR BOURGES [1]

Il y aura bientôt quarante ans que M. Élémir Bourges a publié son premier ouvrage ; et, depuis lors, il n’a donné que trois volumes. C’est l’une des singularités de cet écrivain, cette rareté qui ne vient pas du tout de paresse et vient d’un sentiment mêlé, je crois, de bel orgueil et de modestie. Paresse ? non : chacun de ses romans, puis la Nef récente, suppose de longues recherches, l’étude exacte d’une époque et de plusieurs pays, une patiente méditation. La modestie est de ne pas attribuer aux lecteurs la curiosité des moindres idées que l’on improvise ; et, l’orgueil, de compter qu’on saura se faire entendre vite et en peu de mots : cet orgueil, ou le dédain qui en résulte ou le compense.

M. Élémir Bourges ne paraît pas avoir eu aucun souci de célébrité. Il a obtenu, sans la désirer peut-être, une sorte de gloire, et qui n’est pas très étendue. Ses admirateurs, qui ne sont pas très nombreux et ne sont pas ce qu’on appelle le grand public, le mettent à une place où ils n’accueillent pas et d’où ils chassent nos romanciers les plus fameux ; ils l’y mettent tout seul.

La solitude sied à l’auteur de la Nef, l’un des écrivains contemporains le plus séparés de la foule, des coteries et de la mode, le plus retirés dans leur travail et leur pensée. Vous lirez, de lui, quatre volumes, s’il vous plaît. Voilà les quatre témoignages qu’il y ait de sa présence, de sa besogne, de ses opinions, de sa rêverie.

N’attendez pas de confidences. Mais vous en demandez ? Le crépuscule des dieux est dédié « à Henri Signoret ; » Sous la hache, « à Paul Bourget ; » Les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent, « à mon cher maître Théodore de Banville ; » le premier essai de la Nef, « à Paul et Victor Margueritte ; » et l’édition définitive de la Nef, « à la mémoire de ma chère fille Sita. » Ce n’est que l’indication furtive de quelques amitiés et d’une tendresse.

D’autres aveux ? En tête du Crépuscule des dieux, l’auteur inscrit quatorze vers d’Agrippa d’Aubigné, lequel répond à qui voudrait lui reprocher de combler son poème de meurtre et de sang, de rage, trahison, carnage et horreur abondante : ces mots « sont les vocables d’art de ce que j’entreprends ; » à de plus gais, les délices de l’amour, les ris, les jeux et toutes gentillesses…

Ce siècle, autre en ses mœurs, demande un autre style ;
Cueillons des fruits amers desquels il est fertile.

Le roman des Oiseaux et des Fleurs emprunte son épigraphe au Misopogon de l’empereur Julien, qui est un livre qu’on ne lit plus beaucoup. « Bien moins habile que le célèbre Isménias, mais comme lui, indépendant de la faveur des hommes, je me promets qu’à son exemple je chanterai toujours, selon le dicton, ἐμοὶ καὶ ταῖς Μούσαις, — pour moi et pour les Muses. » Il me semble que cette épigraphe d’un roman conviendrait à l’œuvre entière de M. Élémir Bourges ; et, pareillement, l’épigraphe de la Nef, tirée d’Aristote : φιλόμυθος, ὁ φιλόσοφος πῶς ἔστιν, où l’on voit que le conteur et le philosophe ont des analogies, comme en ont le mythe et la vérité.

Je ne crois pas que M. Élémir Bourges ait écrit je ou moi une autre fois que pour annoncer les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent ; il avertit de son projet son lecteur : « Je me suis fait, en ce roman, l’écolier des grands poètes anglais du temps d’Elisabeth et de Jacques, et du plus grand d’entre eux, Shakspeare ; quelque présomption qu’il y ait à se dire l’écolier d’un tel maître. Nos récents chefs-d’œuvre, en effet, avec leur scrupule de nature), leur minutieuse copie des réalités journalières, nous ont si bien rapetissé et déformé l’homme, que j’ai été contraint de recourir à ce miroir magique des poètes, pour le revoir dans son héroïsme, sa grandeur, sa vérité. Que le lecteur attribue donc ce qu’il y a de bon dans ce livre à la souveraine influence de ces maîtres des pleurs et du rire : Webster, Ben Jonson, Ford, Beaumont et Fletcher, Shakspeare ; les fautes seules sont de moi. » Ces quelques lignes sont tout ce que M. Élémir Bourges daigne révéler de lui-même et de son esthétique.

Or, il a principalement raison. L’auteur donne son œuvre ; et son œuvre est le signe de ses idées ou l’image de la beauté qu’il préfère. A vous d’évaluer ses idées et de les adopter ou de les refuser ; à vous d’aimer, ou non, la beauté qu’il vous offre. Il rougirait de vous la recommander, voire de vous la rendre plus intelligible. Et, si vous n’y comprenez rien, c’est dommage. Pour lui ? Pour vous.

Le jour que M. Élémir Bourges s’avisa de rédiger l’avertissement que j’ai cité, je me figure volontiers qu’il accordait à son lecteur plus d’amitié que jamais. La tentation lui était venue de ne pas chanter, comme le célèbre Isménias, pour lui seul et pour les muses. Il prenait son lecteur par le bras et lui disait : je vais te dire... Mais, bientôt, orgueil et modestie, son commencement d’exubérance l’effarouchait ; de sorte qu’il tournait court et n’avait dit que tout juste l’essentiel, promptement, et en moins de mots que n’en réclame un commentaire familier, persuasif et indulgent.

M. Élémir Bourges, dans cet avertissement, si preste, écarte les écrivains de son temps, ou bien se détache de leur groupe. Une plaisante politesse, et un peu ironique, fait qu’il appelle leurs ouvrages des chefs-d’œuvre : autant de chefs-d’œuvre qu’il n’approuve pas. Que leur reproche-t-il ? Le naturel, le méticuleux réalisme, une manière enfin qui rapetisse l’homme et qui le déforme.

Qui le rapetisse : ou, du moins, si nos romanciers, au bout du siècle dernier, avaient le soin du naturel et de l’exacte réalité, mettons qu’ils choisissaient pour modèle un homme assez petit, l’homme moyen, dans son trantran.

Qui le déforme : c’est qu’à l’avis de M. Élémir Bourges, l’homme ne se dévoile pas dans le trantran, mais dans les occasions plus singulières où les événements le secouent, les passions l’excitent, le dérangent de l’habitude, l’obligent à se montrer tel qu’il est.

Tel qu’il est ? Oui : « dans son héroïsme, sa grandeur, sa vérité. » Sans doute, ne sait-on plus ou ne sait-on pas, chez nous, peindre l’homme tel que le voilà : M. Élémir Bourges a dû entrer à l’école des poètes anglais du temps d’Elisabeth et de Jacques. Si vous n’avez guère lu Webster, Ben Jonson, Ford, Beaumont et Fletcher, repentez-vous ; en attendant que vous ayez réparé votre faute, le nom de Shakspeare vous est une indication précieuse.

L’homme de Shakspeare et de ses contemporains a-t-il plus d’héroïsme, de grandeur et de vérité que l’homme de Racine ? M. Élémir Bourges, s’il ne le dit pas tout net, le donne à entendre. Il n’aurait pas fait le voyage d’Angleterre, s’il avait trouvé dans notre littérature ses maîtres accomplis. On le chicanerait là-dessus. On l’engagerait à ne trouver nulle part plus de « vérité » qu’il n’y en a dans Racine et dans Molière, dans La Rochefoucauld, dans La Bruyère, etc. Au surplus, ce que vous lui diriez, il le sait. Il allait vous le dire et vous l’aurait dit, n’en doutez pas, si la timide fierté qui est son caractère ne l’avait contraint d’écourter son avertissement, de le rendre si furtif ou évasif.

Ou je l’entends mal, ou il proteste contre la méthode que suivent nos meilleurs écrivains, l’analyse. Méthode excellente et, peut-être, insuffisante. L’analyse nous fait découvrir le passage d’un sentiment à un autre. Elle suppose donc que nos sentiments dérivent les uns des autres : c’est infliger à nos âmes une logique, au moins une règle, au moins une coutume ; et n’est-ce point en ôter la spontanéité ?

Les analystes à la française ne partent-ils pas d’un principe dangereux, qu’ils n’ont point formulé, qu’ils ne formuleraient pas sans le démentir aussitôt, qui serait que nos âmes sont assez bien raisonnables. Elles ne le sont pas ! répond M. Élémir Bourges, avec les poètes anglais du temps d’Elisabeth et de Jacques. Biaise Pascal note que « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. » Ses déraisonnables raisons, pour ainsi dire ; sa dialectique, cependant. Nos analystes, même quand ils remarquent les caprices du cœur, les rangent sous une espèce de discipline relâchée. M. Élémir Bourges, avec ses poètes anglais, remarque surtout la spontanéité de l’âme et, souvent, son absurdité.

Aussi reproche-t-il à nos écrivains de « rapetisser » l’homme : c’est le soumettre à la raison plus ou moins rigoureuse ; et de le « déformer : » c’est le peindre soumis à la raison, tandis que l’homme est absurde. La spontanéité, allât-elle jusqu’à l’absurdité souveraine, voilà si je ne me trompe, la « vérité » de l’homme, tel que M. Élémir Bourges l’a vu dans Webster, Ben Jonson, Ford, Beaumont, Fletcher et Shakspeare, sa « grandeur » aussi et son « héroïsme, » car il faudrait avoir vécu sous l’ancien régime à Versailles pour ne point dénigrer les jardins de Le Nôtre en faveur de la forêt sauvage et l’âme raisonnable en faveur d’une libre folie.

Je n’approuve pas tout à fait M. Élémir Bourges. Néanmoins, j’avoue que nos psychologues sont quelquefois trop fidèles à un aphorisme de Descartes, selon lequel nous n’avons d’idées que claires et distinctes. Cette opinion, depuis Descartes, a gouverné la psychologie française et n’est pas exactement juste. Il convient d’observer, dans l’âme, une abondance de vie et qui n’est pas claire et distincte en ses divers éléments ; il y a, dans l’âme, une spontanéité confuse.

Il y a, dans l’âme, plus de choses que n’en découvre l’analyste le plus méticuleux. Pour les découvrir, M. Élémir Bourges a dû recourir au « miroir magique des poètes. » Approuvons-le : la découverte ou, comme on disait, l’invention de l’âme est une œuvre de poésie.

La psychologie de la spontanéité ou de l’absurdité, — que j’oppose à la psychologie de la raison, — risquerait d’aller trop loin toute seule : M. Élémir Bourges ne l’a point tant émancipée. Son goût très vif pour les poètes anglais du temps d’Elisabeth et de Jacques ne le détourne pas de notre usage au point qu’il ne tempère une psychologie par l’autre.

En outre, il a bien vu que la psychologie de la spontanéité ou de l’absurdité ne s’applique pas à tous les hommes également ni à tous les moments de leur destinée. On raconte qu’à l’époque de la Renaissance il y eut, en France même, une fougue et un déchaînement de passions très violent. Je crois que Shakspeare eut sous les yeux un grand nombre de gaillards tels que je suis content de n’en avoir pas rencontré beaucoup. C’est possible. Et ces gaillards, primesautiers, auraient vite fait de dérouter nos analystes les plus délicats. M. Élémir Bourges, conséquemment, choisit, pour les peindre, les rudes époques d’énergie ou de fureur. Le Crépuscule des dieux commence au moment où la guerre vient d’éclater entre la Prusse et les États confédérés ; Sous la hache est un épisode des guerres de Vendée ; les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent, nous mène d’abord au cimetière du Père Lachaise, pendant la Commune ; et la Nef nous mêle à une querelle de Prométhée avec les dieux de l’Olympe. En de telles circonstances, le cœur a des raisons formidables et un extraordinaire entrain.

Les personnages de M. Élémir Bourges sont de terribles héros, que ne retardent ni le souci de la morale courante, ni la crainte de la gendarmerie. Mais ils commettent tous les crimes ou délits attrayants, qui favorisent leurs desseins, contentent leur colère ou divertissent leur ennui. Le meurtre, l’inceste, le vol, etc. Une superbe audace, une barbarie incroyable, une habileté merveilleuse, et toute la chance possible, ou des calamités dignes de leur vertu. Auprès d’eux. et la plupart du temps leurs victimes, de belles femmes et charmantes : quelques-unes, inquiétantes comme la Belcredi, courtisane que l’on n’a point regardée sans péril ; et d’autres, les sœurs adorables de Desdémone, de Cordélia ou d’Ophélie. Les intrigues se nouent, ne se dénouent pas, font nœuds sur nœuds, jusqu’à une catastrophe qui prouve qu’à de telles aventures et à de telles gens seule avait le droit de toucher Sa Majesté suprême le Hasard.

Les romans de M. Élémir Bourges sont, comme on dit à présent, des romans romanesques et, par là même, fort amusants. L’auteur a beaucoup d’imagination, très vive, magnifique et, cependant, surveillée. Il invente conformément à une vérité qu’il s’est assurée par les plus diligents travaux. Il obtient, par un labeur qui ne l’a point accablé, une sorte de fantaisie très savante, d’un goût parfait.

Puis, ses ouvrages contiennent une philosophie. Selon l’aphorisme d’Aristote, ce conteur est un philosophe : ses contes signifient sa pensée. Non que les anecdotes de ses romans soient présentées comme des symboles ou allégories. Mais le choix des anecdotes, l’activité des personnages et, par endroits, leurs propos, généralement leurs crimes et leurs malheurs, indiquent l’opinion de l’auteur touchant la vie, la nature et la destinée de l’homme. Une opinion qui n’est point hésitante ni douce, une rude opinion de pessimiste résolu. M. Élémir Bourges ne voit l’humanité ni intelligente, ni bonne ; il ne lui prête seulement pas une indolence qui, de temps en temps, la repose, ni un scepticisme provisoire qui l’empêche de trop méfaire. Il la montre comme endiablée de fureur néfaste.

C’est qu’il a pris, pour ses héros, des personnages d’une extrême violence et lésa jetés dans le drame ? Oui ! Mais il veut qu’on aperçoive l’analogie de ses héros, même singuliers, et de l’humanité ordinaire, l’analogie des catastrophes qu’il invente, même singulières, et du train ordinaire de la vie. Ses catastrophes et ses héros sont des échantillons démonstratifs et dans lesquels, par un excès de visibilité, apparaissent mieux, d’une manière plus frappante, les calamités et les vices de la vie et de l’homme, la violence universelle.

Les romans de M. Élémir Bourges, on les définirait de grands poèmes désespérés : le talent de l’auteur est le seul divertissement de son désespoir ; les belles phrases donnent le change à sa douteur.

Les oiseaux s’envolent et les fleurs tombent nous mènent à ce dénouement. Tout le monde est mort, ou à peu près. Il reste un vieil homme de science, Vassili Manès ; un jeune homme, plein de génie, perdu de crimes, le grand-duc Floris ; et le frère de ce grand-duc, l’archevêque José-Maria : enfin, la pensée, l’action, la croyance. Et Vassili Manès, la pensée, dit à Floris : « Le proverbe espagnol a raison, monseigneur, Todo es nada, tout n’est rien... Toujours inquiets, en proie à la peur, aux préjugés, à l’ignorance, au mensonge, les fils d’Adam se succéderont, jusqu’au moment où le globe épuisé, en se tarissant sous leurs pieds, mettra fin à leurs efforts. Déjà la chaleur diminue... » Or, Vassili Manès et Floris sont, vers Médine, dans un enclos où la tradition place le sépulcre d’Eve. Après le départ de Manès, Floris, au moment de mourir, évoque le souvenir de la première femme : « Mère, ô mère auguste des hommes, toi qui reposes, loin des vivants, sous ce tertre solitaire, me voici devant toi, le plus triste de tes fils... Puisque la joie n’est qu’un nom, puisque l’amour n’est qu’une ombre, puisque tout plaisir s’évanouit, puisqu’il n’est rien que misère, anxiété, illusion, vide, néant, j’ai assez respiré la vie... Mère, ô grande mère, reçois-moi ! » Il chancelle et il s’abat sur le vain tumulus d’Eve. Ainsi tombe l’action, que la pensée n’a pu réconforter dans son chagrin. José-Maria, le prélat mystique, adresse la plus dolente prière à l’Infini, à l’Essence, à l’Être ; « Nous l’appelons la Vérité ; l’antithèse de la vérité et de l’erreur n’existe pas pour l’Être infini. Nous l’appelons la Lumière, la Vie ; mais il n’y a pour lui ni vie ni mort, ni obscurité ni lumière. L’Éternel ; mais, en lui, le temps ne se distingue pas de l’éternité. L’Être ; mais l’être n’est conçu que comme opposé au non-être. Adoration à l’Ineffable, à l’Indicible, à l’Incompréhensible ! Adoration à l’absolu Néant ! Adoration à l’éternel Mystère ! » José-Maria regarde la mer où ne luit que la flamme d’un écueil. Passent des vols de corneilles marines. Elles tournent sans se lasser. « Et l’archevêque les voit, — mélancolique image de la vie et des générations des hommes, — surgir soudain et passer vite, noires sur ce fond de feu, puis s’engloutir dans les ténèbres. » C’est la fin de ce roman, qui nous a trompés longtemps par de vives gaîtés stendhaliennes.

Ces méditations relatives à la destinée de l’humanité en ce monde, qui sont la secrète substance des romans de M. Élémir Bourges, et qui s’épanouissent à la fin de son dernier roman, ces grandes méditations emplissent tout le livre bizarre et beau de la Nef.

Bizarre, ce livre, et d’un genre qui n’a pas de nom : c’est un poème en prose, un dialogue philosophique, un drame, une histoire. Et c’est un ouvrage d’une lecture extrêmement difficile ; je n’ose pas dire, ennuyeuse, mais longue et incommode.

Voilà son principal défaut. Quatre cent cinquante-sept pages in-octavo, d’une éloquence continue, et toute pleine de beautés, les beautés mêmes continues : l’auteur ne tient compte aucunement de notre faiblesse, ni d’une frivolité, sans doute méprisable, et qui est pourtant l’un des caractères de l’esprit humain.

Mais il s’agit de problèmes formidables et de la lutte que soutient Prométhée contre les dieux ? Si Prométhée avait vaincu les dieux, le sort de l’humanité serait splendide ! ou, si les dieux avaient réduit Prométhée à l’obéissance, l’humanité se calmerait dans une meilleure sagesse !... Je l’avoue. Et j’avoue même, si l’on veut, qu’une telle aventure, en quatre cent cinquante-sept pages, est strictement résumée.

Il était facile pourtant d’alléger cet énorme récit. Prométhée, Atlas, les titans et les dieux, les argonautes et les centaures, multiplient les mots de colère, d’injure et d’imprécation... « O cœur de fer, hélas, hélas ! O dieu né pour la ruine du monde ! Rien ne pourra-t-il t’émouvoir ? Ne dépouilleras-tu jamais cet orgueil amer et implacable ? Ombrageux, le sourcil froncé, le regard furtif et méfiant, tu souffles vers moi ta colère, pareil au taureau qui mugit, en frappant la terre de son pied !... O Tartare ! ô gouffre, ô nuit sans bornes ! Précipice où vont crouler les dieux !... Ha, ha, ha ! jactance stupide !... lô, iô !... Ho ! ho ! ho ! Titan ! Prométhée ! Ho ! ho ! ho ! ho ! Prométhée ! Ho ! ho !... Haho ! haho !... » Etc., etc. C’est drôle, quelque temps, comme une imitation d’Homère ou d’Eschyle, comme une parodie héroïque, infiniment respectueuse d’ailleurs, crédule même. Et puis, il y en a trop ; il y en a, de ce bavardage grandiose, éparpillé dans le volume, des pages et des pages.

Une autre cause de quelque fatigue est toute la mythologie de la Nef, la quantité de ses dieux, et de ses titans, et de ses puissances ouraniennes ou infernales, parmi lesquels s’embrouille notre petite érudition. A chaque instant, nous avons à nous rappeler les anecdotes de Bellérophon, de Chiron, des géants Arimaspes, les généalogies d’Ouranos, de Kronos et de Gaïa. Or, la mythologie contient l’immense rêverie d’autrefois ; elle est bien digne de notre attention. Seulement, nous l’avons reçue par l’intermédiaire de nations diverses, d’époques différentes, qui l’ont modifiée ; nous l’avons reçue de poètes qui, les derniers, la prenaient pour un joli ornement de leurs poèmes, voire pour un sujet de plaisanterie. Nous ne retournons pas sans peine à la vivante mythologie, à ses véritables symboles de pensée, à ses combats de sanglante dialectique.

Enfin, je crois qu’il fallait, — Zeus, Ouranos, les Titans et Gaïa me pardonneront ! — égayer ce volumineux poème. Est-ce qu’il n’y a, dans la mythologie, aucune facétie ? Tant et si bien qu’à l’usage de la jeunesse on l’expurge ! M. Élémir Bourges est d’une sévérité impérieuse. Il ne sourit jamais. Tout au plus commence-t-il de sourire un instant, à l’arrivée du vaillant Héraklès et quand ce vigoureux garçon traite Héphaïstos rudement : « Quoi ! penses-tu me faire peur ? Sache-le, roi branlant des deux pieds, forgeron toujours couvert de suie, je ne crains pas plus ton assaut que je ne craindrais une rencontre avec celle dont tu te dis l’époux, la déesse au beau ceste d’or, la suave Aphrodite marine ! » Cela est bon. Mais Aphrodite elle-même ne paraît pas : je la regrette ! On nous parle d’elle, un peu. Quand Prométhée fabrique l’enfant qui sera l’homme des nouveaux jours, le bon Héraklès lui conseille de ne pas oublier, parmi les dieux qu’il faut rendre amis de cet enfant, la suave Cypris. Mais l’enfant, dès que Prométhée lui a donné la vie et la précocité, s’il mentionne, en ses tristes discours, la déesse « qui a pour nom Cypris, la grande nymphe, la tentatrice nue et qui aime les sourires, » c’est pour la confondre avec Perséphone, la reine qui gouverne les Mânes. Hélas ! hélas ! Iô, io !...

Il y a, d’un bout à l’autre de la Nef, une gravité chagrine. Je ne crois pas que ce ton perpétuellement morose fût nécessaire, dans un poème où est enjeu la destinée humaine, drame qui admet d’heureux intermèdes.

La tristesse n’est pas à la conclusion de l’ouvrage : elle y est partout répandue. Et, d’ailleurs, si je dis la conclusion, l’ouvrage ne se déroule pas d’un épisode au suivant comme d’un argument à ses conséquences logiques. L’auteur développe une histoire fertile en péripéties désordonnées qui sont les efforts de Prométhée au service de l’humanité malheureuse : autant d’efforts et autant d’échecs. Prométhée, s’il a vaincu les dieux, rencontre la Fatalité ; il rencontre même la bêtise, la méfiance et la malveillance de l’humanité qu’il s’est promis de sauver, qui le méconnaît. Le nombre des péripéties, que l’auteur n’a pas voulu ranger en logicien, — car l’histoire de l’humanité ne se réduit pas à un théorème, — augmente la difficulté d’une lecture dont j’ai indiqué les ennuis et dont voici les beautés.

Et dont voici quelques beautés. Un chapitre, intitulé : « Le bûcher divin, » me semble admirable. Prométhée a lancé l’épée contre l’Olympe ; et l’Olympe s’écroule. C’est la victoire de Prométhée ; c’est la délivrance de l’humanité que tourmentait le despotisme des dieux. Alors, débouchant des vallées, des ravins et des gorges de la montagne, la foule des hommes arrive. Prométhée s’attend qu’elle chante la liberté : elle est épouvantée. Il lui crie : « Les dieux sont morts ! les dieux sont morts ! » Il essaye de rassurer cette foule : « Les dieux sont morts. N’entendez-vous pas la grande voix, celle de la Terre, sans doute, qui l’annonce à travers les airs ? Le char de la foudre est brisé ; la Justice, avec son pied tardif, est venue, elle est venue enfin !... » La foule des hommes hésite, ne sait pas si elle est contente : elle est effarée. Les Kabires dressent en silence le bûcher ; les funérailles des tyrans divins commencent. La foule plaint la mort de ses maîtres mauvais : « Eux, qui trônaient sur l’univers, plus lointains que le ciel éclatant, plus fixes que l’étoile immobile qui brille au pôle glacé, quelle épée, quel trait les a tués ? Entends-tu ! l’on a tué les dieux ! Certes, depuis l’antique jour où le rayon de la lumière, jaillissant du ténébreux chaos, construisit le dôme d’or des astres, il ne s’est jamais accompli d’action plus grande, plus terrible ! » Prométhée, que fâchent ces propos d’esclaves malaisément émancipés, a beau s’écrier : « A quoi bon gémir ? » a beau rappeler les crimes des dieux, les victimes des dieux continuent de gémir. Et lui aussi est pris d’un sentiment de déférence et de pitié superbe. Il écarte les Argonautes, qui n’ont pas une jolie tenue : « Respectez, leur dit-il, la majesté de ceux que l’on porte au bûcher de Gaïa ! » Et les Kabires défilent, portant les corps des dieux défunts, que Prométhée nomme et invoque au passage : « O Arès... Pallas.. ! Aphrodite ! Comme le jour rit sous la nue, votre splendeur, votre éclat rayonnant, frémissent encore à travers vos membres. Et toi, fière épouse de Zeus... Les astres n’ont pas cessé de luire dans le voile de sombre azur, semé d’étoiles, qui enveloppe ton sein !... » La foule des hommes pleure ses dieux qui l’ont persécutée. Elle reconnaît, parmi eux, l’archer divin, Phoibos que l’on appelle aussi Apollon : « Vois ; ainsi que d’une hyacinthe coule une rosée de miel, sa lèvre entr’ouverte sourit. Le myrte frissonne dans les boucles de sa chevelure d’or. » Et Prométhée : «Je vous salue, dieux détrônés. Que de fois, tandis qu’en ce lieu même je pendais au rocher du Destin, j’ai répété dans mon esprit ce que j’aurais voulu vous dire en face, si Adrastée m’eût délivré. Et, maintenant, je balbutie... Je te revois, ô Bakkhos ; et toi, chasseresse Artémis, pure haleine parfumée !... O Léto... Hermès... Un flot de larmes noie mes yeux... » Il faut, pour que Prométhée se console d’avoir tué les dieux, qu’il songe à la délivrance de l’humanité, son œuvre durement accomplie. Mais la foule des hommes ne se résigne même pas avoir anéantir les cadavres divins : « Arrête ! Encore un moment... Au travers de la flamme qui gronde, les vois-tu, les vois-tu couchés sur le faîte du bûcher ?... O formes revêtues d’amour ! Beaux membres pâles, ardents, saignants, tout consumés de blessures ! Les larmes coulent de mes yeux. O déesses, ô grandes fleurs du monde !... A chaque palpitation du feu, leur sein, plus lumineux, plus splendide que le sein de marbre des statues, semble encore se soulever... O splendeur d’Athéné, ô Bakkhos, et toi Cypris-Aphrodite ! Jamais jusqu’à ce jour je n’avais connu la beauté. Je la vois et, au même instant, je la perds, le destin me l’arrache. » La déploration s’apaise par moments : Prométhée se souvient de sa tâche et refuse de se laisser attendrir. La déploration reprend ; et Prométhée lui-même est gagné par le chagrin qui l’environne.

La foule des hommes demeure éperdue autour des cadavres des dieux, autour de leurs fantômes et de leur souvenir. Elle se demande qui désormais implorer. Prométhée la secoue : il n’y aura personne à implorer ; il y aura des dieux pourtant. Quels dieux ? Les hommes ! C’est la promesse de tous les divers tentateurs et meneurs décevants. Non, la foule des hommes se récrie : « Nous, des dieux ? Hélas ! comment deviendrions-nous des dieux ? Dérision ! Va, Titan, si Zeus ne le soutient, l’homme est le rêve d’une ombre. Tu as beau vouloir nous le grandir : faible, timide, misérable, je connais mon âme dans mon sein. » Prométhée, le sauveur des hommes, est par les hommes accusé de ruse et de mensonge : il expie son audacieuse bonté.

En dépit de tout, méconnu, injurié, il s’établit roi de la terre, sous le ciel vide, et bâtit le vaste palais des hommes. Il commet, parmi tant d’imprudences, l’erreur des positivistes et croit séparer la terre et le ciel. Il croit aussi, par une installation meilleure, changer le sort de l’humanité, qui reste la même et garde ses instincts, le cœur de son cœur, son immuable nature. Il a brûlé les corps des dieux et ne s’aperçoit pas que l’esprit des dieux dure en ce monde après l’anéantissement des corps. Il proclame « le règne de l’homme. » — Jactance ! réplique le centaure Chiron : « les hommes ne reverront point ni Arès, ni Cypris, ni Hermès, ni Bakkhos au beau thyrse de feuilles ; mais quelle épée ou quel dard tuera la divinité ? » Si Prométhée ne consent pas que l’esprit des dieux survive à leur apparence corporelle, eh ! qu’il regarde : légères comme un essaim d’abeilles, les femmes viennent au bûcher sur lequel les dieux ont été consumés, y attachent des rameaux de lierre et des bandelettes de laine, y déposent des boucles de leurs chevelures ; elles embrassent l’autel « et jamais leur bouche n’avait mis dans un baiser terrestre tant de ferveur et d’amour ». On n’aime pas le néant : les dieux vers qui tant d’amour monte ne sont pas anéantis.

Et, au surplus, voici Zeus. Il explique à Prométhée la différence des dieux et de leur image humaine : Prométhée n’a précipité dans le néant que la fausse image des dieux. Prométhée alors s’écrie : « Ah ! si je pouvais croire en toi, Ouranien, comme je t’aimerais ! » Zeus a vaincu Prométhée, qui pourtant le repousse, fidèle à son vœu d’une incessante révolte.

Il a pétri l’argile et créé l’enfant des nouveaux jours. Gaïa, la terre ancienne, essaye de le décourager : « Si la vie se transformait, si les siècles, suivant leurs cours, accomplissaient les destins, le bonheur que tu promets à l’homme serait atteint depuis longtemps... » Il s’entête à son espérance. Il a de rudes démêlés avec Gaïa et avec le Démon de la mort ou démon de la vie mortelle : la vie et la mort se confondent, pour les hommes, que l’on appelle aussi les Éphémères. Enfin, l’argile que Prométhée a modelée, s’anime : et l’enfant naît. Hélas ! l’enfant de Prométhée est aveugle.

La tristesse de Prométhée s’adoucit d’une tendresse infinie : « O fils, je te tiens dans mes bras. Maintenant, jusqu’à l’heure lointaine où en écartant devant toi le voile qui cache le mystère, j’unirai l’éphémère au divin, ton père ne te quittera plus. Dors, enfant ! Combien ta confiance me touche le cœur et m’attendrit ! Tu ne sens pas encore ton deuil, mais Hypnos, le roi qui nous apaise, t’enveloppe et fait pleuvoir sur toi sa douce rosée de miel !... » Prométhée emmène l’enfant vers l’aurore, l’enfant aveugle vers la lumière.

Que de mélancolie, au terme de cette longue rêverie, tumultueuse, agitée de rébellions, éperdue et, par moments, furieuse : elle ne se calme et ne trouve la sérénité que dans la mélancolie de l’illusion dénoncée !

Le grand poème de la Nef déroule avec lenteur les idées, qui ne composent pas, — car il faut qu’elles soient désordonnées : c’est leur caractère, et pathétique, — mais qui, au cours des âges, motivent l’incertitude humaine. Idées justes ou non ; justes, c’est-à-dire conformes à l’intelligence modique et aux petites conditions de l’humanité : plus ambitieuses, celles qui ont séduit les révoltés et enivré les multitudes. Les unes et les autres font ici-bas leur chemin parmi la violence ; les plus sages y perdent leur sagesse. Une immense folie, et splendide, mène la foule malheureuse des hommes. Voilà autant que je les discerne, les ténèbres et les clartés de ce conte philosophique, magistralement agrandi aux dimensions d’une épopée,


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. A la librairie Stock. La première partie de la Nef avait paru, chez le même éditeur, en 1904. Du même auteur, Sous la hache (Fayard) ; Le crépuscule des dieux (Work) ; Les oiseaux s’envolent et les fleurs tombent (Plon).