Revue littéraire - « Les Contemporains » de Jules Lemaître

La bibliothèque libre.
Revue littéraire - « Les Contemporains » de Jules Lemaître
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 210-221).
REVUE LITTÉRAIRE

« LES CONTEMPORAINS » DE JULES LEMAITRE [1]

La huitième série des Contemporains, qui vient d’être publiée, contient les premières études que Lemaître ait données à des revues : puis un assez grand nombre de pages, Figurines, Billets du matin, divers essais d’époque plus récente, qu’il négligea de recueillir dans ses volumes ; enfin deux chapitres importants, l’un de 1911 et l’autre de l’année qui a précédé sa mort, deux lectures faites à la Société des Conférences, Les péchés de Sainte-Beuve et Mes souvenirs. Ce livre n’est évidemment pas tel que Lemaître l’eût souhaité, la plupart des morceaux qui le composent ayant été par lui écartés jadis. A-t-on bien fait de l’imprimer cependant ? Certes, oui ; et ne fût-ce que pour Les péchés de Sainte-Beuve et Mes souvenirs. A propos de Mes souvenirs, on remarquera que tout n’en est pas neuf ou inédit. Les passages relatifs à Flaubert et à Maupassant, par exemple, sont empruntés aux chapitres Flaubert et Maupassant des premières séries des Contemporains. Lemaître procédait ainsi volontiers. S’il avait à redire ce qu’il se trouvait avoir dit, il ne cherchait pas une rédaction nouvelle ; mais il copiait son écrit de naguère. Et je crois qu’il était content de cette aubaine. Car il n’était pas extrêmement laborieux : l’assiduité prodigieuse et la passion d’écrire de Faguet, son ami très cher, excitaient son admiration fervente et son étonnement. Je crois, en outre, qu’il éprouvait une sorte de plaisir, lui qui sentait avec une si délicate mélancolie la fragilité de nos idées et de nos certitudes, à vérifier qu’ici ou là son impression restait la même, fidèlement la même, en dépit de la durée infidèle. Et son exquise bonne foi, l’une de ses vertus principales, ne lui permettait pas de modifier par les mots ce qu’il avait noté d’abord avec exactitude. C’est ainsi qu’un de ses plus parfaits chefs-d’œuvre, le discours sur Jean Racine, prononcé à Port-Royal des Champs lors du centenaire de Racine, est un centon ; mais un centon de Jules Lemaître par lui-même. Il a pris dans ses feuilletons du Journal des Débats ou dans ses chroniques de la Revue les élémens de son discours. Et l’on goûtait, à Port-Royal, un accord charmant des paroles et du lieu ; Racine revivait dans son paysage. On n’avait pas tort d’apercevoir cette harmonie, surprenante et réelle, et qui prouvait que, dès avant ce jour, écrivant de Racine, Lemaitre l’imaginait avec une merveilleuse justesse et déjà le plaçait dans la vérité de ses entours.

Les premiers articles de Lemaître dans la Revue bleue, sur « Le mouvement poétique en France, » au mois d’août 1879, sur Flaubert, au mois d’octobre de la même année, il les avait sacrifiés : il y a découpé des pages qu’il a introduites dans ses portraits de Leconte de Lisle, de François Coppée, de Sully Prudhomme. Assurément, à ses débuts, il n’a pas tout son art encore et sa manière : il l’eut bientôt. Il y a, dans ces articles de 1879, un peu d’acidité, je n’ose dire, normalienne. Le raisonnement y est plus rigoureux peut-être que plus tard l’auteur des Contemporains ne l’a voulu, quand il eut compris que la vérité est plus nombreuse et variée que pareille à nos dialectiques.

Quant aux essais plus récens qu’il n’avait pas admis dans ses recueils, c’est du Lemaître. Et, s’il écartait avec modestie et nonchalance tout cela, fallait-il obéir tout à fait à cette indication de sa volonté ? Non. Il aimait beaucoup ces publications de petits papiers ; il aimait tout le détail qui aide à entrer dans le secret des âmes intéressantes. Même, il ne blâmait pas les « divulgations littéraires. » Il a écrit : « Continuez, éditeurs, à ouvrir les tombes ! «Et il disait que les morts sont plus indifférens qu’on ne feint de le supposer.

Le dernier volume des Contemporains nous engage à relire tous les autres. Et quel délice, de les retrouver tels qu’autrefois ! Ils n’ont pas vieilli et n’ont pas bougé. Vingt ans, vingt-cinq ou trente ans, c’est l’âge ingrat pour les livres. Ces livres privilégiés n’auront pas eu d’âge ingrat. Je ne sais comment ils passeront à l’éternité ; la transition n’est pas commencée : ils ont toute leur jeunesse. Vous en reconnaîtrez les pages célèbres ; vous vous les réciterez en les relisant : et pourtant vous croirez que la pensée d’où elles sont nées frissonne encore. « ... Quand j’embrasse, de quelque courbe de la rive, la Loire étalée et bleue comme un lac, avec ses prairies, ses peupliers, ses îlots blonds, ses touffes d’osiers bleuâtres, son ciel léger, la douceur épandue dans l’air et, non loin, dans ce pays aimé de nos anciens rois, quelque château ciselé comme un bijou qui me rappelle l’ancienne France, ce qu’elle a fait et ce qu’elle a été dans le monde : alors, je me sens pris d’une infinie tendresse pour cette terre maternelle où j’ai partout des racines si délicates et si fortes. Je songe que la patrie, c’est tout ce qui m’a fait ce que je suis ; ce sont mes parens, mes amis d’à présent et tous mes amis possibles ; c’est la campagne où je rêve, le boulevard où je cause ; ce sont les artistes que j’aime, les beaux livres que j’ai lus. La patrie, je ne me conçois pas sans elle ; la patrie, c’est moi-même au complet. Et je suis alors patriote à la façon de l’Athénien qui n’aimait que sa ville et qui ne voulait pas qu’on y touchât, parce que la vie de la cité se confondait pour lui avec la sienne... » Les « morceaux de bravoure » sont, dans une œuvre, ce qui se marque le plus vite et se démode promptement. Les morceaux de bravoure sont rares, dans les Contemporains, et au surplus ne méritent pas d’être ainsi appelés. Ils n’ont pas le caractère de ce genre brillant et caduc. Ce qui empêche qu’on les confonde avec tous les échantillons de ce genre et ce qui les délivre de tout inconvénient, c’est la qualité de leur éloquence : une éloquence, où les mots ne mènent pas la pensée ; mais la pensée a fleuri dans les mots. Une pensée attentive, et qui ne s’enivre pas d’elle-même, qui a grand soin d’éviter le bavardage, et qui se surveille, et qui détesterait le moment où, cédant à son impulsion lointaine, elle aurait perdu la maîtrise de soi. Ce couplet sur la patrie, — mais je n’en ai cité que la fin, — regardez-le avec minutie ; et cherchez-y vainement une ligne un peu vague : tout n’y est que souvenirs, choses vues et aimées, la pure et simple vérité. Puis songez que, depuis l’année 1885 où cette page fut écrite, il n’est rien arrivé qui ait rendu moins touchante ou qui ait modifié en aucune façon cette vérité pure et simple. Si même le temps où nous vivons ajoute au sentiment que Lemaître a noté certaines fureurs et des angoisses, le sentiment demeure au fond ce qu’il était. La belle page n’est pas surannée.

L’on a coutume d’opposer aux idées, qui ont le renom d’être éternelles, les petits faits, qui sont passagers. Conséquemment, on se figure que les œuvres de l’art empruntent à leur caractère idéal ou concret leur qualité plus ou moins durable. On se figure que la généralité est de tous les temps et que la particularité est d’une époque. Ce serait logique, en somme. Seulement, la réalité se moque de la logique. Ou bien, si l’on veut, il y a toujours maintes combinaisons que la logique tolère : elle est plus tolérante qu’on ne l’a dit. Et la réalité choisit parmi ces combinaisons : elle est plus capricieuse que les théoriciens ne le croient. En réalité, les œuvres qui ont le mieux traversé les siècles avant de s’établir dans l’éternité sont merveilleusement particulières : l’Enéide est un poème de circonstance ; la Divine Comédie a besoin d’un perpétuel commentaire. Mais ce n’est pas comme une épopée romaine que nous lisons l’Enéide ? et ce n’est pas pour ses allusions à des événemens ou des personnages abolis que nous lisons la Divine Comédie ? Nous lisons ces poèmes, qui ont survécu parce qu’ils étaient vivans : et il n’est de vie que particulière. Il n’est rien de moins vivant que les idées toutes seules ; et, entre les idées, les plus générales sont les moins vivantes, à moins qu’elles ne soient soudain prises par tels gaillards qui, les joignant à eux, leur communiquent leur entrain.

Les Contemporains sont tout pleins d’idées ; mais de quelles idées ? précises, non pas élargies au delà de leurs limites premières, confinées au contraire, attachées à leur point d’origine et munies de tous les petits faits, hasardeux quelquefois, dont elles sont la prudente formule : les idées qui séduisaient Lemaître, cette année-là, ou ses impressions.


Lemaitre m’accuserait de lui prêter une philosophie, et la refuserait. Il n’en voulait, à proprement parler, aucune. Seulement, les raisons qu’il avait de n’en vouloir aucune en font une. Il a écrit : « Changeans, nous contemplons un monde qui change. » C’est la plus jolie formule, et désespérante, qu’on ait trouvée, depuis Montaigne, après Héraclite, pour garantir l’esprit humain contre les périls de la certitude. « Et, ajoute-t-il, même quand l’objet observé est pour toujours arrêté dans ses formes, il suffit que l’esprit où il se reflète soit muable et divers pour qu’il nous soit impossible de répondre d’autre chose que de notre impression du moment. » Ces lignes sont de la deuxième série des Contemporains et du temps où Lemaître était plus occupé que jamais de critique et de littérature. Alors, demande-t-il, « comment donc la critique littéraire pourrait-elle se constituer en doctrine ? » Il compare l’intelligence du critique à un miroir devant lequel passent les œuvres de tous les écrivains ; long défilé, très divers. Et, pendant le défilé, les images sont à chaque instant différentes ; mais le miroir aussi change : « et quand, par hasard, la même œuvre revient, elle n’y projette plus la même image. » Que faire ? Il convient de renoncer aux doctrines, ou du moins de renoncer à les prendre pour ce qu’elles ne sont pas, à les prendre pour des réalités incontestables. Lemaître les appelle des préférences immobilisées.

Mais pourquoi ne pas immobiliser-vos préférences ? Ne pouvez-vous choisir, entre elles, celles qui, un jour de lucidité favorable, vous auront semblé les meilleures ?… — Je veux bien, répond à peu près Lemaître : seulement, je ne serai plus sincère !… Il avait les plus ingénieux scrupules de la sincérité. Il se méfiait de ses jugemens et craignait d’y mêler l’opinion courante, d’y mêler même le souvenir de son ancienne opinion. Et il s’amusait à glorifier les doctrinaires : « Certains esprits ont assez de force et d’assurance pour établir ces longues suites de jugemens, pour les appuyer sur des principes immuables… » Mais, à peine glorifiés les doctrinaires, il vous les invite à la modestie : « Ces esprits-là sont, par volonté ou par nature, des miroirs moins changeans que les autres ; et, si l’on veut, moins inventifs, où les mêmes œuvres se reflètent toujours à peu près de la même façon. » Bref, les doctrinaires ont une espèce d’infirmité qui les engage et les oblige à être doctrinaires. Ce sont de pauvres gens, et qui seraient bien empêchés de n’être pas doctrinaires. Il ne faut pas leur reprocher leur doctrine ; mais il ne faut pas les en féliciter : leur doctrine résulte, malgré eux, ou avec leur consentement inévitable, de la pauvreté de leur imagination.

L’imagination d’un critique ?… Mais, quoi ! le critique n’est-il pas là pour comprendre et juger les œuvres ? Cette tâche demande assurément de l’esprit, du goût, de la sensibilité. De l’imagination ? C’est dangereux. S’il a de l’imagination, le critique ajoutera ses fantaisies à l’œuvre qu’on lui soumet ; ce n’est pas l’œuvre qu’il jugera, mais une œuvre illusoire et que son imagination lui aura suscitée… Lemaître se moque de ces objections. Il n’entend pas que le critique soit réduit au métier déjuge, avec le seul devoir de l’impartialité ; il n’entend pas que le critique soit une balance, et qu’on a toujours peur de fausser : l’imagination fausserait la justesse de l’esprit ?… C’est un vieil usage, et répandu par les auteurs que les critiques ont offensés, d’opposer aux critiques les « créateurs ; » et le plus frivole des romanciers surpasserait le plus fameux des critiques parle fait de sa « création. « Sainte-Beuve a protesté là contre ; et pourtant il eût préféré d’être poète. Il savait bien que la critique, — et la sienne, et son « histoire naturelle des esprits, » — est une création. Lemaître va plus loin que Sainte-Beuve et dit : « Comme l’artiste crée ses personnages, le critique crée en quelque manière et façonne l’artiste qu’il définit. » Ainsi le critique est le créateur par excellence, le créateur des créateurs.

Les résumés que je tente ont l’inconvénient de donner beaucoup trop de rigueur aux impressions de Lemaître et à ses velléités. Les citations même que je fais le trahissent, car je ne puis tout citer ; il faudrait tout citer, pour qu’on vît comment un passage en corrige un autre, le complète ou le contredit, le complète en le contredisant, deux opinions également jolies valant mieux qu’une. Mais enfin, l’on a beau faire ; et si délicieusement que l’on varie ses préférences et quelque soin qu’on mette à ne pas les immobiliser, elles ne sont pas toujours en mouvement. La préférence la plus habituelle de Lemaître, à l’époque où il médita sur la critique la meilleure, était pour l’axiome que voici et qu’il a cité : « L’homme est la mesure de toutes choses. » C’est l’axiome des sceptiques ; et ce peut être l’axiome des idéalistes ; et c’est un axiome, en outre, sur lequel on peut fonder un dogmatisme, si l’on traduit « l’homme » par « la raison humaine. » L’homme est la mesure de toutes choses : quel homme ? Et Lemaître : en ce qui me concerne, c’est moi. Il ne le dit point avec orgueil, mais il le dit avec humilité, plutôt encore avec résignation, puis avec une sorte de gaieté. « Encore de la critique personnelle ! me dit une voix que je respecte. — Hé ! vous en parlez à votre aise ; plût au ciel que j’en pusse faire d’autre, et sortir de moi !.. . » L’on se souvient de Fantasio : « Si je pouvais être ce monsieur qui passe !... Hélas ! tout ce que les hommes se disent entre eux se ressemble ; les idées qu’ils échangent sont presque toujours les mêmes dans toutes leurs conversations ; mais, dans l’intérieur de toutes ces machines isolées, quels replis, quels compartimens secrets ! Quelles solitudes que tous ces corps humains !... » Fantasio badine sur les plus tristes pensées. Le mélange du sourire et des larmes, qui est si gracieux dans les comédies de Musset, Lemaître en adorait l’indécision, comme un signe de poésie et de sagesse.

Mais cette voix, qu’il respecte, — qu’il a toujours respectée en effet, — et qui lui reproche assidûment sa « critique personnelle, » c’est la voix de Brunetière. Ils ont ensemble débattu longtemps, et Brunetière, avec sa fougue persuasive, et Lemaître, avec une subtilité ravissante, le problème de la critique, on disait alors, subjective ou objective. Lemaître s’étant déclaré l’ennemi de la doctrine, la doctrine de Brunetière l’importunait : il ne pouvait opposer une doctrine à une autre, sous peine de manquer à son vœu. Brunetière l’attaquait selon les règles de la stratégie ; et lui harcelait l’assaillant. En guise de préface pour la sixième série des Contemporains, il a groupé quelques-unes de ses reparties. La première est du 4 novembre 1889 : « Il y a, dans une Revue illustre, un écrivain que je respecte et que j’admire infiniment. Depuis quelque temps, il ne peut plus écrire une page sans marquer son dédain et son antipathie pour ce qu’il appelle la littérature et la critique personnelles... Au fait, est-ce que ce ne serait pas de la littérature personnelle, l’expression si fréquente et si véhémente de cette antipathie ?.., » Après cela, Lemaître vante les « excellentes raisons » de « ce grand dialecticien. » Puis il feint de se replier en désordre : « Et chaque fois, bien qu’il n’ait peut-être nullement pensé à moi, je prends cela pour moi ; je m’humilie, je rentre en moi-même… afin d’apprendre à en sortir, ou à faire semblant... Oui, je songe quelquefois à me corriger..., » Voyez un peu : « Il me semble que cela ne serait pas très difficile : Je vous assure que je pourrais, comme un autre, juger par principes et non par impressions. On me traite d’esprit ondoyant. Je serais fixe, si je le voulais : je serais capable de juger les œuvres, au lieu d’analyser l’impression que j’en reçois ; je serais capable d’appuyer mes jugemens sur des principes généraux d’esthétique ; bref, de faire de la critique, peut-être médiocre, mais qui serait bien de la critique. » Trois ans plus tard, au mois de septembre 1892, la querelle continue. Mais Lemaître passe de la défensive adroite à l’offensive presque un peu rude : « M. Brunetière est incapable, ce semble, de considérer une œuvre, quelle qu’elle soit, grande ou petite, sinon dans ses rapports avec un groupe d’autres œuvres, dont la relation avec d’autres groupes, à travers le temps et l’espace, lui apparaît immédiatement ; et ainsi de suite. Toute une philosophie de l’histoire littéraire et, à la fois, toute une esthétique et toute une éthique sont visiblement impliquées dans les moindres de ses jugemens. Don merveilleux !... Mais en voici le rachat. Juger toujours, c’est peut-être ne jamais jouir. Je ne serais pas étonné que M. Brunetière fût devenu réellement incapable de lire pour son plaisir. Là est notre revanche à nous. Cela nous est égal de nous tromper en aimant ce qui nous plaît ou nous amuse, et d’avoir à sourire demain de nos admirations d’aujourd’hui. Consentant au plaisir, nous consentons à l’erreur... » Un peu plus tard, au mois de janvier 1893, Lemaître hasarde une attaque nouvelle. Et, très loyalement, il se propose de définir les deux façons de la critique. Celle qu’il n’aime pas, — et il l’admire, de bon cœur, mais il ne l’aime pas, — dit qu’une œuvre est bien conforme aux lois et aux règles du genre : et qu’est-ce, demande-t-il, que les genres littéraires ? Des entités réalisées ; des caprices rédigés. Cette critique impersonnelle refuse la volupté « qui naît du contact plein, naïf et comme abandonné, avec l’œuvre d’art. » Cette critique austère, Lemaître l’accuse d’« une grande superbe intellectuelle. » Et, quant au critique, il lui reproche, — après le lui avoir prêté, — ce mot : « Vous louez toujours ce qui vous plaît ; moi, jamais ! » Il ajoute : « Dur renoncement ! » L’autre critique ? Elle consiste « à définir et expliquer les impressions que nous recevons des œuvres d’art... Et l’on est beaucoup moins sur de ses jugemens que de ses impressions. »

Les deux critiques, les voilà, bien nettement opposées l’une à l’autre, si différentes qu’il paraît impossible de les concilier : l’une détruit l’autre. Puis, les années passent ; Brunetière et Lemaître sont morts : non pas leurs livres. Mais leur querelle ?... Au bout de quelques années, les deux critiques inconciliables, celle qui s’appelait subjective et celle qui s’appelait objective, se sont insensiblement rapprochées. Impersonnels, les jugemens de Brunetière ? et dépourvus de « volupté » ou de « plaisir » ? et l’application presque mécanique des « principes » à des œuvres ?... Lisez Brunetière et dites qui jamais s’amusa mieux des livres. Il les prenait pour amis ou ennemis : et les amis, il les choyait ; les ennemis, il les tarabustait. Que de passion ! Mais peu d’amour ? — Qui aime plus, ou Philinte, ou Alceste ?... Et, si Brunetière a dit : « Vous louez toujours ce qui vous plaît ; moi, jamais ! » — je veux qu’il l’ait dit, — ne doutez plus de son allégresse. Mais la critique lui devenait une esthétique et une éthique ?... Une esthétique : naturellement ; et quelle esthétique ? la sienne. Puis une éthique ; et c’est-à-dire qu’un livre lui était une chose vivante. Vivre, c’est, qu’on le veuille ou non, pratiquer une morale, raisonnable ou non ; c’est aussi manquer à cette morale : et c’est enfin nous offenser ou non. Le livre, Brunetière le traitait comme fautif ou non vis-à-vis du lecteur ; et vis-à-vis de lui, son lecteur. Impersonnel, Brunetière ?... A vrai dire, je ne sais pas ce qu’il restera de ses doctrines, et de l’évolution des genres. Mais, à la distance où nous sommes de lui et de son œuvre, si l’on s’inquiète de savoir ce qu’il reste de lui et de son œuvre, n’en doutez pas, c’est lui.

Et l’on dirait qu’ainsi s’évanouit l’objection de Lemaître. Et nous donnons gain de cause à Brunetière. Mais alors, Lemaître avait raison : Lemaître qui affirmait que la critique est, et ne peut être, que personnelle ; nous donnons gain de cause à Brunetière, pour avoir été « personnel » autant que son émule ?

Retournons à Lemaître. Il se flatte de ne vous offrir que des « impressions : » les jugemens supposent une décision qu’il redoute. Il se fie à son humeur et, quelquefois, serait content de croire, et de vous faire croire, que la saison, la couleur du ciel, le hasard des journées a déterminé son opinion. Comme il vient d’écrire, au sujet de l’Immortel, des pages un peu frémissantes, et merveilleuses de fervente hésitation, n’a-t-il pas tout dit ? il faudrait conclure : mais, sur tant de remarques fines et déliées, conclure ?... « et puis, je ne sais plus. Après huit jours de soleil, voilà le froid revenu, un froid dur, brutal, noir. Nos raisins ne mûriront pas. Je n’ai rencontré ce matin, dans la campagne, que des figures tristes. Brr... je vais me chauffer dans la cuisine, — aujourd’hui, 17 août. » Évidemment, Brunetière ne s’en fût pas tiré ainsi : Brunetière concluait. Souvent, Lemaître avoue qu’une partie de son étude manquera : « l’effort serait trop grand, » dit-il. Et il le dit avec une souriante loyauté Brunetière, lui, ne redoutait pas l’effort et, plutôt, l’eût cherché. Certes, ils sont bien différens. Mais on les voit plus différens qu’ils ne sont, si l’on observe surtout la contrariété de l’un qui argumente et de l’autre qui badine. Lemaître se fie à ses impressions ? Cependant, il a écrit, à propos de J.-J. Weiss : « Une œuvre est bonne ou mauvaise selon qu’elle plaît ou déplaît à celui qui la juge. Malgré cela, il peut se rencontrer tel système de critique, tel ensemble de jugemens qui vaille pour d’autres encore que pour celui qui les a formulés... » Prenez garde : et voyez que, peu à peu, nous nous éloignons de l’impressionnisme. Lemaître ne voulait pas s’engager lui-même : il engage son prochain... « Mais il y faut, je crois, deux conditions... » Eh ! la liberté absolue de la critique, la liberté capricieuse, l’enchaînez-vous ? Deux conditions !... « La critique, d’abord, doit avoir ou se donner les sentimens, la disposition d’esprit de la majorité des honnêtes gens et des lettrés, — ou même de la foule dans certains cas où la foule est compétente, — en sorte que sa mesure particulière ait des chances d’être aussi celle du grand nombre. Mais surtout, s’il est vrai qu’il ne puisse appliquer aux ouvrages de l’esprit une autre mesure que la sienne, il faut du moins qu’il n’en ait qu’une ; car, s’il en a plusieurs, il n’en a plus. Un bon critique n’a point de lubies ; il se défie des caprices, des impressions d’une heure ; il ne change pas d’aune et de toise comme de chemise. En mesurant une œuvre, il se souvient de toutes celles qu’il a déjà mesurées : il porte en lui une sorte d’étalon immuable. Il demeure le même en face des œuvres multiples qui lui sont soumises : et c’est pour cela que l’on comprend les raisons de tous ses jugemens et qu’ils peuvent former un corps de doctrine. » Voilà tout le contraire, ou peut s’en faut, des aphorismes que Lemaître opposait à Brunetière, et qui fâchaient Brunetière ; et voilà deux théories de la critique, formulées par Lemaître comme siennes.


Laquelle a-t-il adoptée vraiment ? Toutes les deux. L’une après l’autre ? Non pas : la première, il l’a constamment reprise et, dans toute son œuvre, il l’a ornée de preuves ou de considérations nouvelles ; la seconde, je l’emprunte au portrait de J.-J. Weiss, qui est de 1885, et Lemaître l’a toujours suivie. Les deux théories étant justes, Lemaître n’a pas voulu renoncer à l’une d’elles. Contraires, l’une corrige l’autre. Et, si leur contrariété peut gêner un logicien, la pensée (de même que toute réalité vivante) admet, — ne le sait-on pas ? — la contrariété.

Pas de lubies ! une mesure, et une seule ! méfions-nous des impressions d’une heure ! le critique demeure le même !... Et Lemaître disait : « Changeans, nous contemplons un monde qui change... » Il n’abandonne pas ce droit au changement. Ce qu’il retient de sa première théorie, c’est le souci d’être « sincère » et de l’être à chaque instant : jamais il ne sacrifiera son plaisir vrai aux vanités de l’obstination. Ce qu’il préserve ainsi, avec une jalousie attentive, c’est la bonne foi de ses jugemens. Et le résultat, c’est la fraîcheur de ses opinions. Mais, en fait, le voyons-nous si changeant ? En 1875, il fut nommé professeur de rhétorique au lycée du Havre. Il avait un peu plus de vingt ans. Alors, il préférait Corneille à Racine ; il adorait les romantiques ; et la littérature contemporaine lui semblait infiniment plus attrayante que l’ancienne. Il le raconte et il l’avoue dans ses Souvenirs : « J’ai donc beaucoup changé. Maintenant j’ai, non pas du dédain, mais une sorte d’éloignement pour les écrivains qui me jetaient alors dans des transports d’admiration. Pour les rouvrir, il me faut faire effort. Que nous puissions tellement changer, c’est un mystère assez inquiétant. Je me dis que mes opinons d’aujourd’hui doivent valoir mieux, puisqu’elles reposent sur plus d’expérience, de réflexion et de souffrance... » Il a changé, de 1875 à 1913, touchant Racine, les romantiques et la littérature contemporaine. Mais, à propos de Sainte-Beuve, il écrit : « Comment lui reprocherions-nous d’avoir fait tout justement ce qu’ont fait la plupart d’entre nous, d’avoir commencé par aimer trop les romantiques et d’avoir fini par les aimer moins ? d’avoir peu à peu découvert et avoué ses véritables goûts, d’avoir enfin reconnu qu’il était né classique ?… » Lemaître, comme Sainte-Beuve — et, je crois, un peu plus lentement, — a suivi le cours naturel d’une méditation que la vie accompagne. Brunetière, lui, était arrivé plus tôt, et avec une promptitude extraordinaire, à sa vérité. Si Lemaître a flâné plus longtemps, il a profité de son erreur et montré d’une façon très pathétique et amusante les étapes du chemin qui conduit à la sagesse. D’ailleurs, sa préférence pour Corneille, il a raison de la noter comme un signe de ses goûts et de son caractère ; mais elle avait disparu dès avant les premiers Contemporains, où il est racinien déjà, s’il l’a été de plus en plus. Romantique, l’est-il encore, dans les premiers Contemporains ? Il l’est à peine ; et même, on voudrait qu’en parlant d’Hugo, sinon de Lamartine, il le fût davantage. La seule opinion de sa prime jeunesse qu’il ait conservée tard, c’est, comme il dit en 1913, sa « candide prédilection » pour les écrivains contemporains.

Il croyait qu’on avait le devoir de considérer Bossuet comme un grand orateur ; mais, quant à l’aimer, il estimait que cela ne se faisait pas sans « bonne volonté. » Il reprochait à Brunetière de mettre Athalie au-dessus de Madame Bovary, et demandait « ingénument » pourquoi. Il écrivait : « Si peut-être Corneille, Racine, Bossuet n’ont point aujourd’hui d’équivalens, le grand siècle avait-il l’équivalent de Lamartine, de Victor Hugo, de Musset, de Michelet, de George Sand, de Sainte-Beuve, de M. Renan ? Et est-ce ma faute, à moi, si j’aime mieux relire un chapitre de M. Renan qu’un sermon de Bossuet, le Nabab que la Princesse de Clèves et telle comédie de Meilhac et Halévy qu’une comédie même de Molière ?… » Il écrivait, après avoir célébré l’impressionnisme des Goncourt : « Et, comme nous sommes des gens d’aujourd’hui, nous demandons la permission de goûter vivement ces poètes de la modernité. » Il trouvait son époque « divertissante » et lui savait gré de réunir deux hommes entre lesquels il apercevait la différence de deux siècles, M. Sarcey et M. Renan. Plus tard, il écrira, dans son éloge des Vieux livres : « Il est possible que plusieurs écrivains du XIXe siècle aient été d’une intelligence plus souple et plus étendue que les classiques, et il est possible que certains autres aient eu une sensibilité plus affinée. Mais il demeure probable qu’avec Corneille, Racine, Molière, Pascal, Bossuet, La Bruyère, on a déjà toutes les remarques essentielles sur la nature humaine, sur l’homme religieux, l’homme politique, l’homme social. Et il faut avouer que ces réflexions, ces observations, ces peintures, même ces lieux communs, ayant rencontré là, pour la première fois, une expression à peu près parfaite, gardent une fleur, une saveur, une plénitude, une grâce ou une force qu’on n’a guère retrouvées depuis. Il n’est donc pas déshonorant de s’en contenter ; et il est, au surplus, délicieux d’y revenir par le plus long, j’entends après avoir joui des enrichissemens ajoutés par les âges récens à ce trésor primitif et essentiel. » Je ne vois guère d’autres changemens, au cours des huit volumes des Contemporains, dans les idées littéraires de Lemaître. La constance m’y paraît beaucoup plus frappante que la frivolité à laquelle il prétendait.

Et il se défendait déjuger. C’est pourtant ce qu’il a fait sans cesse. Mais il l’a fait avec une infinie précaution, sans lubies certainement et, — relisez-le, — sans fautes. Ses jugemens, après maintes années, après la mode et la vogue et les événemens, ont bien l’air de rester vrais ; et l’on doit supposer qu’ils le resteront. Ses jugemens n’étaient que des impressions, disait-il : non point furtives, mais étudiées. Et plus encore qu’étudiées, soumises au goût le plus parfait, le mieux formé à l’intelligence de l’art, de la pensée et de la rêverie française. Quand Lemaître conseille à J.-J. Weiss de se fixer et de ne pas vivre en un perpétuel vagabondage de l’esprit, le moyen ? se mettre d’accord avec les honnêtes gens, et lettrés, de son temps et de son pays. Ce qui a donné à Lemaître la justesse exquise de ses impressions et de ses jugemens, c’est l’accord intime où il était avec l’âme française, ancienne et nouvelle, et celle-ci continuant celle-là plus fidèlement qu’on ne l’imagine. Voilà son secret et, j’allais dire, sa méthode : ou plutôt voilà ce qui le dispensait d’avoir une méthode. Sans autre méthode et cédant aux impulsions de la spontanéité la plus charmante et sûre, il s’est enchanté à loisir des merveilleuses délices de la littérature ; néanmoins avec une inquiétude qu’il notait déjà en 1894 : « N’est-ce pas fini de rire ?... » Beaucoup plus tard : « Désenchanté des jeux de la littérature... » Et il est mort dans les jours mêmes où décidément finit le rire ou le sourire de la vie anodine, amusée de littérature.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Les Contemporains, « études et portraits littéraires, » par Jules Lemaître ; huitième série ; préface de Myriam Harry. (Société française d’imprimerie et de librairie.) Cf. les sept premières séries des Contemporains (même librairie).