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Revue littéraire - À propos d’une traduction de Catulle

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Revue littéraire - À propos d’une traduction de Catulle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 54 (p. 453-466).


Les Poésies de Catulle, traduction en vers français, par M. Eugène Rostand, avec un commentaire critique et explicatif, par M. E. Benoist, Paris, 1882 ; Hachette.


Ce ne serait peut-être pas rendre à la cause des bonnes lettres, dans le temps où nous sommes, un médiocre service, que de plaider l’importance de la philologie grecque et latine dans l’éducation de ce que l’on appelait autrefois l’honnête homme. À la vérité, je n’oserais pas dire que, de ces sortes d’études, on ne fît pas en France, entre savans, au moins, toute l’estime qu’il faudrait. Mais je puis bien constater que, si le grec et le latin, depuis quelques années surtout, n’ont pas perdu plus de terrain, il n’a certes pas dépendu de M. Paul Bert ou de M. Jules Ferry qu’ils en perdissent davantage. Et sans compter qu’il est vexant, à quiconque aujourd’hui veut lire un bon texte grec ou latin, d’être obligé, presque toujours, et en tout cas trop souvent, d’en écrire à Leipsig ou Berlin, il y a dans cet oubli des traditions une injustice, dans cette défiance ouvertement témoignée pour la haute culture littéraire une maladresse, et dans ces tentatives enfin pour substituer on ne sait quelle instruction utilitaire à l’ancienne éducation libérale, — il y a de la sottise. C’est ce qu’il pourrait y avoir, je pense, quelque réel intérêt à montrer.

La publication du texte de Catulle, que nous avons là sous les yeux, « revu d’après les travaux les plus récens de la philologie, » l’ample commentaire « critique et explicatif » à la fois que M. Benoist y a joint, serait une occasion toute naturelle, et bien favorable, de tenter l’entreprise (l’aventure peut-être) si deux excellentes raisons, pour cette fois, ne s’y opposaient. En premier lieu, quelle qu’en soit l’importance, le commentaire n’est ici donné que comme accessoire, et le principal, ou du moins ce qui nous est proposé comme tel, c’est la traduction de M. Rostand. Et puis, n’étant encore arrivé qu’à moitié de sa publication, trop de pièces de Catulle y manquent, et quelques-unes des plus considérables. On nous permettra cependant d’essayer en peu de mots de le caractériser.

Au point de vue général, c’est la combinaison, dans une mesure heureuse, de l’annotation critique proprement dite et de l’interprétation littéraire. M. Benoist, déjà dans son Virgile, en empruntant aux Allemands toute la rigueur de leurs méthodes philologiques, ne s’était pourtant pas abstenu, comme ils le font trop systématiquement, de venir quelquefois au secours du lecteur. Ces éditions savantes, qui ne contiennent que le texte, avec ses variæ lectiones au bas de la page, les testimonia des grammairiens et des polygraphes quelquefois, et d’ailleurs pas une seule note, — je ne dirai pas que je crains, car au contraire je m’en réjouis, — elles ne seront jamais françaises. Ici, dans son Commentaire de Catulle, et presque plus généreusement que dans l’annotation de son Virgile, M. Benoist n’a rien négligé de ce qui pouvait aider à l’entière intelligence du texte, non pas même, de loin en loin, quelques mots pour guider l’admiration ; et, puisqu’il n’a pas dédaigné de faire au goût français cette juste concession, nous lui passerons en retour le nombre, pour ne pas dire l’excès de ses variantes. Car j’avoue modestement, et dussé-je être mis au ban des philologues, que je ne comprends pas bien la raison de tant de variantes. Puisqu’en effet la détermination du texte auquel on s’arrête a pour base une classification des manuscrits entre eux et la construction, comme on dit, d’un archétype dont tous les autres ne seraient qu’autant d’épreuves plus ou moins adultérées, il semble que, si l’on se bornait à discuter les leçons vraiment importantes, en négligeant celles qui ne sont peut-être que les fautes d’un scribe ignorant, on pourrait singulièrement alléger l’annotation critique proprement dite. Mais les éditeurs ont sans doute leurs motifs ; et ce ne sont pas là nos affaires. — À un point de vue plus particulier, il nous a paru que dans ce Commentaire les observations relatives à la métrique latine tenaient une assez large place[1]. Est-il besoin d’en dire l’intérêt ? Si l’appropriation des formes métriques aux genres déterminés est assurément moins rigoureuse en latin qu’en grec, elle l’est toutefois encore assez ; et puisqu’en français même, — de toutes les langues celle peut-être où les matériaux de la poésie diffèrent le moins de ceux de la prose, — le juste choix des mètres et des rythmes ne laisse pas d’être un des élémens essentiels de l’illusion poétique, on en devine l’importance dans la langue de Virgile et d’Horace. Ajoutez, que justement le « docte » Catulle fut le premier importateur à Rome des mètres lyriques de la poésie grecque, et que de ce seul chef, même quand il ne serait pas Catulle, c’est-à-dire tout ce qu’il est par ailleurs, il tiendrait encore un rang élevé dans l’histoire des lettres romaines. Ainsi, dans l’histoire de la peinture, avons-nous conservé religieusement les noms de tous ceux qui firent faire un grand pas à la technique de leur art, l’inventeur ou les inventeurs de la peinture à l’huile, l’inventeur de la perspective, l’inventeur du clair-obscur. » La forme, en poésie, n’est évidemment rien si le fond n’y est pas, mais site fond y est, la question de forme, aussitôt, devient considérables

Si ce qu’il y a plaisir à louer du Commentaire de M. Benoist, c’en est le réel intérêt littéraire, et historique, ce qu’il est juste aussi de louer de la traduction de M. Rostand, c’en est l’exactitude, la fidélité rare, et si je puis ainsi dire, l’absolue probité. Personne, en effet, n’ignore que, pour peu qu’un texte offre de difficultés, il existe au moins deux moyens de le traduire sans le traduire, ou, autrement dit, de l’escamoter. Le premier consiste à mettre le mot sous le mot et de ce décalque matériel d’un original grec ou latin laisser au lecteur le soin de tirer un sens. Il y réussit quelquefois, — quand il sait lui-même d’abord le latin ou le grec. Ce moyen est fort apprécié des candidats au baccalauréat, des fabricateurs de traductions, interlinéaires, et, si je ne me trompe, de quelques-uns aussi des savans auteurs de ces traductions latines que l’on trouve, dans quelques, éditions, en regard d’un texte grec. Le second est plus habile, il se réduit à donner du texte une idée générale, vague et lâche, et comme envelopper l’original d’un vêtement flottant qui ne dessine pas les formes, ni ne colle en aucun point, mais se prête, et recouvre indifféremment les deux au trois sens que peut admettre uni passage controversé. Je ne pense pas qu’aucun lecteur s’étonne qu’il y ait en grec ou en latin des passages controversés : il y en a dans La Fontaine, et il y en a dans Molière ; il y en a de controversables dans Lamartine et dans Musset ; mais je suis épouvanté quelquefois de ce que l’auteur des Quatre Vents de l’esprit a déjà taillé de besogne aux commentateurs de l’avenir.

Autant que j’en loue l’exactitude, je voudrais pouvoir louer l’élégance de la traduction de M. Rostand. Mais voilà le point faible ! Et de quelques qualités de versificateur habile, de poète même, par endroits, que le traducteur ait fait preuve, on peut douter qu’il ait atteint son but ; et qu’à rendre Catulle vers pour vers, il l’ait rendu comme il l’avait rêvé. Certainement on lui passera, sur la difficulté de la tâche, quelques rimes, les unes peu régulières, et les autres bien usées ; des « renversemens de tournures, » comme on parle dans la moderne école, plus forcés qu’il ne faudrait ; ces phrases mêmes heurtées, saccadées, anguleuses, où l’obligation de fouiller avec l’alexandrin tous les détours et recoins d’un texte savamment compliqué l’a plus d’une fois et trop souvent réduit. Mais ce que je lui reprocherai, c’est de ne pas avoir senti que traduire ainsi Catulle vers pour vers, c’était précisément le dépouiller de ce qu’il en voulait surtout reproduire : l’accent, le rythme, le mouvement. Ou mieux encore, et généralisant la question, on rendra volontiers témoignage de la générosité de la tentative, mais ce qu’on en reprendra, c’en est le principe même et l’idée que les vers conviennent mieux que la prose à la traduction des poètes.

« La question, si débattue, de ce qui convient le mieux, prose ou vers, à la traduction des poètes, n’en est pas une, » nous dit M. Rostand, et il ajoute que « Voltaire l’a bien vu[2]. » Mais, en dépit de Voltaire, il y a là une question, et plus on va, plus on voit de raisons de contredire à l’opinion de M. Rostand.

Je me servirai d’une comparaison que je crois exacte. Se demander ce qui convient le mieux, prose ou vers, à la traduction des poètes, c’est se demander ce qui convient le mieux à la reproduction des peintres, gravure ou copie. La réponse n’est pas douteuse. On aura beau dire que le burin ne peut rendre que la ligne, le dessin, l’harmonie des compositions, et tout au plus les valeurs, tandis que le pinceau rend en plus ces couleurs qui, sans doute, sont bien un élément de la beauté d’un Titien ou d’un Rubens ; il n’est pas moins certain qu’entre une excellente copie et une très bonne gravure un amateur délicat n’a jamais hésité ni n’hésitera jamais. En effet, toute copie, et d’autant qu’elle est plus fidèle, a toujours, dans sa fidélité même, quelque chose de gêné, qui sent sa dépendance, une touche moins libre, un accent moins vif, une allure moins originale. Mais la gravure ne fait pas profession d’imiter, elle interprète, et suppléant par des moyens qui lui sont propres aux moyens propres de la peinture, elle procure aux yeux, non pas certes la sensation de l’original, mais le meilleur secours pour la retrouver. Et ce que la gravure a ainsi de franchement infidèle, ou, pour mieux dire, d’incomplet, il est toujours plus facile à l’imagination de le réparer, qu’il n’est facile aux sens de se débarrasser de l’obsession d’une copie pour ressaisir sous l’imitation la valeur de l’original. Traduire en vers, c’est copier, mais c’est graver que de traduire en prose. « Divinité d’invention, grandeur de style, magnificence de mots, gravité de sentences, audace et variété de figures, et tout ce que les Latins appelaient genius, » voilà justement ce qu’aucune traduction ne saurait reproduire, et voilà ce qu’une traduction en prose déclare d’abord qu’elle ne reproduira pas, mais voilà ce qu’une traduction en vers affiche toujours plus ou moins la prétention de reproduire.

On dira peut-être que, comme il y a des copies que les meilleurs juges ne sauraient distinguer d’avec leur original, il peut y avoir aussi des traductions en vers d’un tour si libre et d’une allure si personnelle qu’on les prendrait pour des originaux. Je le sais, j’en connais, je vais en citer, et d’après Catulle. Tel est ce joli couplet du chant d’hyménée si justement célèbre :

Ut flos in sæptis secretus nascitur hortis ;..

nous en avons une traduction aussi charmante que fidèle :

La jeune fille est semblable à la rose
Au beau jardin, sur l’épine naïve,
Tandis que sûre et seulette repose
Sans que troupeau ni berger y arrive.
L’air doux l’échauffé, et l’aurore l’arrose,
La terre, l’eau, par sa faveur l’avive,
Mais jeunes gens et dames amoureuses,
De la cueillir ont les mains envieuses.
La terre et l’air qui la souloient nourrir
La quittent lors, et la laissent flétrir.

Tel est encore le couplet suivant :

Ut vidua in nudo vitis quse nascitur arvo…

heureusement imité par Baïf :

La vierge est semblable à la vigne,
Qui seule naît en lieu désert.
Ensemble elle a tige et racine
Ses raisins souvent elle perd,

Nul vigneron n’en a souci.
Nul seigneur ne s’y plaît aussi.
Mais quand sur une belle treille,
Le maître la fait redresser,
Un ombrage frais à merveille
Alentour elle vient pousser.

Si je ne craignais d’effaroucher le lecteur, je rappellerais encore la pièce bien connue :

Vivamis, mea Lesbia, atque amemus…,

dont aucun traducteur certainement, s’il a rendu peut-être plus exactement les mots, n’a mieux reproduit l’ardeur sensuelle et le mouvement passionné que Louise Labé, la Belle Cordière, dans son dix-huitième sonnet. Mais on me permettra de donner l’imitation, moins connue, qu’un poète de la fin du XVIe siècle a faite de la pièce :

Quæris, quot mihi basiationes…

C’est le précurseur de Boileau, Vauquelin de la Fresnaye :

Vivons, aimons-nous, belle Iole,
Comme un oiseau le temps s’envole.
..............
Baisons-nous donc, et que le compte
De nos baisers ardens surmonte
Les grains du sable de la mer,
Et qu’aucun n’en puisse estimer
Le nombre, s’il ne compte encore
Combien la nuit, jusqu’à l’aurore,
Il luit d’étoiles par les cieux.

Quiconque prendra la peine de se reporter de ces traductions à l’original latin s’apercevra immédiatement qu’elles doivent ce qu’elles ont de valeur à la liberté même dont les imitateurs ont traité leur modèle. Mais ce n’est pas tout, et indépendamment de cette condition générale, qui peut-être s’impose à toute bonne traduction, on peut déterminer à quelles conditions particulières il est permis utilement de traduire en vers un vrai poète.

Littré en avait deviné quelque chose quand ici même il traduisait en vieux français le premier chant de l’Iliade, et plus tard, dans cette même langue du moyen âge, l’Enfer tout entier de Dante. Il faut à la traduction des poètes un état général des mœurs et une forme de la société, sinon tout à fait semblable, au moins analogue, à la forme de société comme à l’état général des mœurs pour lequel ils ont écrit. L’erreur est seulement de n’avoir pas fait attention qu’à cet état de mœurs analogue il fallait encore que répondît un état à peu près semblable d’avancement de la langue. On pensera ce que l’on voudra de la langue française du XIIIe siècle et de la prosodie de « nos vieux romanciers ; » qu’ils avaient une grammaire, cette grammaire des lois, et que ces lois avaient force obligatoire ; le fait est que, sans aller au fond de la discussion, le français de la Chanson de Roland n’est pas aussi voisin que le grec de l’lliade ou de l’Odyssée de sa perfection classique, il est encore plus assuré que la mètrique rudimentaire de nos trouvères était fort éloignée de celle du poète de la Divine Comédie. C’est, en effet, une troisième condition et non moins nécessaire. Examinons donc rapidement ce qu’étaient le » mœurs, la langue, la métrique, au temps de Catulle[3].

On a voulu faire de Catulle, sans argumens bien solides, un poète aristocratique, un poète du grand monde, comme de sa Lesbie, sur des inductions plutôt que sur des preuves, ce que Brantôme appelait « une grande et honeste dame. » Je persiste à ne pas croire, pour ma part, que Lesbie fût la célèbre Clodia, mais je crois que bon nombre des fréquentations de Catulle furent parmi la bohème littéraire de Rome. Au surplus, la conciliation n’est pas si difficile. Ce que nous savons, en effet, c’est que, lorsque l’adolescent de Vérone arriva de sa province dans la capitale, il y subsistait, sous le raffinement de quelques habitudes, sous l’étalage du luxe et sous l’apparence de la civilisation, un grand fonds d’antique brutalité romaine. Si nous en pouvions douter, nous rapprendrions au moins de certaines épigrammes de Catulle lui-même, plus grossières que mordantes, et dont l’outrageuse crudité passe tout. C’est bien fait à M. Rostand de nous les avoir traduites. On ne peut pas juger d’un poète en commençant par faire exception de toute une partie de son œuvre, qui peut-être est celle que les contemporains en ont presque le plus goûtée. Là où Catulle est bon, il va jusqu’à l’exquis, et c’est bien de lui que l’on peut dire aussi justement que de personne qu’il est alors le mets des délicats ; mais là où il est grossier, il l’est sans mesure, et c’est bien encore de lui que l’on peut dire qu’il est le charme de la canaille. Or, à Rome, en ce temps-là, dans le sens littéraire de l’un et l’autre mot, la canaille et les délicats, c’était presque tout un. On ne distinguait pas encore, selon le mot d’Horace, la plaisanterie spirituelle de l’insolente rusticité. La curiosité de l’intelligence, vivement éveillée, capable de goûter les finesses de l’alexandrinisme, était en avance, pour ainsi dire, sur la rudesse des mœurs et la vulgarité des habitudes mondaines. Quand on grattait ces soupeurs qui savaient apprécier les jolies bagatelles du poète, on retrouvait le paysan du Latium, qui s’égayait, au moment du vin, à faire le mouchoir. La raillerie, comme à la campagne, s’attaquait surtout aux défauts ou disgrâces physiques. Je sais bien que, jusque dans Horace, la grossièreté du vieux temps continuera de s’étaler, mais ce ne sera plus de la même manière naïvement impudente. Au temps de Catulle, la délicatesse n’avait pas encore passé de l’esprit dans les manières. Quand il s’élevait seulement un nuage sur les amours du poète et de sa Lesbie, le docte traducteur de Callimaque s’échappait en injures de corps de garde. Cette société très corrompue ne s’était pas encore assimilé la civilisation grecque. Elle s’essayait à la politesse, elle n’y touchait pas encore. Et sous son élégance toute superficielle, elle manquait étrangement de goût. — Il me paraît que, si l’on examinée quel moment de notre histoire la plupart de ces traits conviennent, on trouvera que c’est au XVIe siècle, dans le temps précis que le contact des mœurs italiennes opérait sur la cour des Valois le même effet qu’à Rome, sur les contemporains de César, le contact des mœurs de la Grèce.

Il est plus délicat de parler de la langue de Catulle. Si cependant nous y croyons discerner de l’archaïsme, nous pourrons bien nous tromper sur le choix des exemples ; nous ne nous tromperons pas au moins sur le caractère général du style, puisque nous en avons pour garant le témoignage d’Horace, en ses Satires. Et, tout de même encore, si nous nous permettons d’y signaler du néologisme, il n’importera guère que nous nous méprenions sur un point particulier ; nous ne nous méprendrons pas au moins sur le fait, puisque Catulle appartenait à l’école de ces νεὠτεροι, dont Cicéron se moque en plusieurs endroits de sa Correspondance. On reconnaît, à ce conflit de l’archaïsme et du néologisme, une langue incertaine encore de la direction qu’elle prendra. C’est ainsi qu’il y a dans notre Ronsard quelque résidu de la langue de Marot et de Villon, mais quelque promesse aussi de la langue de Malherbe et de Corneille. Tel madrigal de Catulle est tout à fait dans le grand goût de Tibulle et d’Horace, et telle de ses épigrammes dans le goût trop salé de Lucilius et de Plaute. Les élémens du grand style sont déjà comme en présence les uns des autres, et l’art de les juxtaposer, ou de les souder même, est déjà connu, mais ils ne sont pas encore fondus ensemble, l’alliage est imparfait, la substance du métal n’est pas encore et partout homogène. Un autre trait concorde à celui-ci. Les critiques signalent dans les vers de Catulle un nombre assez considérable de termes populaires qui, dans l’âge suivant, ont disparu du bon usage. Mais, d’autre part, ils y notent unanimement de la mignardise et de l’afféterie, par exemple dans un fâcheux abus qu’il se permet des diminutifs. C’est une preuve que, dans la langue de son temps, la séparation n’est pas encore faite entre l’idiome vulgaire et l’idiome littéraire. On sent le prix de la simplicité, d’une part et, faute d’y pouvoir toujours atteindre, on y supplée par la grossièreté. Mais, d’autre part, on sent le prix aussi de la distinction, et, faute d’y pouvoir atteindre, on y supplée par la recherche. C’est ainsi que, des hauteurs où la Pléiade, pindarisant et pétrarquisant, guindait son orgueilleuse prétention, nous la voyons quelquefois qui retombe de toute sa hauteur, à la grossièreté de l’ancien fabliau. Il est également demeuré dans Catulle quelque chose du parler des portefaix de Rome, tandis que, d’autre part, il dérobait à l’école d’Alexandrie ses plus subtils raffinemens. Et ainsi, ce que nous pouvons juger de sa langue s’accorde avec ce que nous savons de son temps, pour nous faire voir en lui le représentant d’un art intermédiaire entre l’art qui vient de finir et celui qui n’est pas encore né : telle fut exactement, comme on sait, la situation de nos poètes du XVIe siècle.

Un dernier trait achève la ressemblance : Catulle, comme Ronsard, comme Du Bellay, comme Baïf, est un poète savant, qui travaille, d’après des modèles, à l’enrichissement de la langue et la perfection des formes poétiques. Ses pièces les plus considérables, — l’Attis, la Chevelure de Bérénice, l’Épithalame de Thétis et Pelée, — sont des imitations ou des traductions. Un autre épithalame, celui dont nous avons rappelé plus haut quelques fragmens, est traduit, pour une part, d’une idylle de Théocrite, pour une autre, vraisemblablement, d’un hyménée saphique, — et, pour le reste, qui sait encore de quelle autre pièce perdue ? Un troisième épithalame encore, celui des noces de Manlius Torquatus et de Junia Aurunculeia, s’il parcourt l’une après l’autre toutes les cérémonies successives du mariage romain, le mètre toutefois en est grec, et la strophe, et le premier couplet, et le refrain lui-même. Il n’est pas enfin jusqu’à telle pièce où Lesbie, ce jour-là, fut traitée comme une « Iris en l’air, »

Ille mi par esse deo videtur…


qui ne soit presque littéralement traduite de Sapho. Si maintenant j’avais la compétence nécessaire pour entrer dans le détail épineux de ces questions de métrique, je crois que je pourrais montrer que les innovations de Catulle sont du même ordre à peu près que dans l’histoire de notre poésie les réformes de Ronsard. C’est lui qui, le premier, par exemple, a introduit dans la langue latine ces combinaisons de mètres et, si je puis ainsi dire, ces architectures de strophes dont Horace allait faire un si heureux usage, comme notre Ronsard ces nouveautés rythmiques dont Malherbe, et de nos jours surtout les romantiques, devaient tirer le parti que l’on sait. Et de même encore que Ronsard devait assouplir ce grand alexandrin dont le XVIIe siècle allait faire le vers type de la poésie française, c’est Catulle qui, plus qu’aucun autre, a façonné le génie de la langue latine aux lois du distique de Tibulle et de Properce, comme aux lois de l’hexamètre épique de Virgile. Quoi qu’il en soif, au surplus, de ces points particuliers, l’une et l’autre tentative allait au même but : il s’agissait, pour Catulle comme pour Ronsard, de hausser le ton de la poésie nationale, et de faire sonner à la langue quelque chose de plus noble que la satire de Lucilius ou la gauloiserie cynique de Villon : et c’est là vraiment l’important.

Et que l’on ne dise pas ici, comme on en pourrait être tenté, qu’il n’a pas manqué, dans l’histoire de la littérature française et de la littérature latine, d’autres siècles que celui de Catulle et celui de Ronsard où les mêmes conditions se seraient trouvées toutes réunies. Car il ne suffirait pas de le dire, mais il faudrait encore le prouver. Et puis, ce serait confondre deux choses qui, pour se ressembler quelquefois, du moins en apparence, ne laissent pas au fond de différer prodigieusement entre elles : l’imperfection de ce qui commence et la corruption de ce qui finit. L’assimilation que je crois pouvoir faire de Catulle, comme le plus brillant imitateur de l’alexandrinisme à Rome et le représentant le plus illustre de toute une nombreuse école, avec nos poètes du xvie siècle, ne saurait être utilement combattue que si l’on prouvait au préalable que le point de perfection de la poésie latine est en-deçà de Virgile et le point de maturité de l’art d’écrire en vers français en-deçà de Racine. En d’autres termes encore : je n’exprime point ici d’opinion personnelle, c’est-à-dire qui dépende en aucun degré du plaisir que j’éprouverais à lire Catulle ou feuilleter Ronsard : c’est une déduction de littérature comparée. Quelle est la valeur propre de Catulle, je n’en sais rien. Quel est le mérite original et pour ainsi dire individuel de Ronsard, je l’ignore. Ce que je dis uniquement, c’est qu’il y a eu dans l’histoire des lettres latines une époque des mœurs, de la langue, de la poésie, dont Catulle est le représentant, d’une part ; que, d’autre part, il y a dans l’histoire de la littérature française une époque évidemment caractérisée par un même état de la poésie, de la langue, des mœurs ; et que cette époque est celle de Ronsard. N’est-ce pas comme si je disais qu’il y a eu peut-être un temps de traduire Catulle en vers, mais que ce temps est passé ?

Je pousserai la comparaison jusqu’au bout en mettant le lecteur à même de la faire, et plaçant quelques vers de la traduction de M. Rostand en regard de la traduction des mêmes vers par nos poètes du XVIe siècle.

Il me semble le pair d’un Dieu, que dis-je ? même
Plus qu’un Dieu, — si parler ainsi n’est un blasphème, —
Celui qui peut venir souvent s’asseoir, rester
Face à face avec toi, contempler, écouter
Ton doux rire… Oui, ce m’est, ô malheureux qui t’aime,
Assez pour me ravir tous mes sens ! ! Quand mes yeux
Te voient, Lesbie, il n’est plus rien qui vaille mieux !
………
Ma langue s’engourdit ; des feux subtils se glissent
Dans mes membres ; mes deux oreilles se remplissent
De tintemens confus ; mes regards éblouis
        Par la nuit semblent envahis.


On trouvera dans les Amours, au livre V, la traduction de Ronsard, presque aussi littérale que celle de M. Rostand. J’aime mieux citer l’imitation de Baïf, plus libre, et je crois, moins connue :

Qui t’ouït et voit vis-à-vis,
Celui, — comme il m’est avis, —
A gagné d’un Dieu la place,
Ou, si j’ose dire mieux,
De marcher devant les Dieux
Il peut bien prendre l’audace.
Car, sitôt que je te voi
Ma maîtresse, devant moi
Parler, œillader ou rire
Le tout si très doucement,
Pâmé d’ébahissement,
Je ne sais que je dois dire.


Moins littérale, et malgré quelques taches, presque plus heureuse encore est la paraphrase de Remy Belleau ?

Nul me semble égaler mieux
        Les hauts Dieux,
Que celui qui face à face,
T’ouït parler et voit la grâce
De ton souris gracieux.
Ce qui va jusqu’au dedans
        De mes sens,
Piller l’esprit qui s’égare,
Car, voyant ta beauté rare,
La voix faillir je me sens.
………


J’interromps ici la citation. Il y a dans les vers suivans, pour traduire le tenuis sub artus Flamma demanat,

Un petit feu qui furette
Dessous sa peau tendrelette,


qui gâte vraiment le morceau, et c’est dommage, car le mouvement est d’un poète, et pour soutenir peut-être la comparaison avec l’original, il n’y manquerait enfin à la passion que d’être d’un amant[4].

Il faut bien en venir à ce dernier trait qui, maintenant que l’on a vu les analogies, mesure la distance qui sépare Catulle de nos poètes du XVIe siècle : les autres ont chanté, le poète de Vérone a aimé. C’est ce qui explique, en même temps, qu’il en demeure une partie toujours traduisible et éternellement imitable, comme étant éternellement humaine, mais une partie seulement.

Catulle n’est pas proprement ce que l’on peut appeler un grand poète, et pour ma part, je suis si loin, comme on l’a fait quelquefois, de le mettre au rang d’un Lucrèce ou d’un Virgile, que, si je conviens qu’il est fort au-dessus d’Ovide, et d’une race d’hommes assurément plus saine, plus robuste, plus virile, mais non pas plus aimable que l’élégant Tibulle, il le cède au moins en plus d’un point à Properce. Homme d’esprit, homme du monde, si tant est que ce mot ait un sens à Rome, savant dans son art, dont il eut le culte et presque la superstition, imitateur habile des alexandrins, traducteur heureux, il n’a eu du vraiment grand poète, — ni cette maîtrise dont la supériorité même, dédaigneuse du tour de force, met à dissimuler l’art le triomphe même de l’art, — ni ces grandes ambitions dont la témérité généreuse, à défaut d’un de Natura rerum ou d’une Enéide, peut rencontrer encore une Pharsale, — ni le souffle enfin, ce souffle qui vivifie les belles odes d’Horace et qui respire encore dans les Élégies romaines de Properce. Les épigrammes de Catulle, purgées des obscénités qui les déshonorent, auraient-elles pu suffire à nous conserver son nom ? J’ose en douter. Ses madrigaux, — car de quel autre mot pourrais-je mieux caractériser les petites pièces dont le Moineau de Lesbie, s’il n’en est pas le chef-d’œuvre, est le modèle au moins le plus vanté ? — ses madrigaux sont-ils beaucoup au-dessus de certains madrigaux ou sonnets de Voiture, si ce n’est qu’on y doit louer plus de naturel et de franchise dans la galanterie ? Et quant à ses poèmes plus considérables, dont nous avons déjà rappelé les titres, que l’on prenne la Chevelure de Bérénice ou l’Épithalame de Thétis et Pelée, outre qu’ils sont d’une facture laborieuse et, de plus, assez mal composés, je ne vois enfin que l’épisode de l’Ariane qui soit du premier ordre, et pour emprunter l’expression de Du Bellay, où l’on sente frémir « la divinité de l’invention. »

Mais, vers l’âge de vingt-cinq ou trente ans, cet homme d’esprit, ce versificateur habile a aimé, passionnément aimé, comme on a rarement aimé dans la contrainte des mœurs antiques, aimé presque comme un moderne ; et, pour chanter les joies ou les tristesses, les victoires ou les trahisons de l’amour, il a trouvé des accens où vibre encore, après dix-neuf cens ans, ce qu’il y a de plus universel et de plus profondément humain dans l’amour. Avec quels traits d’une grâce sensuelle, et dans quelle attitude sculpturale, selon le génie plastique des anciens, n’a-t-il pas su peindre l’entrée de sa Lesbie dans la petite maison complaisante qui cacha leurs premiers rendez-vous :


        Quo sua se molli candida diva pede
Intulit, et trito fulgentem in limine plantam
        Innixa arguta constituit solea.


Elles sont de lui, dans la simplicité de leur expression devenue classique (ou du moins c’est son nom qui pour nous y demeure attaché), ces jolies images, de la fragilité féminine dont il faut écrire les sermens sur le mobile cristal des eaux et sur l’aile rapide des vents, ou de l’amour encore, brisé par la défiance comme la fleur des champs que tranche le soc indifférent de la charrue. Mais plus tard, quand les mauvais jours ont commencé de luire, de quels stigmates n’a-t-il pas marqué l’éternelle contradiction des amours fatales dont l’indignité même de l’objet aimé ne peut débarrasser la victime ?


Odi et amo. Quare id faciam fortasse requiris ?
        Nescio, sed fieri sentio et excrucior.


Et ailleurs, enfonçant plus profondément encore : « Ô Lesbie ! quand tu reviendrais honnête, je ne pourrais t’estimer, et cependant, même dans la honte, il faut que je continue de t’aimer ! » Oui, sans cet amour, Catulle occuperait dans les lettres latines à peu près le même rang que Ronsard dans les lettres françaises. Mais cet amour l’a élevé au-dessus de lui-même, et il ne pourrait pas se plaindre, en vérité, même d’en être mort, puisqu’il lui doit de vivre encore. Et c’est justice. Car ils se comptent facilement, dans toutes les littératures, ceux qui ont trouvé de tels accens. Mais surtout ils se comptent ceux qui ont aimé avec cette passion. Un grand amour, en ce monde, n’est guère plus commun qu’une grande ambition. Le génie lui-même est à peine plus rare, et c’est pourquoi sans doute, comme il est advenu pour Catulle, on les confond si souvent avec lui.

Essaierons-nous en terminant de préciser le jugement par une de ces comparaisons, dont peut-être on abuse, entre Catulle et quelqu’un de nos poètes modernes, André Chénier, par exemple, ou Alfred de Musset ? André Chénier, passe encore, mais Alfred de Musset ! « Je suis content que vous fassiez cas d’Alfred de Musset, écrivait un jour Mérimée à son inconnue, et vous avez raison de le comparer à Catulle ; mais Catulle écrivait mieux sa langue. » M. Rostand a pris trop au sérieux cette boutade de Mérimée ; il en a même tiré un parallèle dans les formes entre Catulle et Musset. Sans doute, si Mérimée voulait dire que Catulle savait mieux que Musset les raisons démonstratives de ses propres beautés, il disait vrai, parce qu’à Rome, un poète était toujours plus ou moins un grammairien, les études grammaticales y ayant toujours été le fondement et le support du développement littéraire. Mais au reste, et tout dégagé qu’il fût, ou qu’il se crût, de toute espèce de préjugés, je ne craindrai pas de dire qu’à parler ainsi de Catulle il y mettait quelque chose de cette superstition que l’on professe parfois pour les anciens. Que Catulle soit un vrai poète, ce serait blasphémer que d’y contredire, mais Musset est un grand poète, — et, quoi qu’en ait dit Sainte-Beuve, dont on doit se souvenir toujours qu’il n’a jamais pu prendre sur lui de rendre pleinement justice à Musset, — la comparaison n’est pas plus exacte entre Catulle et Musset qu’elle ne le serait, — toutes proportions gardées et toutes compensations faites, — entre Térence et Molière. Tenons-nous-en à André Chénier.

Nous aurions voulu pouvoir trouver la traduction de M. Rostand meilleure, et non pas plus exacte, nous avons dit qu’elle l’était, mais au contraire plus libre, l’exactitude, en pareille occurrence, ou plutôt, selon le mot de M. Rostand, la littéralité, risquant fort d’être la pire infidélité. La tentative n’en fait pas pour cela moins d’honneur à M. Rostand. C’est qu’en effet il y a là une question d’exécution qui n’est rien, et une question de principe qui est tout. M. Rostand croit que c’est en vers qu’il faut traduire un poète, et nous croyons au contraire, pour nous, que c’est en prose : le lecteur jugera. Car nous ne voudrions détourner personne de lire ou de relire Catulle, à cette occasion. La biographie du poète que M. Rostand a mise en tête du volume est des plus intéressantes ; nous avons essayé de donner une rapide et trop brève idée de l’intérêt du commentaire ; on a toutes raisons da croire que le texte est le meilleur qu’il y ait dans l’état présent de la science philologique ; et puisque la traduction enfin en serait excellente si elle était en prose, » — il est facile de l’y mettre.

F. Brunetière.
  1. On consultera sur ces questions de métrique, trop négligées en France, et qui sont cependant des plus intéressantes, les deux opuscules récens : Métrique grecque et latine, par M. L. Müller, traduit de l’allemand par M. Legouëz, et précédé d’une spirituelle et instructive introduction de M. E. Benoist ; et les Mètres lyriques d’Horace, par M. H. Schiller, traduit de l’allemand par M. O. Riemann, et augmenté, par le même, d’une courte et substantielle dissertation sur les rapporta de la musique et de la métrique. 2 vol. in-32 ; Paris, 1882 et 1883 ; Klincksieck.
  2. Je ferai cependant observer que, si c’est bien l’opinion de Voltaire, qui l’a même une fois exprimée, dans une lettre à son ami Formont, d’une façon tout à fait catullienne, il y a de fortes présomptions pour que l’opuscule auquel renvoie M. Rostand ne soit pas de Voltaire.
  3. Nous empruntons quelques-uns des détails qui suivent, mais en prenant sur nous la responsabilité de l’arrangement, au livre de M. Auguste Couat : Étude sur Catulle. Paris, 1875. Thorin. Il a récemment paru du même auteur un livre infiniment profitable à l’étude à la fois des deux littératures, grecque et romaine, et de Catulle en particulier : la Poésie alexandrine sous les trois Ptolémées. Paris, 1882 ; Hachette.
  4. La plupart de ces citations sont tirées du recueil en trois volumes publié par M. L. Becq de Fouquières à la librairie Charpentier. Poésies choisies de Baïf, 1874, Œuvres choisies de Joachim du Bellay, 1876. Œuvres choisies des poètes français du XVIe siècle. Voyez aussi Sainte-Beuve : Tableau de la poésie française, dont on devrait bien nous donner une bonne et belle édition, plus digne du livre et plus digne de Sainte-Beuve.