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Revue littéraire - Émile Verhaeren

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Revue littéraire - Émile Verhaeren
Revue des Deux Mondes6e période, tome 37 (p. 217-228).
REVUE LITTÉRAIRE

ÉMILE VERHAEREN[1]

Emile Verhaeren était né à Saint-Amand, non loin d’Anvers, au bord de l’Escaut, dans la plaine de Campine. C’est un homme de Flandre, et qui a aimé la Flandre avec un bel emportement de tendresse, avec une fidélité filiale. Il a dédié à son pays le premier recueil de ses poèmes, Les Flamandes ; et l’un de ses derniers grands poèmes en est l’épopée, Toute la Flandre. Au long de sa vie et de son œuvre, s’il examine ses instincts de pensée, il en trouve l’origine, la signification, la justification, dans l’âme de la Flandre. Puis, quand la philosophie et la bonté le mènent à étendre jusqu’à l’humanité entière son rêve et son amitié, il sait d’où il part, même s’il ne sait pas où il va ; et son utopie est flamande : s’il conçoit le bonheur de l’univers, c’est le bonheur de Flandre qu’il veut multiplier et prodiguer au-delà de l’horizon natal.

Le jour qu’il a été tué, il était allé parler de la Flandre malheureuse. Et il avait voulu que sa dépouille reposât dans le sol de Flandre…


Ce n’est qu’un bout de sol étroit,
Mais qui renferme encore et sa Reine et son Roi
Et l’amour condensé d’un peuple qui les aime…

Il dort dans ce « lambeau de patrie. » La mort n’a pas attendu qu’on pût le porter jusqu’à son village.

Saint-Amand, son village, il l’a chanté, dans Les tendresses premières. De grands bateaux, empanachés de voiles et de vent, passaient sur le fleuve. Il y avait, pour l’animation, le fleuve et l’usine avec son bruit, son tumulte. Par ailleurs, le village était quiet. Quiète, la maison ; le jardin, beau l’été : des fleurs d’un côté, des étangs de l’autre ; et de hauts peupliers, un espalier de vignes, une volière. Les gens du pays : le passeur d’eau, le maçon, le sonneur, l’échevin, le lanternier, ceux qu’on voit quotidiennement. On les connaît ; et, le soir, quand les contrevens sont fermés, leurs pas dans la rue, on les reconnaît. Il y a aussi ceux dont les pas, la nuit, font peur. Et il y a, pour la sécurité, les parens. Pour la gaieté, l’émoi, pour la rivalité parfois, il y a une petite amie : seulement, elle meurt, et l’on garde son image de souvenir dans un livre de messe. Pour la fierté du village, il y a son clocher. Les jours démarché, les gens des villages voisins, les gens d’Opdorp ou de Baesrode, s’il leur chantait de vanter leurs clochers à eux par-dessus le clocher de Saint-Amand, les querelles étaient chaudes. Et le petit garçon s’y mêlait avec entrain. Mais, une nuit, le foudre tomba sur l’église ; le clocher brûla, s’effondra dans le cimetière. Et ce furent trois ans, pour le relever : trois ans qu’un demi-siècle après le poète se rappelait avec chagrin, ces trois ans d’une blessure faite à son amour et à son orgueil. L’enfant qu’il était ? Un « vaurien doux, » raconte-t-il ; ami des polissons, leur camarade pour marauder dans les vergers ; et batailleur ; et curieux, sans cesse à baguenauder autour des corroyeurs et forgerons, charpentiers et calfats ; l’imagination tentée par les voyages et aventures que lui évêque le passage des navires. Il parle de son « enfance angoissée. » On la devine ainsi, tout à la fois tranquille d’apparence, alarmée souvent, bouleversée par des peurs étranges, par des hasards d’allure inquiétante et par une sorte de propension singulière à voir les choses tragiquement.

Verhaeren, à quatorze ans, fut mis au collège Sainte-Barbe, de Gand. C’est un collège de jésuites, qui voulaient bien qu’on fît des vers, si l’on était poète ou non, mais en latin. Verhaeren, un peu plus tard, étudie à l’université catholique de Louvain… « Louvain, je t’ai aimée avec mon cœur naïf et fervent de jeune homme que l’étude attirait vers la vie et préparait à l’art. D’autres croyances que celles que tu gardes, d’autres idées que celles que tu éclaires, d’autres émotions que celles que tu éprouves ont pu traverser et mon torse et ma tête, sans que les liens moraux qui m’unissaient à toi fussent rompus ou même entamés. C’est que le tréfonds de mon être est encore dépendant de toi ; c’est que ma conscience la plus souterraine reçoit encore — sais-je moi-même par quel soupirail ? — un peu de ta lumière ; c’est qu’on ne rompt jamais entièrement avec son passé, quand ce passé a fait partie d’une âme profonde et recueillie. » Louvain, « pleine de calme, de bienveillance et de sagesse, » et qui sut montrer, à toute une jeunesse les chemins « où s’engagent ceux qui baissent la trace de leurs pas dans l’histoire de leur temps !… » Verhaeren, à Louvain, sembla peut-être juriste ; on le crut bientôt avocat. Mais, à Louvain, dans ces années adolescentes où l’on ne sait pas ce qu’on devient à coup sûr, il élabore, et ne le sait pas, sa poésie.

Il va écrire les Flamandes et les Moines. Les Flamandes sont de 1883. La Belgique, à cette époque, est sur le point de créer toute sa littérature nouvelle, abondante, originale, qu’ont illustrée les noms de Verhaeren et de Maeterlinck, et, précédemment, ceux de Van Lerberghe et de Rodenbach. Ceux-là et les autres, les plus ardens et les meilleurs, sont venus de Louvain, qui aurait pu leur donner seulement ses disciplines et qui favorisa leur génie, tout différent qui fût de ses tendances. Verhaeren, dans sa monographie attrayante du peintre James Ensor, note l’entrain de cette renaissance, ou naissance, littéraire et artistique. Peintres et poètes sont d’accord : l’art antérieur, non pas l’art ancien, mais l’art qui continue, ils le méprisent ; la littérature contemporaine, en leur pays, ils la dénigrent comme littérature de parlementaires, disaient-ils, et de journalistes. Ils fomentent, avec un zèle très fougueux, une révolution… « Il y eut comme un tremblement des cerveaux… La belle mêlée de colères et de sarcasmes ! Les lourdes attaques et les folles dépenses ! Les fiers éclairs dont on foudroyait les esthétiques vieillies et les règles désuètes ! On s’exposait avec joie, on dardait son audace partout et l’on se reprochait sans cesse de n’avoir pas été assez violemment téméraire. Vraiment, la vie passionnée était belle, en ce temps-là ! » En ce temps-là, il y avait aussi chez nous une révolte poétique : les Symbolistes préludaient alors, et quelques-uns si follement qu’ils ont failli déconsidérer une intelligente et charmante idée de la poésie : quelques-uns réussirent des poèmes parfaits d’une fraîche et durable beauté. Nos Symbolistes et les poètes de Louvain voisinèrent ; nos Symbolistes ont eu de l’influence, et marquée, sur leurs amis belges. Mais ceux-ci l’ont bien accueillie et bien supportée. Elle n’a pas faussé leur caractère. Et, par exemple, Verhaeren, c’est merveille de voir comme il est heureusement resté lui-même et de Flandre.

Il n’y a pas de symbolisme, — si l’on veut, il n’y en a pas beaucoup, — dans son premier recueil des Flamandes, où il ne songe qu’à peindre de couleurs vives et chaudes la Flandre des pâturages et des kermesses, les étables tièdes et bourdonnantes de mouches, les basses-cours, laiteries et cuisines, les cabarets avec leurs grands buveurs et leurs grands mangeurs de jambons, et les danses, les chansons, les ripailles, et les filles, et l’une d’elles, une vachère, couchée parmi l’herbe d’un pré, les bras repliés, dormante au soleil ; sa gorge se soulève comme remuent les blés ; des rameaux pendent à ses épaules, se mêlent à ses cheveux : et elle est l’âme somnolente de la plaine. Les poèmes des Flamandes, ce sont des tableaux de Teniers parfois ; et l’on y sent que l’auteur aimait, plus que Teniers encore, et Jordaens et Rubens.

Rubens et Jordaens, peintres d’Anvers : et, dans la Flandre où Verhaeren a pris son talent, ne négligeons pas Anvers. C’est la ville de sa joie, il le raconte, et de sa fureur juvénile : ses poèmes célèbrent ses promenades à Anvers et plus d’un exploit. Nous sommes loin de Louvain. Nous retournons à Louvain, probablement, avec Les Moines. » Le mysticisme et la sensualité… » dit-il. L’une est d’Anvers, et l’autre de Louvain. Que le poète des Flamandes passe, et rapidement, aux Moines, ce n’est pas chez lui le fait d’un écrivain qui cherche des sujets, un thème nouveau. Les Flamandes n’ont pas contenté son mysticisme : et, s’il veut déjà glorifier « toute la Flandre, » voici, après la Flandre des kermesses, la Flandre des monastères. Des moines doux et violens, les uns confinés dans leur dévotion, les autres qui siègent au chapitre comme des justiciers et qui, sous la bure aux plis droits, ont l’air de chevaliers guindés dans des armures : et tous, contemplateurs ou despotes, les humbles et les orgueilleux, tous exaltés de passion plus forte que nulle énergie. Le même poète, ailleurs, a pris pour ses héros les rudes gaillards des anciennes corporations flamandes, foulons, brasseurs et tisserands, les communiers, fauteurs d’émeute. Il admire et il chante ceux-ci et ceux-là tout pareillement ; dans ceux-ci et ceux-là, il admire et chante la frénésie de l’âme flamande.

Soudain, son art se modifie. Au diptyque des Flamandes et des Moines, succède la trilogie des Soirs, des Débâcles et des Flambeaux noirs. Ces recueils parurent, après les Moines, d’année en année ; puis Verhaeren les a réunis et munis de sous-titres : « I. décors liminaires ; II. déformation morale ; et III. projection extérieure. » Si de tels mots semblent un peu énigmatiques, ils ne le sont pas tout à fait ; s’ils le sont un peu, ce n’est pas pour déplaire au poète, qui ne va plus nous peindre en clair la Flandre, ses pâtis, ses couvens, mais d’autres visions, plus fantastiques. La littérature et, en particulier, la poésie était alors énigmatique très volontiers.

Nos Symbolistes le prouvent surabondamment. Il y avait, dans leur façon d’être obscurs, de la niaiserie quelquefois ; et, en outre, le désir d’étonner le prochain. Cependant, si l’on plaidait pour eux, il ne faudrait pas oublier qu’ils avaient à réagir et qu’ils ont très utilement réagi contre la vile bassesse du réalisme et contre un certain positivisme très bête. Ils ont rêvé de sauver la littérature et la poésie, de l’arracher à de sales entours, de la mettre à l’écart et, au besoin, de l’enfermer dans un chaste secret. Puis, le réalisme et le positivisme qui allaient ensemble avaient pour conséquence de réduire à néant le mystère ou, comme on disait, le merveilleux, à quoi la poésie ne renonce pas sans dommage et qui est ce que la poésie préfère dans la réalité. Dans la réalité : car ce fut l’erreur d’un certain positivisme, de croire qu’on expulse et qu’on relègue hors de la réalité le mystère. Il est dans la réalité même ; et, pour ainsi parler, il appartient à la substance même de la réalité. Voilà ce que les Symbolistes ont bien vu ; ou, plutôt que d’aller si loin, notons qu’ils ont paru l’entrevoir. Leur idée est juste et favorisait la poésie. Or, c’est à leur idée que vient le Verhaeren des Soirs, des Débâcles et des Flambeaux noirs. On n’aurait pas deviné peut-être qu’il dût y venir jamais, quand il écrivait ces Flamandes, si dépourvues de mystère, si belles d’évidence et copiées tout droit sur la nature manifeste, et visible, et tangible. Le mysticisme des Moines est-il une étape de son chemin vers le mystère ? A la vérité, non.

Ses biographes, M. Francis Vielé-Griffin, M. Albert Mockel, racontent qu’à l’époque des Soirs, des Débâcles et des Flambeaux noirs, le poète subissait une « crise ; » enfin, « cet homme nerveux, qui déjà concevait la vie avec une sorte de fièvre, venait de rencontrer la Maladie. » Et l’on remarque en effet, dans ces poèmes, une bizarre exaspération de souffrance, un goût de la torture mentale et comme un âpre désir de frissonner parmi les hallucinations les plus tourmentantes. Mais il ne résulte pas de là que le Symbolisme soit une aventure assez morbide et soit une folie ! On aurait vite fait de le supposer. Ni le Symbolisme n’est une folie, ni le symbolisme de Verhaeren. Seulement, la réalité qui nous est proche et familière, nous sommes si accoutumés à elle qu’elle ne nous étonne plus. Le mystère qui est en elle, nous ne le voyons plus, nous avons cessé de savoir qu’il existe. Pour qu’il se révèle à nous, il faut qu’une circonstance fortuite dérange l’aspect coutumier, l’aspect usé de la réalité. Il faut que La réalité change. Ainsi, par exemple, d’un visage, et très cher, qu’il nous semble que nous découvrons, un jour, en nous apercevant qu’il a vieilli. Il faut que la réalité change, ou que changent nos yeux qui la regardent. Si je comprends ce qui est arrivé à Verhaeren, ce fut la maladie subitement qui lui modifia le spectacle quotidien. Les objets, autour de lui, étaient les mêmes, sans qu’il eût bougé ; mais il ne les regardait plus de même : ou il n’était plus le même à les regarder. N’est-ce pas ce qu’il entend par cette « déformation morale, » sous-titre de ses Débâcles ? et le sous-titre de ses Flambeaux noirs, « projection extérieure, » indique l’assurance qu’il a eue, sans doute plus tard, d’être l’auteur de la métamorphose. Mais la métamorphose l’avertit de s’étonner : et la réalité nous étonne quand nous prenons une conscience nette et nouvelle de son étrangeté authentique. C’est ainsi que Verhaeren, peintre de la réalité flamande, est allé au mystère.

Il y est allé avec son tempérament, tel que le montrent ses premiers poèmes et tel que le montrera son œuvre tout entière, fougueux, farouche, et très sensible ou sensuel, soumis et presque livré à son émoi, peu touché de métaphysique ; et son imagination lui grandit les apparences du monde, les lui embrase, les lui affole. Il est allé vers le mystère et n’y cherche pas une idée de l’inconnaissable ; mais il éprouve, devant le mystère, un poignant effroi. Il n’adore pas le mystère : il le redoute. Et ses poèmes sont le chant de son effroi. Les Soirs, les Débâcles et les Flambeaux noirs : poèmes de terreur. Les bruits de la campagne, cloches qui tintent, pas sur les routes, les essieux qui grincent, les meuglemens dans les étables et les prés, ces bruits de la vie calme et heureuse autrefois, deviennent le cri de douleur de la campagne. Le doux crépuscule d’été, l’agonie du jour. Les nuages, dans le ciel, 6ont las de leurs courses. Le moulin, qui laisse tomber ses bras, meurt. Les arbres de l’avenue ne gardent pas leur immobilité : Ils cheminent, pèlerins d’épouvante. Le marais luit ; le soir défaillant y jette


L’éclair de son épée et l’or de son armure,
Qui vont flottant au flot, flottans et vains,
A peine encor frôlés par la splendeur diurne,
Mais lentement baisés par la lèvre nocturne
De la lune, pieuse et douce, aux mains d’argent.

La fantasmagorie se développe et se multiplie dans le paysage, où les Nombres mènent leur danse, où défilent les dieux sinistrés et aux yeux de loups, et où passe l’Amour avec son cortège de lions enchainés, et où se traînent les funérailles de la lune. Que cette vision soit incohérente, absurde, le poète ne le nie pas : il le dit et il le proclame. Et il proclame que la simple raison, mise en contact avec tout le mystère d’ici-bas, se heurte à l’absurdité. Il a trouvé, pour mettre en lumière sa doctrine ou, mieux, sa vive impression, les images les plus saisissantes, neuves et belles, un luxe prodigieux de couleurs, de lueurs, des musiques verbales qu’on n’avait pas encore entendues, un art qui rappelle celui de Rembrandt.

Les Soirs, les Débâcles et les Flambeaux noirs sont une trilogie de douleur et qui aboutit à la conclusion, mal résignée, mais forcenée, du désespoir :


… Sois ton bourreau toi-même,
N’abandonne l’amour de te martyriser
A personne, jamais. Donne ton seul baiser
Au désespoir !


Ces poèmes sont un cauchemar. Soudainement, au cours du recueil suivant, Les Apparus dans mes chemins, où continuent d’abord les splendides hallucinations, le cauchemar se dissipe. Et, tout comme un coup de vent chasse les nuées d’orage, c’est, dans le ciel du songe, un coup fortuit : c’est un miraculeux saint Georges qui intervient, — « en bel ambassadeur — du pays blanc, illuminé de marbres — où, dans les parcs, au bord des mers, sur l’arbre — de la Bonté, suavement croît la douceur. » Les épouvantes sont en fuite, le paysage s’apaise, les objets retournent à leur place, reprennent leur pose anodine. Il y a du soleil sur la plaine ; il y a de la sérénité dans l’air.

C’est une accalmie ? Elle se plonge dans l’œuvre de Verhaeren, illumine beaucoup de ses poèmes, illumine bien joliment ses Heures claires :


Voici la maison douce et son pignon léger,
Et le jardin et le verger.
Voici le banc sous les pommiers
D’où s’effeuille le printemps blanc,
A pétales frôlans et lents.
Voici des vols de lumineux ramiers
Planant, ainsi que des présages,
Dans le ciel clair du paysage…


Non pas que désormais le poète renonce à chercher, dans la nature et la réalité, plus loin que les aimables et faciles apparences. Il y devinera des emblèmes encore ; mais non plus des signes d’effroi : des images ou des indices de pensée, images et indices qu’il a interprétés le plus parfaitement, il me semble, en quelques poèmes de ses Villages illusoires.

Depuis les Flamandes, et même depuis les Flambeaux noirs, il a modifié sa forme poétique. Premièrement, il écrivait envers réguliers. Il y a d’honnêtes sonnets, dans les Flamandes. Mais, chez nous, les Symbolistes, qui prétendaient apporter une esthétique nouvelle, créaient aussi une technique du vers : ils inventaient le vers libre. Et ils ont écrit, de cette façon, des poèmes admirables ou affreux : le vers étant libre, chacun le traite comme il veut, chacun le traite comme il peut. Verhaeren profita de l’aubaine, pour se débarrasser d’abord de maintes règles importunes, touchant la rime notamment, et l’hiatus, et la césure. Il ne craignit d’assembler des vers de toutes les dimensions, et qui ne forment pas des strophes. Mais, à la différence d’autres poètes, il scande ses vers et il les scande fortement. Ses laisses poétiques sont libres, comme les fables de La Fontaine, en ce qui concerne l’arrangement des vers plus ou moins longs, et ne sont plus libres que par la rime souvent réduite à l’assonance. Quelquefois pourtant un vers s’allonge à quatorze syllabes. Mais Verhaeren sait toujours le nombre des syllabes qu’il réunit, tandis que tels de ses émules essayent de donner à leurs vers une harmonie où le nombre des syllabes n’est quasi pour rien. Divers et hardi, son rythme, en somme, provient de l’ancienne métrique. Et c’est au rythme, beaucoup plus qu’à la sonorité verbale, qu’il demande la qualité poétique de son ouvrage. Par l’accent des rudes consonnes, et par des allitérations, et par un choix de mots qui martèlent énergiquement les temps de la phrase, il accuse le rythme, lui donne la plus insistante allure, et une vigueur impérieuse, et comme un battement que rien n’arrête, un battement de cloche une fois mise en branle.

On verra le symbolisme de Verhaeren et l’art qu’il s’est élaboré, dans les plus beaux poèmes des Villages illusoires et, par exemple, dans ce poème du Passeur d’eau… Je ne puis le citer d’un bout à l’autre. Et c’est dommage : les poèmes de Verhaeren sont ainsi faits qu’on n’en détache point aisément un passage. On n’en détache pas le « beau vers, » ou le morceau finement travaillé. Son travail n’est pas de ciselure. Ses poèmes valent surtout par l’invention et ensuite par le mouvement. Un large mouvement lyrique, très puissant, et qui emporte pêle-mêle, avec un entrain superbe, mille beautés et quelques tares. Au détail de l’œuvre, on observe, disons-le tout bonnement, des fautes et des pauvretés de langage, les néologismes les plus fâcheux et, bien souvent, l’inconvénient de tant de fougue, promptitude et fatras du vocabulaire, une syntaxe de hasard. Les beautés, par leur abondance et par leur déploiement rapide, couvrent tout cela et le voilent…


Le passeur d’eau, les mains aux rames,
A contre-flot, depuis longtemps,
Luttait, un roseau vert entre les dents.
Mais celle, hélas ! qui le hélait
Au-delà des vagues, là-bas,
Toujours plus loin, par au-delà des values,
Parmi les brumes reculait…


Casse une rame. La voix qui hèle est plus implorante. De la seule rame qui reste, le [passeur d’eau redouble d’énergie. Le gouvernail casse. Le passeur d’eau, « comme quelqu’un d’airain, dans la tempête, » bâties flots et, de la rame unique, les secoue ; il a les yeux fixés au loin, d’où vient l’appel. Et la rame dernière casse ; le courant la chasse comme une paille vers la mer…


Le passeur d’eau, les bras tombans,
S’affaissa morne, sur son banc,
Les reins rompus de vains efforts.
Un choc heurta sa barque, à la dérive ;
Il regarda, derrière lui, la rive :
Il n’avait pas quitté le bord…


Et c’est la ruine de son ardeur…


Mais le tenace et vieux passeur
Garda tout de même, pour Dieu sait quand,
Le roseau vert entre ses dents.


Qu’on ne s’avise pas de traduire cette allégorie comme un rébus. A peine convient même à une telle image le nom d’allégorie ; non plus qu’à l’image du Fossoyeur, qui enterre les cercueils blancs de ses douleurs, les cercueils rouges de ses crimes et, sur tout son passé de misère, plante des croix ; non plus qu’à l’image des Pêcheurs qui, dans l’eau vague, jettent leurs filets, ramènent du hasard, pochent obstinément du hasard, et négligent de regarder au firmament les étoiles ; et non plus qu’à l’image des Cordiers, qui allongent le chanvre où glissent les reflets de la lumière et qui semblent tirera eux les horizons. Ce ne sont pas des allégories : ce sont des emblèmes du songe que la réalité contient — ou suggère, qui sait ?

La réalité est pleine de songe. Et elle est pleine de souffrance. Le poète, qui l’a examinée, sentie et même endurée, y prend le songe ; mais, la souffrance, il ne va point la négliger. Le passeur d’eau, le fossoyeur, et les pêcheurs, et les cordiers sont des symboles, sont aussi des hommes qui souffrent. Peu à peu, l’art et la pensée de Verhaeren s’enrichiront d’un nouveau souci, moral et social. Le poète des Villages illusoires devient le poète des Campagnes hallucinées et des Villes tentaculaires. Hallucinées, les campagnes : ce sont les villes, dont l’attrait les fascine et qui, de leurs tentacules, auront bientôt fait de les vider. Les villages abandonnés, les fermes délaissées, le « cadavre des vieux labours ; » et, dans les villes, foule et vacarme ; et, sur les routes qui vont des villages aux villes, la horde des buveurs de pluie, lécheurs de vent, fumeurs de brume ; aux champs, demeurés seuls, des fous qui vaticinent la mort du sol !… Ce problème des campagnes désertées n’est pas d’hier : et, il a troublé Virgile. Mais, lui, Verhaeren n’aboutit guère à des Géorgiques. Sa conclusion ? Lisez les Aubes, drame mêlé de prose et de vers mêlé d’idées qui un instant su dessinent et de fumées où les idées se perdent. Parmi ces fumées, on aperçoit une terrible mêlée des appétits, des instincts et des résistances ; on aperçoit des heurts, des écroulemens, autant de mort que de naissance, autant de soir que de matin : pourtant, c’est l’aube, difficile et sombre, mais l’aube.

Cette aube s’éclaire, dans les poèmes plus récens de Verhaeren, dans Les forces tumultueuses dans La multiple splendeur, dans Les rythmes souverains et dans Les blés mouvans. On y voit se dégager lentement, et avec un dur effort, et puis avec une joie magnifique, une nouvelle confiance. Le poète a épié l’immense aventure de la vie : tant de « forces tumultueuses » l’ont surpris, l’ont heurté, blessé. Il a eu d’abord la velléité de s’éloigner d’elles, de se confiner à l’écart. Mais elles le tentent, le prennent…


L’âpre réalité, formidable et suprême,
Distille une assez rouge et tonique liqueur
Pour s’en griser la tête et s’en brûler le cœur.


Il maudissait les villes, où se déchaînent plus terriblement les forces tumultueuses : et il les aime par-dessus les campagnes…


Vous existez en moi, fleuves, forêts et monts,
Et vous encor, mais vous surtout, villes puissantes,

Où je sens s’exalter les cris les plus profonds,
D’âge en âge, sur la terre retentissante.


Les villes ; et, dans les villes, tout ce qui est son effarement d’autrefois, le remuement, la fièvre, la folie de sempiternelle activité : et cette activité tendue vers quoi ? vers l’avenir. Aucun autre mot n’est permis, pour désigner cette incertitude. Mais alors, détestez-vous l’avenir ?


Futur, vous m’exaltez comme autrefois mon Dieu !


Le poète des Flambeaux noirs et des symboles d’orgueil farouche a quitté sa retraite. Il devient, de la plus belle manière, le poète de la réalité moderne, la plus moderne et, croyait-on, la plus rebelle à toute poésie, le poète de la vie industrielle. D’autres se plaignent de la vapeur et de l’électricité, se plaignent des cheminées d’usines qui déshonorent les paysages. Lui, chante et l’usine, et la banque, et tout le train de nos cités. Il chante la frénésie universelle, la force humaine, les masses qui se meuvent : il chante aussi l’erreur, où la force humaine se montre comme dans les sursauts de la vérité. L’erreur et la vérité ensemble font la très confuse doctrine de l’époque. Et l’on jugera l’époque sur ses lendemains : il faut l’aider et, pour l’aider, il faut l’aimer, tandis que retentit « l’orage amoncelé des montantes idées. » Voilà, en somme, l’ampleur de cette poésie : et son imprudence !

Verhaeren croyait l’humanité prochainement destinée à des félicités qu’il annonçait. Et il sentait battre « des cœurs d’hommes nouveaux dans le vieil univers. » Et il sentait germer, dans l’âme de l’Europe, un rêve de justice. Et il considérait que la guerre était à jamais close, était une calamité des « vieux empires : » lorsque la guerre a éclaté.

Il avait épanoui jusqu’à l’humanité entière son cœur et sa pensée. Entre tous les peuples, il préférait le peuple de Flandre ; mais il ne haïssait aucun peuple : et même il augurait que toutes les nations seraient un jour réunies dans une fraternité franche. Entre les nations qui n’étaient pas la sienne, il distinguait, pour lui accorder amour et déférence, la France, qu’il voyait semeuse, — et imprudente comme lui, — semeuse des idées qui préparaient le plus vivement l’avenir : la France, — et l’Allemagne ! — Car il comptait sur la science : la science crée l’industrie, met en valeur toutes les forces tumultueuses, les multiplie et les discipline, et ainsi prépare l’avenir ; et il avait accepté que l’Allemagne fût la patrie de la science. L’Allemagne envahit la Belgique ; et la Flandre est saccagée. De la merveille flamande, il n’y a plus que des décombres.

Ce que fut alors la douleur de Verhaeren, on le saura en lisant sa Belgique sanqlante, livre de haine, et de haine déconcertée : l’auteur ne s’attendait pas qu’il dût crier sa haine ; mais il la crie. Il était « un vivant pacifique : » et il crie la guerre. La Flandre était « un damier dont le seigle, le froment, l’avoine, le lin, le trèfle occupent les différentes cases : » elle est la dévastation. Ses petites fermes, portes et volets peints en vert, toits rouges et pignons blancs : ruines. Nieuport, Dixmude et Ypres, « chères petites villes, si belles, silencieuses et peintes : » ruines. Les églises, palais du bon Dieu : ruines. Et tout le rêve de bonheur que la Flandre avait l’air de réaliser comme une parabole offerte au monde : ruine plus déplorable que toutes les autres. Il y a, dans le sentiment de Verhaeren, le chagrin double de voir en décombres sa patrie, et en décombres tout son évangile.

Son évangile était de labeur fécond dans la paix de l’univers. Et, par le crime de l’Allemagne, tout labeur est de guerre ; l’industrie fabrique la guerre ; et la science, la guerre.


Ce n’est plus le grand cri d’amour miraculeux
Que les peuples jadis se renvoyaient entre eux ;
C’est le cri d’aujourd’hui,
Que fait courir, immensément, de plaine en plaine.
La haine !


Ce cri de haine emplit tout le recueil de poèmes récens que Verhaeren a publié peu de jours avant de mourir Les Ailes rouges de la Guerre : beau livre, et qui par sa désolation rappelle Les flambeaux noirs, mais la souffrance du poète ici s’étend à l’ampleur de toute une patrie ; et qui rappelle aussi les Aubes, car il laisse entrevoir au milieu du désastre les lueurs de bonne espérance. Ces tragiques poèmes closent une œuvre elle-même tragique, pathétique jusqu’en ses apaisemens, et qu’ont tourmentée de perpétuelles catastrophes d’idées, avant la catastrophe de la guerre et avant l’accident qui termine atrocement la vie du poète : œuvre imparfaite, mais si hardie, neuve, extraordinaire, si pleine de méditation. passionnée, si fervente, si chaude et si brûlante de génie !


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. Poèmes (trois volumes) ; Les Villes tentaculaires ; Les Heures claires ; Les Visages de la vie ; Théâtre ; Les Forces tumultueuses ; La Multiple splendeur ; Les Rythmes souverains ; les Blés mouvans ; les Ailes rouges de la guerre (au Mercure de France) ; — Les Aubes ; Petites légendes et les cinq séries de Toute la Flandre, (chez Deman, à Bruxelles) ; Hélène de Sparte ; La Belgique sanglante (Nouvelle Revue française) ; — James Ensor ; Villes meurtries de Belgique (chez Van Oest) ; — Rembrandt (chez Laurens).