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Revue littéraire - 14 décembre 1845

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Revue littéraire - 14 décembre 1845

REPRISE D’ORESTE AU THÉATRE-FRANÇAIS.


Mlle Rachel, le poète inspiré, et, il faut bien le dire, le seul vrai poète qu’ait produit jusqu’ici la réaction classique, vient de recomposer avec son ame, son imagination et sa beauté, un des types les plus éclatans de la scène grecque ; elle vient de nous rendre Électre, cette imprécation vivante, le pendant tragique d’Hermione. Malheureusement les plus grands acteurs ne peuvent puiser tous leurs effets dans leur seul talent. Le sculpteur n’a besoin, pour donner un corps à sa pensée, que d’un peu d’argile ou de marbre ; une toile de quelques pieds suffit au génie de Lesueur ou du Poussin ; il faut davantage à l’acteur : il lui faut l’aide et le concours d’un poète. Pour nous faire voir et nous faire entendre la plaintive et impitoyable Électre, Mlle Rachel n’avait de choix qu’entre deux pièces, lÉlectre de Crébillon et lOreste de Voltaire, deux poèmes diversement défectueux, et enveloppés depuis long-temps dans le linceul d’un oubli commun : non pas que ces deux ouvrages n’offrent d’incontestables beautés poétiques, mais ces beautés sont mitigées et refroidies dans l’un par les complications d’une double intrigue amoureuse, dans l’autre par la déclamation. Cependant, de ces deux pièces, notre grande tragédienne ne pouvait pas hésiter à préférer la seconde.

Plusieurs personnes auraient désiré lui voir faire un tout autre emploi de ses forces. C’était, en effet, une tâche des plus hasardeuses que d’entreprendre de ressusciter, après tant d’années, l’œuvre d’un poète sur le déclin, mal accueillie à sa naissance, relevée un peu plus tard, grace à d’habiles retouches et surtout grace à la popularité de l’auteur arrivée alors à son apogée, puis abandonnée peu après, faible, d’ailleurs, de composition et surtout de style, lente, décousue, sans fin, comme cet autre Oreste dont s’est moqué Juvénal, necdum finitus Orestes. On pouvait craindre que Mlle Rachel ne pliât sous un si lourd fardeau ; mais les difficultés sont souvent un attrait et un aiguillon. Mlle Rachel aurait cru manquer, en quelque sorte, à sa mission tragique, si elle n’avait pas pris possession de ce personnage qui, avec Oreste, semble résumer tout le sombre et fatal génie de la scène antique. Peut-être aussi, après avoir prêté tant de fois son ame et ses larmes aux plus fières comme aux plus touchantes héroïnes de Corneille et de Racine, aura-t-elle pensé qu’il était de son devoir et, pour ainsi dire, de la justice, d’étendre ses études et ses efforts aux ouvrages de l’autre membre, jusqu’ici un peu négligé par elle, de notre triumvirat tragique. Mlle Rachel, en effet, n’avait joué encore, si je ne me trompe, de tout le répertoire de Voltaire, que le seul rôle d’Aménaïde.

Dès son entrée, on a reconnu à sa marche, à son port, à la fierté de sa douleur, la fille du roi des rois : c’était bien Électre, cette sorte de Niobé virginale, telle que nous la fait rêver Sophocle, telle que Gérard l’aurait peinte. Cependant, malgré la poésie sévère de cette composition idéale, malgré la perfection plastique du geste et des poses, malgré l’éclat et la justesse du débit, on a pu craindre plusieurs fois que toute cette dépense d’art et de sentiment ne fût impuissante à ranimer une aussi laborieuse et languissante amplification. Il est vrai de dire que, dans cette première soirée, Mlle Rachel, comme en plusieurs occasions semblables, n’a employé qu’une partie de ses forces et montré plutôt l’esquisse que le tableau ; puis, on avait dû assister, avant Oreste, aux cinq actes du Misanthrope, applaudir une dernière fois Firmin dans Alceste. Ces préliminaires, on le conçoit, n’étaient que médiocrement propres à préparer nos imaginations aux infortunes des Atrides. Les soirées suivantes ont surabondamment prouvé que Mlle Rachel n’avait pas trop présumé de son art et de sa puissance. La pâle et véhémente figure d’Électre est désormais acquise à son répertoire.

On a aujourd’hui quelque peine à comprendre que Voltaire, cet esprit si juste, ait pu croire, de bonne foi, que, pour avoir écarté de sa pièce les fades épisodes si malencontreusement jetés par Crébillon dans ce sujet terrible et les avoir remplacés par d’autres combinaisons d’une sentimentalité un peu vulgaire, plus digne peut-être de Diderot que de Sophocle, il avait fait dOreste une œuvre vraiment grecque, ayant le ton, la marche, la simplicité puissante d’un drame antique. Cette naïve conviction éclate partout, dans ses préfaces, dans ses dissertations, dans sa correspondance ; elle lui inspira, au milieu même de la première représentation, ce cri délirant : « Applaudissez, Athéniens ! c’est du Sophocle tout pur ! » La vérité pourtant, quoi qu’en disent Mlle Clairon et La Harpe, qui s’extasient à qui mieux mieux sur le parfum d’antiquité répandu dans tout l’ouvrage et sur la magie des couleurs locales, lesquelles nous transportent au milieu de la Grèce (ce qui prouve, par parenthèse, que ce n’est pas l’école nouvelle qui a inventé les couleurs locales), la vérité, dis-je, est que lOreste de Voltaire est une pièce toute française par les mœurs, par les sentimens, par les croyances. Pensez-vous, par exemple, qu’il soit bien conforme au génie grec d’appeler Agamemnon :

 Ce père vertueux, ce roi de tant de rois ?


L’usage continuel du mot nature, dont le dernier siècle a tant abusé, paraît aussi être assez peu dans l’esprit de l’antiquité :

Je chassai de mon cœur la nature outragée ;
Je tremble au nom d’un fils ; la nature est vengée.
 — Il veut, pour signaler son pouvoir oublié,
N’armer que la nature et la seule amitié…

Et bien d’autres.

Je ne reconnais pas non plus, je l’avoue, un sentiment fort juste des croyances helléniques dans les idées mi-parties de Providence et de fatalité et même de religion naturelle, qui dominent toute la tragédie d'Oreste. Ces vers, entre autres :

Qui pourraient de ces dieux encenser les autels,
S’ils voyaient sans pitié les malheurs des mortels…, etc.,

rappellent-ils les âges héroïques de la Grèce ou les salons de Mme Geoffrin ? Enfin, ce qui est une modification beaucoup plus profonde, Voltaire a radicalement changé les caractères traditionnels de ses personnages, et adouci tous ces types si prononcés, consacrés par les légendes antiques. L’altière et inflexible Clytemnestre se laisse attendrir par ses enfans, et cède à l’influence des soumissions et des larmes ; Électre, par contre-coup, devient accessible à l’affection et au respect filial. Certes, je ne blâme pas Voltaire d’avoir amolli tous ces caractères d’une férocité pour nous peut-être intolérable ; je fais seulement observer qu’en humanisant ainsi ces instrumens aveugles de la fatalité antique, il est sorti entièrement des données et des conditions de la tragédie ancienne. Cependant il n’en semble pas moins convaincu quOreste est une pièce grecque de tous points. En 1776, bien des années après les illusions des premières représentations, il écrivait à M. d’Argental : « J’apprends qu’on va jouer Oreste ; je crois qu’il réussirait si nous étions à Athènes, mais j’ai peur que des déclamations grecques ne plaisent pas à Paris. Avec le temps, comme on voit, Voltaire avait reconnu dans Oreste quelque peu de déclamation ; mais c’était une raison pour lui de l’en croire d’autant plus grec : « M. le comte de Lauraguais (lettre à M. d’Argental) me dédie son Oreste. Il est encore plus grec, encore plus déclamateur que le mien. » Étrange éloge, car c’en est un ; singulière appréciation du génie grec, moins singulière pourtant que l’assertion que La Harpe n’a pas craint d’émettre dans le Lycée : « Voltaire, dit-il au commencement de l’analyse dOreste, ne pouvait faire plus d’honneur à Sophocle qu’en l’imitant, ni s’en faire plus à lui-même qu’en le surpassant. » Vraiment, cela est trop fort ; on se sent prêt à se fâcher retournons plutôt à Voltaire, qui écrit si gaiement à ses anges : « Je me suis fait faire une paire de sabots ; mais, si vous faites jouer Oreste, je les troquerai contre des cothurnes. » — À la bonne heure !

D’ailleurs, comme on le pense bien, notre principal grief contre la tragédie dOreste n’est nullement qu’elle ne soit pas assez grecque. Andromaque, Iphigénie, Phèdre, qui le sont bien davantage, sont pourtant encore des pièces à demi françaises et devaient l’être, quoi qu’en ait dit M. de Schlegel ; car, après tout, elles étaient composées pour Paris et non pour Athènes. Le vice radical de la pièce n’est même pas l’exagération et l’abus d’une rhétorique monotone. Le vrai défaut qui, malgré le talent de Mlle Clairon et, j’en ai peur, malgré celui de Mlle Rachel, empêchera Oreste de garder fermement sa place à côté des chefs-d’œuvre, c’est la froideur où il nous laisse, malgré des beautés incontestables et des situations pathétiques très habilement ménagées, trop habilement ménagées même. En effet, dans cette pièce, les précautions, les préparations, abondent et affaiblissent beaucoup trop les deux ressorts par qui se produisent, au théâtre, les plus vives émotions, l’attente et l’imprévu. Oh ! plût à Dieu qu’il ne manquât à la tragédie dOreste que la couleur locale et les sentimens antiques ! Mlle Rachel y suppléerait. Il est impossible d’être plus simple, plus noble, plus véritablement citoyenne de Mycène et d’Argos ; il est impossible de conserver plus de dignité dans l’affliction, plus de décence dans la colère, plus de fierté dans la soumission ; il est impossible d’être plus désespérée et plus pathétique quand elle inonde de pleurs l’urne de son père, plus belle de joie quand elle retrouve ce frère et le presse dans ses bras. On conçoit que, malgré les nombreuses imperfections de la pièce, Mlle Rachel ait tenu à prendre possession de ce beau rôle d’Électre et à lutter contre les souvenirs d’art et d’énergie suprêmes qu’y a laissés Mlle Clairon.

Celle-ci, artiste d’un sens profond, a consigné dans ses Mémoires, sous forme de conseils, de justes et très fines observations sur ce rôle difficile. « Électre, dit-elle, a plus de trente ans ; il y en a quinze que le malheur et la douleur l’accablent. Je veux lire sur votre visage la profondeur des maux qui durent depuis long temps, je veux reconnaître la trace des larmes qu’ils ont coûtées ; mais n’oubliez point qu’à la longue la source des pleurs se tarit : leur abondance constate le malheur récent, et, par des gradations insensibles, il faut marquer la distance du moment actuel au premier moment. Électre ne doit point verser de pleurs dans les deux premiers actes : ce qu’elle dit indique qu’elle voudrait, qu’elle aurait besoin d’en répandre ; mais ce soulagement calmerait l’impétuosité de son caractère et par conséquent l’affaiblirait. » À ces réflexions d’une haute justesse, Mlle Clairon ajoute une recette toute mécanique pour exciter ou simuler les pleurs, procédé fort douloureux, et dont, pour ma part, je ne conseille l’emploi à personne. Puis elle reprend : « La scène de l’urne exige l’abondance des larmes ; c’est un malheur nouveau, c’est le complément de tous, il force toutes les barrières ; mais tirez-les du fond de votre ame, et que, sans cris, sans efforts, elles soient le plus déchirantes possibles. » Enfin elle termine cette judicieuse étude par les paroles suivantes : « Ressouvenez-vous surtout que la véritable grandeur a la simplicité pour base ; qu’un grand caractère, de grands projets, demandent l’accord le plus imposant dans la physionomie, les inflexions, la démarche et les mouvemens. » — Si j’ai cité cet excellent conseil, c’est qu’il me semble que Mlle Rachel, depuis le premier jour de ses débuts, en est le glorieux et vivant commentaire.

Puisque Mlle Clairon vient de nous remettre en pensée la scène de l’urne, nous exprimerons ici nos regrets de ce que Voltaire a cru devoir la mutiler et supprimer cette admirable plainte que Sophocle a placée dans la bouche d’Électre, ce chant funèbre, cette nénie immortelle, célèbre dans toute l’antiquité. Il est juste pourtant de dire que Voltaire a plusieurs fois déploré d’avoir, par excès de timidité, perdu (ce sont ses expressions) l’endroit le plus pathétique de la pièce. Il paraît que Mlle Clairon y suppléait de son mieux par un jeu de théâtre un peu compliqué, que M. de La Harpe nous fait connaître. Mlle Rachel a été plus simple ; ce qui ne l’a pas empêchée d’être fort touchante.

Pour les personnes qui prennent un intérêt sérieux à l’art théâtral, c’était un évènement et un grave sujet d’observation que cette sorte de début de Mlle Rachel dans le répertoire de Voltaire. Il était intéressant de voir comment l’habile tragédienne parviendrait à modifier son système de déclamation si parfait quand il s’agit d’interpréter Racine et Corneille, et l’accommoderait au mode fort différent de la poésie de Voltaire. En effet, les meilleures pièces de cet écrivain présentent bien rarement le vers solide et nerveux de Corneille, ce vers d’airain qui semble sortir du masque antique. Ce ne sont pas non plus les nuances si délicates et toujours si justes du vers de Racine, dont Mlle Rachel réussit merveilleusement à faire vibrer les moindres notes. La manière de Voltaire, admirable de naturel, est habituellement plus négligée, plus diffuse, ou, si l’on veut, plus cursive ; son vers a moins de plénitude et de nuances passionnées ; sauf quelques traits de force et quelques cris de l’ame, c’est surtout par le mouvement heureux et vif de sa période qu’il émeut et entraîne l’auditeur. Chez lui, la passion court et atteint le but tout d’une haleine : si l’on appuie trop sur les détails, on ralentit le rhythme, on le brise ou on l’alourdit. Aussi, voyez avec quel soin Voltaire recommande à ses acteurs un débit précipité, rapide, entrecoupé de poses et d’éclats. Parmi les nombreux conseils qu’il adresse à Mlle Clairon, précisément sur le rôle d’Électre, précieux commentaires qu’on peut lire dans sa Correspondance, il la conjure « de parler quelques endroits sans déclamer, mais surtout de presser, de débrider, d’avaler les détails, pour éviter d’être uniforme dans les récits douloureux. » Ce genre de déclamation rapide, entremêlée de silences et de cris (car Voltaire ne haïssait pas les cris, et il demande, pour certains passages, une voix surhumaine à son Électre) ; ce genre de déclamation, dis-je, fit école à la fin du XVIIIe siècle. Je me rappelle avoir entendu l’abbé Delille réciter des vers de cette manière agile, avec une volubilité finement accentuée, dont on n’a plus la moindre idée de nos jours. C’étaient vraiment des paroles ailées, comme celles qu’Homère prête à ses héros et à ses déesses. Talma revint à un débit plus grave, plus solennel, plus fortement accentué, mais par cela même plus lent et quelquefois même un peu lourd, comme ne cessait de le lui reprocher Geoffroy, qui ne put jamais s’y accoutumer, et qui se trouvait en cela, sans s’en apercevoir, favoriser le parti de Voltaire. En effet, la déclamation appuyée et savante de Talma était, comme celle de Mlle Rachel, très propre à faire valoir les délicatesses infinies de Racine et les contours précis du vers die Corneille ; elle ne pouvait, au contraire, que ralentir l’heureux mouvement de la période de Voltaire, et elle risquait, qui pis est, de porter l’attention sur les endroits faibles et négligés qui devaient se perdre dans le torrent. Aussi Talma s’est-il montré rarement avec avantage dans les ouvrages de Voltaire, et n’a-t-il vraiment excellé que dans le rôle d’Œdipe.

Mlle Rachel sera plus heureuse : elle a fait valoir, par un débit à la fois vif et accentué, presque toutes les beautés et dissimulé presque toutes les fautes du poète. Quant à la pièce en général, elle gagnerait à être jouée plus vivement. Voltaire (s’il y assistait) crierait de sa loge aux acteurs ce qu’il écrivait si énergiquement à Mlle Clairon : « Débridez, avalez les détails ! Il ne faut se négliger sur rien, et ce que je vous dis là n’est pas un rien ! » Non, certes, ce n’est pas un rien que de bien saisir et bien observer le mouvement dans lequel doit être exécuté un morceau ou un ouvrage. Tel veut être pressé, tel autre ralenti. Je regrette, pour ma part, qu’il ne puisse y avoir, à la Comédie-Française, comme à l’Opéra, un chef d’orchestre qui règle en souverain le mouvement de chaque ouvrage. Le rhythme de Destouches n’est pas le rhythme de Regnard. Je me rappelle avoir entendu, un soir, le Mariage de Figaro joué avec une lenteur désespérante, qui permettait de distinguer à loisir le faux, le vieux, le clinquant, le néologisme de ce fol ouvrage, et empêchait en même temps de jouir du jet heureux, de la vivacité, de l’entrain, de la verve, de la bonne humeur qui rachète et couvre tout. Ce soir-là, je reconnus la différence de l’allegro au piano et le danger de les confondre.

Un mot encore : Mme Mélingue se montre, dans Oreste, une intelligente et énergique Clytemnestre ; MM. Beauvalet et Guyon tirent peut-être le meilleur parti possible de leurs rôles un peu sacrifiés par le poète à ceux des femmes. Mlle Rebecca joue le personnage d’Iphise, créé par Mlle Gaussin, et a su s’y faire applaudir auprès de sa sœur.

Charles Magnin.