Revue littéraire - 14 juillet 1845
REVUE LITTERAIRE.
Le quatrième volume de l'Histoire dit Consulat et de l’Empire parait en ce moment. À la fin du troisième volume de ce grand ouvrage, M. Thiers avait laissé ses lecteurs en face des prospérités du consulat et des bienfaits de la paix générale. Comment cette paix si glorieusement conquise par le génie de la révolution française et de Bonaparte a-t-elle été troublée ? quelles furent les raisons qui ravivèrent l’inimitié un moment assoupie de l’Angleterre contre la France ? par quels moyens ces deux puissances se préparèrent-elles à une lutte nouvelle et formidable ? voilà ce que nous raconte aujourd’hui l’historien du consulat et de l’empire. La rupture de la paix d’Amiens forme le nœud de ce quatrième volume : à cet évènement principal viennent se rattacher la prépondérance exercée par le premier consul sur l’Allemagne, dont il fallait reconstituer les états secondaires et les petites principautés en vertu du traité de Lunéville, les affaires de la Suisse où deux partis s’agitaient avec violence, celui de la révolution et celui de l’ancien régime ; les négociations des deux cabinets de Londres et des Tuileries pour éviter une rupture funeste ; puis, quand la rupture a éclaté, les préparatifs immenses du premier consul pour frapper son ennemi au cœur : c’est le camp de Boulogne ; enfin une triste renaissance de complots à l’intérieur : c’est la conspiration de George, fomentée par les intrigues des princes émigrés, intrigues déplorables, car elles amenèrent la fatale catastrophe du duc d’Enghien. Tel est, pour ainsi parler, l’argument du quatrième volume de M. Thiers. En matière de récits historiques, nous ne connaissons rien de plus vaste et de plus simple : c’est que l’écrivain joint à la science approfondie des faits un art merveilleux qu’il doit à la puissance de la réflexion.
Quand le gouvernement anglais signa le traité d’Amiens, il avait le plus grand besoin de la paix : aussi la conclut-il avec empressement, et sans trop songer aux conséquences inévitables que devait amener la pacification du continent. Il était cependant facile de prévoir que la paix générale serait pour la France une source féconde de prospérités. Cette paix procurait à la France l’avantage de montrer à l’Europe qu’elle avait l’intention et la force de restaurer l’ordre social par la salutaire alliance des principes nouveaux avec ce que le passé avait d’indestructible et de nécessaire. Aussi l’Europe se tournait vers la France et son glorieux chef avec une déférence qui était presque de la sympathie. Nous parlons ici, non pas seulement des peuples, mais des gouvernemens eux-mêmes, qui ne pouvaient échapper à l’ascendant du premier consul. C’est ce qui fut sensible, quand il fallut régler les affaires de la Suisse et de l’Allemagne. « Par les traités de Campo-Formio et de Lunéville, dit M. Thiers, la rive gauche du Rhin était devenue notre propriété depuis le point où ce beau fleuve sort du territoire suisse, entre Bâle et Huningue, jusqu’à celui où il entre sur le territoire hollandais, entre Émerick et Nimègue ; mais par la cession de cette rive à la France, des princes allemands de tout rang et de tout état, tant héréditaires qu’ecclésiastiques, avaient fait des pertes considérables en territoire et en revenu. » L’histoire des arrangemens nécessaires pour compenser ces pertes est tracée de la manière la plus lumineuse par M. Thiers, qui l’a fait précéder d’une exposition nette et précise de l’ancienne constitution germanique. Après cette habile excursion dans le passé, l’historien est mieux en mesure de nous faire comprendre les affaires du présent. Quelle était alors à l’égard de l’Allemagne la politique de Napoléon ? C’était une pensée toute de sagesse et de modération. Cimenter une alliance solide et fructueuse avec la Prusse, contenir l’Autriche sans l’écraser, satisfaire par de justes indemnités les états de second et de troisième ordre, tel fut le but de la médiation qu’il offrit à l’Allemagne, et qu’elle accepta avec empressement. Les affaires dont Napoléon se chargeait se faisaient vite et bien. Quand tous les intérêts eurent été loyalement débattus et réglés équitablement, Napoléon ne permit pas qu’un dénouement utile à tous fût retardé et compromis par des lenteurs dangereuses, et le 25 février 1803, la diette germanique adopta définitivement le recel qui sanctionnait des divisions nouvelles dans le territoire politique de l’Allemagne, et la sauvait ainsi de la guerre civile et de l’anarchie. Dans les affaires de la Suisse, l’intervention de Napoléon ne fut pas moins efficace. C’est à Paris que des Suisses appartenant à toutes les opinions qui divisaient leur patrie travaillèrent sous les yeux de Napoléon à l’acte de médiation qui devait procurer à la Suisse une longue période d’ordre et de repos. Il faut lire dans M. Thiers la belle allocution que le premier consul adressa aux représentans de la Suisse au moment où ils allaient ouvrir leurs conférences. Ce discours fut recueilli par plusieurs personnes à l’époque où il fut prononcé. M. Thiers, en travaillant sur toutes ces versions, a réuni ce qui était commun à toutes, et ce qui concordait avec les lettres écrites sur ce sujet par le premier consul. De ce travail de l’historien, il est sorti un morceau comparable aux plus belles harangues que nous ait léguées l’antiquité.
Ce spectacle de la grandeur de la France, qui exerçait ainsi sur l’Europe une sorte de dictature morale, était insupportable à l’Angleterre. » Qu’on imagine, dit M. Thiers, un envieux assistant aux succès d’un rival redouté, et on aura une idée à peu près exacte des sentimens qu’éprouvait l’Angleterre au spectacle des prospérités de la France. » C’est avec ces simples et incisives paroles que M. Thiers commence l’exposition de toutes les causes morales qui amenèrent la rupture de la paix d’Amiens. Ces causes sont déduites avec une impartialité lucide. Le ministère Addington désirait sincèrement le maintien de la paix ; mais il était faible, et n’osait pas faire ce qui eût été nécessaire pour rester en bonne intelligence avec le gouvernement français, c’est-à-dire rendre Malte et appliquer l'alien-bill aux émigrés qui conspiraient à Londres. Fort de son droit, le premier consul parlait à l’Angleterre avec une énergie, avec une véhémence dont nous trouvons la trace dans une bien remarquable dépêche à M. Otto, et dans un entretien avec l’ambassadeur anglais, lord Withworth ; mais il fallait que les destins s’accomplissent. Le ministère Addington, qui tremblait à la fois devant Pitt et devant Fox, prit, en raison de sa faiblesse même, l’initiative de la rupture. Les deux gouvernemens rappelèrent chacun leur ambassadeur, et une lutte terrible se prépara. Quel devait en être le théâtre ? L’Angleterre elle-même. Le livre XVIIe de l’histoire de M. Thiers, intitulé : Camp de Boulogne, expose pour la première fois dans ses derniers détails et sur les documens les plus positifs, tels que la correspondance de l’amiral Bruix avec le ministre Décrès et avec Napoléon, la gigantesque conception d’une invasion en Angleterre. Tout paraît tellement prévu, si bien calculé et préparé dans cette entreprise inouie, qu’elle perd pour ainsi dire une partie de sa témérité Jamais on n’a mis tant de réflexion à combiner le plus audacieux de tous les plans. L’Europe contemplait les préparatifs du premier consul avec stupeur, l’Angleterre avec un véritable effroi. Il est un mot remarquable que l’empereur François II dit alors à notre ambassadeur, M. de Champagny, mot qui arrive pour la première fois à la notoriété historique : « Si le général Bonaparte, dit François II, qui a tant accompli de miracles, n’accomplit pas celui qu’il prépare actuellement, s’il ne passe pas le détroit, c’est nous qui en serons les victimes, car il se rejettera sur nous, et battra l’Angleterre en Allemagne. » Ces paroles furent sur-le-champ consignées dans une dépêche par M. de Champagny : elles dénotent une rare prévoyance ; mais, comme le remarque M. Thiers, cette prévoyance servit bien peu à François II, car c’est lui-même qui vint plus tard offrir à Napoléon l’occasion de battre, comme il disait, l’Angleterre en Allemagne.
Pour se défendre contre les immenses préparatifs de Napoléon, l’Angleterre ne se contentait pas d’augmenter sa flotte et d’improviser une sorte d’armée de terre, afin de résister à l’invasion : elle songeait à susciter contre nous une coalition sur le continent ; elle ne resta pas étrangère non plus à la vaste conspiration que George Cadoudal et les princes français ourdirent contre la personne et le gouvernement de Napoléon. C’est l’histoire de cette conspiration qui termine le quatrième volume de M. Thiers. Dans ce drame compliqué, l’historien fait la part et juge le rôle de chacun avec une rare fermeté d’esprit. Dans la main de M. Thiers, la plume de l’histoire ne fléchit pas ; elle sait tracer les arrêts sévères que la justice réclame. Nous ne serions pas étonnés que certaines passions accueillissent par des cris de colère les jugemens portés par l’historien sur George, sur les émigrés, sur les princes qui conspiraient à Londres. M. Thiers a trouvé des paroles d’une indignation éloquente contre ces assassins qui prétendaient passer pour des héros. Il a mis aussi en complète lumière l’étroite connexité de la conspiration de George avec l’immolation du duc d’Enghien. Cette dernière catastrophe est racontée avec une sorte de gravité sombre. L’historien a des accens de solennelle tristesse, car il est obligé de condamner son héros ; mais il ne manque pas à cet austère devoir, puisqu’il nous montre Napoléon égalant en un instant l’acte commis sur la personne de Louis XVI, qu’il reprochait si amèrement à ses devanciers. « Douloureux spectacle, s’écrie en terminant M. Thiers, où tout le monde était en faute, même les victimes, où l’on voyait des Français se faire les instrumens de la grandeur britannique contre la grandeur des Français, des Bourbons, fils, frères de rois, destinés à être rois à leur tour, se mêler à des coureurs de grandes routes ; le dernier des Condé payer de son sang des complots dont il n’était pas l’auteur, et ce Condé, qu’on voudrait trouver irréprochable parce qu’il fut victime, se rendre coupable aussi en se plaçant encore cette fois sous le drapeau britannique contre le drapeau français ; enfin un grand homme, égaré par la colère, par l’instinct de la conservation, par l’orgueil, perdre en un instant cette sagesse que l’univers admirait, et descendre au rôle de ces révolutionnaires sanglans qu’il était venu comprimer de ses mains triomphantes, et qu’il se faisait gloire de ne pas imiter ! » Dans le livre de M. Thiers, la figure de Napoléon, à ce moment suprême de la mort du duc d’Enghien, prend un aspect tragique qui remue l’ame profondément.
L’intérêt puissant de ce quatrième volume est dans la transition à laquelle on assiste du consul à l’empereur. Le héros est toujours aussi grand, mais il n’est plus aussi pur. On ne courbe pas encore la tête sous le successeur de Charlemagne, mais on n’est plus en face du premier magistrat d’une république. En refusant d’exécuter fidèlement le traité d’Amiens, en remettant ainsi en question l’état et la paix de l’Europe, l’Angleterre donne à Napoléon des tentations formidables ; elle le provoque pour ainsi dire à changer de physionomie et de rôle. S’il n’est plus pacificateur, il redeviendra conquérant, mais dans des proportions gigantesques. M. Thiers a exprimé admirablement (pag. 314, 315) cette révolution qui s’opéra dans l’ame de Napoléon : on voit qu’il y sait lire avec une rare intelligence. Tout, dans ce quatrième volume, nous montre l’historien de plus en plus maître de son sujet. L’exécution est ferme, toujours égale, et comme dans aucun endroit l’auteur ne montre ni effort ni fatigue, le lecteur le suit toujours avec le même plaisir. C’est en ne cherchant pas dans sa manière d’écrire d’autre éclat, d’autres effets que les effets et l’éclat qui résultent de la grandeur et de la vérité des choses, que M. Thiers produit sur les esprits une impression profonde, continue, et sait exciter pour la suite de son livre une curiosité qu’il satisfait avec une promptitude vraiment méritoire, quand on songe à la gravité, à l’importance de l’œuvre. Dans un mois, le cinquième volume nous montrera Napoléon mettant sur sa tête la couronne impériale et luttant contre la seconde coalition : nous aurons ainsi la moitié de cette belle histoire, et il sera déjà possible d’étudier et d’apprécier les proportions et les lignes principales de ce grand monument.
Discours, Rapports et Travaux inédits sur le Concordat, par Portalis, publiés par M. le vicomte Frédéric Portalis, conseiller à la cour royale de Paris[1]. — Parmi un très grand nombre de documens intéressans que renferme cette publication, deux grands morceaux méritent surtout d’attirer l’attention publique : le premier est le Discours sur l’organisation des Cultes, chef-d’œuvre de haute raison et d’intelligence politique, où sont établis sur des bases aussi larges que solides les rapports généraux de la société civile avec le pouvoir spirituel ; le second est l'Exposition des Maximes et des Règles consacrées par les Articles organiques du Concordat. Bien que le premier de ces documens soit depuis long-temps dans le domaine public, il importe qu’il soit remis sous les yeux de la génération qui s’élève, afin de l’éclairer sur des faits que l’esprit de parti s’efforce chaque jour d’altérer et d’obscurcir. Combien de jeunes esprits se laissent persuader que le concordat n’a été pour le premier consul que le calcul d’une politique égoïste, qu’un pur instrument de gouvernement et de despotisme, et que la France de 1802 se serait infiniment mieux accommodée de la liberté illimitée des cultes : Le discours de Portalis dissipe ces illusions, et démontre, par d’irrécusables témoignages, que le rétablissement de la religion catholique était alors un besoin universellement senti, et en quelque sorte le cri de toute la France. Qu’on lise les procès-verbaux des conseils généraux des départemens ; on y trouvera à chaque page des déclarations comme celles-ci : « Il est temps que les théories se taisent devant les faits. Point d’instruction sans éducation, sans morale et sans religion. » - « Les professeurs ont enseigné dans le désert, parce qu’on a proclamé imprudemment qu’il ne fallait jamais parler de religion dans les écoles. » - « L’instruction est nulle depuis dix ans : il faut prendre la religion pour base de l’éducation. » - « Les enfans sont livrés à l’oisiveté la plus dangereuse, au vagabondage le plus alarmant ; ils sont sans idée de la Divinité, sans notion du juste et de l’injuste. De là des mœurs farouches et barbares ; de là un peuple féroce. » Si le rétablissement du culte catholique pouvait seul mettre un terme à cette anarchie déplorable des idées morales et religieuses, il n’importait pas moins, dans cette alliance légitime et salutaire de l’état avec l’église, de conserver à l’état le caractère d’indépendance absolue et de souveraineté générale qui lui appartient, et de prendre des garanties efficaces contre le retour d’une domination désormais incompatible avec les idées et les mœurs de la nouvelle société. Ce fut là le grand objet des articles organiques, qui ont fait naître tant d’opinions contradictoires et de controverses passionnées.
On sait que des réclamations s’élevèrent dès la promulgation de ces fameux articles. Le pape lui-même, dans son allocution portant ratification du concordat, se réserva de faire des représentations sur quelques dispositions des articles organiques. Peu après, une note officielle du cardinal-légat détermina les principaux points litigieux. Les choses ne s’arrêtèrent pas là. Les ultramontains s’écrièrent que les articles organiques étaient contraires aux droits du saint-siège et aux canons de l’église ; que ce n’était rien moins que l’établissement d’une église nouvelle et d’une nouvelle discipline. Portalis entreprit de réfuter ces hautaines prétentions. Il ne se contenta pas de répondre à la note du cardinal-légat ; il voulut répondre à tout, embrasser le système entier des articles organiques, et en démontrer le parfait accord avec les saints canons et toute l’ancienne discipline de l’église. De là son Exposition des Maximes et des Règles, etc., travail admirable par la science et la bonne foi, ouvrage d’un homme plein de lumières et de piété qui veut rester tout ensemble bon catholique et bon citoyen, également fidèle à la foi de ses pères et à l’esprit des sociétés modernes. Cet éminent morceau, resté enseveli dans les archives du gouvernement, et que M. Frédéric Portalis met au grand jour pour la première fois, resta sans réplique à l’époque où il fut composé ; on peut l’opposer encore avec avantage aux prétentions des canonistes ultramontains de nos jours.
A côté de ces documens fondamentaux se placent une foule de pièces, la plupart inédites, qui servent à les éclaircir et à les confirmer. Nous signalerons celles qui se rapportent à la dissolution de certaines congrégations religieuses, comme les sociétés du Cœur de Jésus, des Victimes de l’amour de Dieu, des frères pacanaristes, des pères de la Foi ; celles enfin qui ont pour objet des actes relatifs à l’enseignement et à l’instruction publique. Les débats qui s’agitent sous nos yeux, les prétentions de l’épiscopat, la renaissance des congrégations religieuses, la question toujours pendante de la liberté de l’enseignement, toutes ces circonstances réunies ajoutent à l’intérêt durable qui s’attache aux écrits de Portalis en leur donnant le mérite et les avantages de l’à-propos. Terminons en signalant l’introduction qui précède cette riche réunion de précieux documens. Écrite par le petit-fils de Portalis, elle n’est pas indigne de cette illustre mémoire.
De la Pacification religieuse, par M. l’abbé Dupanloup[2]. — Le titre de cet ouvrage est trompeur ; l’auteur a le mot de paix sur les lèvres, mais le fond de son ame est tout entier à des pensées de haine, de violence et de récrimination. Si l’on ne considérait que les opinions mêmes de M. l’abbé Dupanloup, sa haine profonde contre la philosophie et ses plus illustres interprètes, ses préventions absurdes contre l’Université, sa vive sympathie pour certaine congrégation religieuse, on pourrait ne voir en lui qu’un prêtre fanatique entre mille autres ; mais à son style tour à tour emmiellé de flatterie ou enflé de rhétorique pompeuse, à ses caresses pour tous les puissans, à un certain patelinage qui se mêle sans cesse de la façon la plus ridicule à des élans factices d’éloquence creuse et sonore, on voit bien qu’on a affaire à un esprit calme et froid, qui n’est exempt d’aucune des passions et d’aucun des préjugés de son corps, mais qui s’attache à les déguiser sous les dehors d’une modération affectée et d’une impartialité hypocrite. M. l’abbé Dupanloup se propose ces trois questions : Sur qui pèse la responsabilité des querelles actuelles Quels sont les vœux du clergé en matière d’enseignement ? Comment peut-on donner à la jeunesse une éducation nationale ? Aucune de ces questions n’embarrasse le moins du monde M. le directeur du petit séminaire de Paris. C’est l’Université qui a cherché querelle au clergé ; c’est l’Université qui a écrit les pamphlets de M. Desgarets et les a fait approuver par plusieurs évêques ; ce sort les philosophes qui ont fondé l'Univers religieux pour rallumer au XIXe siècle les feux de la ligue ; ce sont eux aussi qui ont poussé la main de M. de Châlons et tenu la plume de M. de Bonald pour déclarer la guerre au concordat et aux lois du royaume. Quant au clergé, il ne demande que des libertés légitimes ; il ne veut ni monopole ni privilège pour ses séminaires ; il ne songe pas le moins du monde à lutter contre l’Université par la chaire et le confessionnal ; il ne refuse aucune des conditions légitimes de la liberté ; enfin, chose encore plus merveilleuse, il est seul capable de donner à la jeunesse française une éducation digne d’elle, digne de notre temps, digne des principes de la révolution. Il faut entendre ici M. l’abbé Dupanloup s’expliquer en docteur sur le véritable esprit de la révolution française, faire la leçon M. Thiers, qui, à son avis, est une manière de contre-révolutionnaire, et démontrer avec une gravité voisine de l’impertinence qu’il n’y a en France de véritable amour de la liberté que dans le clergé. Suivant M. Dupanloup, le culte de la liberté est héréditaire dans l’épiscopat français, et, pour en donner une preuve éclatante, sait-on quel personnage il s’avise de citer ? Bossuet. Oui, Bossuet devient entre les mains habiles de M. Dupanloup un libéral, c’est le nom qu’il lui donne, presque un révolutionnaire. En vérité, les hommes de génie sont sujets à de tristes mésaventures, et Bossuet, entre tous, a bien du malheur. Tandis que M. Michelet en fait un quiétiste, voir M. Dupanloup qui l’affuble du nom de libéral, sans parler de M. de Cormenin, qui ne veut voir en lui qu’un prélat courtisan, et de M. de Genoude, qui entend mettre les excentricités d’une politique décriée sous la protection de cette vénérable et glorieuse mémoire.
Nous ne dirions rien du style de M. Dupanloup, si son parti ne lui décernait pas unanimement la palme de l’éloquence et du bon goût. La justice nous force à dire que M. le supérieur du petit séminaire est un rhéteur de la plus médiocre espèce. Son style n’a pas même cette correction commune qu’on a le droit d’attendre de tout homme qui traite des matières sérieuses tantôt il nous parle de certaines ames qui se jettent au milieu des vagues (p. 249) ; tantôt du sol de la patrie sur lequel on sème le vent de l’impiété pour y recueillir les tempêtes (p. 259). Il est inutile d’insister sur ce grotesque fatras ; espérons seulement que les rhétoriciens du petit séminaire de Vaugirard n’imitent pas dans leurs pièces d’éloquence les exemples de M. leur supérieur.
Histoire de l’École d’Alexandrie, par M. Jules Simon ; deuxième et dernier volume[3]. — Ce volume est le complément de l’important travail que M. Jules Simon a entrepris sur la moins connue des grandes écoles de l’antiquité, travail dont la première partie a été dans ce recueil l’objet d’une appréciation étendue. Plein d’admiration pour le génie de Plotin, qui est le véritable père de la doctrine philosophique d’Alexandrie, et qui a fourni à ses successeurs, même à Proclus, toute la substance de leurs systèmes, M. Jules Simon avait consacré la plus grande partie de son premier volume à l’exposition approfondie du panthéisme mystique des Ennéades. Le volume qui vient d’être publié nous montre l’école d’Alexandrie sous un jour nouveau ; avec une science non moins exacte, il a plus de mouvement et de variété. Nous ne connaissions encore d’Alexandrie que ses spéculations abstraites ; M. Jules Simon nous montre aujourd’hui le rôle qu’elle a joué dans les grandes affaires du monde. Au temps de Plotin, il semble que l’école se prépare et s’arme en silence, dans l’attente d’un inévitable combat. Porphyre engage la bataille par son livre contre les chrétiens ; l’authenticité des Écritures, la divinité de Jésus-Christ, sont tour à tour l’objet de ses véhémentes attaques. Le Christ, à ses yeux, n’est qu’un sage, et le prophète Daniel n’a prédit qu’après coup. Jamblique va au-delà de Porphyre ; il ne veut pas seulement détruire le christianisme ; il aspire à le remplacer. Héritier de la pensée de Jamblique, enfant d’Athènes et d’Alexandrie, élève des Maxime et des Chrysanthe, ami de Libanius, Julien met au service de la philosophie, avec toutes les forces de l’empire, l’enthousiasme d’un sectaire et l’ame d’un héros ; mais le christianisme persécuté traverse en triomphant ce rapide orage, et accable à son tour Alexandrie du double poids de la puissance impériale et de la supériorité des idées. L’école décline avec Plutarque et Syrianus ; Proclus la relève un instant, mais sans pouvoir la sauver, et la vaste érudition de ce rare génie, un des plus brillans qu’Alexandrie ait produits, ne sert qu’à honorer sa chute.
Tel est le vaste et imposant tableau que M. Jules Simon déroule sous nos yeux. Autour des grands noms de l’école d’Alexandrie viennent se grouper des personnages moins illustres, mais qu’une histoire complète ne devait pas dédaigner : Origène, que l’on a souvent confondu avec le célèbre père de l’église de ce nom ; Longin, rhéteur et philosophe, plus connu par le Traité du Sublime, dont il n’est pas l’auteur, que par ses spéculations métaphysiques ; Amélius, élève de Plotin, rival de Porphyre, dont la doctrine, qui semblait perdue, est restituée par M. Jules Simon avec une rare sagacité.
Mais le principal intérêt de ce vaste récit se concentre naturellement sur les quatre personnages dont les noms marquent, après celui de Plotin, les phases successives de la destinée d’Alexandrie, je veux dire Porphyre, Jamblique, Julien et Proclus. Un caractère commun nous frappe dans ces génies d’ailleurs si divers. Ce sont des philosophes, et aucun d’eux ne connaît les conditions essentielles de l’existence et des progrès d’une philosophie. Ce fils de Platon adorent Mithra ; ces libres penseurs croient aux miracles, qui dis-je ? ils en prétendent faire, unissant ainsi en une détestable alliance l’imposture et la crédulité. Que le mystique Plotin communie avec l’Un, c’est là une extravagance tempérée par une sorte de sublime exaltation ; mais que penser de Porphyre qui chasse des bains publics un démon nommé Causathan, et nous assure avec gravité qu’on peut acquérir l’esprit prophétique en mangeant le foie de certains animaux ? Que dire de Jamblique, à qui il sut de toucher de la main l’eau des bains de Gadara, devant la foule de ses disciples, pour que deux beaux enfans, Éros et Antéros, sortent de la source viennent entourer de leurs bras l’homme puissant ou plutôt le Dieu qui les a évoqués ? Que dire surtout de Julien, stoïcien rigide et adorateur de Vénus, philosophe éclectique et persécuteur des chrétiens, contempteur des superstitions païennes, et dont les mains sont toujours teintes du sang des hécatombes immolées ? Quand il contraint ses soldats, par une ruse indigne de lui, de sacrifier aux dieux, quand lui-même, dans les temples, entouré d’une foule curieuse de femmes et d’enfans, porte le bois pour les sacrifices, attise le feu, plonge le couteau dans les entrailles de la victime, les interroge d’un œil avide, et fait dépendre le salut de l’empire de ces ridicules cérémonies : dans ce persécuteur, dans ce tyran, dans cet initié, peut-on reconnaître un philosophe ? Du reste, dans l’école d’Alexandrie, nul n’échappe à la triste et commune loi ; Proclus lui-même, cet analyste pénétrant, cet inépuisable érudit, ce subtil et ferme génie qui a rappelé Aristote, Proclus ne garde pas plus que ses devanciers le caractère d’un philosophe vraiment digne de ce nom. A l’exemple de Porphyre, qui s’appelait le prêtre du Père, il prend le titre chimérique autant qu’ambitieux d’hiérophante de tous les cultes, et à ce titre il fait des miracles, prédit l’avenir, évoque les génies. La nature écoute sa voix, les vents se déchaînent à son gré, et les tremblemens de terre s’arrêtent à un signe de sa main. Ces déplorables faiblesses d’hommes de génie jettent un jour profond sur l’esprit du temps. Tout se dissout alors, tout se corrompt et se déprave, la philosophie comme les autres élémens de l’ancienne civilisation ; le sol grec et romain appartient désormais à des races nouvelles : l’esprit et l’avenir sont au christianisme.
Arrivé au terme de son ouvrage, M. Jules Simon résume dans une conclusion étendue ses vues les plus générales, et, pour les mieux établir, il répond aux objections que son premier volume avait suscitées. La critique n’a point à regretter d’avoir provoqué ces éclaircissemens nécessaires, toujours spécieux d’ailleurs et quelquefois éloquens. En défendant ses vues, qui paraissent toutefois encore trop ou trop peu alexandrines, comme on voudra, sur l’impuissance de la raison à atteindre la nature de Dieu, M. Jules Simon a écrit quelques-unes de ses plus belles pages, et l’on trouve dans toute cette conclusion, avec la clarté et l’élégance habituelles de son style, un heureux surcroît de précision et de vigueur.
Histoire constitutionnelle de la Monarchie espagnole, par M. Victor du Hamel[4]. — Pour beaucoup d’écrivains, l’Espagne est restée un pays de fantaisie, peuplé de mille terribles ou charmantes images. Lorsqu’on nous parle de l’Alhambra, de Séville, de Tolède, des bords de l’Èbre et du sombre palais de l’Escurial, rien de réel ne se présente à l’imagination, et il semble que le romancero soit la meilleure histoire de tous ces vaillans souverains, de ces grands inquisiteurs, de ces orgueilleuses reines, de ces guerriers, de ces moines, de ces maîtresses de rois. Il n’est pas donné à tout le monde d’échapper à un tel prestige, et parmi les livres nombreux écrits sur l’Espagne, on compte ceux où la fantaisie n’est pas intervenue aux dépens de l’observation et du bon sens. C’est à cette catégorie trop restreinte qu’appartient l’ouvrage publié par M. Victor du Hamel sous ce titre : Histoire constitutionnelle de la Monarchie espagnole. M. du Hamel a su comprendre les exigences de ce sujet ; il a porté dans l’accomplissement de sa tâche la conscience et le zèle qu’on aime à rencontrer chez l’historien. Il n’était pas inutile de rappeler même aujourd’hui que bien des siècles avant que l’Angleterre eût rêvé sa célèbre constitution de 1688, le système représentatif tant vanté existait dans la Péninsule. M. du Hamel donne de curieux détails sur la vieille législation espagnole ; il cite à ce propos des passages intéressans du Fuero Juzgo et du code des Siete Partidas. La période que retrace l’historien s’étend depuis 411 jusqu’à 1833, c’est-à-dire depuis l’invasion des Vandales jusqu’à la mort de Ferdinand VII. L’ouvrage se divise en quatre parties. La première et la seconde contiennent le précis historique des institutions nationales, l’histoire en un mot des constitutions de Castille et d’Aragon depuis Pélage jusqu’à la réunion des deux couronnes sous Ferdinand et Isabelle. La troisième continue cette histoire (devenue dès-lors celle d’Espagne) sous la domination de la maison d’Autriche, et la quatrième passe en revue les faits constitutionnels survenus après l’établissement des Bourbons sur le trône en la personne de Philippe V. Le livre de M. du Hamel a surtout ce grand avantage, qu’il servira pour ainsi dire de commentaire à l’histoire de l’Espagne contemporaine. On comprend mieux les passions et les luttes qui agitent ce pays depuis quinze ans, quand on remonte vers ces temps peu connus où retentissait déjà, poussé par les meilleurs et les plus énergiques citoyens, ce cri de guerre de Padilla : Libertad et Fueros ! On sent mieux aussi combien est grave la signification de ces mots, lorsqu’on sait que les fueros aragonais donnaient au peuple, dans certains cas, le droit de déposer le souverain et d’en élire un autre à sa place. Il est fâcheux seulement que l’esprit de parti se révèle trop ouvertement dans cet ouvrage, et que l’histoire y serve trop souvent de prétexte au développement d’opinions toutes personnelles. Nous ne serons pas les seuls à nous trouver en désaccord avec l’auteur, au sujet du fameux auto acordado de 1713 et de la nouvelle loi d’hérédité de Philippe V ; M. du Hamel émet sur ce point des opinions qu’il nous est impossible de prendre au sérieux. Chacun, d’ailleurs, pouvant à cet égard se charger de la réfutation, nous croyons inutile d’insister, et nous nous bornerons à signaler en finissant l’intérêt des recherches qui peut atténuer, s’il ne rachète pas les défauts du livre.
— Les Études sur l’Angleterre, de M. Léon Faucher, déjà publiées en partie dans cette Revue, viennent d’être réunies en volumes[5]. Nos lecteurs savent quel esprit d’investigation consciencieuse et d’attachante analyse M. Léon Faucher a porté dans ce travail. Il n’a pris la plume qu’après avoir visité l’Angleterre avec le plus grand soin, et après s’être entouré de tous les documens parlementaires. C’est appuyé sur ces documens et éclairé par ses souvenirs qu’il discute tous les problèmes politiques et sociaux que soulève la situation intérieure du royaume-uni. White-Chapel et Saint-Giles lui révèlent les progrès du crime et de la misère à Londres. Dans la Cité, il observe le mécanisme de l’administration municipale et de la banque d’Angleterre. À Liverpool, à Manchester, à Leeds, à Birmingham, se dévoile la situation industrielle, avec le contraste effrayant de sa grandeur et de ses périls, de ses bienfaits et de ses maux. A. Herne-Hill, dans le pays de Galles, dans les associations chartistes, se manifestent les vagues tendances et les sourds empiétemens de l’esprit démocratique. Enfin la question des céréales appelle l’attention de l’observateur sur les classes moyennes, et l’organisation politique du pays l’amène à parler de l’aristocratie. M. Léon Faucher rencontre ainsi les classes de la société anglaise sur le terrain même des questions qui les intéressent le plus directement ; c’était le meilleur moyen de les bien voir, et son livre n’y a pas gagné seulement l’intérêt d’une appréciation politique et morale, mais l’exactitude d’un curieux et substantiel document.