Revue littéraire - 14 mars 1850

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LE THEÂTRE ET LE ROMAN.




Il n’est pas rare de voir les gens dont les affaires vont mal se prendre tout à coup d’un beau zèle pour les comptes d’arithmétique, rassembler intendans et majordomes, et se faire présenter des mémoires, des plans d’amélioration, qui le plus souvent n’améliorent rien. Une bonne terre bien cultivée ou un bon capital bien placé leur servirait mieux à sortir d’embarras. Nous songions involontairement à ces gens-là en parcourant le volumineux dossier de la commission d’enquête chargée de préparer la loi sur les théâtres. Les documens officiels que renferme ce recueil seront assurément fort utiles à nos législateurs ; il est permis de supposer pourtant qu’une bonne comédie ou un bon drame résoudrait encore mieux les questions qui se rattachent à la décadence ou à la prospérité théâtrale.

Ce n’est pas, selon nous, sur les moyens d’améliorer la situation de nos diverses scènes, sur les inconvéniens ou les avantages d’une liberté illimitée dans l’exploitation ou le répertoire, que les procès-verbaux de cette enquête jettent le jour le plus vif et donnent les renseignemens les plus piquans : nous le répétons, ces questions générales, traitées théoriquement et à priori, seront toujours quelque peu illusoires ; mais, ce qui l’est beaucoup moins, ce qui nous offre tous les caractères d’une leçon fort concluante et d’un spectacle fort instructif, c’est la petite comédie d’intérieur et d’à-propos qu’ont jouée à cette occasion quelques-uns des personnages consultés. Nous nous plaignons parfois de la rareté ou de la faiblesse de l’élément comique dans les pièces nouvelles : cet élément abonde dans certaines dépositions, signées de noms célèbres, et qui ont dû parfois faire sourire les membres de la commission d’enquête. Singulier temps que celui où nos poètes dramatiques, interrogés sur les moyens de ramener la prospérité des théâtres, donnent envie de penser, que le problème serait résolu, si leurs pièces étaient aussi plaisantes qu’ils le sont eux-mêmes !

Il s’agissait de déterminer s’il est utile ou nuisible que les théâtres jouissent sans limites d’une double liberté, industrielle et morale ; qu’ils puissent se multiplier à l’infini, et jouer, sans autre contrôle que celui du public, tout ce qui leur paraîtra de nature à attirer la foule et à piquer la curiosité. Nous avouons ne pas comprendre comment le plus léger doute peut planer encore sur ces deux questions. La multiplication indéfinie des théâtres ne saurait qu’être également funeste aux nouveaux et aux anciens. Ceux qui existent pensent à peine se soutenir, et la décadence théâtrale a commencé avec cet accroissement numérique, beaucoup trop favorisé par les divers gouvernemens qui se sont succédé en France depuis vingt années. Le nombre des spectateurs n’augmentant pas en proportion, les acteurs excellens étant toujours fort rares, les prétentions de ceux-ci grandissent à mesure que le chiffre de ceux-là diminue double condition d’une ruine rapide et certaine, qui engloutit dans le même naufrage, avec le spéculateur aventureux et coupable, le capitaliste crédule et le travailleur confiant qui ont concouru à sa dérisoire entreprise ! Chance funeste, qu’on essaiera nécessairement de conjurer, en entassant les monstruosités les plus révoltantes, pourvu qu’elles réveillent l’attention blasée du public ! Ceci touche à la seconde question, plus grave encore que la première, celle de moralité. Sans prendre au sérieux l’amélioration morale du genre humain par le théâtre, cette complaisante utopie de nos dramaturges modernes, à qui la plupart de leurs. ouvrages donnent un éclatant démenti, tout en reconnaissant que le théâtre ne sera jamais, quoi qu’on fasse, une école de vertu et de bonnes mœurs, par la raison que ce qui surexcite l’imagination et les sens ne saurait être pour la conscience et l’esprit un exercice salutaire, on peut désirer pourtant qu’il ne se mêle aux séductions qui attirent au spectacle aucun de ces appâts grossiers qui repoussent ou font rougir les honnêtes gens, aucun de ces désastreux scandales qui déshonorent le sens moral et compromettent le repos d’un pays. Quelle que soit notre admiration pour Corneille et pour Molière nous nous permettons de douter que le Cid ou Nicomède ait jamais inspiré de l’héroïsme à un poltron, que Tarfue ait converti un seul hypocrite, et qu’un seul avare ait été ramené aux idées généreuses par le monologue d’Harpagon ; mais en même temps nous nous hâtons de constater que, pour la littérature qui a produit, sous le régime de l’autorité, ces admirables chefs-d’œuvre, il y aurait à tomber, par le fait de la liberté absolue, dans l’exploitation licencieuse de toutes les mauvaises passions, quelque chose d’ignominieux et de dégradant, qui rejaillirait à la fois sur les lettres, sur la liberté et sur notre époque. Les prétendus moralisateurs par le théâtre ont un système tout différent du nôtre : ils prétendent que le théâtre est une école de bonne morale, et ils ajoutent qu’il doit être libre de représenter des pièces aussi immorales qu’il le voudra : toujours, la même plaie, le, même travers, si fatal à notre temps, la glorification du superflu aux dépens du nécessaire !

Quoi qu’il en soit, nous ne nous lasserons pas de le redire, ces questions, pour un homme sensé, ne peuvent être douteuses. Tel n’est cependant pas l’avis de quelques-uns des auteurs qu’a interrogés la commission d’enquête théâtrale. Ils ont profit de la circonstance pour se lancer dans des digressions superbes où perce constamment, à travers d’ambitieux paradoxes, l’excessive préoccupation de soi-même, cette muse de notre siècle. Leurs réponses, consignées tout au long dans les procès-verbaux de la commission, sont donc significatives et curieuses, au moins sur un point : si elles donnent des renseignemens peu concluans sur le sujet qu’ils avaient à éclaircir, elles en fournissent de très nets sur eux-mêmes. L’ensemble de ces réponses a un autre avantage ; il permet, dès l’abord, de reconnaître et de classer deux familles bien distinctes parmi ces brillans esprits : celle des esprits justes et celle des esprits faux. On peut même faire à ce propos une remarque : c’est que les écrivains qui représentent le plus complètement, dans leurs personnes et dans leurs ouvrages, les tendances de la littérature moderne, ceux qu’on est convenu d’appeler les plus littéraires, sont ceux dont les réponses révèlent le moins d’idées droites, pratiques, applicables, ceux qui paient le plus large tribut aux paradoxales allures d’un individualisme puéril, regardant toutes choses à travers le prisme de la vanité. Plus on s’éloigne de cette extrémité, de cette sorte de petite église littéraire et poétique ; plus on approche des régions tempérées, des hommes d’esprit qui ne se croient pas de grands hommes, plus on trouve de rectitude, de netteté et de justesse dans les explications données et reçues ; enfin, lorsqu’on arrive aux hommes spéciaux, compétens, qui n’ont ni rêvé ni écrit, mais qui ont vu, pratiqué, jugé, et dont les raisonnemens reposent sur des faits recueillis pendant une longue et sérieuse carrière, on a sous les yeux la vérité et l’évidence même : utile leçon qu’il serait facile de généraliser, et qui expliquerait, au besoin, des événemens plus graves que la chute ou la prospérité des théâtres ! Serait-ce donc une des douloureuses conditions de notre époque, que quiconque a bu aux philtres de la rêverie, s’est enivré, des enchantemens de la poésie et de l’art, doive perdre le sentiment du bien et du mal, la conscience du vrai et du faux, la proportion du possible et de l’impossible dans le domaine des choses réelles ? Est-ce le châtiment de l’orgueil chez les imaginations brillantes, l’expiation des plaisirs que nous donnent leurs décevantes fictions ? Est-ce le résultat logique de cette maladie toujours croissante parmi les contemporains célèbres, et qui consiste à tout ramener à eux-mêmes, à se préférer à tout ? On le voit, la question s’agrandit, et cette comédie-là ouvre, elle aussi d’assez lumineuses perspectives sur les misères de notre temps, les faiblesses du cœur humain, et les secrets mobiles qui dirigent, modifient ou transforment l’opinion de nos illustres.

L’espèce de classement intellectuel que nous indiquons ici peut se faire à chaque page du procès-verbal de l’enquête. Tous ceux qui ont quelque raison de préférer les données de l’expérience aux chimères de la vanité sont unanimes à proclamer ce qu’il y aurait de désastreux et de funeste dans la liberté absolue. Tous constatent la nécessité d’une restriction et d’une censure préventive. Les écrivains chez lesquels domine l’esprit critique ou L’esprit observateur sont du même avis. De l’autre côté se rangent les poètes, M. Dumas, M. Hugo surtout ; et, comme pour se conformer au système dramatique de ce dernier, qui veut que le grotesque ait sa place dans toute représentation théâtrale, à côté de la déposition de M. Hugo, nous avons celle d’un acteur qui nous donne, sur l’art du comédien érigé en instrument d’agitation politique, d’assez piquantes révélations.

On le sait la prétention de M. Dumas est de personnifier le théâtre moderne pour le glorifier davantage, et de diviniser l’art afin de se diviniser lui-même. L’auteur du Comte Hermann est un Bias dramatique, portant tout avec lui, drame, préface, acteurs, décorations, salle et mise en scène. On conçoit dès-lors qu’il soit peu soucieux des lois restrictives, de la distinction des genres, de la nécessité des études spéciales et du sage tempérament de la liberté par l’autorité. Ce ne sont là pour lui que de stériles obstacles, des entraves gênantes pour l’essor de sa pensée, pour le développement des drames innombrables toujours prêts à sortir tout armés de son cerveau, comme sortit, du cerveau de Jupiter la déesse de la Sagesse, avec laquelle ils n’ont d’ailleurs aucun autre trait de ressemblance. L’opinion de M. Hugo a des allures plus sérieuses : est-elle plus sérieuse en effet ? Nous ne le croyons pas. M. Hugo ne sait pas s’arrêter dans les limites du sujet, il passe du théâtre à la société tout entière, à l’histoire des temps anciens et modernes. — « Vous touchez, s’écrie-t-il, dans la matière spéciale qui vous occupe, à la grande, à l’éternelle question qui reparaît sans cesse, et sous toutes les formes, dans la vie de l’humanité. Les deux grands principes qui la dominent dans leur lutte perpétuelle, la liberté, l’autorité, sont en présence dans cette question-ci comme dans toutes les autres ; entre ces deux principes, il vous faudra choisir. »

Loin de nous l’idée de médire de la liberté et de vouloir la sacrifier partout et toujours à l’autorité, sa rivale ! Cette partialité aurait en ce moment trop d’à-propos pour qu’il n’y ait pas quelque sagesse à s’en méfier, et on y verrait peut-être un reste de rancune électorale. Toutefois nous pourrions répondre à M. Hugo que cet antagonisme entre la liberté et l’autorité est en effet un des douloureux problèmes contre lesquels se débat l’humanité, que cette lutte entraîne avec elle des malheurs immenses, des déchiremens inouis, et que probablement cette lutte serait moins sanglante, ces malheurs moins grands, ces déchiremens moins redoutables, si les hommes de talent ou de génie, pastores hominem, ne sacrifiaient trop souvent leur rôle de conciliateurs entre les deux principes à une vaine ambition de popularité. Voilà ce que nous pourrions répondre à M. Hugo ; tout nous porte à croire qu’il ne serait pas de note avis, et sa conduite sur un théâtre plus vaste que ceux dont il s’agit ici ne laisse là-dessus aucun doute.

Nous croyons pourtant que ce n’est pas dans cet antagonisme de la liberté et de l’autorité qu’il faut chercher l’opinion réelle, la pensée favorite de M. Hugo en matière théâtrale. Il a dit de fort belles choses sur le siècle de Louis XIV, sur le principe d’autorité, qui a arrêté l’essor de Corneille et froissé son robuste génie, sur Molière, qui n’a dû ses immunités de comédien et de poète qu’à son titre de tapissier du roi, et qui n’a été libre que parce qu’il a été valet : antithèse brillante qui rentre parfaitement dans les procédés habituels de M. Hugo, mais que d’autres ont eu le mérite d’indiquer avec lui ; et cependant nous parierions volontiers que cette étude littéraire du grand siècle vu à vol d’oiseau ou de poète, que l’appréciation un peu hautaine du XVIIIe siècle, proclamé par M. Hugo une époque de complète dégradation dramatique, en dépit de Marivaux, de Voltaire et de Beaumarchais, que même ces malheureuses tragédies de Voltaire, que nous ne prétendons pas défendre, et que l’auteur d’Angelo range parmi les œuvres les plus informes de l’esprit humain, n’ont été pour lui que des moyens adroits d’arriver à l’époque impériale. On sait en effet que c’est là l’idée dominante de M. Hugo : une sorte d’assimilation involontaire entre son génie et celui de l’empereur ; le regret de n’être pas venu de son temps pour gagner des batailles en poésie pendant que Napoléon écrivait des poèmes sur les champs de bataille, pour créer une littérature impériale pendant que Bonaparte créait un code, une société, une dynastie et un monde. D’après M. Hugo, c’est là la seule chose qui ait manqué au héros des temps modernes, la seule lacune qu’on aperçoive dans la gloire de son règne. Cette lacune, l’empereur l’a sentie lui-même, car son goût littéraire, nous dit encore M. Hugo, était supérieur. Il aurait donné des millions, des provinces, des royaumes pour un seul de ces chefs-d’œuvre dramatiques qui devaient éclore, vingt-cinq ans plus tard, de Hernani aux Burgraves. Par malheur, M. Hugo venait à peine de naître, et Napoléon fut réduit à se contenter de Raynouard, de Baour, de Luce de Lancival, des Templiers, d’Omasis et d’Hector : ce fut là la plaie secrète de son empire, le regret qu’il emporta à Sainte-Hélène, où il en éprouva probablement quelques autres plus sérieux que celui-là Ah ! si Marie Tudor et le Roi s’amuse avaient été joués en 1810, Napoléon n’aurait rien regretté à Sainte-Hélène, et peut-être n’y serait-il jamais allé. M Hugo ne nous l’affirme pas, mais il nous le laisse entendre. Seulement, pour rester dans le domaine de la vraisemblance et ne pas ajouter trop notoirement le don de seconde vue aux autres qualités du génie impérial, il évite de se nommer et ne nomme que Corneille ; mais c’est évidemment un pseudonyme. L’empereur a parlé de Corneille parce qu’il l’avait lu ; il n’a rien dit de M. Hugo parce qu’il n’avait fait que le pressentir.

Telle est la pensée intime, secrètement caressée dans les rêves du poète, et qu’il a déguisée tant bien que mal en précis historique de la lutte entre l’autorité et la liberté. On le voit, cette façon de cacher sous un système général une prétention personnelle n’a rien de bien concluant en ce qui touche à la régénération théâtrale. Aussi, nous le confessons humblement les documens publiés sur la question des théâtres nous paraissent faciliter médiocrement la solution du problème. Ils placent sous un nouveau jour quelques excentricités contemporaines, mais ils apprennent fort peu de chose sur le principal sujet de ces investigations. Ce qui est positif, ce qui résiste même aux belles digressions de MM. Hugo, Dumas et autres, c’est que la multiplication illimitée des théâtres, leur indépendance absolue, la confusion des genres, l’éparpillement des talens, achèveraient de tout perdre. Il n’y a déjà que trop de théâtres ; c’est cette production excessive, multiple, hâtives stérile dans sa fécondité apparente, disproportionnée avec les besoins de la consommation véritable, qui paralyse les efforts de l’art sérieux, accélère la décadence littéraire et dramatique, et ruine du même coup les directeurs, les auteurs et les libraires.

Veut-on savoir à quoi s’en tenir sur la liberté illimitée de production ? qu’on la juge par les résultats qu’a amenés l’excès de la production littéraire pendant ces dernières années. Cet indice est d’autant plus instructif, qu’il se rattache à un mouvement général d’abaissement intellectuel que nous avons déjà signalé. Après 1830, il y eut quelque ralentissement dans le groupe poétique et novateur qui avait jeté tant d’éclat sur les dernières années de la restauration ; mais le roman eut alors une phase d’épanouissement magnifique, de floraison soudaine et prospère, où se révélaient mille dons heureux d’imagination et de style, et où, malgré les premiers symptômes d’une fécondité inquiétante, l’excès et l’abus ne se trahissaient pas encore. Puis vint la seconde phase du roman, cette famille de conteurs qui s’adressa à une curiosité frivole ou maladive plutôt qu’au bon sens et au bon goût. Ces conteurs sont aujourd’hui plus célèbres et plus populaires qu’ils ne l’étaient alors ; il semblerait que la circulation de leurs ouvrages devrait être plus générale, que le nombre de leurs lecteurs devrait s’être, accru, et pourtant les indications statistiques donnent un résultat tout contraire.

Qu’on nous permette de citer ici quelques chiffres : les écrivains, dont les livres se tiraient à deux mille exemplaires, M. Dumas, par exemple, et Mme Sand, ne sont plus, tirés qu’à mille ou même à sept cents. M. Eugène Sue est tombé de quinze cents à sept cents, excepté lorsqu’il s’adresse aux passions coupables que flattent et surexcitent ses romans socialistes. En général, les auteurs qui se sont le moins prodigués sont aussi ceux pour qui le tirage est resté à peu près le même. Une pensée politique, bonne ou mauvaise, change immédiatement cette proportion ; en ce moment, les Mystères du Peuple se tirent, dit-on, à dix mille exemplaires, et récemment Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des républiques s’est tiré à treize mille in-18 et à cinq mille in-8o illustré, ce qui laisse encore un léger avantage au bon livre sur le mauvais. Ce qu’on peut dire, c’est que les ouvrages de pure imagination, ceux dont l’intérêt romanesque n’est relevé par aucun mérite d’actualité, ont perdu, de 1842 à 1850, environ moitié du débit qu’ils trouvaient de 1830 à 1842. Plusieurs même des célébrités du roman moderne ne trouvent plus d’éditeur. L’imagination contemporaine expie, par un commencement d’abandon et de déchéance, ses entraînemens déplorables où l’a poussée, dans un temps meilleur, une prospérité factice. Elle avait fait descendre les lois immortelles de l’art aux conditions matérielles du métier ; elle s’était fait gloire d’improviser, sans lassitude et sans fin, ces gigantesques épopées, où des aventures, toujours nouvelles et toujours les mêmes, s’enchevêtraient en cent façons, tour à tour suspendues, reprises, déroulées à travers d’interminables chapitres, pâture à peine suffisante pour la curiosité mondaine. Le jour est venu où cette curiosité s’est lassée, par l’excès même de ce qu’on entreprenait pour elle, où elle a refusé de s’intéresser à ces tours de force de l’impromptu en vingt volumes, et où il a fallu, pour l’éveiller et la tenir en haleine, mêler aux fictions des enseignemens révolutionnaires propres à passionner les lecteurs turbulens, ou des protestations satiriques qui satisfîssent de justes rancunes. Oui, les livres, comme les théâtres, rencontrent d’infaillibles chances de souffrance et de ruine dans cette production exagérée, dans cette diffusion funeste lui est un des caractères et un des fléaux de notre époque. L’émancipation intellectuelle et littéraire, lors qu’elle arrive à cette conséquence extrême, est plus fâcheuse que l’oppression, car celle-ci n’arrête que pour un temps l’essor de la pensée ; parfois même elle la retrempe et la fortifie par les entraves qu’elle lui impose, et l’idée qui lutte contre ces obstacles y trouve une salutaire épreuve d’où elle sort plus nette et plus, vive, à peu près comme l’image poétique, gênée par les difficultés de la rime ou de l’hémistiche, s’y précise et s’y illumine. L’émancipation, au contraire, la dispersion qu’elle amène, les excès qu’elle autorise, étouffent ce qui mériterait l’attention sous un amas de médiocrités qui la repoussent, compromettent le talent par le voisinage des vulgarités, et présentent à la curiosité du lecteur un tel pêle-mêle, que, ne pouvant plus s’y reconnaître, il prend le parti de ne plus rien lire.

C’est dans ces conditions défavorables que paraissent aujourd’hui les romans ; remarquons en outre que là aussi le niveau s’est abaissé, qu’en se reportant en souvenir vers les livres qui défrayaient, il y a quinze ans, les cabinets de lecture, on peut constater parmi ceux d’aujourd’hui une infériorité relative. Ce sont en général ou des histoires embrouillées et bizarres, en qui se reconnaît encore, altérée et grossie par une imitation lointaine, la poétique des Mystères de Paris et de Monte-Cristo ; ou des esquisses d’un monde bâtard, sans poésie et sans grace, encore et toujours la Bohême, avec ses mœurs suspectes, ses personnages équivoques, avec ses scènes de carnaval, d’orgie, de plaisir, de fantaisie et de misère, qui attirent peu la bonne compagnie et donnent une assez pauvre idée de la mauvaise. Décidément M. de Balzac, M. Dumas, M. Sue, valaient mieux que leurs successeurs, ou plutôt ils n’ont pas encore de successeurs, et il serait plus juste de dire qu’ils se succèdent et se survivent à eux-mêmes. C’est à peine si, dans cette foule d’œuvres incolores ou enluminées, l’on découvre de temps à autre un livre et un nom qui se recommande à une attentive sympathie, et encore on peut être sûr que ce nom et cette œuvre se rattachent au premier groupe des romanciers et des conteur. Il faut ranger dans ce nombre les derniers récits de Mme Reybaud : Clémentine, Félise, Hélène ; nous avons en grande estime le talent de Mme Reybaud, qui ne s’est jamais livré aux prodigalités énervantes où se sont gaspillées, de nos jours, tant de brillantes facultés. Peut-être ce talent manque-t-il un peu d’élévation et d’idéal ; mais il y a, dans les romans de Mme Reybaud, des qualités solides, sérieuses, attachantes, un sentiment très sincère de la nature, une habileté très réelle pour faire croître l’émotion à mesure que le récit avance, pour ménager jusqu’au bout la vérité des caractères, et fondre dans un harmonieux ensemble les personnages et les incidens avec le paysage où elle les place et l’époque où elle les fait vivre. Ces qualités, on les retrouve, bien qu’à des degrés différens ; dans Hélène, dans Félise, dans Clémentine surtout, qui nous paraît un des romans les plus remarquables de Mme Reybaud, et dont on a pu apprécier ici même l’intérêt saisissant et pathétique. Dans ces trois romans, l’action, d’abord un peu traînante, un peu embarrassée, se dégage bientôt des lenteurs du début ; il vient un moment où la curiosité s’éveille, où l’émotion commence à poindre, entremêlée d’un sentiment vague qui en augmente le charme ; dès ce moment, le lecteur est conquis, et le romancier sait le fixer ou l’attendrir jusqu’à la dernière page. Dans Hélène pourtant, quelques parties gardent l’empreinte d’une précipitation que nous n’avions pas encore aperçue dans les précédens ouvrages de l’auteur, le caractère de l’héroïne, intéressant d’abord et bien posé, perd, dans les derniers chapitres, un peu de sa précision et de sa grace. L’action marche par soubresauts, tantôt trop lente, tantôt trop rapide ; il y a des défauts inhérens à certains modes de publication, et dont les meilleurs esprits ne sauraient se garantir.

Peut-on parler du roman, de l’époque où il prospérait, des auteurs qui lui maintiennent encore un peu de son éclat et de son prestige, sans donner un souvenir et un regret à la mémoire d’un spirituel écrivain qui s’est éteint, il y a quelques jours, et dont la mort a été silencieuse, discrète, comme l’avait été sa vie ? M. Charles de Bernard n’était pas de ceux qui s’étudient à faire de leur personne une réclame à leurs ouvrages, on eût dit qu’il désirait qu’on parlât de ses ouvrages sans parler de lui. Il ne voulait réussir que par ses livres, et ses livres réussissaient à juste titre par des qualités aimables, une grande finesse d’aperçus, une observation délicate, rarement profonde ; mais toujours juste, un enjouement de bon goût, qui parfois laissait entrevoir, par de soudaines échappées, un fonds de désabusement et de tristesse. La Femme de quarante ans, le Paratonnerre ; le Pied d’argile, sont d’attrayans récits encore présens à la mémoire de bien des lecteurs, qui y reconnaissaient avec charme l’expérience mondaine au courant des faiblesses du cœur et des misères de la vie, les recueillant sans fiel et sans amertume ; et les encadrant dans d’agréables fictions, où l’intérêt et la grace ne font jamais défaut. Ce qui a manqué au talent de M. Charles de Bernard, c’est cet achèvement suprême, cette distinction de forme et de style sans laquelle il n’est pas d’œuvre durable. L’homme du monde, chez lui, dominait l’artiste. On peut croire aussi qu’il a cédé à ce sentiment de découragement et de lassitude dont sont atteints, dans les temps mauvais, les esprits justes et fins, qui n’ont pas en eux-mêmes une foi assez robuste pour s’isoler dans leur orgueil. M. de Bernard, nous le pensons, s’est volontairement amoindri, parce qu’il était trop spirituel et trop raisonnable pour se grandir démesurément : triste époque ; où ceux qui ne s’admirent pas se découragent !

Quelques semaines auparavant était mort un autre écrivain, fort spirituel aussi, et qui avait eu son temps de célébrité et d’influence littéraire, M. de Féletz. Celui-là laisse un fauteuil vide à l’Académie française,et déjà, en vue d’une élection prochaine, l’opinion désigne quelques noms parmi lesquels aura à choisir la docte assemblée. Ce qui a soutenu, dans ces derniers temps, à travers nos agitations et nos secousses, la dignité de l’Académie, c’est le tact parfait ; l’exquise mesure avec laquelle elle s’est placée en dehors des entraînemens, des préoccupations étrangères à sa pacifique mission. Saluer, en deux hommes d’élite, l’alliance des distinctions de la littérature et du monde, au moment même où ces distinctions semblaient près de se briser et de disparaître au contact des passions révolutionnaires, c’était faire acte de goût ; c’était se montrer digne, de contribuer pour sa part à cet ensemble de résistance, de réaction contre les, idées destructives, œuvre réparatrice et salutaire où les supériorités littéraires peuvent avoir leur place comme les supériorités politiques. Il nous semble qu’il. y aurait aujourd’hui quelque exagération à trop persister dans cette voie, et que les gens d’esprit doivent éviter l’exagération pour garder le droit de la reprocher à leurs adversaires. Il est bon que l’Académie conserve le caractère qui fait sa force et sa gloire, qu’elle reste avant tout le sanctuaire des lettres, et qu’elle ne consente jamais à se faire l’exécutrice testamentaire d’un corps politique.

Il y a quelque chose de douloureux et de consolant à la fois à observer les efforts de la société pour se distraire de ces sombres inquiétudes que vient raviver de temps à autre quelque nouvel épisode de nos malheurs et de nos folies. Cette lutte des instincts et des goûts de la civilisation contre les maux qui la menacent prouve une force intellectuelle qui, bien employée, peut prévaloir contre la barbarie envahissante ; mais en même temps elle attriste par le contraste de ces recréations élégances avec ces sujets permanens de trouble et d’angoisse. Cette pensée nous dominait l’autre soir à la Comédie-Française, où un public spirituel et choisi était convié à une de ces tentatives qui ont au moins le mérite de révéler des tendances sincèrement littéraires. On jouait le Carrosse, pièce extraite du Théâtre de Clara Gazul, et qui avait paru d’abord sous le titre du Carrosse du Saint-Sacrement. Remarquons, en passant, que lorsque le Théâtre-Français veut faire un pas sur cette route qui l’éloigne du genre faux et mesquin de la comédie moderne, il est obligé d’avoir recours a des œuvres écrites, il y a quinze ou vingt ans, par des hommes qui marquèrent alors leur place et qui ont su la garder. Ceci soit dit pour mémoire, et sans aucune intention maligne de décourager la génération nouvelle !

Quoi qu’il en soit, cette pièce du Carrosse, qu’on pourrait intituler aussi la Périchole, du nom de sa fantasque héroïne, est un canevas espagnol, brodé par une des mains les plus sûres et un des esprits les plus nets de ce temps-ci. Dès les premières scènes, on a pu reconnaître une vivacité de dialogue, une justesse de ton et d’allure qui n’a rien de commun avec les concetti et les à peu près des pâles successeurs de Marivaux. La scène principale, celle où la capricieuse et sémillante comédienne s’amuse à courroucer et à apaiser tour à tour l’amoureux vice-roi, de qui elle finit par obtenir plus encore qu’elle ne venait lui demander, est vraiment éblouissante, de verve, de saillie et d’entrain. C’est la vérité même prise sur le fait et transportée sur le théâtre par un homme qui ne donne rien au hasard, et dont l’art profond consiste à se cacher sans cesse derrière la réalité. Le dénouement du Carrosse est trop espagnol pour pouvoir nous plaire ; en Espagne, le mélange des joies profanes et des idées religieuses n’a rien qui froisse ou qui étonne. C’est le génie même de la nation qui respire tout entier dans ces brusques transitions du boudoir à l’église, des vives allures du plaisir aux austères rigueurs de la pénitence. En France, pays essentiellement logique et raisonneur, on ne peut admettre qu’une comédienne qui a commencé sa journée en dupant un vice-roi la termine en se prosternant au pied des autels, et en offrant au saint-sacrement un carrosse qu’elle a extorqué de la crédulité d’un vieux libertin. Ajoutons que la vue des vêtemens ecclésiastiques et des insignes du culte produit toujours sur notre théâtre, même lorsqu’on les entoure de respect, un fàcheux effet, dont nous ne saurions ni nous étonner, ni nous plaindre. Dans un pays sceptique, cette exhibition ressemble presque à un sacrilège ; dans un pays de foi, elle est encore un hommage.

Malgré un léger mécontentement causé par l’entrée en scène de l’évêque de Lima, le Carrosse a fait plaisir, et s’est joué au milieu d’éclats de rire que justifie la franchise de cette veine comique. Les spectateurs sentaient que, dans cette légère esquisse, ils avaient affaire à un maître, et, sans donner à sa pièce plus d’importance qu’il n’y en attache lui-même, chacun convenait que, par sa manière large et sobre, vive et saisissante, l’auteur du Théâtre de Clara Gazul était appelé, s’il l’avait voulu, à de grands succès dramatiques. Hélas ! dans un temps comme celui-ci, l’expression même d’une sympathie méritée, d’une admiration bien sentie, prend involontairement la forme d’un regret. C’est encore un regret que l’en apporte, malgré soi, en allant entendre l’éminente cantatrice qui est revente, après vingt ans, nous rendre un des plus élégans et des plus mélodieux souvenirs de nos jeunes années ; seulement, pour ceux qui applaudissent aujourd’hui Mme Sontag, après l’avoir applaudie avant 1830, ce regret-là ne s’adresse pas au talent de la virtuose, qui a conservé toute sa perfection et toute sa grace : il s’adresse à ce temps évanoui, à ce monde lointain où elle nous apparut d’abord, et auquel ce talent a survécu. Mme Sontag est toujours la même : c’est toujours cette méthode exquise, cette distinction souveraine, cette finesse d’ornementation et de broderie, courant à travers la mélodie originale, mais, nous qui allons l’écouter et qui prêtons une oreille charmée à cette voix délicieuse comme à un écho des jours envolés, que nous reste-t-il de ce qui faisait alors la vie intellectuelle d’une génération toute frémissante d’ardeur et d’enthousiasme ? Qu’avons-nous fait de ces rêveries qui devaient régénérer le monde et qui n’ont su que l’égarer ? de cet art nouveau qui s’ouvrait des perspectives inconnues ? de ces chaleureuses croyances qui promettaient à la littérature, comme à la politique, de magnifiques destinées ? Le temps a fait un pas : royautés, grandeurs, poésie, travaux commencés, illusions généreuses, nobles aspirations du talent, délicates jouissances des civilisations heureuses, première explosion des célébrités naissantes, tout s’est amoindri ou effacé, et ce qu’il y a de plus fragile au monde, la voix d’une femme a duré plus long-temps que nos espérances et que nos rêves !


ARMAND DE PONTMARTIN.