Revue littéraire - 14 novembre 1845

La bibliothèque libre.
Revue littéraire - 14 novembre 1845

REVUE LITTERAIRE.




Les générations jeunes, celles qui ont vingt-cinq ans plus ou moins et qui n’en ont pas encore trente, commencent à sentir très vivement le désir d’avoir des représentans à eux, des chefs de leur âge et, en quelque sorte, de leur choix ; elles les cherchent dans tous les genres, elles les appellent et les convient ; elles les proclament même parfois à tout hasard ; elles les inventeraient au besoin, plutôt que de s’en passer. C’est là un noble désir assurément, une ambition bien permise. Les générations toutes fraîches tiennent à ne pas se confondre dans ce qui les a précédées, à ne point paraître venir à la suite ; elles veulent à leur tour commencer quelque chose, marcher en tête de leurs propres nouveautés, avec musique et fanfares, et guidées par les princes de leur jeunesse. Rien de mieux encore une fois ; le champ est ouvert, il ne le fut jamais davantage. Les prédécesseurs, en effet, ont largement fait brèche et déblayé le terrain ; ils ont renversé tous les obstacles, toutes les barrières, et sont loin d’ailleurs d’avoir satisfait (tant s’en faut !) toutes les espérances. Qu’on aille donc, et qu’on fasse plus et mieux qu’eux. Seulement, quel que soit l’essor de jeunesse, il importe de se rendre compte des difficultés aussi, de se bien dire qu’on n’atteint pas le but du premier coup ; qu’un champ ouvert, et où l’on entre sans assaut, n’est pas plus facile à parcourir peut-être ; que l’obstacle véritable et la limite sont principalement en nous, et que c’est avec son propre talent qu’on a surtout affaire, pour l’exercer, pour l’aguerrir, pour en tirer, sans le forcer, tout ce qu’il contient.

Le Théâtre-Français a représenté une pièce nouvelle de M. Émile Augier, déjà connu par le succès qu’avait obtenu son gracieux essai de l’année dernière, la Ciguë, une espèce de petit proverbe athénien. Cette fois, le jeune auteur a voulu tenter la comédie proprement dite et tracer un caractère. Son Homme de bien, en trois actes, dont bien des scènes sont agréablement versifiées, n’a rempli qu’imparfaitement l’attente du public et, nous le croyons aussi, l’espoir de l’auteur lui-même. Celui-ci a, de nouveau, fait preuve d’esprit dans le détail, d’un tour heureux dans la versification, de ressources fréquentes dans le dialogue ; mais les caractères d’une part, et de l’autre la contexture même de la pièce, font défaut. Ce qu’on attendait de M. Émile Augier à sa seconde pièce est ajourné à une troisième ; rien n’est gagné, rien non plus n’est perdu.

On se demande d’abord ce que l’auteur a voulu en retraçant son principal caractère, et l’on ne sait trop que répondre. Qu’est-ce en effet que son homme de bien, son M. Féline ? Est-ce un homme à la fois cauteleux et sincère, qui se fait illusion à lui-même jusqu’à un certain point, et qui trouve moyen de satisfaire ses passions, ses cupidités et ses avarices, à la sourdine, et sans se dire tout bas ses propres vérités ? ou bien n’est-ce qu’un hypocrite, un tartufe au petit pied, qui ne veut rien après tout que soigner sa réputation et faire illusion aux autres ? On est tenté de croire que c’est le premier caractère que M. Féline nous représente, et c’est le seul qui aurait quelque originalité ; mais un tel caractère est-il bien naturel, bien réel en l’approfondissant, et soutient-il l’examen ? Est-il surtout bien propre au théâtre, et prête-t-il à la comédie ? Y a-t-il bien de l’à-propos enfin à venir nous peindre un tel homme en ce moment ? On a beau s’autoriser de ces anciens exemples si célèbres dans l’histoire de la comédie de caractère, le Méchant, le Métromane, le Glorieux ; il y a toujours eu quelque à-propos de circonstance et de société, plus ou moins fugitif, dans ces grands succès d’autrefois qui nous paraissent de loin avoir porté sur des caractères un peu abstraits. Gresset, Piron et Destouches ne se sont point proposé des sujets de pure invention et comme en l’air ; ils ont eu en vue, même dans ces portraits généraux, quelque travers, quelque ridicule, qui passait alors non loin d’eux à portée du rire. En peut-il être ainsi aujourd’hui de M. Féline ? Est-ce là, de près ou de loin, un ridicule, un vice du jour ? S’inquiète-t-on bien d’être en règle avec sa conscience, de se croire en sûreté de ce côté-là ? Se soucie-t-on seulement d’être tant soit peu en règle à l’égard des autres, et se donne-t-on quelque peine pour les abuser ? Il me semble qu’on n’en est guère là, et l’on aurait chance bien plutôt de peindre avec vérité un homme résolu à tout, déterminé à faire fortune, à se conquérir un nom, un état, une influence, une considération presque, ou du moins tout ce qui en tient lieu socialement et la représente, et cela en envoyant promener sa conscience et même le respect humain, mais en osant, en voulant fortement, en s’imposant. Un pareil caractère serait peut-être moins comique qu’odieux ; il serait vrai du moins quant aux mœurs du jour, tandis que ce M. Féline vient on ne sait d’où et ne va à rien. Il est, dans tous les cas, d’un ordre inférieur, il est bas ; il n’intéresse ni ne fait rire à aucun moment ; c’est un piètre casuiste qui ne saurait se duper lui-même, à moins d’être par trop sot. On l’a entendu à peine qu’on se prend à désirer (Dieu me pardonne !) que la menace de sa femme à son égard s’accomplisse et qu’il soit trompé par elle comme il le mérite ; et il le sera, j’en réponds, le jour où elle trouvera quelqu’un d’un peu plus consistant qu’Octave. Celui-ci est un triste caractère aussi ; il a beau se dire :

Déployons un aplomb au-dessus de mon âge ;


il a vingt-cinq ans, si je ne me trompe, et, à moins d’être bien peu avancé, on l’a été de tout temps à cet âge beaucoup plus qu’il ne le paraît. Féline a grand’raison de le traiter comme un écolier, en des vers qui sont d’ailleurs des mieux tournés, et mieux même qu’à lui n’appartient :

Voilà de mes roués en sortant du collége !
Les jeunes gens du jour ont ce travers commun
D’affubler leur candeur d’un vêtement d’emprunt,
De faire les lurons à qui rien n’en impose,
Et dont l’œil voit d’abord le fond de toute chose ;
De ne pas sembler neufs sottement occupés,
Ils mettent de l’orgueil à se croire trompés,
Perdant ainsi, pour feindre un peu d’expérience,
La douceur d’être jeune et d’avoir confiance !


C’est là du bon style ; mais il est fâcheux encore que toutes les saines pensées et les maximes justes de la pièce se trouvent rejetées dans la bouche de ce triste Féline, et qu’elles s’y trouvent (notez-le), non pas comme des ressorts de son rôle, mais à titre même de choses justes ; il devient ainsi par momens une manière d’Ariste véritable ; c’est Tartufe et Cléante mis en un, s’il est permis d’amener ici ces grands noms. — N’oublions pourtant pas d’ajouter que l’oncle Bridaine, si bien joué par Provost, et qui rentre dans les anciennes données comiques, est excellent : il prête aux meilleures scènes de l’ouvrage, et le second acte lui a dei son espèce de succès. La petite Juliette aussi a son accent à elle, vraiment ingénu.

A défaut d’une comédie de caractère, il aurait pu y avoir un agencement de pièce mieux entendu, une intrigue mieux ourdie ; le second acte semblait promettre à cet égard, le troisième n’a pas tenu : tout ce monde convoqué dans l’appartement d’Octave n’y produit rien de bien vif, de bien inquiétant ni de bien amusant. Rose s’en va mal raccommodée avec son vilain mari, et Juliette reste assez mal mariée avec son douteux amant. Le jeune et spirituel auteur a (c’est tout simple) beaucoup à apprendre de la pratique du métier et du jeu de la scène ; MM. Scribe et Alexandre Dumas, en ce genre d’habileté, sont des maîtres qu’il lui sera très profitable d’étudier. Mais ce que nous voudrions surtout suggérer à un talent aussi net et aussi naturel d’expression, aussi tourné par vocation, ce semble, aux choses de théâtre, ce serait d’agrandir, avant tout, le champ de son observation, non pas de vieillir (cela se fait tout seul et sans qu’on se le dise), mais de vivre, de se répandre hors du cercle de ses jeunes contemporains, de voir le monde étendu, confus, de tout rang, le monde actuel tel qu’il est, de le voir, non pas à titre de jeune auteur déjà en vue soi-même, mais d’une manière plus humble, plus sûre, plus favorable au coup d’œil, et comme quelqu’un de la foule : c’est le meilleur moyen d’en sortir ensuite avec son butin, et de dire un jour à quelque ridicule, à quelque vice pris sur le fait : Le voilà !

POÉSIES, par Lafon-Labatut[1]. — Bien que le don de poésie soit de sa nature une chose essentiellement imprévue, et que ce souffle, comme celui de Dieu, aille où il lui plaît, on ne peut s’empêcher d’être surpris chaque fois qu’on voit ce talent se déceler tout d’un coup, et sortir de terre avec fraîcheur dans de certaines circonstances qui semblaient faites plutôt pour l’étouffer ; s’il n’y a pas lieu toujours de crier au miracle, ce n’est jamais le cas non plus de faire les inattentifs et les dédaigneux. Voici donc encore un poète, un de ceux que l’adversité semblait devoir éteindre, et qu’elle a seulement excités. Nous emprunterons à la simple et touchante notice que M. Pellissier a mise en tête des Poésies de M. Lafon-Labatut quelques détails qui en expliquent l’origine et la publication. Il y a au moins vingt ans de cela, M. Raynouard, l’auteur des Templiers et le savant philologue, vivait encore et habitait, à Passy, un petit ermitage studieux et riant, la maison du sage. Il avait pour secrétaire, pour collaborateur dans ses recherches, M. Pellissier, homme instruit et modeste. Un soir d’hiver arrivèrent à pied, dans le village, un homme et un enfant épuisés de fatigue ; ils vinrent frapper à la porte de M. Raynouard, demandant l’hospitalité. C’étaient le jeune Lafon-Labatut, alors à peine âgé de cinq ans, et son père. Celui-ci avait eu, il paraît, une vie fort errante et orageuse : après avoir un instant brillé à Paris dans la jeunesse dorée du temps, il s’était engagé, avait fait la guerre et couru le monde, puis s’était. marié à Messine ; là, un jour, regrettant la patrie et songeant aux moyens d’y revenir, il lui tomba entre les mains un des volumes des Troubadours, dans la préface duquel M. Raynouard nommait avec éloge M. Pellissier. Lafon-Labatut y reconnut le nom d’un ancien ami, et il partit là-dessus de Messine pour Paris, emmenant sa femme et son jeune enfant. La pauvre femme était morte de la peste en route, à Gibraltar ; le père et l’enfant, après mille traverses, exténués de misère et de besoin, arrivaient donc seuls, ils furent reçus avec cordialité. « M. Raynouard, nous dit le biographe, touché de tant d’infortunes et des graces naïves du petit Sicilien, lui témoigna le plus vif intérêt, se plaisant à le faire babiller dans son idiome natal, auquel l’accent de sa voix enfantine prêtait encore plus de charme. »

Après un temps de repos, les voyageurs partirent pour le Bugue, petite ville du Périgord, où était né le père qui bientôt y mourut. L’enfant, recueilli par un curé de village, marqua de bonne heure des dispositions d’artiste ; il avait rencontré par hasard une traduction de l'Iliade, il se mit à en figurer avec de l’argile et à en charbonner sur les murailles les dieux, les déesses et les héros. La mort du bon curé le laissa sans ressources ; c’est alors qu’il revint à Paris, rappelé par l’ami de, son père. Livré à sa vocation naturelle, il apprit le dessin sous M. Sudre, et put entrer dans l’atelier de Gérard. Ses progrès rapides promettaient un artiste de talent, lorsqu’une ophthalmie cruelle vint l’arrêter au plus fort de son travail, au plus beau de son rêve. On tenta tous les remèdes, et en désespoir on l’envoya au Bugue pour essayer de l’influence d’un climat méridional. Il acheva d’y perdre la vue. C’est là qu’isolé, tout-à-fait aveugle, après avoir passé par les horreurs d’une tentation sinistre de mort, un matin de printemps, il s’avisa de demander à la poésie, au chant, quelque chose de ce qu’il avait demandé vainement au pinceau et à la lumière, un haut refuge du moins, une patrie idéale où se reposer. N’est-ce point, en effet, l’antique Aveugle qui a dit : « La Muse qui l’aima entre tous lui partagea le bien et le mal : elle le priva des yeux, mais lui donna une voix harmonieuse. » Cette compensation céleste s’est bien des fois vérifiée depuis. Le jeune homme fit donc des vers ; il les fit d’abord au hasard, un instinct naturel lui révélait la mélodie ; quelques études opiniâtres, bien incomplètes pourtant, telles qu’on peut se les figurer en ce lieu et en cette situation, lui permirent de s’enhardir un peu. Un ami, ce même ami de son père, à qui parvinrent les essais du pauvre aveugle, eut l’idée de les faire imprimer. L’extrait de lettre que cite M. Pellissier montre combien le poète est peu disposé à s’abuser sur des productions qui sont, avant tout, pour lui, des consolations secrètes, des épanchemens solitaires : nous ne craindrons point, après M. Pellissier, de donner ici cette lettre, cette humble et touchante préface, et qui a sa fierté aussi :


Bugue, le 27 juillet 1845.

« Vous avez reçu le long, mais indispensable errata de mon manuscrit. Que ne puis-je de même remédier aux défauts de composition, de goût et de clarté qui s’y rencontrent en foule ! La chose est bien autrement difficile. Je voudrais être près de vous pour faire les améliorations indiquées ; mais le pourrai-je de si loin ? Ne m’arrivera-t-il pas de remplacer le mauvais par le plus mauvais encore ? Je sens pourtant la nécessité de corriger, et beaucoup je viens de le tenter ; mais, épreuve faite, je nie vois presque dans l’impossibilité d’y réussir. Je ne connais pas une de mes pièces, où j’aie jamais fait le moindre changement notable, si ce n’est à l’inverse du précepte de Boileau, en ajoutant quelques strophes ou quelques vers par intervalle.

« Si j’avais moi-même publié mes poésies, j’en aurais retranché les morceaux les plus faibles, et j’aurais tâché de faire disparaître les fautes les plus grossières.

« C’est ainsi que je me serais offert aux yeux de l’observateur, non comme un écrivain, non comme un poète, mais comme un exemple des sensations et des idées d’un homme qui n’a reçu d’autres leçons que celles du malheur.

« Vous le savez, ce n’est pas un vain désir de célébrité qui m’a fait céder à vos instances, et consentir à livrer au public des vers que j’aurais voulu garder pour moi et pour quelques rares amis qui sont bien obligés de supporter quelque chose.

« Si, jusqu’à présent, je m’étais toujours refusé à me faire imprimer, c’est que je trouvais un autre moyen de vivre ; il me manque aujourd’hui, et il faut bien, malgré toutes mes répugnances et mes craintes, que je me décide à prendre ce dangereux parti.

« La douleur est ma muse, elle a tous mes secrets ;
« Aussi, je l’avouerai, n’est-ce pas sans regrets,
« Sans cette pudeur fière, aux malheureux connue,
« Que je livre aux regards mon ame toute nue.

« Mais il le faut, vous le voulez ; et, puisque c’est une dernière planche de salut, je vais encore m’y hasarder.

« JOSEPH LABATUT. »


Après de tels accens de vérité, on n’a plus qu’à citer quelques pièces à l’appui. Nous en pourrions trouver d’un ton plus élevé, mais inégales ; nous aimons mieux en choisir de toutes simples, de naturelles, et faites, ce nous semble, pour toucher. Elles sont beaucoup plus pures d’expression que l’auteur ne paraît le croire ; elles montrent combien, chez lui, le travail intérieur est possible, et qu’il n’a, pour se perfectionner, qu’à se faire lire de bons modèles (ils ne sont pas si nombreux), et à ne pas forcer sa voix, à la régler toujours sur le sentiment dont il est pénétré.

UNE DOULEUR.

J’aime la joyeuse alouette,
L’alouette volant en rond,
Quand le soleil en silhouette
Découpe l’ombre du grand mont.

J’aime de ce mont que j’affronte
A suivre le sentier rampant
Qui sur ses flancs ondule et monte
Comme un gigantesque serpent.

J’aime de loin, quand les faucilles
Renversent les blondes moissons,
Les voix en chœur des jeunes filles
Répondant aux voix des garçons.

J’aime la cascade éperdue,
Qui, dans son gouffre frémissant,
Du haut des rochers suspendue
Tombe et sanglote en se brisant.

J’aime la femme belle et pâle
Dont les yeux, pleins d’un doux secret,
Lèvent au ciel par intervalle
Un regard qui semble distrait.

J’aime aussi la fleur qui s’entr’ouvre
Comme une bouche qui sourit,
Et bientôt de langueur se couvre,
Pauvre vierge qui rend l’esprit.

J’aime la croix mousseuse et verte,
Du pèlerin doux reposoir,
Et l’ombre, et la source déserte
Où se baigne un oiseau le soir ;

La lune qui semble assoupie
Au fond d’un nuage courant,
Ou, curieuse, nous épie,
Derrière un voile transparent.

J’aime l’hirondelle inconstante
A mon toit suspendant son nid,
Comme l’Arabe fait sa tente
Sous un ciel chaud que Dieu bénit.

J’aime la gracieuse allure
Et le iront haut de l’étalon,
Sans bride que sa chevelure,
Sans autre fouet que l’aquilon ;

Et l’aquilon et la tempête,
Terrible voix dont les accords
Font croire à la grande trompette
De l’Archange éveillant les morts…

J’aime les noms d’époux et père,
L’enfant jouant sur les genoux,
Et l’amitié tendre et sincère,
Et l’amour plus tendre et plus doux.

J’aime tout, tout ce qui s’agite,
Chante ou se pare de couleur,
Et triste, au fond d’un sombre gîte,
Je vis seul avec ma douleur.


L’OISEAU INCONNU.


Dans l’air plus doux j’entends battre des ailes ;
Tous les amours ne sont pas envolés.
BERANGER.


Je ne sais pas ton nom, petit oiseau des champs
Qui, par longs intervalles,

Fais retentir au loin la gaîté de tes chants
En strophes matinales.

Je n’entendis jamais de près ta belle voix ;
Jamais, au premier âge,
Tu ne vins sur mon front te choisir dans les bois
Un balcon de feuillage.

Mais qu’importe le nom qu’on te donne ici-bas,
Voix que le ciel inspire !
Mon cœur te connaît bien ; et ne me rends-tu pas
Une larme, un sourire ?

Qu’importent les couleurs dont tu luis au soleil,
Dans les herbes nouvelles ?
Dieu t’a fait le présent qui n’a point de pareil,
Ta musique et tes ailes.

Ce n’est du rossignol ni le chant soutenu,
Ni la vive alouette ;
C’est un vague soupir, un talent méconnu
D’insouciant poète.

Ce n’est point la beauté superbe, à l’œil vainqueur ;
C’est la vierge qui passe,
Se tourne, vous regarde, et laisse au fond du cœur
Le parfum de sa trace.

Chaque printemps, tu viens, de tes jeunes amours,
Chanter, jeune interprète ;
Chaque printemps, plus vieux et plus triste toujours
Je t’écoute et m’arrête.

Tu répands en mon ame un confus souvenir
D’harmonie et d’enfance,
Comme la fleur d’automne abandonne au zéphyr
Un doux reste d’essence.

Et je rêve au passé ! petit oiseau des champs
Qui, par longs intervalles,
Fais retentir au loin la gaîté de tes chants
En strophes matinales.

Sous la motte de terre as-tu pour paravent
La mauve ou la pervenche ?
Ou ton frêle édifice aux caprices du vent
Flotte-t-il sur la branche ?

Fais-tu des tendres blés qui couvrent les sillons

Les festins de ta couche ?
Portes-tu dans ton bec, à tes chers oisillons.
La bourdonnante mouche ?

T’exiles-tu, nomade, en ces brûlans climats
Où se hâte l’aurore ?
Constant et résigné, braves-tu nos frimas,
Cher oiseau ? Je l’ignore.

Connaître ne rend pas plus heureux, je le sais ;
On sait tout quand on aime.
Pour un pauvre ignorant comme moi, c’est assez
Que tu sois un emblème.

Emblême du bonheur, hélas ! dont palpitait
Ma jeunesse ravie,
Qui chante quelques jours au printemps, puis se tait
Tout l’hiver de la vie.

Je ne veux pas savoir ton nom. J’aimerais mieux
Que ma voix solitaire
Fût, comme tes accens, l’amour d’un malheureux,
Et mon nom un mystère !


NOUVELLES RUSSES, par M. Nicolas Gogol, traduction française publiée par M. Louis Viardot[2]. — Voilà bien des années que les traductions des écrivains et poètes étrangers, autrefois si fréquentes et si en vogue, se sont ralenties. Le grand mouvement qui animait les littératures étrangères durant les trente premières années du siècle, et qui se fit si vivement sentir en France sous la restauration, s’est graduellement calmé, comme tant de choses, et il ne présente plus à l’intérêt qu’une surface immense que sillonnent en tous sens des voiles empressées, mais où ne se signale de loin aucune escadre imposante, aucun pavillon bien glorieux. Il se peut faire qu’un puissant travail général s’accomplisse, et que le niveau des idées, des connaissances et de la civilisation elle-même monte partout insensiblement ; mais, en fait d’art, les maîtres les plus en renom ont disparu ; s’il en survit quelques-uns, ils achèvent de vieillir, et ne sont point remplacés par des autorités équivalentes. Pour l’Angleterre, pour l’Allemagne, pour l’Italie, le fait est évident ; l’Espagne essaie d’une sorte de renaissance et voudrait faire parler d’elle. Quant à la Russie, nous n’avons jamais eu le loisir (et c’est notre tort) d’en être très informés, même lorsqu’elle possédait ses poètes Pouchkine et Lermontoff. Aujourd’hui il s’agit d’un romancier, d’un conteur, dont le nom, fort en estime dans son pays, n’avait guère encore percé en France. Avant la traduction que publie M. Viardot, il est douteux qu’aucun Français eût jamais lu quelqu’une des productions originales de M. Gogol ; j’étais dans ce cas comme tout le monde ; j’avais un avantage pourtant que je réclame, c’était d’avoir rencontré autrefois, sur un bateau à vapeur, dans une traversée de Rome à Marseille, l’auteur en personne, et là j’avais pu, d’après sa conversation forte, précise, et riche d’observations de mœurs prises sur le fait, saisir un avant-goût de ce que devaient contenir d’original et de réel ses œuvres elles-mêmes. M. Gogol, en effet, paraît se rattacher avant tout à la fidélité des mœurs, à la reproduction du vrai, du naturel, soit dans le temps présent, soit dans un passé historique ; le génie populaire le préoccupe, et, quelque part que son regard se porte, il se plaît à le découvrir et à l’étudier[3]. Je craindrais de trop généraliser les caractères d’un talent que je n’ai pu juger que par échantillons ; M. Viardot, dans le choix qu’il a fait, a dû songer surtout à la variété ; les cinq nouvelles qu’il nous offre ont chacune un caractère à part, et appartiennent à un genre différent ; ce qui peut être plus agréable pour le lecteur, mais ce qui ne laisse pas d’embarrasser le critique. J’ai entendu dire à des Russes spirituels qu’il y a dans M. Gogol quelque chose de M. Mérimée ; ces sortes de comparaisons sont toujours assez hasardeuses et ne peuvent se donner que pour de lointains à-peu-près ; ce qui est certain, c’est que M. Gogol s’inquiète moins d’idéaliser que d’observer, qu’il ne recule pas devant le côté rude et nu des choses, et qu’il ne fait nulle difficulté d’enfoncer le trait ; il se soucie avant tout de la nature, et il a dû beaucoup lire Shakspeare.

Des nouvelles aujourd’hui publiées, et que M. Viardot a rendues avec un relief, avec un cachet de style qui porte en lui la garantie de sa propre fidélité, la plus considérable et la plus intéressante est la première intitulée Tarass Boulba. C’est le nom d’un chef cosaque zaporogue, et, dans ce caractère sauvage, féroce, grandiose et par instans sublime, le romancier a voulu nous offrir un portrait de ce qu’étaient encore quelques-uns de ces chefs indépendans des bords du Dnieper durant la première moitié du XVIIe siècle, date approximative à laquelle se rapportent les circonstances du récit : « C’était, dit-il, un de ces caractères qui ne pouvaient se développer qu’au XVIe siècle, dans un coin sauvage de l’Europe, quand toute la Russie méridionale, abandonnée de ses princes, fut ravagée par les incursions irrésistibles des Mongols ; quand, après avoir perdu son toit et tout abri, l’homme se réfugia dans le courage du désespoir ; quand sur les ruines fumantes de sa demeure, en présence d’ennemis voisins et implacables, il osa se rebâtir une maison, connaissant le danger, mais s’habituant à le regarder en face ; quand enfin le génie pacifique des Slaves s’enflamma d’une ardeur guerrière, et donna naissance à cet élan désordonné de la nature russe qui fut la société cosaque (kasatchestvo). Alors tous les abords des rivières, tous les gués, tous les défilés dans les marais, se couvrirent de Cosaques que personne n’eût pu compter, et leurs hardis envoyés purent répondre au sultan qui désirait connaître leur nombre : « Qui le sait ? Chez nous, dans la steppe, à chaque bout de champ, un Cosaque. » Ce fut une explosion de la force russe que firent jaillir de la poitrine du peuple les coups répétés du malheur. » - Tarass Boulba est un des chefs de polk ou des colonels de cette société cosaque qui offrait une organisation militaire très simple, permanente, et dont M. Gogol nous fait toucher au doigt les ressorts. Placés entre les Tatars et les Turcs qu’ils abhorrent comme païens, et les Polonais presque aussi détestés d’eux à titre de catholiques, les Zaporogues, fidèles à la pure religion grecque, apparaissent comme une tribu et une république de chevaliers grossiers et indomptables, en croisade perpétuelle, campés dans leurs steppes, et prêts à se lever au moindre signal. Leur principal établissement, appelé la setch, ou quartier-général de la tribu, avait d’ordinaire pour siége une île du Dnieper. En été, pendant les travaux de la campagne, il restait peu de monde à la setch ; mais l’hiver y ramenait une garde nombreuse ; et c’est là qu’au premier danger, au premier cri d’appel, accouraient tous les chefs répandus dans les pays d’alentour ; c’est là, comme dans un champ de mai, que se décidaient tumultuairement les grandes entreprises, soit les courses de piraterie par mer sur les rivages de la Mer-Noire, soit les formidables invasions en Turquie et en Pologne. La nouvelle dont il s’agit débute d’une manière très originale. Nous sommes au moment où les deux fils de Tarass Boulba, qui sont allés faire leurs études au séminaire de Kiew, selon l’usage, reviennent au logis paternel pleins de force, de santé, comme de jeunes grands Cosaques qui promettent beaucoup, mais affublés encore de leurs longues robes d’étudians. La façon dont Tarass accueille ses fils, dont il les houspille et les raille, dont il force presque l’aîné à faire, pour premier bonjour, le coup de poing avec lui, nous transporte aussitôt dans ce monde de sauvagerie et de rudesse ; la mère silencieuse, émue et navrée, qui ose jouir à peine du retour de ses fils, est touchée avec un sentiment profond et délicat : on assiste à la misérable condition de la femme en ces mœurs et en ces âges barbares. Il s’agit bien vite pour le vieux Tarass, tout fier des jeunes recrues qui lui arrivent, d’initier les deux écoliers émancipés à la vie cosaque, aux travaux guerriers, et, au sortir d’un festin copieux comme on en verra tant, il est décidé que lui-même les conduira dès le lendemain vers la setch. Le voyage à travers les steppes, l’arrivée au quartier-général, les groupes divers qui s’y dessinent, les provocations belliqueuses de Tarass Boulba qu’ennuie l’inaction et qui veut donner carrière à ses fils, la déposition du kochevoï ou chef supérieur qui ne se prête pas à la guerre, et l’élection d’un nouveau kochevoï plus docile, toutes ces scènes sont retracées avec un talent ferme et franc ; le discours du kochevoï nouvellement élu, lorsqu’il prend brusquement en main l’autorité et qu’il donne ses ordres absolus pour l’entrée en campagne, me paraît, pour le piquant et la réalité, tel que M. Mérimée en pareil cas l’aurait pu faire. On entre donc en Pologne, brûlant, saccageant châteaux et abbayes : les deux fils de Tarass Boulba marchent partout en tête, et le cœur de leur père s’applaudit. Les caractères de ces deux jeunes gens diffèrent : l’aîné, Ostap (ou Eustache), Cosaque accompli, est calme, plein de sang-froid et de coup d’œil autant qu’intrépide dans le danger ; il annonce dès l’âge de vingt-deux ans les hautes qualités d’un chef futur. Le cadet, Andry, se montre plus brillant peut-être, mais plus inconsidéré aussi et plus faible jusque dans son héroïsme ; il a en lui du Polonais, et il n’est pas fait pour sa race. L’armée des Zaporogues, après avoir bien ravagé le pays, va mettre le siége devant la ville de Doubno. Peu habiles à l’attaque régulière des places, ils s’attachent à réduire celle-ci par la famine. Un épisode romanesque vient rompre le sanglant récit : Andry, étant encore au séminaire de Kiew, a eu occasion de voir une belle jeune fille, une Polonaise, la fille d’un vaïvode, il l’aime ; or, elle est dans la place avec son père ; elle a reconnu Andry du haut du parapet, elle le lui fait dire. Andry est tendre ; il ne peut résister à l’idée de cette céleste beauté qui se meurt en proie aux angoisses de la faim. Une nuit, il manque à son devoir de Cosaque, et s’introduit dans la place assiégée avec des vivres. Dès ce moment il est perdu pour sa religion, pour sa race, pour son père. Le moment où le vieux Tarass apprend d’un Juif qu’Andry est dans la place et qu’il figure dans les rangs des seigneurs polonais, sa stupéfaction à cette nouvelle, ses questions réitérées, toujours les mêmes, toujours empreintes d’une opiniâtre incrédulité, ce sont là des traits naturels, profonds, et tels qu’on est accoutumé à en admirer dans les scènes de Shakspeare. Ainsi dans Macbeth, quand on annonce à Macduff le massacre de sa femme et de ses enfans, et qu’il répond : « Tous mes jolis enfans ! — Avez-vous dit tous ? — O vautour d’Enfer ! tous ! — Quoi ? tous mes charmans petits et leur mère… » Le premier mouvement de Tarass rappelle celui-là. Toute la tendresse et l’espoir du vieux Cosaque se concentrent dès ce moment sur son noble fils Ostap. Le siége continue, mais avec des alternatives de succès et de revers. On apprend que les Tatars, profitant du départ des guerriers zaporogues, ont pillé la setch et emporté le trésor. L’armée des assiégeans se partage : une partie, sous la conduite du kochevoï, s’en retourne au pays de l’est pour tirer vengeance des Tatars ; une partie demeure devant la place, sous les ordres de Tarass Boulba lui-même, élu ataman pour la circonstance. Le vieux Tarass, resté avec une troupe affaiblie, se dispose à relever les courages. Ce moment qui suit la séparation est très bien peint, et les couleurs qu’y a employées l’écrivain devenu poète nous font entrer dans le génie de la race : « Tarass voyait bien que, dans les rangs mornes de ses Cosaques, la tristesse, peu convenable aux braves, commençait à incliner doucement toutes les têtes. Mais il se taisait ; il voulait leur donner le temps de s’accoutumer à la peine que leur causaient les adieux de leurs compagnons ; et cependant il se préparait en silence à les éveiller tout à coup par le hourra du Cosaque, pour rallumer avec une nouvelle puissance le courage dans leur aine C’est une qualité propre à la race slave, race grande et forte, qui est aux autres races ce que la mer profonde est aux humbles rivières. Quand l’orage éclate, elle devient tonnerre et rugissemens, elle soulève et fait tourbillonner les flots, comme ne le peuvent les faibles rivières ; mais, quand il fait doux et calme, plus sereine que les rivières au cours rapide, elle étend son incommensurable nappe de verre, éternelle volupté des yeux. »

Ici commence une série de combats qui nous paraissent extrêmement prolongés ; nous sommes, malgré tout, trop peu Cosaques pour nous intéresser jusqu’au bout à tant d’épisodes successifs de cette iliade zaporogue. On dirait que l’auteur a eu sous les yeux, dans cette partie de sa nouvelle, des chants populaires dont il a voulu faire usage ; le ton devient purement épique, et les comparaisons homériques abondent. Bref, la victoire demeure aux Polonais, et Tarass, grièvement blessé, ne reprend un peu de connaissance que durant la fuite en Ukraine, où l’emporte un de ses braves compagnons. Qu’est devenu Ostap ? C’est la première pensée de Tarass en revenant à lui. Son noble fils est resté prisonnier aux mains des vainqueurs. Dès ce moment, le père n’a plus qu’une idée, qu’un deuil fixe, opiniâtre, où luit un désir inextinguible : délivrer son Ostap, s’il se peut, ou sinon, le revoir du moins et puis le venger ; car aux mains de tels ennemis, s’il ne s’échappe, on sait trop quels tourmens l’attendent. La douleur du père, son indifférence aux bruyantes orgies de la setch qu’il entend à peine gronder autour de lui, ses courses solitaires à la chasse, où il oublie de décharger son arme et où il passe des heures assis près de la mer, sont décrites avec une énergique vérité. Enfin il prend un parti ; il va trouver, lui si altier, un vieux Juif auquel il a eu affaire plus d’une fois. Les Juifs en ces pays peuvent tout et viennent à bout de tout moyennant de l’or : Tarass en promet beaucoup, beaucoup, au Juif Yankel, et celui-ci se charge de le conduire déguisé à Varsovie même, où Ostap et ses compagnons d’infortune sont gardés en prison pour être bientôt exécutés. Le voyage, l’arrivée dans le quartier juif, les tentatives pour pénétrer dans la prison, sont semés d’incidens qui, involontairement, font sourire à travers les transes. Bref, malgré tous les efforts, toutes les audaces, toutes les ruses de ses auxiliaires juifs, Tarass Boulba n’a pu arriver jusqu’à Ostap, et ce n’est que le jour marqué pour l’exécution même qu’il le voit du sein de la foule où il a voulu se placer comme spectateur. Il a le costume d’un seigneur allemand ; le Juif Yankel, son guide, se tient à quelques places de distance devant lui. La scène est admirablement posée, et l’auteur a su y trouver des accens d’un pathétique sublime. D’abord la foule est là comme toutes les foules, fanatique, curieuse, avide, légère ; mais tout d’un coup un grand mouvement se fait, et de toutes parts retentissent les cris : Les voilà, les voilà ! Ce sont les Cosaques !

« Ils marchaient la tête découverte, leurs longues tresses pendantes ; tous avaient laissé pousser leur barbe. Ils s’avançaient sans crainte et sans tristesse, avec une certaine tranquillité fière. Leurs vêtemens, de drap précieux, s’étaient usés et flottaient autour d’eux en lambeaux ; ils ne regardaient ni ne saluaient le peuple. Le premier de tous marchait Ostap.

« Que sentit le vieux Tarass, lorsqu’il vit son Ostap ? Que se passa-t-il alors dans son cœur ?… Il le contemplait du milieu de la foule sans perdre un seul de ses mouvemens. Les Cosaques étaient déjà parvenus au lieu du supplice. Ostap s’arrêta. A lui le premier appartenait de vider cet amer calice. Il jeta un regard sur les siens, leva une de ses mains au ciel, et dit à haute voix :

« — Fasse Dieu que tous les hérétiques qui sont ici rassemblés n’entendent pas, les infidèles, de quelle manière est torturé un chrétien ! Qu’aucun de nous ne prononce une parole !

« Cela dit, il s’approcha de l’échafaud.

« — Bien, fils, bien ! dit Boulba doucement ; et il inclina vers la terre sa tête grise.

C’est ici que le bourreau commence son œuvre de torture ; l’auteur a le bon goût de nous en épargner les atroces détails successifs ; il ne peut cependant tout nous supprimer, et c’est graduellement qu’il nous amène au cri final qui arrache une larme ; toute cette page est à citer :

« Ostap, nous dit-il, supportait les tourmens et les tortures avec un courage de géant. L’on n’entendait pas un cri, pas une plainte, même lorsque les bourreaux commencèrent à lui briser les os des pieds et des mains, lorsque leur terrible broiement fut entendu au milieu de cette foule muette par les spectateurs les plus éloignés, lorsque les jeunes filles détournèrent les yeux avec effroi. Rien de pareil à un gémissement ne sortit de sa bouche ; son visage ne trahit pas la moindre émotion. Tarass se tenait dans la foule, la tête inclinée, et, levant de temps en temps les yeux avec fierté, il disait seulement d’un ton approbateur :

« — Bien, fils, bien !…

« Mais, quand on l’eut approché des dernières tortures et de la mort, sa force d’ame parut faiblir. Il tourna les regards autour de lui : Dieu ! rien que des visages inconnus, étrangers ! Si du moins quelqu’un de ses proches eût assisté à sa fin ! Il n’aurait pas voulu entendre les sanglots et la désolation d’une faible mère, ou les cris insensés d’une épouse, s’arrachant les cheveux et meurtrissant sa blanche poitrine ; mais il aurait voulu voir un homme ferme, qui le rafraîchit par une parole sensée et le consolât à sa dernière heure. Sa constance succomba, et il s’écria dans l’abattement de son ame :

« — Père ! où es-tu ? entends-tu tout cela ?

« — Oui, j’entends[4] !

« Ce mot retentit au milieu du silence universel, et tout un million d’ames frémirent à la fois. Une partie des gardes à cheval s’élancèrent pour examiner scrupuleusement les groupes du peuple. Yankel (le Juif) devint pâle comme un mort, et, lorsque les cavaliers se furent un peu éloignés de lui, il se retourna avec terreur pour regarder Boulba ; mais Boulba n’était plus à son côté. Il avait disparu sans laisser de trace. »

Le petit roman historique de Tarass Boulba se termine véritablement ici ; le chapitre suivant n’est qu’une conclusion horrible et sanguinaire. La trace de Boulba se retrouve bientôt en effet : il est retourné parmi les siens ; il les a soulevés sans peine au récit de ses douleurs, et cent mille Cosaques reparaissent en armes sur les frontières de l’Ukraine. La dévastation, le massacre, l’incendie, ne cessent plus, jusqu’à la mort du vieux Tarass qui s’obstine, à la tête de son polk, à ne point reconnaître le traité de paix offert par les Polonais, et accepté par le reste de sa tribu. Il continue, jusqu’à son dernier soupir, de brûler et de ravager : « Ce sont là, s’écriait-il, les messes funèbres d’Ostap ! »

On comprend mieux, après la lecture de cette nouvelle, les inimitiés profondes de religion et de nation qui séparent, depuis des siècles, certaines branches de la famille slave. Le vieux Tarass se croit un bon chrétien à sa manière ; il est fidèle à la religion grecque orthodoxe dont il considère les Polonais catholiques comme des apostats. Il y a là, derrière la Pologne catholique, un fanatisme héréditaire dont nous n’avons pas assez idée, et qui pourtant n’éclate que trop encore de nos jours par des scènes dignes du siècle de Tarass. Cette simple nouvelle de M. Gogol, en ne faisant que peindre un coin du passé, ouvre là-dessus des jours historiques qui expliquent jusqu’à un certain point le présent.

Les autres nouvelles du volume nous offrent moins d’intérêt que celle de Tarass Boulba ; elles montrent la variété du talent de M. Gogol, mais je regrette que, pour un premier recueil, on n’ait pas pu choisir une suite plus homogène et plus capable de fixer tout d’abord sur les caractères généraux de l’auteur : le critique se trouve un peu en peine devant cette diversité de sujets et d’applications. La petite histoire intitulée un Ménage d’autrefois, et qui peint la vie monotone et heureuse de deux époux dans la Petite-Russie, est pourtant d’un contraste heureux avec les scènes dures et sauvages de Boulba : rien de plus calme, de plus reposé, de plus uni ; on ne se figure pas d’ordinaire que la Russie renferme de telles idylles à la Philémon et Baucis, de ces existences qui semblent réaliser l’idéal du home anglais et où le feeling respire dans toute sa douceur continue : Charles Lamb aurait pu écrire ce charmant et minutieux récit ; mais vers la fin, lorsque le vieillard a perdu son inséparable compagne, lorsque le voyageur, qui l’a quitté cinq années auparavant, le revoit veuf, infirme, paralytique et presque tombé en enfance, lorsqu’à un certain moment du repas un mets favori de friandise rappelle au pauvre homme la défunte et le fait éclater en sanglots, l’auteur retrouve cette profondeur d’accent dont il a déjà fait preuve dans Boulba, et il y a là des pages que j’aimerais à citer encore, s’il ne fallait se borner dans une analyse, et laisser au lecteur quelque chose à désirer. — En somme, le nom de M. Gogol va devoir à cette publication de M. Viardot d’être connu en France comme celui d’un homme d’un vrai talent, observateur sagace et inexorable de la nature humaine.


S.-B.

  1. Furne, rue Saint-André-des-Arts, 55.
  2. Paulin, rue Richelieu, 60.
  3. C’est ainsi que M. Gogol me dit avoir trouvé à Rome un véritable poète, un poète populaire, appelé Belli, qui écrit des sonnets dans le langage transtéverin, mais des sonnets faisant suite et formant poème. Il m’en parla à fond et de manière à me convaincre du talent original et supérieur de ce Belli, qui est resté si parfaitement inconnu à tous les voyageurs.
  4. On peut remarquer, sans aucune idée de comparaison profane, que ce cri n’est ici qu’un écho humain de cet autre cri qui résume à jamais en lui toutes les agonies et toutes les passions, lorsque Jésus, expirant sur la croix, profère son Eli, Eli, lamina sabachtani, c’est-à-dire : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ?